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LETTRE
MENSUELLE
N°177
Don d’organes
juin
2015
DECRYPTAGE
GÉNÉTHIQUE VOUS INFORME
Teddy, un nouveau né donne ses reins : l’instrumentalisation d’une histoire courageuse mais troublante
«S
i vous voulez sauver ou améliorer la vie d’une autre être
humain, inscrivez-vous sur le registre des donneurs d’organes du NHS ». En Angleterre, le quotidien The Mirror
a lancé une campagne de sensibilisation au don d’organes, appuyée par des médecins, des hommes politiques tel Jeremy Hunt,
le Secrétaire d’état à la santé, des personnalités, avec l’objectif
affiché d’augmenter de façon significative les inscriptions sur le
registre des donneurs d’organes du NHS 1. Cette campagne a été
diffusée à travers un dossier publié le 22 avril dernier à l’occasion
du premier anniversaire de la mort de Teddy, le plus jeune donneur d’organes de Grande Bretagne, dont le journal relaye largement l’histoire.
La vie d’un
enfant, son
espérance de
vie fut-elle très
courte, ne peut
se réduire à ses
organes.
l’aise : « Je voulais que Teddy ait du temps avec ses parents et ne pas
le prendre, l’emmener, lui placer des tubes dans la gorge… Est-ce que
ça ne le ferait pas souffrir ? » Le médecin finit par persuader l’équipe
chargée des greffes de se rendre à Cardiff à temps pour l’accouchement provoqué et, malgré la menace, Teddy ne sera pas intubé. Il
s’endormira paisiblement, entouré, choyé par sa famille pendant les
100 minutes qu’a duré sa vie.
Une épineuse question éthique
Le don d’organes de nouveaux nés et d’enfant pose de réels problèmes éthiques qui sont encore mal résolus. Mais quelques repères
peuvent aider à comprendre.
Tout d’abord, parce que les parents ne sont pas les propriétaires de
Alors que Jess Evans est enceinte de 12 semaines, elle apprend que l’enfant qui naît d’eux, il est délicat pour eux de décider de faire de
Teddy, l’un des jumeaux qu’elle porte, est atteint d’anencéphalie et leur enfant, par anticipation, un donneur d’organes. La situation est
qu’il ne vivra pas longtemps. Avec son compagnon Mike Houlston, différente quand des parents perdent leur nouveau né dans les heures
comme une évidence, elle demande que Teddy
suivant la naissance. La question du don d’organes
puisse donner ses organes.
se pose alors légitimement. La différence est tout
La vie de Teddy ne durera que 100 minutes.
entière liée à l’intention qui n’a pas été de conduire
Trois minutes après sa mort, il est opéré. Ses reins
cette grossesse dans l’unique but de faire du nouFaut-il qu’une mort
qui mesuraient 3,8 cm, ainsi que les valves de son
veau né un donneur d’organes. « Traite toujours la
cœur, sont prélevés pour être greffés. Ses reins
soit utile pour être
personne humaine comme fin en soi et jamais seulesauveront la vie d’un adulte, une personne que
ment comme un moyen »2, soulignait Emmanuel Kant
bonne ?
Jess et Mike ne connaissaient pas mais avec qui ils
dans le Fondement de la métaphysique des mœurs.
demeurent désormais en lien.
En effet, quand la grossesse est conduite à son
Un an après la mort du nouveau né, les parents
terme dans ce but, le futur enfant semble ne pas être
de Teddy, Jess et Mike, expliquent qu’ils sont « à
respecté mais utilisé, et le don d’organes devient
100% derrière la campagne du Mirror ». Parce que « ce n’est simple- éthiquement problématique. La vie d’un enfant, d’une personne hument pas juste que 3 personnes meurent chaque jour en attente d’une maine, son espérance de vie fut-elle très courte ne peut se réduire à
greffe. Nous pouvons et nous devons faire mieux ». L’histoire, largement ses organes.
exploitée par The Mirror, émeut.
La question ne semble pas accessoire car, dans cette « histoire », la
mort doit être « utile » des deux côtés : pour le nouveau né, et pour
Une mort utile ?
ceux qui s’inscriront sur le registre du don d’organes, sollicités pour arrêter « les morts inutiles liées à la pénurie d’organe » comme le souligne
A plusieurs reprises, les parents, Jess et Mike, ont répété qu’ils étaient The Mirror. Pourtant, faut-il qu’une mort soit utile pour être bonne ?
soulagés parce que la mort de Teddy n’avait pas été « vaine », que leur Et a fortiori, faut-il qu’une vie soit utile pour avoir un sens ? Pour Jess,
deuil était rendu moins lourd, parce que Teddy avait donné ses reins parler de Teddy, savoir qu’il est mort et que ses reins ont sauvé la vie
pour sauver la vie d’une personne. Ils voulaient donner un sens à la de quelqu’un, ne l’empêche pas de pleurer son bébé.
