DIPLOME SUPERIEUR en TRAVAIL SOCIAL - CEDIAS
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DIPLOME SUPERIEUR en TRAVAIL SOCIAL - CEDIAS
Centre de Préparation au DIPLOME SUPERIEUR en TRAVAIL SOCIAL En Midi-Pyrénées DIPLOME SUPERIEUR en TRAVAIL SOCIAL Promotion DSTS 9 – 2002-2005 Patrick RIBET Directrices de recherche : Mesdames RICAUD Solange Toulouse Mars 2006 et SAINT MARTIN Corinne Pour Adrien et Romain, « On court tous après quelque chose sans savoir forcément quoi » F. Mauriac - Journal 2 Qu’Adrien, Romain et Christiane m’excusent pour ces trois années d’ « absence », les mots sont trop réducteurs pour leur exprimer ce que je leur dois… J’ai bénéficié tout au long de ce travail de l’aide attentive, de la patience et des encouragements de Corinne SAINT MARTIN et Solange RICAUD, auxquelles je tiens à exprimer toute ma gratitude. Que les étudiants du DSTS 10, dont les récits sont au cœur de ce travail, soient remerciés pour la confiance qu’ils m’ont faite et la sincérité de leurs paroles. Merci enfin aux parents et amis pour leur compréhension et leurs encouragements, et à Nadine pour son aide. 3 SOMMAIRE 4 SOMMAIRE. p.4 INTRODUCTION p.8 PREMIERE PARTIE : « Un champ spécifique » p.11 p.12 Chapitre 1 : Le Travail Social. 1-1- Approche socio-historique du travail social. p.13 1-2- Des métiers « impossibles ». p.15 1-3- Une identité en crise. p.17 1-4- Travail social et formation. p.18 Chapitre 2 : La formation professionnelle continue (FPC). p.20 2-1 - Au travers de l’histoire. p.20 2-2 - La FPC : pour quel public ? p.23 2-3 - Stratégies et motivations à l’engagement en FPC. p.24 2-4 - Le DSTS et la FPC. p.26 Chapitre 3 : Vie adulte et formation permanente : p.29 3-1 - Adulte : une notion en transformation. p.29 3-2 - Crises et transitions. p.30 3-3 - Temporalité : le mitan de la vie. p.31 3-4- Conclusion : de nouveaux défis. p.32 p.33 Chapitre 4 : Qualification / Compétence : opposition ou articulation ? 4-1 - De la qualification à la compétence. p.33 4-2 - La qualification. p.34 4-3 - La compétence. p.35 4-4- Le rapport entre qualification et compétences. p.37 4-5 -Conclusion. p.38 Chapitre 5 : Construction de l’objet de recherche. p.40 5 DEUXIEME PARTIE : « Sens et fonctions de la reprise d’études » p.42 Une hypothèse de recherche p.43 Chapitre 6 : Méthode d’observation et d’analyse. p.46 6-1- « Les récits de vie » : approche biographique. p.46 6-2- La construction de l’enquête et le recueil des données. p.50 6-2-1- Un dispositif d’observation. 6-2-2- L’analyse des données. p.56 Chapitre 7 : Histoire de famille : un environnement. 7-1- Des origines sociales diverses. p.56 7-2- Des valeurs héritées. p.59 7-3- Une commande de « réussite » ou… p.61 7-4- Un engagement militant. p.63 Chapitre 8 : Souvenir d’école. 8-1- L’école dans l’environnement familial. 8-1- Entre rupture et continuité. p.66 p.66 p.68 8-2-1- Confrontation à la scolarité. 8-2-2- « Rien de particulier ». Conclusion, une construction identitaire héritée. p.76 Chapitre 9 : Entrée dans le social : un parcours professionnel. p.78 9-1- Introduction. p.78 9-2- Une porte d’entrée spécifique. p.78 9-2-1- Les « vocations ». 9-2-2- Le fait du hasard. 9-2-3- Des rencontres. 9-3- Militants ou travailleurs sociaux. p.84 9-4- Une volonté permanente de formation. p.86 6 Chapitre 10 : Des motivations multiples. p.88 10-1- La formation initiale : un déclencheur… p.88 10-2- L’effet de l’usure professionnelle. p.90 10-3- Temporalité : notion du temps qui passe. p.92 10-4- La promotion sociale. p.94 10-5- Une quête identitaire. p.95 10-5-1- Compétences donc qualification. 10-5-2- Une revanche. 10-5-3- Une adéquation fonctions et diplômes. 10-5-4- Conclusion. 10-6- Accompagnés ou seuls ? p.101 10-6-1- Quand enfants et conjoint sont un soutien. 10-6-2- La « solitude » pour moteur. TROISIEME PARTIE : « Deux typologies : continuité et rupture» p.104 Chapitre 11 : Deux formes de structuration existentielle. 11-1- Une continuité biographique. p.105 p.106 11-1-1- Caractéristiques des « AS » : la continuité. 11-1-2- Les événements de la biographie chez les « AS ». 11-2-1- Une rupture biographique. p.108 11-2-1- Caractéristiques des « ES » : la rupture. 11-2-2- L’événement biographique chez les « ES ». 11-3- Conclusion. p.110 Chapitre 12 : Des processus identitaires à l’œuvre. p.111 Chapitre 13 : Conclusion. p.115 CONCLUSION GENERALE. p.117 BIBLIOGRAPHIE. p.120 SIGLES ET ANNEXES. p.124 7 Introduction Pourquoi le choix de ce thème de recherche ? La question nous semble centrale dans notre position d’ « apprenti – chercheur » cherchant sur la formation ellemême. Si le choix d’un thème de recherche n’est jamais complètement indépendant des interrogations que peut avoir le chercheur sur sa propre existence, l’utiliser afin de trouver des réponses à un questionnement personnel, conduirait ce travail à un double échec : des réponses personnelles insatisfaisantes et une recherche faussée, inconsistante donc sans grand intérêt. Il ne s’agissait donc pas de rédiger une autobiographie mais bien de s’interroger sur l’engagement en formation des travailleurs sociaux. Conscient de cet écueil, notre travail de distanciation, de « rupture » nécessaire, souligné par Bourdieu P, Chamboredon JL et Passeron JC1 , a guidé notre travail avec le souci permanent de rompre avec les préjugés et les fausses évidences, aidé par un travail de « construction théorique » important. De même, nous sommes conscients de l’ambiguïté et des parasitages possibles de notre double position d’étudiant en DSTS et d’apprenti chercheur mais il nous semble que notre engagement, avec la distance nécessaire comme nous venons de le préciser, est aussi un outil et un atout pour éviter le piège du regard « étranger » trop souvent porté sur les travailleurs sociaux par des psychologues, des sociologues ou des politiques. Nous avons rencontré au cours de notre expérience professionnelle des travailleurs sociaux qui évoquaient l’idée de faire cette formation ou une autre, certains ont franchi le pas… Il s’agissait bien, pour nous, d’interroger cet engagement en formation, de questionner les processus de reprise d’études universitaires. 1 BOURDIEU P, CHAMBOREDON JL et PASSERON JC, « Le métier de sociologue », Bordas, Paris, 1968. 8 « Il ne saurait y avoir pour l’homme d’autre formation qu’infinie, et que la spécificité de l’homme tient au fait qu’il est l’être qui ne sera jamais achevé, mais toujours en chemin vers lui-même : soit qu’il ne sache jamais ce qu’il doit être, soit qu’il le sache mais n’y parvienne jamais » 2. « Aller en formation », « partir en formation », « être en formation », « faire une formation »,... autant de manières de signifier un état de fait, une idée réelle de mouvement et de volonté ; pourtant nous sommes rarement renseignés, sans questionnement, sur quelle formation, dans quel but, pour quelles motivations ? Ces interrogations recoupent pleinement l’engagement des travailleurs sociaux dans la formation continue universitaire qu’est le Diplôme Supérieur en Travail Social (DSTS) : qu’est-ce qui motive cette « torture » volontaire, comment est-ce inscrit dans un parcours de vie, qu’est-ce qui est rationnel ou fantasmé ? Nous avons donc centré notre recherche sur ce processus, ce parcours afin de tenter d’apporter quelques éléments de réponse. En effet, le travail social est, en premier lieu, une action de régulation que s’impose la société pour compenser ou corriger certains de ses dysfonctionnements mais il est traversé depuis quelques années par une crise de sens, percuté par les crises successives que traverse cette société, et les travailleurs sociaux sont pris dans cette contradiction. Lors d’entretiens exploratoires Marion s’interrogeait : « Peut-être ai-je un vide à combler », ou bien Pierre notait : « L’engagement syndical m’a construit…j’ai pu apprendre » ou Emma : « J’avais envie d’une réussite scolaire », ou encore Pauline annonçait : « Une forme de saturation, d’insatisfaction…et une opportunité de promotion… ». Dans notre travail d’exploration, nous avons perçu la multiplicité des motivations avancées pour justifier la reprise d’études. Quels sens, quelles fonctions pouvaient donc réellement prendre cette démarche ? Telles étaient nos questions de départ de ce travail. 2 PIAT E., « La difficile formation d’une liberté », in Revue EMPAN, n° 56, « La formation en question », déc. 2004. 9 Dans un souci d’une construction théorique de notre objet de recherche, nous avons tenté, dans la première partie, une approche socio-historique du travail social et de la formation professionnelle continue (FPC), puis un abord de la notion de « la vie adulte » et de l’articulation qualification / compétence. Dans la deuxième partie, après avoir posé notre hypothèse, nous tâchons de construire un modèle théorique d’analyse et la méthodologie qui s’y réfère. L’observation indirecte et l’analyse de contenu des récits de vie recueillis nous permettront de confronter à la réalité du terrain, notre hypothèse de départ. La dernière partie nous permettra de présenter les résultats de ce travail quant à l’émergence de deux typologies d’étudiants et la mise en œuvre de processus identitaires. 10 PREMIERE PARTIE « Un champ spécifique » 11 Nous nous attacherons, tout d’abord, à une approche du travail social, de ses enjeux, de ses acteurs, de son devenir (Chapitre 1). Ensuite nous analyserons la construction et l’évolution de la Formation Professionnelle Continue (FPC) et la place qu’elle occupe dans le champ du travail social (Chapitre 2). Puis il nous semble pertinent de faire un détour par la notion de temporalité de la vie adulte et son impact dans la formation permanente (chapitre3) ; de cet ensemble découle un des enjeux forts de l’opposition ou de l’articulation des notions de qualifications et de compétences (Chapitre 4). Nous aborderons au chapitre 5, quelle problématique induit le départ en formation DSTS. Chapitre 1 : Le Travail Social. Nous évoquerons dans ce chapitre la structuration progressive de ce champ et sa professionnalisation. Les politiques sociales sont une fonction collective de toute société qui se fixe pour objectif l’amélioration de la qualité de la vie sociale. Pourtant, aujourd’hui, elle ne lui assigne qu’un rôle correcteur ou compensateur de ses propres inégalités ou carences, rôle suffisant pour asseoir sa propre légitimité. La notion de travail social pourrait recouvrir l’idée de toute action organisée qui vise à réduire une inadaptation quelconque ou préventive de l’inadaptation d’un individu ou d’un groupe à notre société, c’est-à-dire de permettre à l’individu d’intégrer ou de réintégrer des “conditions normales” de vie du groupe (ou au plus près). Or cette vision s’oppose quelque peu à l’idée de G. Mury : « les institutions officielles n’ont jamais payé quelqu’un sans attendre de lui qu’il contribue au maintien de l’ordre, que ce soit en maniant la matraque, les principes de la morale bourgeoise ou des méthodes plus subtiles de la séduction »3. 3 MURY G., « Pourquoi le travail social », revue Esprit, Avril 1972 12 Cette ambiguïté contribue à l’instauration d’un malaise des travailleurs sociaux que justifie l’histoire des politiques sociales et du travail social qui s’y rattache. Le travail social a aujourd’hui une histoire relativement longue constituée d’un assemblage de multiples histoires allant des métiers historiques (dits « canoniques ») à ceux de création récente. 1-1- Approche socio-historique du travail social. L’acte initiateur des questions sociales, suite à la 1ère enquête de santé publique du Dr Villermé, sera la loi du 22 mars 1841, réglementant le travail des enfants (leur santé dégradée n’en faisait pas de futurs bons soldats). Mais la nécessité de « faire du social », comme le note J. Donzelot4 n’apparaîtra que lorsque l’idéal républicain du siècle des Lumières vînt se heurter à la première forme démocratique issue de la révolution de 1848 (celle de 1789 ayant laissé plutôt un sentiment d’inachevé). La république est alors présentée comme un être fragile dont la maladie s’appelle « la question sociale ». Une période où l’école et la religion, notamment par un système de sanctions, modèlent la personne avec l’assentiment des parents (car elles constituent pour eux une occasion de promotion par l’acquisition de la lecture et l’écriture). La bourgeoisie finance les études des pauvres, entre devoir de charité et contrôle moral : premières formes de l’action sociale, il n’y a guère de refus ou de contestation possible de la norme sociale (les « inadaptés » sont pris en charge par tous) : c’est la société de 1900. Dans ce contexte, de nouvelles lois comme la création du secteur associatif-1901-, séparation de l’église et de l’Etat-1905-, vont permettre le développement de l’éducation en général mais aussi de l’éducation spécialisée, dans un secteur privé, non confessionnel. 4 DONZELOT J., « L’invention du social », Point, 1984 13 L’industrialisation va précipiter la rupture des relations de voisinage au profit d’une proximité physique et d’un isolement relationnel, d’un éclatement de la cellule familiale. Cette nouvelle concentration humaine dans des lieux de vie et de travail va être l’occasion de l’apparition de nouvelles idéologies (socialisme, syndicalisme,...) autant de menaces vis à vis de l’ordre social. La bourgeoisie, face à ces idées « dangereuses », va tenter (surtout à travers l’intervention des femmes) d’éduquer la classe ouvrière avec la volonté de « redressement moral ». En parallèle à ce développement d’une action bénévole et moralisatrice, apparaissent les premières reconnaissances des droits sociaux dans les années 20 (1928 : dispensaires d’hygiène sociale, sanatoriums, assurances sociales ; 1938 : loi sur les allocations familiales). Le front populaire de 1936, par un changement du rapport des forces sociales, induit un changement des représentations collectives vis-à-vis de la classe ouvrière, avec l’idée de compensation des efforts de la croissance économique pour ceux qui n’y ont pas un accès direct, tel que nous le rappelle J.Verdès-Leroux5. Il faut attendre 1940 et le gouvernement de Vichy pour voir proposer un « plan de protection et de sauvetage pour lutter contre la recrudescence de la délinquance infantile » (Abbé Plaquevent) base de l’organisation nationale de l’enfance inadaptée : l’éducateur doit y incarner à la fois l’ordre bourgeois et le bon modèle parental. La fin de la guerre correspond en France comme dans d’autres pays, « à un moment de refondation sociale », « d’élan de fraternité et de rapprochement des classes »6. On glisse alors de la « notion d’assurance » à celle de « droits sociaux », de « sécurité sociale ». Au milieu des années 70, l’Etat-providence n’a plus les moyens de « faire du social » : d’où, avec le ralentissement de la croissance après le 1er choc pétrolier (fin de l’expansion infinie et augmentation du chômage), une accentuation du contrôle social (par l’Etat), l’apparition nouvelle de conflits sociaux et de ce que l’on a nommé une « crise des valeurs » (on n’arrive plus à croire aux lendemains meilleurs). A partir de cette période, on parle de politique sociale, il ne s’agit plus de mesures structurelles mais d’une planification organisée. Le rôle de l’Etat s’intensifie afin de tenter 5 6 VERDES-LEROUX J., « Le travail social », éd. De Minuit, 1978 JOIN LAMBERT M.T., « Politiques sociales », Dalloz, Paris, 1994 14 d’accompagner un développement « harmonieux » de la croissance et ceci dans tous les domaines (travail, santé, fonctions collectives,…). Dans cette société en crise, les travailleurs sociaux apparaissent comme de nouveaux agents de la régulation sociale dans une perspective de « mieux-être social ». Dans les années 80, l’aggravation des inégalités, la massification des processus de précarisation et d’exclusion,...vont favoriser une extension des demandes d’intervention et en parallèle induire des restrictions budgétaires. C’est l’apparition de la « nouvelle question sociale » selon Donzelot7. Nous sommes alors dans une société qui est confronté à la fracture sociale : c’est l’émergence du monde des « sans ». Avec la décentralisation (1982) et donc de nouveaux modes de gestion, les travailleurs sociaux doivent composer avec de nouveaux partenaires : les élus. Tous ces nouveaux facteurs vont considérablement modifier le champ du travail social. A l’évidence, cette approche historique du travail social fait apparaître toute son ambiguïté : une recherche permanente d’un compromis entre la commande sociale et le client, en balance permanente entre l’impuissance et l’activisme, la révolte ou la résignation, en quête perpétuelle d’identité : notre modèle est en crise. 