République Démocratique du Congo : payer pour apprendre, le

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République Démocratique du Congo : payer pour apprendre, le
République Démocratique du Congo : payer pour apprendre, le clientélisme scolaire
Par Nicolas Clemesac, responsable du plaidoyer au JRS Grands Lacs
Kisangani, point de départ et terminus du trafic fluvial entre l'Est et l'Ouest de la République
Démocratique du Congo (RDC). Cette ville, située dans la Province Orientale est forte d'environ
680000 habitants1. Du fait de sa situation stratégique, elle continue à jouer un rôle économique
important et devrait être un atout dans la relance économique et le développement de la jeune
démocratie.
Pour le moment, elle porte encore les stigmates de la guerre qui a déchiré l'Ex-Zaïre entre 1996 et
2002. Elle a vu passer les armées rwandaises et ougandaises: Les façades des bâtiments sont
criblées de balles, la population tente de trouver quotidiennement de quoi assurer sa survie et
n'oublie pas cette période récente de son histoire. Les axes routiers qui relient la ville au reste du
pays sont encore pour certains difficilement praticables et minés. La ville respire au rythme des
décollages, des atterrissages des avions cargos et de l'arrivée des navires au port fluvial. Elle
résiste à l'enclavement dont la menace l'immense forêt primaire. Elle lutte pour faire renaître les
infrastructures sociales et panser les blessures des coeurs, des corps et des esprits.
Le JRS a choisi d'intervenir dans la zone de Kisangani pour venir en aide aux personnes
déplacées et « enclavées ». Cette approche non-discriminatoire permet de ne pas exacerber les
conflits qui surgissent généralement entre les communautés dans leur région d'origine et celles qui
n'ont pas eu la possibilité de fuir les combats. Un domaine d'intervention a été considéré comme
étant prioritaire: l'accès à l'éducation primaire.
Le projet éducation a ciblé des écoles urbaines et rurales: il vise à réhabiliter plusieurs écoles
primaires, à assurer la formation des professeurs et l'accès des filles à la scolarisation. De plus, il
soutient les élèves les plus méritants en leur payant le minerval2. Il faut savoir qu'en République
Démocratique du Congo, les parents d'élèves sont obligés de s'acquitter d'une redevance
mensuelle d'environ un dollar par enfants pour assurer leur scolarisation. C'est une charge souvent
difficile à assumer par les familles dont certaines comme celles du quartier de Wageniya ne
gagnent qu'entre 25 et 30 dollars par mois. Le droit à l'éducation pour tous les enfants souffre de
1 Recensement en date de 2004 (source: www.wikipedia.org).
2 Rétribution dûe par les élèves.
ce minerval.
Ce droit est pourtant reconnu en tant que tel dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme
de 1948 et dans divers traités ayant force de loi auxquels la RDC est partie, dont le Pacte
international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (articles 13 et 14), la Convention
relative aux droits de l'enfant (articles 28 et 29), la Convention sur l'élimination de toutes les formes
de discrimination à l'égard des femmes (article 10) et la Charte africaine des droits de l'Homme et
des peuples (article 17). Ces différents textes instituent un droit à l'enseignement primaire « gratuit
et obligatoire » et est d'effet immédiat. Les pays qui ne l'assurent pas encore sont tenus de mettre
en oeuvre un programme précis pour y parvenir « dans un délai raisonnable »3.