courte vie de Teddy. Lui donner, à travers ses reins, une « sur-vie ». Sachant que leur enfant était « condamné », ils n’ont pas voulu entendre Aussi, faut-il se réjouir que l’histoire, toujours très éprouvante pour
parler d’avortement. Ils pensaient, à raison, que même s’ils n’avaient des parents de la mort d’un enfant, serve d’alibi pour augmenter
que quelques minutes ou une heure à passer avec lui, ce serait la quantitativement le nombre de donneurs d’organes ? Les images de
chose la plus précieuse qui leur serait donnée de vivre.
ce nouveau-né ont contribué à émouvoir l’Angleterre, et à susciter un
Du côté des médecins, le pédiatre qui a prélevé la greffe de ce très engagement sur la base d’une simple émotivité. Mais le problème de
jeune donneur explique que « c’était l’un des cas les plus difficile et les la pénurie d’organes n’est pas simplement une question de nombre
plus émouvant sur lequel il lui a été donné de travailler ». Pour lui, il de donneurs, de quantités disponibles, parce que nos organes ne sont
n’y avait « aucun doute, c’était la bonne chose à faire » mais « il voulait pas des « pièces détachées » interchangeables à volonté. Il implique
s’assurer que Teddy ne souffrirait pas ».
une décision réfléchie et mûrie. Et, l’instrumentalisation de cette hisCommence alors une série de contacts avec une équipe de Bir- toire aussi généreuse que courageuse, ne peut servir ni de modèle, ni
mingham chargée des greffes qui confronte l’équipe à un « énorme d’encouragement. ■
dilemme éthique » : « Est-ce que je devais, comme pédiatre, glisser un
Aussi disponible sur le site genethique.org, l’éclairage du Professeur
tube dans la gorge de Teddy pour le maintenir en vie » et préserver ainsi Emmanuel Sapin : « Un nouveau né anencéphale donne ses reins : la
ses organes en vue de la transplantation ? Les parents avaient donné question d’éthique médicale ».
leur accord. Pourtant, ni l’équipe médicale, ni le pédiatre n’étaient à ◗ 1. National Health Service
◗ 2. Emmanuel Kant, Fondement de la métaphysique des mœurs, 2e section.
→
Don d’organes
TRIBUNE
→ COIN DES EXPERTS
Accompagner
l’enfant anencéphale…
L’histoire du jeune Teddy, dont les parents ont organisé le don d’organe à l’aube de sa vie, montre à quel point nous sommes peu familiarisés avec l’univers des soins palliatifs périnataux. Il ne s’agit pas
seulement de penser les soins autour d’un nouveau-né incurable, qui
ne pourra survivre, mais aussi d’accompagner l’enfant à naître et ses
parents, dès la grossesse, puisque l’échographie permet désormais de
dépister très tôt des malformations parfois sévères et incurables, qui
entraîneront le décès néonatal de l’enfant1... Ainsi, il existe une alternative à l’interruption médicale de grossesse en cas d’anencéphalie : accompagner la gestation, la naissance et la mort de l’enfant
atteint, avec amour et respect, afin de le laisser vivre jusqu’au
terme son existence d’être humain, existence infiniment fragile et
mystérieuse, et pourtant porteuse de sens. Certains parents font ce
choix et traversent cette épreuve du deuil avec douleur certes, mais
aussi avec paix, jouissant de la sérénité d’avoir rencontré leur enfant
et partagé avec lui un moment important, sinon inoubliable. Internet,
avec ses sites, ses blogs ou ses forums, permet aux parents affectés
par ce deuil particulier de partager leur expérience et de se sentir
moins isolés, lorsque l’univers médical semble volontiers hostile, sinon rebelle à leur décision. Nous pouvons facilement accéder à leurs
témoignages émouvants2…
L’enfant
anencéphale
peut réveiller
quelque chose
d’admirable chez
autrui.
Comme celle de tout être humain, la vie de l’enfant anencéphale
a un sens unique et irremplaçable, qu’il s’agit de découvrir3. Pour
comprendre le sens de la vie de cet enfant déroutant qui ne vivra que
quelques heures, il est impossible de rechercher ses performances,
de se projeter avec lui dans un avenir d’enfant ordinaire, avec ces attentes multiples que tout parent projette ; il faut plutôt voir ce que cet
enfant est capable de donner à ceux qui l’entourent d’affection, à travers sa seule présence de bébé dont le petit crâne malade aura été re-
Benoît Bayle
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Psychiatre logothérapeute et docteur en philosophie
Benoît Bayle exerce comme praticien hospitalier au CH
Henri Ey, à Chartres. Auteur de différents ouvrages sur la
psychologie et l’éthique de la procréation humaine, parmi
lesquels “L’embryon sur le divan” (Masson, 2003), “L’enfant à
naître” (Erès, 2005), “À la poursuite de l’enfant parfait” (Robert
Laffont, 2009).
couvert par les soignants d’un bonnet tricoté ou d’un adroit bandage.
Le sens de la vie de cet enfant qui va mourir, ou parfois même, qui est
déjà mort, est à découvrir dans cette présence simple et dépouillée,
unique… Il ne faut pas avoir peur de donner à cet enfant la possibilité
de manifester sa plénitude de sens, lui faire confiance, car il ne veut
aucun mal à ceux qui lui ont donné vie.