1-2- Un métier « impossible ». Institutionnaliser massivement le travail social peut apparaître comme un progrès pour les pouvoirs publics dans leur recherche d’un « mieux être dans le domaine social », mais en fait le fonctionnement du système a de plus en plus de difficultés à produire du lien social c'est-à-dire de la relation qui donne un sens à l’existence sociale et une place pour l’individu en son sein. Comme en témoigne l’approche du travail social, les travailleurs sociaux (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, animateurs,...) sont présents à divers niveaux : ils interviennent dans des associations, des organismes publics, parapublics, des collectivités locales, sous la tutelle de l’Etat. Ils interviennent partout où il y a nécessité de créer ou de restaurer du lien social. Ils sont reconnus pour l’importance de 7 DONZELOT J., op. cité, 1984 15 leur action mais mal identifiés par leurs multiples statuts, fonctions ou dénominations avec pourtant, comme point commun, la pratique relationnelle et l’exercice de la parole. Un processus de professionnalisation paraissait inéluctable, or l’appel aux bénévoles revient en force pour qu’ils interviennent, souvent efficacement, sur le front des nouvelles crises sociales (insertion, hébergement d’urgence, centre d’écoute téléphonique, sida...) ; ainsi, peu à peu, se trace une ligne de partage entre le front et l’arrière, entre les « intervenants » au contact direct et les autres ; caricaturalement, au front, les moins caractérisés par un statut ou une qualification précise (que l’on nomme peu à peu les « intervenants sociaux »), à l’arrière, les travailleurs sociaux. A partir des années 80, la promesse d’une intégration durable et juste se réduit considérablement ; les intervenants sont désenchantés et leur anticipation de l’avenir devient difficile. Un modèle en crise, crise identitaire que viennent notamment aggraver les mutations sociales de ces dernières années : - La paupérisation d’une part importante de la population, en grande difficulté d’insertion. La loi de lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998 (ces exclusions représentant un risque pour la paix sociale) montre, lors de sa première évaluation, des effets positifs mais aussi, de même, le chemin restant pour que ces personnes cessent d’être des citoyens invisibles. - La dégradation des situations sociales qui font émerger notamment toutes les formes de violence (en milieu urbain ou scolaire). - L’émergence de nouveaux acteurs qui vient impacter la structuration des métiers du social. - La promotion commerciale des services aux personnes qui substitue progressivement aux missions historiques du travail social, une « logique marchande libérale ». Ces logiques « budgétistes » tentent de stimuler et de manipuler les sentiments philanthropiques de chaque citoyen pour atténuer le rôle du travail social professionnel. 16 Le travail social peut s’apparenter au mythe de Sisyphe, qui sans cesse doit recommencer les mêmes actions et n’espérer d’évolutions, dans le meilleur des cas, qu’à long terme. Chargé de réguler les effets négatifs des sociétés, fonction de plus en plus complexe et critiquée, le travail social doit, comme le souligne P.Bourdieu8 : « compenser, les effets et les carences les plus intolérables, sans disposer de tous les moyens nécessaires de la logique de marché ». Dans ce nœud, l’activité des travailleurs sociaux est génératrice pour eux de souffrances et d’incertitudes, ces métiers qui incluent une relation humaine apparaissent comme des métiers “impossibles”. 1-3- Une identité en crise. La personnalisation, l’identité personnelle et professionnelle du travailleur social est une construction savante et fragile composée de plusieurs éléments structurants en interaction dont notamment : son histoire familiale, sa formation initiale, les conditions d’exercice de son métier et ses engagements sociaux (syndicaux, politiques, associatifs, ...) d’où de nombreux paradoxes entre la commande faite par la société au travail social et l’idée qu’il se fait de sa fonction et ses conditions de réalisation. Ainsi les travailleurs sociaux se trouvent placés dans une double contradiction, voire une « injonction paradoxale » comme l’évoque J.N. Chopart9 entre les exigences de plus en plus politiquement ciblées des décideurs et gestionnaires et les pressions accrues de l’environnement et des usagers. Nous pouvons avancer que ce tiraillement, ce grand écart quotidien peutêtre source d’une crise de son identité, de sa personnalité : intimement, il peut se sentir incapable d’assumer sa fonction ; professionnellement, il remet parfois en cause ses compétences et son institution. Plusieurs postures s’offrent à lui : se cacher la situation pour tenter de préserver un semblant de l’équilibre construit ; se mettre en retrait « loin du pouvoir ou 8 9 BOURDIEU P., « La misère du monde », Seuil, Paris, 1993. CHOPART J. N., « Les mutations du travail social », Dunod, Paris, 2000. 17 dans de forts investissements extérieurs »10 ; fuir vers d’autres structures, d’autres univers professionnels ou des formations ; ou enfin s’engager, notamment dans la lutte sociale. La formation peut donc apparaître comme une opportunité, par la recherche de connaissances théoriques, techniques ou pratiques (mais souvent parcellaires) pour enrichir leurs moyens d’actions, leurs moyens d’analyse mais aussi modifier leur position sociale. C’est, en partie tout au moins, à cette demande que devait répondre la mise en place du DSTS à l’université en 1978. 1-4- Travail social et formation. La formation des travailleurs sociaux, notamment pour la qualification initiale, est peu à peu passée d’une conception centrée sur de la profession à une conception orientée vers l’acquisition de compétences objectives (l’une n’excluant pas forcément l’autre). La dimension éthique et méthodologique indispensable à tout métier relationnel a remplacé progressivement l’idée de vocation, de dévouement désintéressé ; nous sommes passés à une volonté de justice sociale s’appuyant sur une professionnalité justement reconnue. La mise en place, entre autres, du DSTS en 1978, outre de réels enjeux économiques dans la formation permanente, a mis un terme à un système auto perpétué des formations initiales dans les écoles professionnelles, d’initiation par les pairs uniquement, d’une auto définition légitime des métiers. L’attrait de la certification universitaire au moment même où est constatée une dévaluation des titres, se généralise car ... « avec le diplôme, on n’a presque rien, mais sans diplôme, on n’est rien du tout »11. Cette constatation paradoxale semble intériorisée par l’ensemble des travailleurs sociaux, conscients que la voie royale de l’excellence passait par l’enseignement supérieur, un sommet. 10 11 SAINSAULIEU R., « L’identité au travail », 1997. PASSERON J.C., « L’inflation des diplômes », Revue de Sociologie Française, 1982. 18 « Le titre est un capital symbolique juridiquement garanti ...une sorte de règle juridique de perspective sociale garantie comme un droit, un capital symbolique institutionnalisé, légal. »12. Il a une valeur symbolique pour tous et de manière incontestable, il est donc un instrument social de légitimation. Nous nous proposons dans le chapitre suivant d’étudier le cadre de la Formation Professionnelle Continue (FPC) dans lequel s’inscrit le DSTS. 12 BOURDIEU P., revue Actes de la recherche en Sciences Sociales, n° 43, 1982. 19 Chapitre 2 : La formation professionnelle continue. Qu’une personne, passé « l’âge scolaire », consacre du temps à une activité de formation est aujourd’hui culturellement admis malgré de nombreuses inégalités, mais un détour historique est nécessaire pour mieux appréhender cette nouvelle réalité. 2-1- Au travers de l’Histoire. Cette idée est plutôt ancienne puisque on peut la retrouver chez Platon (Les Lois) : « L’éducation…que chacun doit toujours faire au cours de sa vie selon son pouvoir », dans le Coran : « du berceau à la tombe », ou encore chez Aristote qui accueillait le soir dans son Lycée… mais cela restait réservé à des minorités13 . Avant la révolution industrielle, la transmission des savoirs professionnels était l’apanage de l’artisanat à travers le compagnonnage issu des traditions corporatistes. Ce modèle, en place depuis le XIV ème siècle, ne résistera pas à la liquidation des corporations menée par la révolution de 1789 (l’énoncé de Talleyrand et la loi Le Chapelier de 1791). C’est pourtant d’elle que viendra le principe de l’éducation permanente essentiellement à travers le rapport Condorcet (avril 1792 : « Nous avons observé que l’instruction ne devait pas abandonner les individus au moment où ils sortent des écoles, qu’elle devait embrasser tous les âges, qu’il n’y en avait aucun où il ne fut utile d’apprendre… »,…« Une formation poursuivie pendant toute la durée de la vie... », afin « d’assurer la facilité de conserver leurs connaissances ou d’en acquérir de nouvelles »)14. Il fut peu appliqué et se résumera à la création de grandes écoles (Polytechnique, les Mines, les Ponts et Chaussée,...), du CNAM... La masse des salariés, illettrés et d’origine rurale, est totalement tenue à l’écart. Durant tout le XIX ème siècle, la formation professionnelle est inséparable de l’instruction du peuple, centrée sur la lutte contre l’illettrisme (57,9% de la population en 1827,38% en 1845, 4% en 1900, 3% en 1914). En 1808, par décret 13 Ss la dir. CARRE P. et CASPAR P., « Traité des sciences et techniques de la Formation », Dunod, Paris, 2004. 14 DUBAR C., « La formation professionnelle continue », A. Colin, Paris, 1991. 20 impérial, Bonaparte crée l’Université de France, axée essentiellement vers le Droit, la Médecine et la Théologie (suite de la loi de 1802 sur l’instruction publique). Pour mémoire, c’est entre 1881 et1882 que les lois scolaires de J.Ferry imposent les principes de laïcité, de gratuité et le caractère obligatoire de l’enseignement primaire. Au début du XX ème siècle, la formation des adultes se développe avec pour objectif la promotion professionnelle. En 1919, la loi Astier (« charte de l’enseignement technique ») institue les cours professionnels obligatoires pour les apprentis avec le CAP (financés par 0,2% de la masse salariale) ; en 1926, les BP (Brevets Professionnels de perfectionnement) suivis en dehors du temps de travail (mais peu mis en place avant 1950). Juste avant la seconde guerre mondiale, l’Université populaire commence à voir le jour. Mais il faut attendre l’après-guerre pour que s’édifie et s’unifie l’enseignement technique et professionnel autour d’institutions qui en sont encore aujourd’hui les piliers - tels que les centres de formation professionnelle ancêtres des centres d’apprentissages ou les cours professionnels devenus collèges d’enseignement technique (CET) puis lycées d’enseignement professionnel (LEP) et enfin les lycées professionnels (LP). De 1948 à 1954, c’est un premier décollage décelable de la “promotion supérieure du travail” (PST) notamment par l’ouverture de centres régionaux du CNAM (1952) et la création dans des universités d’Instituts de promotion supérieure du travail (IPST), d’examens d’entrée en faculté pour les non bacheliers (novembre 1956) et le développement de formations syndicales. Des initiatives qui s’amplifient parallèlement à la croissance économique des années 60 mais sont freinées par le faible niveau de formation initiale. De 1959 à 1971, nous allons passer de la promotion sociale à la formation continue. La loi Debré (31/07/59), sans nouvelles institutions, anticipe les principes fondamentaux de la future politique de « formation professionnelle continue » (FPC) : aide de l’Etat aux stagiaires (prémices du congé formation), conventionnement entre l’Etat et les centres de formation, et coordination de la politique de promotion sociale. Avec le IV ème plan (66-70), conjointement au développement important de la formation initiale (école obligatoire jusqu’à 16 ans,...), la formation professionnelle devient « un moyen essentiel d’une politique active de l’emploi ». C’est dans ce cadre que la loi d’orientation des Universités (loi Faure du 12/11/68) préconise que la formation des adultes constitue l’une de ses missions fondamentales : « quel que soit 21 son âge, son milieu social, sa profession, chacun doit toujours être mis en mesure d’accroître ou de renouveler ses connaissances afin de bénéficier de toute promotion correspondant à ses capacités »15. Mais jusque là, il s’agissait d’initiatives empiriques et personnelles, abandonnées au seul bon vouloir de chacun et ne bénéficiant d’aucune facilitation officielle. Suite au mouvement social et aux grèves du printemps 1968, aux « accords de Grenelle » (négociation entre les partenaires sociaux), la loi de 197116/07/71- (à l’initiative de J. Delors, alors Commissaire au Plan) met en place un réel cadre juridique de la FPC avec la reconnaissance du droit à la formation de tous les salariés, l’obligation de participation des employeurs au financement de la FPC (0,8% de la masse salariale en 1972 à 1,5% en 1993) et voit l’apparition des Congés Individuels de Formation (CIF). La loi de 1984 (24/02/84) finit de donner une certaine cohérence structurelle à la FPC. Issu du « dialogue social européen » du 28 /02/2002 dans le cadre d’ « actions pour le développement des compétences et des qualifications tout au long de la vie », un « accord national interprofessionnel » (ANI) du 22/11/03, a amené une nouvelle loi le 04/05/04 (loi n°2004-391), introduisant le droit individuel de formation (20 heures par an cumulables sur 6 ans) « en liaison avec l’entreprise », mettant l’accent sur le salarié « acteur de sa formation et de son évolution professionnelle » et coresponsable de son employabilité,... Cette réforme ne modifie pas les fondements de la FPC mais accentue la décentralisation et donc les compétences des Conseils Régionaux. D’autre part, pour voir s’ouvrir les Universités à la mission de formation des adultes, il faut attendre 1972, ce qui sera une réelle rupture avec les pratiques professionnelles des universités orientée jusque là vers les jeunes. Des attitudes différentes vont s’élaborer vis à vis d’un public riche d’expériences professionnelles et de vie, vis à vis des recherches de financement extérieurs spécifiques indispensables pour exister et vis à vis enfin de son rapport aux savoirs. La loi relative à la reconnaissance d’acquis professionnels (12/07/92) aura un effet facilitateur pour l’entrée à l’Université de ces adultes. 15 DUBAR C., op. cité, 1991. 