La notion de gratuité doit cependant être interprétée de façon large: l'objectif est de faire
disparaître immédiatement les frais de directs de scolarité puis, progressivement, tous les frais
indirects, qui représentent un obstacle à la scolarisation des enfants, au moins jusqu'à l'âge légal
requis pour exercer une activité rémunérée. Comme le précise le Comité des droits économiques,
sociaux et culturels de l'ONU: « Gratuité. La nature de cette exigence ne souffre aucune
équivoque. Ce droit est formulé explicitement pour bien indiquer que l'enseignement primaire ne
doit être à la charge ni des enfants, ni des parents, ni des tuteurs. Les frais d'inscription imposés
par le gouvernement, les collectivités locales ou les établissements scolaires, et d'autres frais
directs, sont un frein à l'exercice du droit et risquent de nuire à sa réalisation. Ils entraînent aussi
souvent un net recul de ce droit. Le plan exigé doit tendre à leur suppression. Les frais indirects
tels que les contributions obligatoires demandées aux parents (quelquefois présentées comme
volontaires, même si ce n'est pas le cas), ou l'obligation de porter un uniforme scolaire
relativement coûteux, peuvent également être considérés sous le même angle. D'autres frais
indirects peuvent s'avérer acceptables, sous réserve d'un examen par le Comité au cas par cas. »
Le droit interne congolais dispose qu'officiellement, l'enseignement primaire est gratuit4. Mais l'Etat
n'a pas les moyens financiers et structurels d'assurer cette obligation. Pour la réaliser, il faudrait
que les établissements reçoivent le matériel nécessaire et que les personnels éducatifs et
administratifs perçoivent un salaire suffisant. Aujourd'hui pour équilibrer leur budget, les écoles
primaires sont obligées de demander aux parents d'acquitter des frais de scolarité mensuels,
couvrant le salaire des enseignants, les droits d'examen et les frais administratifs divers. Outre les
effets de ces frais sur la déscolarisation et le nombre d'abandons, le JRS a remarqué qu'ils
instauraient une relation biaisée entre les enseignants et les élèves: ceux qui peuvent payer les
frais sont favorisés et considèrent leurs professeurs comme des « vendeurs de savoir ».
L'instauration de la contribution parentale a métamorphosé la relation éducative en une relation
commerciale.
Pour détruire l'obstacle à la scolarisation des jeunes enfants que constitue les « frais de
motivation », il faudrait dans un premier temps s'assurer que tous les professeurs reçoivent le
salaire versé par l'Etat puis l'augmenter pour qu'il atteigne un niveau suffisant pour vivre. Dans les
écoles soutenues par le JRS, les professeurs les moins qualifiés perçoivent de leur administration
une rémunération d'environ 14000 Francs congolais (un peu moins de 30 dollars). A cette somme
s'ajoute l'argent provenant de la prime payée par les parents, ce qui aboutit à un salaire total
variant entre 40 et 70 dollars. L'Etat congolais est encore loin de respecter le barême de Mbudi
négocié par le Syndicat des enseignants congolais (SYECO) durant le gouvernement de
transition5.
L'autre problème de taille est que certains enseignants ne perçoivent aucune rémunération de
l'Etat: pour l'obtenir, ils doivent être « mécanisés », c'est-à-dire être reconnus par le ministère de
l'Education nationale au terme d'un processus décisionnel complexe de va-et-vient entre les
différents services de Kinshasa et de Kisangani. Une des écoles soutenues par le JRS attend la
3 Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, article 14.
4 Article 43 de la nouvelle Constitution approuvée par référendum au mois de décembre 2005: « l'enseignement
primaire est obligatoire et gratuit dans les établissements publics. »
5 Selon ce barême, un enseignant du 1er échelon devrait recevoir 208 dollars.
mécanisation de son personnel depuis huit ans...date de son ouverture. Pour être reconnu, un
établissement scolaire doit en faire la demande auprès de la division provinciale de l'Education
nationale. Un inspecteur est alors envoyé pour effectuer une enquête de viabilité qui sera suivie
d'un rapport examiné par la division. Si la décision est favorable, l'école reçoit une autorisation de
fonctionnement provisoire d'une durée de cinq ans. Cette période probatoire est le préalable à
l'examen du dossier par la session provinciale de promotion scolaire qui établit la liste des écoles
agréées et la transmet au ministère à Kinshasa6. Ce n'est qu'à ce moment que l'école obtient sa
« mécanisation » et celle de son personnel...