Mais le sens d’une vie se trouve également marqué par les décisions
de l’environnement. L’enfant anencéphale agit ici en révélateur d’autrui ! Oserons-nous nous laisser toucher par cet être démuni ? L’enfant anencéphale peut réveiller quelque chose d’admirable chez
autrui. C’est cela qu’il importe d’apprendre de lui, et les parents qui
font le choix de l’accompagner le savent. Sa courte vie peut magnifier
autrui, l’aider à donner le meilleur de lui-même, par delà l’inévitable
souffrance. Mais il ne faut pas être dupe, sa dignité fragile peut aussi
être bafouée au gré de notre refus de le considérer comme un être
humain à part entière, trop humaine tentation. Comme malheureusement tant d’autres enfants, il peut lui-aussi faire l’objet de maltraitance, y compris médicale, tel cet avis du Council on Ethical and Judicial Affairs de l’American Medical Association4 qui entendait justifier
le prélèvement d’organe sur le nouveau-né anencéphalique vivant,
donc non encore décédé !
Ce n’est qu’après avoir défini ces préalables que nous pouvons aborder pleinement la question du don des organes prélevés sur l’enfant
anencéphale… Cette décision appartient aux parents. L’histoire de
Teddy s’inscrit manifestement dans une tradition familiale quasi
militante du don d’organe. Ses parents semblent entendre l’inscrire
à tout prix dans leur lignée. Peut-on le leur reprocher dans cette
épreuve douloureuse qu’aucun parent ne souhaite traverser ? Quels
repères proposer alors pour que ce don d’organe soit acceptable ?
Elio Sgreccia, dans son Manuel de Bioéthique, donne un avis rigoureux
que je résume : 1) le prélèvement d’organe sur un enfant anencéphale
vivant est un acte de vivisection inacceptable sur le plan éthique ; 2)
la réanimation de l’enfant à sa naissance est un soin disproportionné
et relève de l’acharnement thérapeutique ; 3) si l’enfant est d’abord
accompagné par des soins habituels et qu’il reçoit une réanimation
à l’approche de la dégradation de son état général, afin d’améliorer
la qualité des organes prélevés : il s’agit là d’une instrumentalisation
de l’enfant ; 4) l’attitude la plus adaptée eu égard au respect de la personne de l’enfant anencéphale est de l’accompagner par des soins
ordinaires jusqu’à l’arrêt cardio-respiratoire, puis de prélever les organes à ce moment5 . Cette situation rend cependant la greffe d’organe
précaire… Reste à déterminer l’intérêt du prélèvement d’organe
sur l’enfant anencéphale, car ses organes ne sont pas toujours
compatibles avec la possibilité de succès de la greffe. Le Comité
d’éthique canadien (2005) exprimait ainsi une opinion négative sur le
prélèvement d’organe chez le nouveau-né anencéphale6… ■
◗ 1. Consulter : http://www.spama.asso.fr/fr/ (04/06/2015)..
◗ 2. Consulter : http://www.anencephalie-info.org/fr/index.php (04/06/2015).
◗ 3. La logothérapie de Viktor Frankl, troisième école viennoise de psychothérapie, peut sans doute
nous aider à découvrir ce sens unique de l’enfant anencéphale. Pour connaître cette approche et
son auteur : Frankl, Viktor E. : Découvrir un sens à sa vie avec la logothérapie (2012). Les éditions de
l’Homme /J’ai lu, Paris. Pour un approndissement, lire : Frankl, Viktor E. : Nos raisons de vivre (2009).
Inter-Editions-Dunod, Paris. Frankl, Viktor E. : Le Dieu inconscient (2012). Inter-Editions-Dunod, Paris.
◗ 4. American Medical Association, Council on Ethical and Judicial Affairs. The use of anencephalic
neonates as organ donors. JAMA. 1995;273:1614–8.
Sur cette question, lire également : Déchamp-Leroux Catherine. Débats autour de la transplantation
d’organes.
◗ 5. Sgreccia Elio (2004) : Manuel de Bioéthique. Les fondements et l’éthique biomédicale. MameEdifa, Paris, p. 742-744.
◗ 6. Le recours aux nouveau-nés anencéphales comme donneurs d’organes. Paediatr Child Health.
2005 Jul-Aug; 10(6): 339–341. Article disponible en ligne http://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/
PMC2722974/ (04/06/2015).
Lettre Gènéthique, 37 rue des Volontaires 75725 Paris cedex 15
[email protected] - www.genethique.org
D irecteur de la publication : Jean-Marie Le Méné - R édacteur en chef : Marie-Anne Chéron
I mprimerie : PRD - N° ISSN 1627.498
T
eddy, l’un des jumeaux que Jess Evans porte, est atteint
d’anencéphalie. Sa mère souhaite que son enfant puisse
donner ses organes pour que « sa vie ne soit pas vaine ».
Au-delà de l’utilité, le sens de la vie de ce nouveau né peut-il se
limiter au don de ses organes ? Pour Gènéthique, le Dr Benoît
Bayle revient sur l’importance avant tout d’accompagner l’enfant
anencéphale…