22 Ce n’est qu’en 1973, par le biais de Centres de Formation et de promotion professionnelle, que les travailleurs sociaux auront accès à l’Université à partir de leur diplôme professionnel (en 1975 à l’Université Toulouse le Mirail : « licence et maîtrise de sciences sociales appliquées au travail »). 2-2- La FPC : pour quels publics ? L’idée de seconde chance est étroitement liée à la formation continue depuis ses origines avec une volonté d’effet compensatoire. Malgré cela, depuis 30 ans et les lois de 1971, la FPC reste très inégalitaire, les enquêtes montrent qu’elle a majoritairement bénéficié aux salariés les plus qualifiés, ayant déjà une bonne formation initiale, c'est-à-dire souvent supérieure au baccalauréat ou tout au moins, dans des branches ou secteurs professionnels en développement, des diplômes élevés et bien intégrés dans des entreprises importantes d’un secteur en développement. Certaines catégories d’adultes sont, de fait, exclues de la formation continue par leur seule position sur le marché de l’emploi d’où des politiques de l’Etat vers les « publics prioritaires ». D’autre part, exception faite de cas particuliers (par exemple, des adultes ayant commencé une formation initiale et échoué au diplôme dans leur jeunesse) plus nous montons dans le niveau des diplômes et plus les taux d’accès à la formation postscolaire sont élevés : de 40% pour les diplômes d’écoles d’ingénieurs, nous passons à 5,7% pour les « primaires sans diplôme » (1977). Une analyse des trajectoires sociales et professionnelles tendrait à montrer que la formation continue s’inscrit prioritairement dans des biographies marquées d’une mobilité sociale professionnelle ascendante ; les autres ayant relativement peu accès à la formation. L’impact de la « théorie de la reproduction » initiée par P. Bourdieu et JC. Passeron16 a débordé la sociologie de l’éducation pour s’étendre à la formation professionnelle, initiale et continue. Une certaine inégalité entre les hommes et les femmes persiste, relevant tout autant des différences de carrières que des modes de gestion de la formation dans 16 BOURDIEU P. et PASSERON JC. , « La reproduction », Ed. De Minuit, Paris, 1970. 23 l’entreprise : elles étaient 36% pour 64% d’hommes en 2000. La formation est plus souvent liée à une mobilité ascendante chez les hommes alors qu’elle est plutôt liée à une période de chômage ou une reprise d’activité chez les femmes. De plus, la FPC concerne surtout des jeunes de 25 à 30 ans, au delà de 40 ans, le taux s’effondre et au-delà de 50 ans, il est négligeable. 2-3- Stratégies et motivations à l’engagement en FPC. Les motivations jouent, en effet, un rôle essentiel dans la formation et sa réussite. Les adultes (de 40 à 50 ans) sont au « mitan de leur vie ». Ce mitan de la vie évoque des repères souvent imaginaires et comporte donc un caractère quelque peu mythique avec son ambivalence. C’est le moment existentiel où il y a chez l’adulte, déplacement de la perspective du temps déjà vécu par rapport à celui restant à vivre. C’est la période des réévaluations en jetant un regard sur les réalisations, en appréciant les parcours, ce qui a été fait ou non fait. Ce mitan peut prendre la forme de transition ou de crise d’autant plus fortes qu’inscrites dans un parcours biographique. Nous reviendrons sur cette notion au chapitre 3-3. Nous comprenons donc, comme le souligne C. Dubar17, que toute motivation à se former résulte d’une articulation d’exigences « externes » liées à une situation et d’aspirations « objectives » de l’environnement et d’espoirs « subjectifs » de la personnalité. Elle s’inscrit dans un double mouvement d’anticipation des résultats professionnels immédiats et d’effets culturels à plus long terme. Elle s’articule entre les exigences d’une situation socioprofessionnelle et les caractéristiques d’une trajectoire socioculturelle. Ainsi, nous trouvons : 17 DUBAR C., Idem. 24 * La formation « thérapeutique » qui caractérise des situations de rupture sociale, d’accident biographique ou de crise professionnelle impliquant une atteinte à l’identité personnelle. Elle signifie une reprise possible de confiance en soi et une chance d’intégration à ce nouveau groupe. L’expérience de la formation semble offrir une parenté symbolique et une fonctionnalité sociale pour raccommoder leur existence, ce peut être le pari narcissique d’être leur propre chef d’œuvre. * La perspective d’une promotion interne ; elle se heurte à deux obstacles de taille : le nombre de postes disponibles à l’échelon supérieur et des promotions rarement liées aux seules formations suivies (nombre de promotions précèdent l’entrée en formation). Il n’existe donc pas forcément de lien entre formation et promotion, ce qui peut induire une certaine déception. * La formation reconversion professionnelle : majoritairement chez les chômeurs (qui sont alors confrontés à une contradiction entre une logique d’emploi dominante et une logique de formation dominée), ou une reconversion préventive sans rupture du contrat de travail (vécue comme une transition positive). * L’ambition d’une promotion sociale externe qui apparaît dans des trajectoires de « déclassement social » par rapport à la famille d’origine, le conjoint ou l’environnement social, mais aussi dans des trajectoires de « déclassement scolaire », d’emplois déqualifiés (mais les chances de promotions sont aujourd’hui faibles). De fait, il s’agit d’une aventure et rares sont ceux qui arrivent au terme. * La formation « recyclage » continue : un recyclage professionnel qui fait partie de la définition même de leur fonction (se tenir au courant étant une condition de survie professionnelle). Mais elle suppose une formation initiale longue (ingénieurs, chercheurs, cadres supérieurs, enseignants,...). Si nous pouvons constater une pluralité de motivations, il n’en existe pas moins une multitude de combinaisons possibles entre elles. 25 2-4- Le DSTS et la FPC18. Cette formation n’est effectivement possible que dans le cadre d’une formation continue. L’histoire de l’entrée des travailleurs sociaux à l’université date de 1973 avec la création du Réseau interuniversitaire de formation de formateurs : travailleurs sociaux (le RIFF), qui crée un Centre de formation et de promotion professionnelle dans le cadre d’une Convention signée avec le ministère de la Santé publique et de la Protection sociale, en novembre 1973. Il sera à l’origine de la naissance en 1976 d’un premier diplôme d’état de niveau II spécifiquement destiné aux travailleurs sociaux : une Maîtrise de sciences sociales appliquées au travail. En 1978, le ministère de la Santé publique et de la sécurité sociale crée le Diplôme supérieur en travail social (DSTS) avec le souci de former les cadres du travail social capables de mettre en œuvre une « politique d’action sociale novatrice ». Pour ce diplôme, il va agréer des centres de formation professionnelle (demandeurs de ce diplôme) et les universités précédemment engagées d’où vont émerger certaines coopérations. Par l’organisation même de son dispositif de formation, ce diplôme va concrétiser une certaine rupture avec les logiques corporatistes et permettre le décloisonnement de ces professions sociales. Durant une vingtaine d’années, le DSTS va connaître des fortunes diverses, des développements disparates suivant les régions, des contenus multiformes qui vont rendre sa reconnaissance d’autant plus difficile. En 1998, une réforme va prendre en compte ces divers éléments et imposer une collaboration entre universités et centres de formation, ainsi qu’une articulation avec une Maîtrise universitaire, « ainsi, le DSTS atteste les compétences acquises dans les domaines de la connaissance et de l’expertise des politiques sociales, de la conception, de la mise en œuvre et de l’évaluation des projets d’intervention sociale, du management des services et de l’encadrement des équipes, et de la méthodologie de recherche » (Annexe à l’arrêté du 23 mars 1998). L’université, comme le souligne P. Sanchou 19 , « en tant que lieu de formation tient sa spécificité de l’articulation entre la production du savoir et sa transmission ». Pour cela un choix pédagogique est affirmé : « la mise en œuvre d’une 18 19 Voir annexe II : quelques données statistiques sur le DSTS. SANCHOU P., « La formation des cadres du travail social », revue Vie Sociale n° 2, 2003. 26 recherche articulée à une question professionnelle constitue le moyen privilégié de formation et de structuration de la personne confrontée à un changement de statut ». Le DSTS est un parcours singulier et difficile, fait de retour sur soi, de dépassements, de confrontation à l’écrit (souvent délicate pour les travailleurs sociaux), d’expositions. Cette formation universitaire implique une certaine démarche intellectuelle, un apprentissage de la rigueur de l’argumentation et de la démonstration, un travail de distanciation, une mobilisation de compétences nouvelles, un processus de trans-formation, un changement de position (pour devenir cadre ou formateur) et des réajustements personnels. Pourtant le DSTS s’avère à l’expérience sans garantie de promotion comparable au CAFDES (reconnu et conduisant à une fonction de cadre) : les employeurs peinent à le reconnaître, hormis peut-être pour les assistantes sociales du secteur public, et le diplôme renforce des compétences propres aux fonctions d’encadrement sans en donner le titre, son statut est ambigu, comme le souligne E. Dugué (« fonctions d’encadrement et formations supérieures dans le secteur social » Rapport du CNAM). Si nous avons pu montrer toute la pertinence de cette formation, elle semble aujourd’hui grandement menacée (voire appelée à disparaître) avec, notamment la mise en place du Diplôme de cadre de proximité, le CAFERUIS (Certificat d’Aptitude aux Fonctions d’Encadrement et de Responsable d’Unité d’Intervention Sociale), les nouvelles normes européennes selon le schéma LMD (avec disparition de la Maîtrise) et de multiples DESS qui permettent de qualifier les travailleurs sociaux : aura-t-elle les ressources et la puissance nécessaire pour cette lutte ? De même, elle est menacée par l’arrivée sur le secteur de jeunes spécialistes en management des organisations. Pourtant cette formation est une des plus recherchées par les travailleurs sociaux. Nous avons abordé la lente mise en place de la FPC, ses enjeux passés et présents, les publics et leurs motivations, la spécificité du DSTS, il nous semble nécessaire de mieux appréhender ces adultes en reprise d’études. 27 Chapitre 3 : Vie adulte et formation permanente. L’actualisation et le développement de la formation permanente dès les années 70, vont conduire à s’interroger spécifiquement sur la vie adulte. Nous verrons qu’elle est complexe et multiforme, tout en laissant de côté les évidences et les normes qui fondent cette notion. Ces adultes ont quitté l’univers de l’enfance balisé par quelques certitudes pour aborder des itinéraires incertains vers l’autonomie, encadrés par une forme d’insertion ou pas d’insertion identifiable. Nous nous trouvons donc « en face d’une effective mutation sociale et culturelle du statut de l’adulte confronté à une crise de l’insertion et de la mobilité, à une absence de repères, à un allongement de l’existence, à une mise en cause de son identité »20. 3-1- Adulte : une notion en transformation. Peu employé au XIXème siècle, lui préférant des expressions telles que l’ « âge mûr », l’ « âge viril », la notion d’adulte était, jusqu’à la fin des années 50, identifiée à l’âge de la majorité comme norme de référence. Mais dans les années 60, face aux différents changements sociotechniques qui l’assaillent, cette notion glisse d’un repère normé dans le temps (enfance/retraite) à une pensée de l’inachevé et de l’autonomie : l’adulte en perspective, une définition optimiste et dynamique du développement adulte (à l’apogée de la société industrielle des années 70). Avec la culture post-moderne et le passage d’une société centrée sur les processus de production à une société valorisant les échanges communicationnels, cette société avec ses informations multiples, ses codes, ses réseaux, place l’adulte face à une 20 BOUTINET JP., « L’immaturité de la vie adulte », PUF, Paris, 1998. 28 incertitude radicale quant à son avenir, un brouillage dans ses repères identitaires et le laisse seul face à lui-même. Nous serions ainsi passés de l’adulte mûr des années 60 à l’adulte en maturation des années 70-80, pour arriver à un « adulte immature courant derrière ses projets »21 aujourd’hui. La vie adulte : une histoire personnelle. L’expérience d’un itinéraire évoque toujours un échantillon représentatif, certes modeste, de la condition humaine, avance Boutinet JP22 : elle se concrétise par une certaine façon d’être au monde, de lire les événements et d’y réagir, de chercher à s’émanciper de situations ou bien de sombrer. Partiellement verbalisée, elle n’est jamais terminée mais limitée par les contraintes actuelles et une fin inéluctable plus ou moins niée. D’une singularité certaine, elle « compose paradoxalement avec des marques de socialisation elles-mêmes de plus en plus déterminantes lors de l’avancée en âge »23. Il ne s’agit pas de caractériser chaque histoire de vie adulte mais plutôt de les rapprocher pour tenter de les classer afin de dégager une trame, un fil conducteur. Si les individus ont eu par le passé le souci de trouver et préserver une place, ils sont aujourd’hui dans la construction d’un itinéraire de vie qui impliquera une mobilité redoutée. 3-2- Crises et transitions. L’adulte vit une relation ambivalente avec la mobilité : désirée face à une organisation du travail dont le caractère répétitif et contraignant devient de plus en plus insupportable, et crainte à cause de la fragilité due aux mutations économiques. D’où, dans une attitude volontariste, la nécessité de créer un itinéraire possible de changement, notamment par le biais de la formation. 21 Idem. BOUTINET J.P. in « Traité des sciences et des techniques de la formation », dir. CARRE P. et CASPAR P., Dunod, Paris, 2ème éd. 2004. 23 BOUTINET JP, Op. cité, 2004. 22 29 Cette lecture de la mobilité tant objective que subjective, génère des périodes de développements chaotiques, qui exigent une organisation en cycles de vie « autour de phases d’ajustements, d’expansion, d’apogées, de remises en question, de repli, de nouveaux redéploiements… »24. Des cycles de plus en plus irréguliers et imprévisibles, loin des étapes que constituait tout calendrier biographique, qui sont par là- mêmes sources de crises. Le phénomène de crise exprime une incertitude existentielle à gérer. Cette transition vise à aménager une expérience de discontinuité sur un trajet et impose « un deuil à vivre pour franchir un seuil existentiel »25 . Si la transition est imposée par les événements, non anticipée, elle peut déboucher sur une crise, l’individu se trouvant en position de vulnérabilité. A l’inverse, la transition anticipée préparera l’individu à une prévention de la crise. 3-3- Temporalité : le mitan de la vie. Dans une dynamique de la vie adulte nous pouvons distinguer trois périodes contrastées : « celles du jeune homme, du mitan de la vie et de l’adulte accompli »26 : * En fin de formation initiale, souvent longue, le jeune adulte va vivre une période d’insertion provisoire sociale et professionnelle, processus de maturation et d’actualisation des potentialités, parfois rendu difficile par le contexte de notre société post-industrielle. * Le mitan de la vie : c’est le « moment existentiel, approximatif dans ses délimitations chronologiques, à partir duquel, chez l’adulte, il y a déplacement de la perception du temps, allant du temps déjà vécu vers le temps restant à vivre »27. Ces adultes, après plusieurs décennies, en viennent à éprouver un sentiment ambivalent d’expérience et de lassitude mais peuvent être prêt à un nouveau départ plein d’espoir. 