Même lorsque les professeurs sont « mécanisés », ils n'obtiennent pas toujours leur salaire. Le
SECOPE, service administratif responsable des paiements, considère par exemple que la
rémunération est liée au poste et non à l'individu. Le directeur de l'une des écoles appuyées par le
JRS fait l'expérience amère des effets de ce principe: auparavant affecté dans une école où son
poste était mécanisé, il a demandé son transfert pour des raisons de convenance. Celui-ci a été
accordé mais il a été muté dans un établissement où la mécanisation n'était pas effectuée... la
personne qui le remplace au sein de son ancienne école perçoit son salaire et lui attend d'être
enfin reconnu...
La complexité et la lenteur du processus administratif de mécanisation et de paiement des salaires
favorise la corruption et oblige les établissements à faire assumer aux parents d'élèves une charge
qui devrait peser sur l'Etat. Les enfants sont au final les principales victimes de ses défaillances.
Le système hiérarchique de gestion du personnel et des établissements scolaires est également
un véritable casse-tête: Les responsabilités sont diluées entre les acteurs étatiques des différents
niveaux (local, régional, national), les coordinations créées par les cultes (protestant, chrétien,
islamique, kimbanguiste) qui détiennent un contrôle quasi-total sur les écoles conventionnées7. La
convention de 1977 par laquelle l'Etat congolais a accepté de déléguer le pouvoir de gestion des
écoles conventionnées à l'Eglise catholique regorge de dispositions très favorables au délégataire:
Par exemple, le représentant légal de l'association catholique chargée de la gestion de l'école a
tout pouvoir pour révoquer le personnel et est simplement obligé « d'informer » les services
compétents de l'Education nationale8. La plupart des décisions importantes dans les domaines de
la gestion des ressources humaines, de l'organisation interne de l'école conventionnée, de son
fonctionnement et de la comptabilité peuvent être prises sans que les agents de l'état ne soient
consultés. Ils n'ont la possibilité que de contrôler ces décisions, sachant qu'ils n'ont pas les
moyens matériels d'assurer à ce contrôle une pleine effectivité...
A chaque niveau hiérarchique de l'éducation nationale correspond un coordinateur représentant
l'autorité religieuse qui gère les écoles conventionnées. A un système étatique de gestion de
l'éducation nationale déjà très lourd se greffe un ensemble d'acteurs non gouvernementaux. Il est
clair que ce dédoublement nuit considérablement au bon fonctionnement de l'administration.
Enfin, les parents sont le quatrième acteur de l'administration scolaire, aux côtés de ceux qui
relèvent de l'état au niveau national, provincial et des représentants des congrégations religieuses.
Ils sont au niveau des écoles les organisations les plus importantes car ils décident, en relation
avec les conseils de gestion de l'école, du montant des « frais de motivation »9. Une partie de leurs
contributions est réservée au financement du système d'administration de l'éducation. On
comprend aisément que la multiplication des structures administratives représente une charge
supplémentaire. De plus, et malgré leur rôle important dans le financement de l'éducation, les
comités de parents n'ont pas réellement le pouvoir d'exiger des comptes aux comités de gestion
des écoles, coordinations religieuses et représentants de l'Etat.
6 Cette session ne se réunit qu'une fois par an...
7 Les écoles conventionnées sont celles pour lesquelles l'Etat délègue son pouvoir de gestion à l'Eglise. Les
dispositions qui régissent les écoles conventionnées gérées par l'Eglise catholique sont contenues dans la
« convention de gestion des écoles nationales, en date du 26/02/77.
8 Article 8 de la Convention.
9 Contribution des parents destinée à la rémunération des enseignants et au financement de la construction des écoles.
Ce sont les parents qui permettent aujourd'hui à l'ensemble du système de fonctionner, en dépit de
son incohérence et de sa lourdeur. Cette contribution énorme pour des ménages en situation
financière très difficile montre qu'il existe une forte demande pour l'éducation. L'état congolais
devrait entendre cette demande, ainsi que l'ensemble des acteurs internationaux et nongouvernementaux.