24 Idem. Idem. 26 Idem. 27 BOUTINET JP, op. cité, 2004. 25 30 Un mitan plus psychologique qu’arithmétique, situé vers la seconde moitié de la vie, il est ce temps des réévaluations des différents parcours, l’évocation de la retraite, l’éventualité de la mort. Ces personnes prennent acte beaucoup plus qu’avant du temps limité : « le temps leur est désormais compté ». « Ces différentes évocations selon les circonstances sont susceptibles de conduire à une vive appréhension, voire à un sentiment d’angoisse »28. Ce mitan prendra la forme d’une transition pour les uns ; de crise pour les autres, d’autant plus forte qu’elle sera associée à des problèmes identitaires. * Enfin, l’adulte accompli, au-delà du mitan, a pu se construire au travers de situations vécues très contrastées : pour les uns, une intense satisfaction et de l’enthousiasme ; pour les autres, remords, regrets, nostalgie voire résignation. Il commence à percevoir un possible désengagement par la retraite, le sentiment d’une mise à l’écart professionnel, de la mort. 3-4- Conclusion : de nouveaux défis. Dans ce nouveau contexte civilisationnel et culturel, la vie adulte se trouve confrontée à de nouveaux défis : - Face au mythe de la jeunesse, l’adulte est mis à l’épreuve de son propre vieillissement et doit se libérer du tabou de l’âge. - En mal de reconnaissance, il est bien souvent en souffrance identitaire, c'est-à-dire une estime de soi fragilisée : il ne se reconnaît plus dans son identité pour soi et il ne se sent plus reconnu dans son identité pour autrui, comme le remarque Dubar C.29 - Il est en permanence poussé aux limites de lui-même, mis à l’épreuve avec des effets inattendus : déstabilisants ou structurants. 28 29 Idem. DUBAR C, « La socialisation », A. Colin, Paris, 1991. 31 - Il ne peut survivre que s’il campe dans une position de perpétuel apprenant, en apprentissage permanent, en devoir de retraiter ses problèmes cognitifs, principalement par le biais de la formation permanente. Nous avons abordé la FPC et le DSTS qui s’y inscrit, ainsi que la notion de vie adulte, mais nous ne pouvons faire l’économie de l’approche des notions de qualification et/ou de compétence qui traverse nos sociétés actuelles et viennent logiquement traverser la FPC. 32 Chapitre 4 : Qualification/compétence : opposition ou articulation ? Le travail social peut être considéré comme un travail de médiation, mais ayant pour but essentiel d’infléchir les comportements individuels et collectifs afin de favoriser l’épanouissement du lien social. Il n’a pas pour objectif exclusif les personnes ou les groupes déviants, les exclus, les précaires à amener vers la norme dominante mais aussi la société dans son entier pour l’aider dans sa capacité d’inclusion, à assouplir ses raideurs, à mesurer ses exigences, ...c’est bien le travail délicat dévolu au travailleur social ; loin d’une volonté de mise au pas ou, par désespérance, de fuite de l’ordre établi au profit de ses bénéficiaires. Il devrait jouer un rôle d’expertise auprès des institutions (notamment les services des conseils généraux, les préfets, les élus locaux, ...) afin de faire évoluer leurs visions parfois quelque peu naïves. Or, depuis vingt ans, pour des raisons externes (cf. les mutations sociales : réapparition de la pauvreté, la décentralisation, les nouvelles politiques publiques et la mobilisation de la société civile, ...) mais aussi internes (par la faiblesse de sa propre organisation et son peu d’indépendance technique, le travailleur social n’est pas en mesure de s’imposer comme maître de la crise) le doute s’est installé quant à la nécessité et aux résultats de certaines solutions professionnelles en matière d’intervention sociale, ce qui a induit l’apparition de « nouveaux métiers » . Parallèlement, le retour des bénévoles, essentiellement recrutés sur leur capacité à mobiliser certaines compétences supposées, s’est accentué et vient menacer, les qualifications professionnelles du champ. 4-1- De la qualification à la compétence. Jusqu’aux années 80, les titres acquis valaient alors comme présomption de compétence ou de qualification, des termes alors interchangeables. Il s’agissait de savoir-faire présupposés, dispositions permettant l’embauche, signe d’inscription dans la carrière des métiers sociaux. 33 L’histoire du travail social montre clairement, comme nous l’avons vu chapitre 1, que l’approche par la salarisation des intervenants sociaux s’est substituée à la philanthropie et au bénévolat. L’apparition puis la prégnance de la notion de compétence, ces dernières années, est surtout inspirée par le monde de l’entreprise mais aussi par les politiques d’insertion (mise en cause des titres vers une nouvelle adaptation aux besoins). Emboîtant le pas au patronat lucratif, dans une logique libérale, les dirigeants publics ou associatifs se sont inscrits dans cette logique. Dés lors, la qualification ne serait qu’une référence statistique dépassée et la compétence, un outil de la qualité proche du terrain. Qu’en est-il réellement ? 4-2- La qualification. La reconnaissance sociale ne se comprend qu’en référence à la représentation sociale d’un métier, par rapport à la question de la rémunération et de la qualification. La qualification traduit la division sociale du travail dans notre société, les rapports de pouvoir ; elle est un des éléments qui définissent les rapports travailleur / employeur. « La qualification professionnelle est au centre du système de classification servant à établir une hiérarchie sociale, légitime et légale entre groupes de salariés »30, et repose toujours sur l’assimilation de connaissances (savoirs formalisés, généralisables, transmissibles et reconnus) en orientant ces connaissances vers des situations professionnelles types. Comme le souligne C. Dubar : « la qualification est une notion collective qui résulte de négociation et qui aboutit à des compromis entre deux logiques: entre une logique gestionnaire de l’organisation, de sa performance, de son profil, et une logique de la valorisation professionnelle, statutaire, de la protection des salariés contre les aléas économiques du marché et de l’activité »31 . 30 31 ZARIFIAN P., « Objectif compétence : pour une nouvelle logique », Liaisons, Paris, 1999. DUBAR C., Idem. 34 Par là même, la qualification des intervenants sociaux constitue la condition d’une autonomie « relative », a contrario la déqualification serait la voie vers des intervenants peu efficaces. Si la qualification apparaît aujourd’hui comme une reconnaissance officielle des savoirs, «les déontologies professionnelles constituent des remparts utiles face aux dérives d’une marchandisation progressive du social »32, elle garantit aux usagers, dans une approche sociale fort complexe, des professionnels qualifiés et “compétents”. 4-3- La compétence. C’est dans les années 80 que le thème de la compétence apparaît dans les entreprises, pris en tant que modèle de gestion des ressources humaines comme un mode de jugement évaluatif autour de l’intelligence et non plus seulement des capacités corporelles ou techniques. Les entreprises, organisées sur un schéma taylorien, ne correspondent plus aux mutations technico-économiques de l’époque. C’est la découverte que la prise d’initiative apporte des solutions aux aléas des chaînes de production. La compétence est un ensemble de dispositions de l’individu à penser, sentir et agir ; des dispositions apprises et intériorisées, construites et appropriées (savoir, savoir-faire et savoir-être), mais aussi confrontées au jugement des acteurs sociaux parfois différents ou contradictoires. Enfin, elle est la construction de chacun en lien avec son histoire et son expérience. La compétence professionnelle consiste à faire face à des évènements de manière pertinente et experte ; elle appartient en propre à l’individu et non au poste de travail. Par tradition, le modèle opératoire où l’expérience est associée à l’ancienneté dans le poste de travail, s’oppose au modèle « événementiel ». 32 BERTAUX D. et SCHERET, 2000. 35 Selon P.Zarifian33, la compétence peut se définir par trois axes combinés : - Elle est la prise d’initiative et de responsabilité de l’individu sur des situations professionnelles auxquelles il est confronté d’où la nécessité d’espaces d’autonomie et d’auto mobilisation. - Elle est une intelligence pratique des situations s’appuyant sur des connaissances acquises et transformées avec d’autant plus de force que la diversité des situations augmente : c’est la dynamique perpétuelle d’apprentissage. - Elle est la faculté à mobiliser des réseaux d’acteurs autour de mêmes situations, à partager des enjeux, à assumer des coresponsabilités. Il y a, dans la logique de compétences, un risque évident à nier les appartenances sociales et professionnelles et de faire « comme si » les individus étaient issus de nulle part et agissaient hors toutes déterminations et appuis sociaux. D’où la question d’une recomposition des appartenances sociales et professionnelles qui est posée : en effet, reconnaître, par exemple, la compétence professionnelle des éducateurs spécialisés (à partir du concept de travail éducatif et/ou de soin) c’est les reconnaître comme groupe professionnel à part entière et désigner les espaces de coopération nécessaire avec les assistants sociaux, les psychologues, les rééducateurs, les secrétaires, les comptables,… mais aussi identifier la compétence originale ou originelle de chacun. Mais les compétences ne se mettent en œuvre et ne se développent que sur la base d’une mobilisation personnelle de l’individu, c’est-à-dire qu’il existe une dimension incontournable de motivation de l’individu. Ici, l’organisation doit donner des garanties à l’individu, sur l’aide pour ses projets et ses perspectives professionnelles et un soutien dans la mise en œuvre de ses capacités d’apprentissage et de confiance. En effet, une telle implication de l’individu nécessite une mise en danger, difficile et délicate où il prend le risque d’être incompétent. 33 ZARIFIAN P., Idem. 36 La notion de motivation touche en profondeur à la personnalité même de l’individu, il est question de lui et de son devenir et donc vient activer la question du sens : du travail et du sentiment d’utilité, des valeurs qui le conduisent, de l’éthique professionnelle ; et de son projet personnel. De ce fait, la compétence n’a jamais définitivement acquis sa légitimité et son efficacité, elle doit être réinterrogée face aux réalités incertaines et mouvantes. Chez les travailleurs sociaux, les qualités sociales ou personnelles, l’expérience du bénévolat, l’engagement militant, la « fibre » relationnelle peuvent souvent être convertis et mobilisés en compétences professionnelles. De même, pour les cadres du travail social, l’itinéraire personnel (social et/ou professionnel) peut être une clef de lecture importante : en effet, les compétences peuvent être des capacités personnelles importées de la sphère domestique (des rôles familiaux) ou publique (des engagements militants). 4-4- Le rapport entre qualification et compétences. Deux définitions importantes : les qualifications sont indépendantes du contexte (on les possède une fois pour toutes) et ont été l’objet de négociations collectives permanentes (cf. les conventions collectives). Au contraire, les compétences sont contextualisées et beaucoup plus l’objet d’évaluations individuelles que de négociations. La compétence fut bien souvent utilisée par les dirigeants d’entreprise comme une arme contre la qualification afin de dissocier statut et rémunération de la qualification ; un mode de management. Pourtant ce concept de compétence ne doit pas être abandonné, la qualification n’étant qu’un aspect de cette compétence : reconnaissance officielle d’une ou d’un ensemble de compétences par une institution socialement habilitée à le certifier. Dans sa signification sociale, la logique de compétence est plus encore fortement attachée à la logique de diplôme que ne l’est la logique du poste de travail. Le problème socialement posé, plus que la prise en compte des diplômes, est celui de leur 37 valeur dans les qualifications professionnelles et l’exclusion des non ou peu diplômés qui auront du mal à faire la preuve de leurs compétences. Autrement dit, les diplômes ne font certes que valider des acquisitions de connaissances, mais aussi pourtant, des acquisitions précieuses dans le domaine des compétences (compétences ressources et bases d‘attitudes) qui seront mobilisables. Dans le secteur social, les mutations (que nous avons abordées précédemment) qui tentent de répondre plus ou moins dans l’urgence, à la massification des besoins sociaux et socio-éducatifs, viennent interpeller les qualifications collectives tout autant que les compétences individuelles. Nous pouvons appréhender là un autre versant du malaise de beaucoup de travailleurs sociaux, plus tout à fait sûrs que leurs titres et diplômes leurs confèrent toujours légitimité et crédibilité . De plus, ces métiers du social (comme les enseignants d’ailleurs), professions non industrialisées, selon C. Dubar34, « ni professions à part entière, au sens anglo-saxon du terme, (comme les médecins et les avocats) ni occupations salariées ordinaires (comme les ouvriers et les employés) …constituent plutôt des « semi professions » fortement segmentées et régies à la fois par des règles bureaucratiques (le statut) et des modes de gestion hétérogènes et dépendantes des aléas des politiques sociales » . Ces semi professions dont la production n’est pas clairement objectivable par des critères incontestables et dont la technicité est indéterminée, vont être facilement l’objet de débat social dans cette période de mutation profonde, comme l’analyse A. Fino-Dhers 35. 4-5-Conclusion. Toute politique de qualification ne saurait se résumer à la formation initiale qualifiante et à la certification, comme le soulignent M. Chauvière et D. Tronche36, mais devrait intégrer la formation continue dans un souci d’adaptation et d’amélioration des compétences ; d’où l’importance d’une plus grande articulation entre les deux. 34 DUBAR C., revue Sociologie du travail n° 2. FINO-DHERS A., revue CQFD n° 2. 36 CHAUVIERE M. et TRONCHE D., « Qualifier le travail social », Dunod, Paris, 2002. 35 38 A ce jour, par exemple, aucune filière promotionnelle sérieuse (CAFDES, DSTS, DESS, écoles de commerce, …) n’est parvenue à s’imposer dans les fonctions de conseil, d’expertise, de pilotage, de maîtrise d’œuvre ou d’évaluation. D’autre part, le départ massif de personnels formés et diplômés (en 2007, 18% des travailleurs sociaux aura plus de 55 ans) va conduire à la disparition d’un pan entier d’expérience et savoir-faire lentement construit au cours de ces 40 dernières années, essentiellement compensé par des formations de niveau V (Aide médicopsychologique, AMP). Pourtant, le DSTS, notamment, se positionne bien dans cette période d’exigence nouvelle à l’égard des professionnels, d’attentes spécifiques. Il s’inscrit, aussi, de manières plus générales et plus larges, dans le domaine de la compétence. La formation se situe bien entre l’engagement professionnel et la construction de savoirs, comme outil de positionnement et de renforcement des compétences, de mobilité et de promotion professionnelle. 39 Chapitre 5 : Construction de l’objet de recherche. Contrairement à la psychologie du développement de l’enfant qui nous a appris que les stades de l’enfance étaient acquis, la vie adulte est faite de problèmes jamais résolus, de doutes répétés sur soi-même, d’ambitions trop élevées... L’adulte est constamment pris entre une approche positive des capacités qu’il sait avoir en lui et la conscience de l’ampleur des blocages indépassables. Chacun trouve ses modes d’action pour faire face à la « charge mentale » de notre société moderne, faite des responsabilités multiples de la vie professionnelle, de l’éducation des enfants, de l’adaptation à un univers social en perpétuelle mutation. Les âges de la vie ne se succèdent pas sans heurts. Apprendre à l’âge adulte ne va pas de soi, ne se forme pas qui veut, ne se forme pas n’importe qui. Intégrer des études universitaires, telles que le DSTS notamment, implique dans l’organisation de sa vie, pour l’adulte, une capacité de gestion de son existence. Si, comme l’analyse P. Bourdieu37, nous interrogeons les individus sur la signification de leurs actions personnelles, sur les motivations qui les induisent, sur le sens de leur engagement, ils sont toujours en mesure de fournir de « bonnes raisons » qui les justifient. Mais il convient d’être prudent quant aux significations que les individus donnent à leurs conduites. Elles ne sont certes pas fausses, mais toujours incomplètes. Il s’agit donc pour nous de porter notre regard sur ces adultes-étudiants dans leur engagement en formation : « Comment et pourquoi des travailleurs sociaux, ayant avancé en âge et en expérience, décident-ils de s’engager dans un processus de formation continue universitaire longue telle que le Diplôme Supérieur en Travail Social (DSTS) ? Quel sens, quelle fonction prend, pour eux, cette démarche ? « 37 BOURDIEU P., « Le métier de sociologue », 1968. 40 La reprise d’études universitaires revêt une dimension exceptionnelle, voire « anormale » : il n’est pas dans le cours des choses qu’un adulte après avoir construit sa vie personnelle et professionnelle, s’engage dans un tel cursus. Nous voulons donc interroger les situations qui encadrent ce retour, comprendre la nature de l’évènement (ou des évènements) qui perturbent le cours ordinaire de leur existence. Dans cette démarche, l’approche « ethnosociologique » par « récits de vie », conceptualisée notamment par D. Bertaux38, nous paraît un outil opérant pour mener notre recherche. Nous allons tenter d’en montrer l’efficience dans le chapitre suivant. 38 BERTAUX D., « Les récits de vie, perspective ethnosociologique », Nathan, Paris, 1997. 41 DEUXIEME PARTIE « Sens et fonctions de la reprise d’études » 42 Une hypothèse de recherche : Quel sens prend cette reprise d’études universitaires pour ces travailleurs sociaux dans leur vie ? Quelles fonctions sociales revêt-elle ? Quels éléments biographiques enclenchent un tel processus ? En effet, venir ou revenir dans un parcours universitaire long (3 ans) demande à chaque individu une mobilisation importante dans sa vie privée comme professionnelle. Il nous semble que cette démarche ne s’inscrit pas dans la même logique que les stages professionnels d’un « plan de formation » mais qu’elle s’origine davantage dans des logiques sociales de leurs trajectoires biographiques. Les motifs d’engagement des adultes en formation sont pluriels (se mêlant pour une combinaison singulière), ils sont contingents (un certain projet dans une certaine situation à un temps donné de la vie) et ils sont évolutifs. De plus, cette dynamique peut recouvrir plusieurs volontés : apprendre, s’approprier des savoirs, se cultiver : « J’avais une volonté de me poser des questions sur le travail social dans lequel je me pensais engluée…aborder une certaine culture » (Pauline, entretiens exploratoires), une injonction d’autrui : « une opportunité de mon boulot par la création de poste d’encadrement…avec une demande d’inscription dans une formation » (Marion, entretiens exploratoires), un « dérivatif » c’est-à-dire l’évitement de situations professionnelles : « j’avais un peu fait le tour de mon travail…les gosses, les collègues me fatiguaient… » (Pierre, entretiens exploratoires), ou d’acquérir des compétences avec un objectif professionnel précis : « cette formation pour réorienter ma vie professionnelle vers un travail de formateur » (Pierre), ou plus identitaire vers une reconnaissance symbolique par le diplôme : « j’avais envie d’une réussite scolaire car j’ai souffert de ne pas avoir le bac…je le cachais…alors avoir un diplôme universitaire… » (Emma), ou d’autres encore. L’identité sociale de l’individu, produit du rapport entre identité pour soi et de l’identité pour autrui selon Dubar39, peut être ébranlée, nous le percevons, 39 DUBAR C., « La socialisation », A. Colin, Paris, 1991. 43 notamment par le biais de l’identité professionnelle. Nous souhaitons donc interroger les situations qui conduisent et encadrent ce retour, comprendre l’évènement (ou les évènements) qui vient déranger le cours ordinaire de l’existence. « Il semble bien que la formation permanente soit pour l’acteur social souvent un lien et un moment de redécouverte de ses possibilités d’action dans l’ensemble de ses domaines d’investissements »40 . Nous formulons l’hypothèse selon laquelle : « Les travailleurs sociaux inscrits à l’université en formation continue mettent en œuvre des processus identitaires, une dynamique issus d’itinéraires singuliers personnels et/ou professionnels ». Afin de mettre en lumière les aspects biographiques de ce processus de retour aux études, nous nous appuierons sur une enquête par récits de vie. Dans leur espace temporel, dans leur histoire et dans leur trajectoire, nous aurons la volonté de saisir la dynamique du changement social qui est en jeu pour ces adultes. Ces entretiens biographiques doivent conduire à l’analyse des trois grands registres de l’expérience de ces sujets : l’histoire familiale originelle et présente, l’histoire du cursus scolaire et celle de la vie professionnelle pour appréhender les dynamiques biographiques qui constituent la trajectoire individuelle. Notre recherche étant axée sur le retour aux études au mitan de la vie, nous allons privilégier des individus débutant la formation DSTS, entre 35 et 45 ans, hommes et femmes et bien sûr travailleurs sociaux (éducateurs spécialisés, assistants de service social, éducateurs de jeunes enfants, …). Dans cette démarche, nous nous référerons aux concepts de l’ethnosociologie. 40 SAINSAULIEU R., revue Connexion n° 17, 1976. 44 « Le récit de vie est un outil d’historicité. Il permet au sujet de « travailler » sa vie. Raconter son histoire est un moyen de jouer avec le temps de la vie, de construire le passé, de supporter le présent et d’embellir l’avenir »41. 41 DE GAULEJAC V, « L’histoire en héritage », Desclée de Brouwer, Paris, 1999. 45 Chapitre 6 : Méthode d’observation et d’analyse. 6-1 - « Les récits de vie » : approche biographique. La plupart des existences, loin d’être des lignes droites, sont au contraire des lignes « brisées », ballottées au gré des évènements imprévus et incontrôlables. En introduisant en France l’ « approche biographique » D. Bertaux42 pose le thème central de la continuité de la vie (approche ethnosociologique). D’un côté, l’existence individuelle est l’histoire de la formation, de la constitution et de la transformation d’un sujet qui se pose comme tel dans le langage et affirme sa permanence et sa continuité. L’existence fait un tout que l’approche biographique se permet d’étudier alors que ces domaines sont souvent abordés séparément en sociologie (par ex. le travail, la famille, l’école et la famille, …). Cette perspective ethnosociologique présuppose que « les logiques qui régissent l’ensemble d’un monde social sont également à l’œuvre dans chacun des microcosmes ou mésocosmes qui le composent : en observant de façon approfondie un seul, ou mieux quelques-uns de ces derniers, et pour peu qu’on parvienne à en identifier les logiques d’action, les mécanismes sociaux, les processus de reproduction et de transformation, on devrait pouvoir saisir certaines au moins des logiques sociales du mésocosme lui-même »43 . Pourtant, il n’est pas simple d’affirmer cette continuité et ses effets de connaissance (effets qui pourraient se traduire par une méconnaissance, un masquage : je suis le même). D. Bertaux défend, contrairement à « l’Ecole de Chicago » à l’origine de l’approche biographique, une vision humaniste – l’existence est un tout, la vie est un tout -, l’idée selon laquelle si la vie d’un individu ne saurait être un objet d’étude sociologique, les « récits de vie » (comme « récits de pratiques ») peuvent éclairer des 42 43 BERTAUX D., « Récits de vie ou récits de pratiques », Cordes, Paris, 1976. BERTAUX D., « Les récits de vie », Nathan, Paris, 1997. 46 structures sociales et pointer des conditions d’existence dans une période sociale et historique donnée. « La vie » constitue un tout, un ensemble cohérent et orienté, qui peut et doit être appréhendé comme expression unitaire d’une « intention » subjective et objective d’un projet. P. Bourdieu44 se situe dans ce même esprit, la notion de « trajectoire se présente comme une série de positions successivement occupées par un même agent (ou un même groupe) dans un espace lui-même en devenir et soumis à d’incessantes transformations ». L’illusion biographique consiste à faire du sujet individu la source de déterminations qui en fait le façonnent ; il y aurait autant de sujets que de sphères de détermination sociale. Pourtant, cette approche, de l’avis même de Bertaux et Bourdieu, a ses propres contradictions, notamment le principe d’ « habitus » qui détermine une certaine continuité. L’approche par le biais de « récits biographiques » utilise des matériaux empiriques qui, de fait s’appuient sur des existences empreintes de continuité et de discontinuité. La « formation tout au long de la vie » fait certes partie d’une certaine continuité de la vie, à tout le moins professionnelle, pourtant la reprise d’études universitaires revêt bien un caractère exceptionnel et peu répandu : il s’agit bien d’un évènement extraordinaire, qui conduit à de larges réaménagements du cours de l’ « histoire ». La lecture de ce réaménagement est le nœud de notre réflexion : cette reprise est-elle une rupture ou s’inscrit-elle dans la continuité ? Autant de trajectoires que d’individus, prend-elle le même sens, a-t-elle la même signification ? Il importe donc de comprendre la nature de cet évènement dans le cours de la vie « ordinaire », évènement qui vient s’inscrire dans la relation triangulaire de la personne à autrui, et au monde extérieur, tout en conservant le fil de sa propre histoire. 44 BOURDIEU P., « L’illusion biographique », revue Actes de la recherche en Sciences Sociales, n° 6263, 1986. 47 A propos de cette notion d’évènement, « évènement biographique », M. Leclerc Olive 45nous conduit à interroger sur la nature et le statut de ce qui peut faire basculer le cours de l’existence. L’évènement est un changement, une perturbation dans un système relationnel triangulaire : la personne elle-même, les autres et la « réalité sociale ». Il convient donc « d’étudier comment cette relation complexe se défait et se compose lorsque des changements dans l’existence rendent difficile à satisfaire la double exigence de garder la face vis-à-vis des autres et garder le fil de sa propre histoire ». Pour elle, selon que l’évènement touche l’un des trois éléments, nous aurons quatre modalités idéales typiques : « l’action, l’accident, la rencontre et l’évènement dans le monde ». *L’action du sujet : elle est centrée sur la personne, le sujet est témoin-acteur, elle est une continuité. *L’accident : le sujet témoin-victime qui cherche à garder le fil, se situe davantage comme une rupture. *La rencontre : il s’agit de garder la face, d’un ajustement à un environnement proche. *L’événement du monde : touche la « relation au monde » à laquelle il faut faire face, à un ajustement à la société. Même si ces lectures s’imbriquent souvent, nous retrouvons dans cette construction de l’événement, l’idée de continuité et celle de discontinuité de la trajectoire individuelle analysées par Bertaux et Bourdieu. Elle en fait l’approche par le rapport des notions d’ « événements biographiques » et d’ « événements de la biographie » : le premier n’est pas prédictible, les second s’inscrivent dans le champ du possible, infléchissant la trajectoire. Le premier surprend l’individu, le déstabilise, l’agresse ; les seconds, certains plus importants que d’autres, laissent des traces, s’intègrent dans la continuité des trajectoires créant les conditions d’un cheminement, d’une inflexion. 45 LECLERC-OLIVE M., « Le dire de l’événement (biographique) », Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 1997. 48 Nous ne prendrons pas l’événement en tant que tel mais par le sens qu’il prend dans l’existence, sa conséquence, le processus de restructuration existentielle qu’il implique. La place et le rôle que les sujets entendent jouer dans un contexte donné déterminant les « événements de leur biographie » déclencheurs de changements. Dans les situations prédictibles, les évènements ne modifient pas fondamentalement la trajectoire du sujet mais y apportent seulement une inflexion, ce que P. Berger et T. Luckmann46 appellent une « conversion biographique » (une « alternation tiède »). D’autre part, dans les situations imprédictibles, ils avancent la notion de « ruptures biographiques », résultat de « chocs biographiques désintégrant la réalité massive intériorisée », des ruptures franches avec un ancien mode de vie. Ainsi, interroger les récits autour de la reprise d’études par continuité ou la discontinuité nous conduit à décrypter les traits forts de la dynamique dont ils relèvent. La confrontation de toutes les trajectoires a pour objectif de mettre en évidence la diversité des significations de pratiques, à première vue identiques. L’université se présente comme un espace de formation, de transformation identitaire où l’individu va trouver une structure, un savoir, un langage et un groupe humain qui rendent possible une resocialisation. Ces notions d’ « événements biographiques », de « conversion » et de « rupture » doivent nous permettre d’appréhender les mécanismes enclencheurs, de passer d’un événement, phénomène ponctuel, à son implication dans l’existence comme processus d’inflexion de la biographie. Par la reprise d’études, l’individu vient restaurer un lien social entre lui et son univers social, opérant ainsi une mise en ordre du passé, il peut alors parfois devenir « l’événement majeur ». Dans notre recherche, nous pouvons, dès à présent, affirmer qu’il n’y a pas un retour aux études mais des retours. L’étude de diverses trajectoires biographiques doit nous permettre de faire émerger la diversité des significations d’un engagement en apparence identique. 46 BERGER P. et LUCKMAN T., « La construction sociale de la réalité », Méridiens, Paris, 1992. 49 « La démarche ethnosociologique consiste à enquêter sur un fragment de réalité sociale-historique dont on ne sait pas grand-chose a priori » D. Bertaux47 (en s’éloignant des préjugés, des stéréotypes ou représentations collectives de sens commun). Ces techniques d’observation ne cherchent donc pas tant à vérifier des hypothèses a priori qu’à comprendre le fonctionnement interne de l’objet d’étude et à élaborer un modèle de ce fonctionnement sous la forme d’un corps d’hypothèses « plausibles » comme le précise D. Bertaux. 