Quelle est l'action de la Communauté internationale vis-à-vis de l'éducation en RDC et plus
particulièrement à Kisangani? « Lorsqu'un Etat partie manque manifestement des ressources
financières ou des compétences nécessaires pour établir et adopter un plan détaillé (pour aboutir
à la gratuité de l'enseignement scolaire), la communauté internationale a indéniablement
l'obligation de l'aider10 ». On note à Kisangani une absence criante des organisations
internationales et des ONGs. Le JRS est le seul partenaire de l'UNICEF en matière d'éducation.
Tous les regards des acteurs humanitaires et des bailleurs de fonds sont tournés vers l'Ituri, le
Nord et le Sud-Kivu, régions où des combats font encore rage. Est-ce une raison pour abandonner
toute une province? Est-ce que la relative accalmie de la situation sécuritaire à Kisangani et dans
les villages environnants suffit pour considérer qu'il n'existe plus de problèmes? Doit-il y avoir des
groupes armés actifs, des violations massives des droits de l'Homme pour que la communauté
internationale daigne s'impliquer plus activement dans cette région?
L'action du JRS est limitée par les moyens financiers dont il dispose. Les directeurs de projet sont
obligés de faire des choix qui sont parfois très difficiles. Par exemple, pour déterminer quels élèves
pourront bénéficier du paiement du minerval, ils ont opté pour un critère qualitatif. Les plus
méritants sont récompensés par le JRS qui verse aux écoles l'équivalent du minerval qui
normalement est à la charge de leurs parents. Ce système de sélection présente l'inconvénient de
favoriser les élèves qui ont déjà les moyens d'être assidus et 'méritants'. Cependant, le JRS n'a
pas la capacité de prendre en charge l'ensemble des frais de scolarité des enfants scolarisés dans
les écoles qu'il appuie. De plus, une telle initiative nuirait à la viabilité des projets à long terme.
Le problème de l'accès à l'éducation est complexe mais n'est pas insurmontable: pour le résoudre,
il faut dans un premier temps éliminer les frais de scolarité directs car la non-gratuité est la
principale cause de déscolarisation. Si l'Etat congolais réussit à assurer aux enseignants un
revenu régulier et suffisant, alors la redevance exigée aux parents d'élèves par les établissements
diminuera d'autant. Cet objectif ne peut être atteint qu'en réformant le système de mécanisation:
En réduisant le nombre d'intermédiaires et en clarifiant leurs responsabilités, en rapprochant les
instances décisionnelles des lieux d'exécution et en simplifiant les procédures, l'Etat congolais
pourrait éviter la corruption et les lenteurs administratives. Les enfants en seraient les principaux
bénéficiaires...
RECOMMANDATIONS:
A l'Etat congolais:
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Assurer la mécanisation de tous les enseignants actuellement en exercice.
Assurer aux enseignants une rémunération régulière et suffisante, en application du barême
Mbudi.
Assurer aux écoles les moyens matériels nécessaires à leur fonctionnement.
Réfléchir à une réforme du système de mécanisation des écoles et de leur personnel.
A la communauté internationale:
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Prendre conscience de la nécessité d'une intervention en Province Orientale dans les
domaines de l'éducation et du développement.
Effectuer un plaidoyer en faveur d'une gratuité effective de l'école primaire.
10 Comité des droits économiques , sociaux et culturels, observation générale N°11, Plans d'action pour l'enseignement
primaire (article 14 du Pacte), §9.
Aux différentes confessions religieuses présentes en RDC:
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Effectuer un plaidoyer en faveur d'une gratuité effective de l'école primaire.
Effectuer un plaidoyer auprès du ministère de l'Enseignement primaire, secondaire et
professionnel pour une renégociation de la convention des écoles nationales de 1977, une
modification de la loi-cadre de 1986 et une clarification des responsabilités de chaque acteur
du système éducatif congolais.

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