6-2- La construction de l’enquête et recueil des données. En préambule, il nous semble nécessaire d’apporter quelques précisions quant à notre démarche. En effet, dans un premier temps, par un souci de distance avec le lieu de notre formation DSTS, notre intension était de mener notre recherche empirique dans une autre région universitaire. Mais un certain réalisme nous a conduit penser que les contraintes matérielles de temps nécessaires pour mener quinze entretiens, de une à deux heures, à deux cent kilomètres, tout en continuant notre vie professionnelle, en participant quelque peu à notre vie familiale et en assistant à la formation, seraient un frein considérable. Nous tairons les contraintes financières. Nous avons donc pris l’option de conduire notre enquête auprès de la nouvelle promotion DSTS de l’Université du Mirail, conscient des contraintes et des limites d’une étude portant sur les membres d’une même institution. Ce choix n’a fait que renforcer notre extrême vigilance quant à la distance et la rupture nécessaire (cf. introduction). Toutefois, nous notons que ces personnes commencent juste leur formation (quatre regroupements) et nous avons terminé la nôtre au moment de notre enquête ; d’autre part, nous ne connaissions aucun des étudiants avant les entretiens. Enfin, précisons que ce travail s’intéresse aux motivations à l’entrée en formation DSTS et n’a donc pas donné lieu à un questionnement sur les contenus de la formation ou l’institution « université ». 47 BERTAUX D., Idem. 50 Ces réserves faites, exposons la démarche qui va permettre de confronter le modèle d’analyse aux données observables recueillies. Tout d’abord, nous étudierons les contours de notre objet d’observation, la construction de l’échantillon, le recueil des données et les modalités d’analyse. 6-2-1- Un dispositif d’observation : Notre démarche empirique avait pour objectif de mettre en lumière les aspects biographiques du processus de reprise d’études en s’appuyant sur des récits de vie afin de faire émerger les remaniements identitaires possibles selon l’hypothèse avancée. Il nous semblait nécessaire de conduire le narrateur à parcourir sa vie ou une partie de sa vie dans sa temporalité pour tracer des enchaînements, configurer les événements qui donnent sens à sa vie et par là même, à cette reprise. - L’échantillon : Notre travail de terrain s’est orienté vers les travailleurs sociaux ayant entamé la formation DSTS fin 2004 (nous avons abordé précédemment les raisons de ce choix). Nous avons constitué un échantillon de quinze personnes ayant accepté le principe des entretiens soit environ la moitié de la promotion. Il est composé de neuf femmes et quatre hommes, ce qui reflète la composition de cette promotion. L’ensemble des formations initiales est représenté. La moyenne d’âge est d’environ quarante et un ans (de 35 à 48 ans). Nous en présentons les principales caractéristiques dans le tableau de la page 52. Les deux premiers entretiens ont permis d’expérimenter notre guide d’entretien fait de questions de relance, de le réajuster avant de poursuivre notre travail de terrain. Nous tenons à préciser que cet échantillon est constitué non de personnes représentatives mais de volontaires. 51 Anc Secteur Milieu Sit. Anc. Cadre Scolarité dipl. d'activité d'origine Familiale 3ème ;ME 1997 7 Assoc 7 U Veuve 80; ES Niv 1992 12 Assoc 8 Oui DEUG U M. 2F Psycho DEUG 1997 7 Assoc 7 R Ouv Conj. 2G Drt Fonct DEUG U 1998 6 Public 6 D. 1G Drt Entrepr Ter Fonct Bac B 82; 1999 14 Public 5 R Cél. AMP 90 Sant Niv Bac ; ME 99; 1997 7 Assoc 7 U M. 2G ES Niv Bac; 1988 16 Assoc 16 Oui R Ouv M. 2F ME; ES Bac B ; 1992 12 Assoc 5 Oui U D. 1F Lic Philo N° Age Sexe Diplôme Date 1 46 F DEES 2 35 M DEASS 3 35 F DEES 4 42 F DEASS 5 40 F DEES 6 35 M DEES 7 48 M DEES 8 36 F 9 41 10 44 M DEASS 1982 22 Assoc 11 47 F DEASS 1979 25 Sans 1991 13 Emploi Lic. Philo. DE F 1985 19 Assoc Infirmière 12 38 M DEES 13 42 F Moy. 40,69 Lic. Socio. Fonct Public 8 5 Bac D' Oui Bac C 25 Assimilé Bac A1 1987 17 Assoc 11 13,62 9,17 CAP Ajusteur 83; ES Bac A; Lic Socio R Agri M. 2G R M. 2F U M. 2F Artisan U M. 2F U Cél. - Tableau récapitulatif de l’échantillon - 52 Remarque : afin de préserver l’anonymat des narrateurs, nous utiliserons les codes E 1, E 2, E 3, etc… lors de l’utilisation de citations extraites des entretiens. - Les entretiens : Dans notre dispositif empirique, afin de mettre en lumière les aspects biographiques du processus de reprise d’études, nous nous sommes appuyés sur l’enquête par récits de vie (Ch. 6-1). Il nous semblait important de saisir les narrateurs dans leur temporalité, leur histoire et leur trajectoire pour dégager la dynamique de changement en jeu dans cette reprise. La participation active et impliquée du narrateur à cette expérience constitue un point essentiel de notre dispositif de recherche. Les détails des procédures mises en œuvre, la prise de contact et la séparation d’avec le narrateur sont importants pour la qualité des matériaux recueillis mais aussi de la relation. Nous avons adopté une prise de contact indirecte par le biais de la responsable de la formation, qui présenta les grandes lignes de notre recherche ainsi que notre prochaine visite, afin de laisser le temps de la réflexion et de choix. En effet, s’il est évident que nous sommes à l’origine de cette recherche, le narrateur ne devait pas avoir un sentiment de contrainte, qu’on lui arrache un savoir : il devait avoir l’initiative ultime. Dans un deuxième temps, lors d’une rencontre prévue avec l’ensemble de cette promotion, nous avons présenté l’objet de notre recherche ainsi que les modalités de recueil des données, à l’issue de quoi, quinze personnes se sont proposées. Ce n’est que dans un troisième temps que nous avons pris rendez-vous pour ces entretiens. - Le recueil de données : Ces entretiens se déroulaient dans un lieu à leur convenance ; ils étaient enregistrés avec leur consentement et l’assurance de l’anonymat. Nous nous sommes appuyés sur un guide d’entretien fait de questions de relance et de thématiques centrales à aborder.48 48 Voir annexe I : Guide d’entretien. 53 Nous entamions les entretiens par une reformulation de notre démarche dans le cadre de ce travail ce recherche en invitant les interviewés à débuter s’ils le souhaitaient par leur cursus scolaire dés le primaire, une porte d’entrée suffisamment neutre. Les entretiens ont duré entre une heure et un heure trente, s’arrêtant lors de sentiments de « saturation » ou d’apparition de redites. Non pas que les sujets étaient épuisés mais plutôt qu’une nouvelle rencontre aurait peut-être été nécessaire pour permettre au narrateur d’approfondir après réflexion. Il s’agit d’une des limites de notre travail qu’il nous était difficile de dépasser pour des questions de temps disponible. Ces entretiens furent un moment fort, un lieu de parole authentique et sincère, souvent porteur d’une certaine émotion. Nous avons proposé dans notre contrat de départ, de faire un retour de ce travail de recherche, proposition qui a reçu un accueil favorable. Les entretiens furent entièrement retranscrits au plus près de la parole dite. 6-2-2- L’analyse des données : L’analyse des entretiens biographiques nous impose un recul préalable vis-à-vis de la relation interviewer / interviewé et une mise à l’écart des interprétations spontanées. Avant toute chose, « il est important de bien comprendre que (…) tout entretien est d’une richesse sans fond et d’une complexité infinie, dont il est strictement impensable de pouvoir rendre compte. Quelle que soit la technique, l’analyse de contenu est une réduction et une interprétation du contenu et non une restitution de son intégralité ou de sa vérité cachée »49. Pourquoi une telle précision ? Pour dire toute la modestie et l’ambition de ce travail. Dans cette analyse de contenu, nous avons opté pour l’analyse thématique horizontale, c'est-à-dire le découpage des discours en fragments selon une unité thématique, unité de sens, afin d’essayer de mettre en évidence les représentations sociales ou les jugements des interviewés à partir de l’étude de certains éléments constitutifs du discours. Les co-occurrences entre thèmes sont censées informer sur des 49 KAUFMANN JC, op. cité, 1996. 54 structures mentales et idéologiques ou sur des préoccupations latentes. Il s’agit de faire émerger un « noyau de sens » afin de mettre en évidence les liens entre les motivations, les valeurs et la reprise d’études ; à la recherche d’ « événements » de la biographie. Nous recherchons, à travers la reconstruction diachronique des événements, la dynamique biographique ainsi que le sens donné pour comprendre chaque parcours au travers des interactions de processus tant au niveau familial, scolaire que professionnel afin de faire émerger les motivations tant objectives que subjectives. « Les événements marquants se sont succédés dans le temps, il existe une relation avant/après entre eux, qui sont aussi factuelles que les événements eux-mêmes »50. Remarque : si les entretiens furent retranscrits avec la plus grande rigueur, nous avons pris le parti de « corriger » les fautes grammaticales et tics de langages inhérents à l’oralité sans en dénaturer le fond. 50 BERTAUX D, op. cité, 1997. 55 Chapitre 7 : Histoire de famille : un environnement. La socialisation, note Dubar C., est caractéristique de la formation de l’individus au sein de son groupe d’origine auquel il appartient « objectivement » ou d’un groupe extérieur qu’il veut intégrer et auquel il se réfère « subjectivement » afin « de devenir un être socialement identifiable », « l’individu doit ainsi se placer dans une position duelle de reconnaissance réciproque »51. Il nous semble donc pertinent de révéler, dans ce chapitre, les traits forts de l’histoire familiale c'est-à-dire de la connaissance du milieu d’origine et du type d’éducation hérité, puis l’approche du parcours scolaire des interviewés, qui ont croisé leurs récits de manière récurrente. Les récits de vie « sont autant de portes d’entrée pour analyser comment les individus sont à la fois produits et producteurs de la société ».52 Nous pourrons faire émerger la part « héritée » de chaque narrateur : les notions d’origine sociale et d’ascension, de valeurs transmises, de la « réussite », de l’engagement militant, de l’inscription à l’école et du soutien familial. 7-1- Des origines sociales diverses. Nous remarquons que, si la différenciation de l’origine rurale ou urbaine n’est pas marquante, l’ensemble des interviewés, à une exception près, sont d’origine sociale modeste : agriculteurs, ouvriers agricoles, bûcheron, maçons, petits artisans, ouvriers en usine, commerçants…mais avec une volonté de progression sociale entamée par les grand parents, les parents ou reportée sur les enfants. Une dynamique familiale qui s’inscrit et se perçoit à différents niveaux, comme cette famille d’immigrants italiens qui se place dans une dynamique d’ascension sociale par les études : « Mes grands parents paternels étaient agriculteurs et mon grand père maternel, bûcheron […] voilà, et tout le monde dans la famille de ma mère a fait 51 52 DUBAR C., « La socialisation », A. Colin, Paris, 2000. DE GAULEJAC V., « L’histoire en héritage », Desclée de Brouwer, Paris, 1999. 56 beaucoup d’études…j’ai une tante qui a eu le CAFDES, un oncle médecin, enfin une ascension sociale assez importante » (E 3). Il est à noter toutefois que, outre les qualités personnelles, l’ascension sociale dans les « trente glorieuses » est souvent portée par le contexte économique et politique de l’époque : croissance importante qui élève le niveau de vie, démocratisation de l’accès à l’école, de nouveaux champs de savoirs et de nouveaux métiers, une mobilité ascendante des classes moyennes, etc. ; en effet, bien « des trajectoires ascendantes incarnent l’évolution des rapports sociaux »53. De la même manière, à cette époque il existait des cultures d’entreprise fortes auxquelles s’identifiaient les salariés avec leurs ressources et leurs possibilités de progression interne, et qui imprégnaient l’ensemble de l’univers familial comme pour E 6 (voir aussi ses valeurs au paragraphe 7-2) : « Mon grand père, mon père (mon frère aussi d’ailleurs) ont travaillé à la SNCF […] Mon père a commencé tourneur-fraiseur, il a fini directeur d’une vingtaine d’usines hydrauliques… ».. Une progression sociale entamée par les parents, déjà initiée par les grands parents, devient une transmission d’héritage inscrite pour les enfants : « Mes grands parents étaient commerçants. Mes parents nous poussaient à faire des études…eux-mêmes étaient sur un parcours d’études. C’était un peu inscrit, c'est-à-dire des choses qui étaient un peu inscrites dans l’idée d’ascension…pour les parents …une histoire de prestige aussi » (E 8). La nécessité de « s’élever » intellectuellement faite à E10, nous montre qu’une ascension entamée, plus qu’une question de place acquise, se double d’une ascension intellectuelle sensée coller à cette promotion sociale : « Des parents instituteur et professeur, issus d’un milieu rural comme beaucoup, une fonction intellectuelle un peu développée…je pense qu’ils souhaitaient beaucoup plus pour leurs enfants ». 53 Idem. 57 Les représentations familiales de la réussite et les « exigences » qui peuvent y être liées, sont multiples. Ainsi E 9, en obtenant son diplôme d’état, accédait pour ses parents à un nouveau statut social : « Ca représentait énormément pour eux, j’avais le Bac, j’ai fait 3 ans d’études après, j’étais un peu sortie des conditions…de génération en génération, c’était la terre et je crois que j’étais la première… ». E 12 analyse le chemin parcouru depuis l’obtention de son CAP et son entrée dans le travail social, mais rappelle les ambitions élevées de son père : « Etre travailleur social, c’était une promotion sociale…mais lui (le père) visait très haut, notable, avocat, médecin… ». Enfant de l’immigration, E 13 montre combien la réussite aux diplômes devient la promotion de toute une famille, gage d’intégration : « Quand j’ai eu mon bac, j’étais la seule de toute la grande famille, dix pages d’annuaire, mon père a tué le mouton, quelle fête ! La fille réussit dans sa scolarité, sa vie professionnelle, c’est comme si toute la famille accédait à un statut, je ne sais pas lequel, c’est dans leur imaginaire, leur représentation ». Inscrit comme l’amorce d’un début d’ascension sociale, le diplôme peut être aussi vécu avec un sentiment de trahison, dans une logique « réussir, c’est trahir ». Le passage « entre ces deux mondes pousse à vivre une tension entre une identité héritée des parents et l’identité acquise par les études »54. Dans cette logique d’ascension « limitée », chez E 9, le retour aux études inquiète : « Là par contre, ça a un petit peu dérangé…tu ne seras plus pareille si tu es cadre…tu vas avoir un discours avec nous…qu’est-ce que tu vas t’embêter…vous pourriez être tranquilles… ». Remarque : si nous avons abordé les origines sociales et la place de l’héritage familial, nous remarquons qu’une majorité des interviewés, quand ils habitent dans la même région, rencontrent régulièrement les membres de leur famille. Dans les cas contraires, cette rupture est amenée comme une « souffrance ». 54 MUEL-DREYFUS F., « Le métier d’éducateur », Ed. de Minuit,Paris, 1980. 58 7-2 – Des valeurs héritées. « Le passé laisse des traces » […] « La famille crée un tissu commun qui fait lien, valorisé dans certaines familles, négligé dans d’autres, mais toujours présent comme fondement de l’identité originaire »55. Quelque soit le milieu d’origine sociale, nous notons l’importance des références faites à l’éducation qui fut la leur, comme aux valeurs héritées. Elles apparaissent comme un fil conducteur de leur parcours, s’excusant parfois d’être passéiste : « elles sont peut-être obsolètes mais j’y tiens » (E 6). « (…) Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la personne, un habitus (…) » précise P. Bourdieu56. Nous percevons l’importance des valeurs comme la solidarité familiale qui ont baigné l’enfance de E 5 sur lesquelles elle s’appuie dans les moments difficiles de son existence : « Chez nous, il y a toujours eu des problèmes financiers…par contre beaucoup de générations sous le même toit : l’arrière grand-père, les grand parents, une arrière grand-tante mais aussi des enfants…une vraie solidarité… », Des liens familiaux forts marquent les narrateurs dans leur biographie et dans leurs conduites. Pour E 3, ils font référence : « Un milieu social assez bas…mais du côté de ma mère, immigrés italiens, une famille hyper soudée…c’est ma mère qui a élevé les autres à la mort de son père… », Certains, comme E 6, mettent en avant les valeurs héritées du milieu de vie professionnelle, de la culture d’entreprise des parents qui furent le fondement de toute leur éducation et qui restent encore un ancrage nécessaire aujourd’hui : « Dans les usines hydrauliques, ils construisaient des cités très luxueuses mais il n’y avait pas de villages autour, on vivait ensemble…il fallait 55 56 DE GAULEJAC V., Op. cité, 1999. BOURDIEU P., in Actes de la Recherche en Sciences Sociales n° 30, 1970. 59 se soutenir…le respect de la collectivité est important, vivre ensemble ce n’est pas gagné… ». La narratrice E 9 fait état de racines paysannes et décrit une certaine ascension sociale par le travail social, éprouve le besoin de montrer qu’elles ne sont pas reniées, qu’il n’y a pas trahison mais au contraire qu’elles sont toujours prégnantes : « Je pense que on a une même culture de base (avec les parents) par rapport à la nature, à la campagne, c’est quelque chose qui est en moi…ça reste en moi, je ne renie pas mon milieu paysan, j’y suis bien ». D’origine étrangère, E 12 met en avant la volonté de son père d’appropriation cette culture nouvelle. Il nous explique que cette démarche est restée un moteur pour lui dans tout son itinéraire : « Mon père immigré, avec une part de culture française, avait une volonté d’assimilation, de pénétration de la société française en terme de valeurs qu’il nous a transmis …et influencé parallèlement par les mouvements de scoutisme protestants et travailleurs sociaux du quartier… ». Cette notion de valeurs héritées a un tel poids qu’il existe un vide à combler en son absence. E 13, d’origine immigrée, s’est appuyée sur des rencontres, pour trouver les ressources nécessaires : « Mais parents ne savaient pas faire ; ce n’est pas un reproche, ils faisaient à leur façon : les devoirs, c’est le cadet de nos soucis, la télévision jusqu’à 11 heures, il n’y avait pas de discipline, de règles…mes parents n’ont pas su adapter leur éducation au pays d’accueil…et tous ces gens là (directrice d’école, travailleurs sociaux) ont pallié au comportement tout à fait involontaire de mes parents ». Un équilibre familial, fait de ruptures, a conduit E 1 vers une quête permanente de celui-ci ou de ses représentations : « J’ai été élevée par mon grand père, officier de marine, éducation très carrée…au décès de ma grand-mère, ma mère que je ne connaissais pas, me récupère pour m’abandonner six mois plus tard…un peu perdue, une fragilité affective, pas de repères ! ». 60 Si nous nous référons à l’analyse des trajectoires déplacées faite par V. De Gaulejac montrant que « l’écart entre les positions objectives et les positions subjectives que les déplacements produisent, introduit une distance entre la place et le rapport à la place »57, nous pouvons comprendre comment les individus qui changent de positions sociales sont traversés par des conflits internes. Nous voyons bien l’importance de ces valeurs héritées qui sont un point d’appui capital selon les dires des narrateurs. L’histoire participe à la constitution des individus qui, au travers de ces déterminations, diverses et contradictoires, se construisent, orientent leur existence et avancent même que celles-ci seraient une des sources de motivation de leur parcours, une manière de le valoriser. 7-3 – Une « commande » de réussite ou… : « L’investissement imaginaire des parents construit un idéal d’enfant avant même la naissance. Dans le désir, l’enfant est au monde avant que d’être né… Tenter d’être un sujet, c’est se dégager de l’histoire de cet enfant pour écrire sa propre histoire » 58 ; selon cette approche de De Gaulejac, nous appréhendons comment les projets explicites mais aussi implicites, ont inscrit les narrateurs dans une succession à assumer (au moins temporairement) et qui pèse sur l’ensemble de leur parcours de vie. Ils sont perçus comme moteurs ou freins. Cette « voie tracée » explicite peut être acceptée, au moins temporairement, sans réel choix comme l’explique E 4 : « Mon père dirigeait une entreprise familiale qui marchait fort, une dizaine de personnes et il ne s’en sortait plus tout seul…alors lorsque j’ai échoué à la fac, il m’a vite raccrochée aux branches et je suis rentrée dans l’entreprise, sans réel choix, pour en prendre la direction [...], lorsque j’ai vendu ce fut un drame familial, très difficile pour mon père ». Une commande est aussi perçue comme une pression forte à laquelle on souhaite répondre dans un premier temps, nous dit E 3 : 57 58 DE GAULEJAC V., « Névrose de classe », éd. Hommes et Groupes, Paris, 1987. DE GAULEJAC V., Op. Cité, 1999. 61 « Ils ont tellement bataillés pour que je…pour que je continue l’école. […] derrière moi, ils me faisaient prendre des cours […] ; après le bac, je voulais faire philo mais pour mes parents, philo ça ne sert à rien, donc je suis allée au truc rentable :la fac de droit ». Les parents comme leurs propres parents, élèvent leurs enfants dans l’idée qu’ils prendront logiquement leur suite ; il est alors parfois difficile de s’émanciper de cette pression comme le souligne E 9 : « Mes parents étaient agriculteurs comme mes grands parents et ils voulaient que l’une de nous deux plus ou moins, reprenne l’exploitation…par chance ma sœur qui arrivait derrière, a choisi l’agriculture donc…la relève était assurée…donc je pouvais… ». Comment répondre à des exigences élevées, difficiles à satisfaire ? « Ne pas déchoir, telle est la loi qui guide le plus souvent les trajectoires sociales »59, E 10 nous exprime cette source d’incompréhension : « A 14 ans, je voulais travailler à la SNCF, mon père évoquait alors le fait que je sois ingénieur à la SNCF […] plus tard, lorsque j’ai eu la sélection d’AS, mon père n’était pas content car il pensait que ce n’était pas fait pour moi…voilà ». Mais, comme le note E 7, parfois un soutien implicite peut suffire à ouvrir un chemin même difficile. Ses parents n’avaient pas de demande particulière, par manque d’information, mais ils avaient une confiance qu’ils laissaient percer et qui fut un facilitateur : « Mon père parlait peu, il faisait, il travaillait ; ma mère était hyper possessive, mais mon parcours elle y a toujours cru, c’est peut-être ce qui m’a permis d’avancer. De toute façon, tu es le meilleur…pour mon père aussi… ». Si la plupart des narrateurs expriment qu’ils ont réussi, tant bien que mal, à faire avec cette « commande » de réussite, elle peut, nous dit E 8, devenir insupportable et pousser à la fuite : 59 DE GAULEJAC V., op. cité, 1999. 62 « A 17 ans, je suis partie de chez mes parents […], ils nous poussaient à faire des études, eux-mêmes étaient sur un parcours d’études, c’était inscrit…une histoire de prestige personnel, c'est-à-dire qu’ils ne pouvaient pas présenter à leurs amis… ». Mais elle note ensuite que cette reprise d’étude est sûrement une réponse tardive à cette demande non satisfaite : « Ma mère est sciée…c’est une formation qu’elle aurait bien aimé faire…et puis ils sont rassurés en tout cas par rapport aux amis… ». Selon De Gaulejac, « l’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet »60, cette remarque recoupe tout à fait les réflexions des narrateurs. D’une part, l’individu veut affirmer son existence propre, exercer sa liberté et de l’autre, il est l’héritier, le fruit de deux lignées qui lui ont transmis leur propre héritage et qu’il devra adapter à son monde, telle est toute l’ambivalence. Il est le maillon d’une histoire qui a commencé avant lui et qui doit se transmettre à travers lui et les siens. 7-4 – Un engagement militant. L’engagement professionnel et/ou syndical est une constante chez les interviewés et nous pouvons repérer que cet engagement s’origine pour certains dans l’histoire familiale. De plus, il nous semble que ces situations, vécues dans l’enfance, d’une culture de classe autour du militantisme ont forgé une ambition « naturelle » à une certaine promotion sociale. La culture de l’engagement syndical est un point d’appui, auquel n’a pu échapper E 6, nous dit-il avec un sourire entendu : « Mon grand père, mon père, mon frère ont été ou sont délégués syndicaux CGT…ça je n’ai pas pu faire autrement…même si parfois… je suis à la CGT, impliqué à plusieurs niveaux. ». 60 Idem. 63 E 10 rapporte l’adhésion à certaines valeurs de ses parents, y faisant régulièrement référence pour expliquer certains de ses choix : « Mes parents étaient engagés, avec des idées assez progressistes, une morale forte, une forte tradition catholique ». Parfois des « événements de la biographie » pointent la nécessité d’un engagement, comme l’exprime E 9, rendu ainsi inéluctable : « Dans mon entourage, beaucoup d’amis sont devenus toxicomanes avec suite logique l’apparition du SIDA… donc je me suis investie au sein de l’association AIDES…il fallait faire quelque chose… ». Pour E 2, il s’agit d’une volonté d’engagement revendiquée et souvent anticipée comme pour ses enfants encore jeunes : « Je suis quelqu’un qui s’investit beaucoup associativement : pendant mes études, j’ai participé à la création d’un lieu pour les jeunes, un bistrot-club, présidente quelques années ; je suis présidente de l’association de parents d’élèves ; je suis dans une association qui organise des manifestations pour l’école et je me suis investie aussi au CCAS… ». Elle ajoutera avec le sourire qu’il n’est pas impossible qu’elle s’engage dans un mandat municipal après la formation. Le bénévolat est aussi une manière d’aller à la rencontre d’autres univers riches comme nous le présente E 4 : « Je suis partie prenante à Emmaüs, de manière bénévole,…c’est un milieu qui m’intéresse, j’y ai rencontré des gens qui font partie de toute ma construction, j’y ai des amis…j’y vais moins aujourd’hui car…je ne fais plus partie du conseil d’administration faute de temps. ». E 5 explique que pour elle, il s’agit d’un engagement global dont son investissement professionnel fait partie : « J’étais investie dans les instances, représentante syndicale, déléguée du personnel, cela permet de voir le fonctionnement d’une institution sans perdre de vue les conditions de la politique sociale ; j’avais un mandat de conseillère municipale dans mon village natal et de présidente du comité des fêtes […], 64 mêler le politique et le social, c’était le sens de ma démarche, j’étais l’intermédiaire un peu de tout le monde…c’est une dynamique citoyenne. ». Nous avons vu précédemment que l’engagement était une culture familiale pour E 6 mais qu’il a pu parfois pousser à l’extrême : « J’ai pris énormément de responsabilités syndicales et d’élu au niveau du CE, du CHSCT, du CCE, jusqu’à 75 heures de délégation, au bout d’un an, j’ai dit stop, ce n’était plus possible au niveau du travail, maintenant je suis délégué syndical… ». Mais il notera au cours de l’entretien, que les propositions de poste d’encadrement faites par la direction, pouvaient s’expliquer par des compétences repérées sûrement dans l’exercice de ces fonctions syndicales. D’origine immigrée, E 12 présente son engagement dans le mouvement antiraciste et de défense de sa communauté d’appartenance : « J’ai été longtemps militant d’une association anti-raciste nationale, au bureau national pendant 5 ou 6 ans, même président ; j’ai été syndiqué, délégué au comité d’entreprise et je suis membre d’une association de ma communauté… ». Il en était de même pour E 13 dans sa jeunesse : « Dans ma jeunesse, j’étais impliquée sur le quartier, par rapport à la situation des enfants de l’immigration, j’ai fait « convergence 84 », une partie de la marche, de la mobylette… ». Dans ces récits de vie, nous venons de voir la place prise par l’éducation, le milieu d’origine, l’environnement familial ou social et la place de l’engagement militant. Il nous paraît maintenant nécessaire d’étudier l’univers de la scolarité comme un lieu de socialisation important. 65 Chapitre 8 : Souvenirs d’école… Nous avons abordé dans le chapitre précédent la notion d’héritage familial or, comme le note P. Bourdieu, cette « transmission de l’héritage dépend désormais, pour toutes les catégories sociales (mais à des degrés divers), des verdicts des institutions d’enseignement, qui fonctionnent comme un principe de réalité brutal et puissant, responsable, en raison de l’intensification de la concurrence, de beaucoup d’échecs et de déceptions » […] « Les jugements et les sanctions (de l’école) peuvent confirmer ceux de la famille, mais aussi les contrarier ou les contrecarrer, et contribuent de manière tout à fait décisive à la construction de l’identité »61. Cette approche montre l’importance prise par cette institution, importance que nous retrouvons dans les récits. « La scolarité », passé l’étonnement de remonter si loin, ce thème a amené les sujets à relater des anecdotes, des souvenirs enfouis, des souffrances ou des petits bonheurs qui leur permettront des liens avec leur situation d’étudiant adulte actuelle. Nous verrons, par ce biais, l’émergence de deux typologies particulières et l’importance de l’attention des parents. 8-1 – L’école dans l’environnement familial. Les narrateurs abordent de manière systématique la place qu’occupait l’école dans l’environnement familial pour en donner une lecture explicative dans la suite de leur itinéraire de vie. Qu’il s’agisse d’une attitude bienveillante, d’exigences fortes pouvant se transformer en une insupportable pression, du peu d’intérêt, du manque d’outils, etc. Cet environnement est, semble-t-il, un soutien facilitant, souvent un appui ou une référence dans les périodes difficiles souligne E 1 : « Chez mon grand père, c’était une éducation méga carrée…mais il y avait une dimension pas possible d’apprendre, se nourrir intellectuellement, c’était la base de tout…l’école, c’était l’apprentissage, la culture ». 61 BOURDIEU P., « La misère du monde », Seuil, Paris, 1993. 66 Dans un rapport à la scolarité parfois difficile, malgré la contrainte, la prégnance des parents a permis à E 3 de passer l’étape du bac : « Le bac au repêchage avec des parents derrière qui me faisaient prendre des cours…ils ont tellement bataillé pour que je continue l’école […] Je ressemblais beaucoup à ma mère, assez insolente mais pas impolie…je pense que ma sœur aînée a eu plus cette nécessité de réussite». De même, E 4 affirme qu’il n’y eu pas de révolte chez elle, même à l’adolescence remarque-t-elle, et qu’elle fut toujours soutenue dans ses choix par son père bien que parfois douloureux pour lui : « …mon père a toujours été fier de moi… même après le moment le vente de l’entreprise, difficile…il approuve mes choix… », une manière d’obtenir son aval. En terminale E 6 fait le choix de partir dans une autre ville pour jouer au rugby avec des compensations financières, ses parents laissent faire, mais après son échec au bac, ils lui demandent d’assumer ses choix : « là, mon père me dit : ok, tu as fait ça, maintenant tu vas aller bosser, je connais un tel qui a des vignes, un autre qui est maçon…là, un peu chaud… ». Bien qu’ils ne fussent pas selon lui en mesure de l’aider scolairement, E 7 exprime combien leur confiance en lui fut un moteur : « Mes parents n’étaient pas en mesure de m’accompagner parce que…ils bossaient et la question de l’orientation pour eux c’était un autre monde… », « …mon père ne parlait pas beaucoup, ma mère y a toujours cru, c’est ce qui m’a permis d’avancer ». L’ambiance faite d’échanges et de culture, le climat familial furent semble-t-il déterminants pour E 10 : « …je pense qu’ils souhaitaient beaucoup pour leurs enfants…je me suis sûrement construit avec cette idée là… […] …je ne savais pas quoi faire, mon père m’a incité : tu fais des colonies, tu devrais faire de l’animation ». 67 Pour les autres, cette absence (ou cette impossibilité) de soutien, la pression excessive les interroge mais les a conduit à construire leur autonomie, leur vie hors de, parfois avec l’aide de rencontres (nous aborderons cette notion de rencontre ultérieurement) : « …pour eux, le bac à l’époque, c’était le repère…après… » (E 5). Un parcours qui se construit sur des malentendus, des mensonges même, crée pour E 8, la fuite et des ruptures difficilement dépassées : « Ils nous poussaient à faire des études, ils nous disaient : il faut, il faut... […] ma mère était assistante sociale, je ne supportais pas ses questions, j’avais l’impression d’être un… usager… […] Mon père nous a menti… il nous a menti sur ses diplômes…ça n’a pas d’importance mais en même temps c’est un mensonge…et en fait il y avait beaucoup d’exigences par rapport au temps de travail scolaire que je devais fournir… ». Le peu d’attentes familiales pousse à un souci d’indépendance et d’autonomie : « Ils ne m’ont jamais poussée vers les études… ils n’avaient rien projeté du tout… je crois que je me serais arrêtée au bac…non, non, ils n’avaient rien projeté…mais ils étaient ravis de mon choix. » (E 9). Sans laisser transparaître ses sentiments, E 11 avance son arrivée tardive et non désirée dans sa famille comme une des raisons du peu d’attente envers elle, ce qui l’amena très tôt à une recherche d’autonomie : « …je suis arrivée 12 ans après ma sœur…disons que je n’étais pas attendue comme le Messie…je suis arrivée toute seule, il n’y avait pas de projet hyper défini autour de moi…[…] Par contre, l’aînée, mes parents… ma mère notamment, avait des attentes assez précises par rapport à elle… ». Parfois il ne s’agit pas d’un défaut d’attentes mais une impossibilité d’en avoir, pour de multiples raisons, nous dit E 12 : 68 « …à la maison, famille nombreuse, difficultés d’avoir un suivi scolaire ; même s’il y avait une mobilisation sur les valeurs scolaires, il n’y avait pas les moyens de soutien…il n’y avait pas ce suivi nécessaire. ». Comme E 13 : « Je n’étais pas suivie par mes parents, ils n’en avaient pas la possibilité…ils essayaient, leur phrase c’était : va à l’école, étudie…ils ne savaient pas faire, ce n’est pas un reproche mais ils ne savaient pas faire… ». 8-2 – Entre rupture et continuité. A l’analyse des entretiens, nous constatons une différenciation dans les parcours scolaires entre ceux des éducateurs spécialisés (rejoints, semble-t-il, par les intervenants de l’animation et de la formation) et les assistants sociaux (comme les infirmiers). En effet, les premiers auraient des parcours faits plutôt de ruptures, d’échecs (ou vécus comme tels) au collège, au lycée ou à l’université impliquant des choix, des orientations pas toujours désirées ; alors que les seconds s’inscriraient plus dans la continuité jusqu’au diplôme d’état, même si quelques sentiments d’échec relatif ou de non choix peuvent nourrir leur inscription actuelle dans la formation. Par contre nous ne notons pas de différenciations significatives entre hommes et femmes. 8-2-1- Confrontation à la scolarité : Nous voyons donc émerger pour les éducateurs spécialisés, des scolarités parfois chaotiques, heurtées, difficiles, ennuyeuses avec des périodes radieuses dans lesquelles est puisée l’énergie ; des orientations hasardeuses, non choisies ; des échecs à des examens ou concours… Il semble que ce soit un des leviers de leur motivation : une volonté de restauration d’image écornée. Notons tout d’abord que la formation de moniteur éducateur (ME) est accessible sans le bac puis permet ensuite d’accéder à la formation d’éducateur spécialisé (ES), au contraire de la formation d’assistant de service social (AS) qui nécessite le bac. Nous en percevrons l’importance dans le récit des différents narrateurs. 69 Lors de l’entretien, E 1 nous a exprimé une histoire familiale assez douloureuse et une enfance chaotique, faite de déchirures, dans laquelle la scolarité, source de rébellion, ne pouvait avoir que peu de place : « Primaire dans une institution privée avec tout ce que cela comporte, renvoyée de l’institution privée, un peu trop résistante, donc en 6ème je suis passée à l’enseignement public jusqu’en 3ème …là, j’ai tout envoyé p…, c’était familialement trop compliqué… ». Les parents de E 3, surtout la mère, ont toujours suivi et investi de près sa scolarité. Il s’agissait, nous l’avons abordé précédemment (ch.7-4), d’un enjeu familial important, qui est venu contrarier des choix d’orientation personnels. En effet, il lui fut impossible de suivre son propre choix, au profit de filières porteuses des représentations de réussite créant ainsi un malentendu (mal entendu) récurent : « Parcours à l’école primaire, je comprenais rapidement mais je m’ennuyais, donc je jouais…c’était pas douloureux, toujours « peut mieux faire »…En 6ème, 5ème…ça allait, je passais limite, j’en mettais un coup pour passer, en 3ème des notes catastrophiques mais je passe…en 2ème, catastrophe, je redouble et j’arrive au bac B que j’ai au repêchage avec des parents derrière. Ensuite je voulais faire philo mais pour mes parents, philo ça sert à rien…donc j’ai été au truc « rentable » : fac de droit. […] Aujourd’hui, je ne sais pas si je reviens sur des choses…j’ai envie d’aller après en philo. ». Issue d’une « classe sociale assez basse », E 5 laisse transparaître la part du mythe des études universitaires, passage obligé vers une réussite sociale, ce qui rend parfois, l’échec d’autant plus insupportable et source de désillusions : « Mon itinéraire a été classique jusqu’à la faculté […] L’école primaire, j’ai bien aimé, je redouble le cours moyen par manque de maturité. Ensuite un parcours normal jusqu’à un bac B. Je vais en fac de droit, ne connaissant rien au milieu, je travaillais le soir pour payer les études…j’ai raté…la deuxième fois, je l’ai eu…ça a duré pendant 2 ans, 2 ans et demi…et puis j’ai carrément laissé tombé […] De retour chez moi, j’ai trouvé une formation d’insertion par l’emploi d’AMP…voilà, je me suis dit « pas grave, je recommence à Zéro »… ». Nous rejoindrons le constat fait par P. Bourdieu et JC. Passeron, qui illustre parfaitement le parcours scolaire de E 5 : « Plus la différence entre la culture 70 scolaire et la culture du milieu d’appartenance est faible, plus la réussite dans l’institution (scolaire) est élevée » […] « Pour réussir, les élèves éloignés doivent réaliser un véritable processus de déculturation. Tout se passe comme si les membres de la classe dominée devaient apprendre une langue étrangère »62. Certains choix sont parfois lourds de conséquences à l’adolescence, nous fait remarquer E 6. Son échec au bac reviendra comme un leitmotiv lors de la présentation de ses réussites ultérieures : «... et je n’avais pas le bac… », et il sera son explication de l’origine d’engagements nouveaux : « J’ai un parcours ordinaire jusqu’à la 3ème, ordinaire ème moyen…redoublement de la 3 , là, c’est le début d’un parcours un peu chaotique…je joue beaucoup au rugby à l’époque…je passe en seconde, 1ère S…je redouble la 1ère et je passe en terminale grâce au rugby, un bac A1…une année fabuleuse…mais je suis aller passé le bac pour signer…là le trou… mon père me dit : ok, tu as choisi maintenant tu vas aller bosser… » ; « Au fond de moi je me suis toujours dit : tu as des possibilités que tu regretteras de ne pas utiliser…alors, c’est beau d’aller à la fac aujourd’hui. ». Des « accidents » de la biographie, évènements imprédictibles, peuvent venir contrarier des choix d’orientation scolaire. L’impossibilité de poursuivre ses études dans le sport, marque une rupture difficile et longue à dépasser pour E 7 et dont la trace est encore perceptible, malgré son parcours ascendant depuis : « Je suis allé à l’école traditionnelle et publique puis au collège…En 3ème, orientation, cela marchait bien donc je vais en seconde T, technique ; j’étais plutôt dans une perspective d’études courtes…là, ce n’étais pas mon truc ; donc retour en 1ère D et terminale. En parallèle, une activité sportive, du foot, me prenait beaucoup de temps…cette année là, j’ai eu un accident de foot très grave qui m’a immobilisé trois mois et beaucoup déstabilisé car j’avais passé l’UREPS (études sportives pour être professeur de sport)…donc j’ai passé le bac comme on va à la pêche et je ne l’ai pas retenté. ». 62 BOURDIEU P. et PASSERON JC., «La reproduction », Ed. de Minuit, Paris, 1979. 71 E 8, formatrice, avait l’envie de devenir professeur des écoles mais les échecs répétés au concours d’entrée à l’IUFM ont amené « un gros questionnement sur mon avenir personnel » avec quelques années de flottement : « Rien de particulier si ce n’est une expérience en CM2 dans l’école Freinet et qui reste un grand événement de ma scolarité…qui a sûrement conditionné mon envie plus tard de faire professeur des écoles…donc je suis allée jusqu’en terminale que j’arrête en cours d’année, marre des études…et cela pour aller travailler quelques mois…Des expériences qui m’ont rapidement remise sur… Je me suis réinscrite et j’ai eu mon bac B. Ensuite, je me suis inscrite en philo., je suis allée jusqu’en licence en passant le concours de professeurs des écoles que j’ai passé trois fois…ce fut un gros sentiment d’échec. ». « A la maison, famille nombreuse, difficulté d’avoir un suivi scolaire malgré une mobilisation sur les valeurs scolaires », les difficultés scolaires de E 12, liées au contexte familial mais portées par certaines valeurs de réussite, ont été le possible levier à une restauration de son image : « J’habitais une cité populaire, j’y ai passé ma scolarité du primaire et deux années de collège avant une orientation vers un lycée d’enseignement professionnel en internat pour obtenir un CAP de mécanicien-ajusteur, puis de soudeur […] A la maison, mes frères, on a, à peu près, tous le même parcours : enseignement technique puis reprise, des remises à niveau, puis travailleurs sociaux et/ou reprise d’études supérieures… au départ nous avions l’ambition de faire déjà complètement autre chose. ». Le récit de E 12 nous renvoie aux travaux de E. Jovelin63 concernant les travailleurs sociaux d’origine étrangère. En effet, il avance que pour cette population (notamment les jeunes issus des quartiers populaires), le travail social serait une profession de repli, comme d’ailleurs pour une grande partie des travailleurs sociaux français d’origine, et représenterait une piste de promotion sociale comme d’ailleurs le précisera E 12. 63 JOVELIN E., « Devenir travailleur social aujourd’hui. Vocation ou repli ? », L’Harmattan, Paris, 1999. 72 La scolarité chaotique de E 13, animatrice, et ses orientations qui s’appuyaient sur une lecture de la formation à faire pour trouver sa place, entraînent des blessures difficilement surmontables sans le soutien de rencontres : « Du CP au CM2, j’étais la dernière de la classe, je ne ramenais que des zéro. J’ai eu la chance de tomber sur une directrice d’école… qui s’est aperçue que j’avais des qualités, un potentiel…qui a réussi, malgré ma moyenne, à me faire passer en 6ème. Arrivée au collège, ce fut le déclic…Cela s’est bien passé jusqu’au bac A5, langues. Je voulais acquérir un peu de technicité, de connaissances plus générales, je me suis inscrite en AES (Administration Economique et Sociale)…le bide total…j’ai redoublé…même résultat…comme je ne voulais pas arrêter les études, j’ai fait socio jusqu’en maîtrise que je n’ai pas terminé… ». Nous reprendrons ici E. Jovelin64, notamment pour ce qu’il nomme « les errants universitaires ». Ils ont connu plusieurs accidents de scolarité comme E 15, ont souvent ambitionné une toute autre carrière mais leurs projets ont été contredits par « des erreurs d’orientation » (E 13) ou « difficultés à mener à bien une recherche universitaire ». Cette situation d’échecs répétés la conduira vers un « repli » en direction du travail social (cf. ch. 9-1-3). 8-2-2- « Rien de particulier » : A l’inverse, les assistants sociaux décrivent un parcours scolaire sans heurts, pas toujours brillant, selon leurs dires, certes mais assez linéaire, les diverses étapes s’enchaînant avec une certaine logique selon eux, avec une forme d’évidence ou de hasard nous dit E 2 : « Maternelle, primaire, collège, lycée, je n’ai pas redoublé…j’ai passé un bac B…depuis l’âge de 14 ans, je voulais être éducatrice, j’ai tenté ce concours en terminale, je ne l’ai pas eu…Après il fallait aller à la fac…psycho me semblait le plus proche…j’ai repassé le concours, loupé…je me suis dit : je vais tenter le concours d’assistant social, et je l’ai eu ». 64 JOVELIN E., Op. cité, 1999. 73 Pour E 4, les événements se sont enchaînés en toute logique, même si elle n’a pas toujours fait de réels choix. Le fait d’intégrer l’entreprise familiale était comme inscrit dans la logique familiale, de même que se lancer dans une formation d’AS avait une certaine cohérence qu’elle dit avoir mis du temps à élaborer : « Pour le primaire, rien à dire, rien de particulier, bonne élève, sage et rangée ; collège, idem, sans difficultés ; lycée, hormis une seconde en internat à ma demande que je n’ai pas renouvelée, 1ère et terminale avec un bac A3 ou A4, je ne sais plus…Ensuite comme tous les copains partent à la fac de droit, je les suis, sans autre ambition que d’être avec eux. Là, un DEUG puis une licence que je n’ai pas eu…un peu déçue, pas très motivée par le droit, j’arrête mes études pour intégrer l’entreprise… » . Sans idées pré conçues, le parcours de E 9 semble se construire comme une évidence : fille d’agriculteurs, elle s’inscrit dans un lycée agricole, puis on lui présente la possibilité de passer le concours d’infirmière qu’elle obtient… Les événements de sa vie semblent s’enchaîner sans qu’elle y ait de prise, pourtant elle abordera les envies d’études de médecine qui l’ont traversé vers 27 ou 28 ans sans pouvoir s’y résoudre : « J’ai suivi un cursus scolaire normal jusqu’en 3ème, puis je suis allée vers un bac de technicien agricole, bac D’…je ne savais pas trop mais il y avait beaucoup de matières scientifiques et on m’avait dit que je pourrais ensuite l’orienter vers le milieu un peu scientifique, style infirmière, je serai préparée au concours. Après le bac, je me suis dit : pourquoi pas…j’ai eu le concours à 18 ans. ». Le hasard aurait guidé le choix de E 10, il se présente tout au long de l’entretien comme inscrit dans un parcours « allant de soi », comme n’ayant pas de prise sur les événements : « Rien à signaler jusqu’au lycée, comme mon frère et mes sœurs, je ne pouvais faire que des études mathématiques… donc voilà, un parcours en C…j’ai redoublé la seconde, plus cela allait plus ça baissait…j’ai fini par avoir mon bac C avec de bien meilleures notes dans les matières littéraires que scientifiques…mais bon…J’ai fait une année de sciences sociales à la faculté 74 catholique de Lyon…j’étais un peu décalé…un copain allait chercher un dossier pour le concours d’AS, je l’ai accompagné… ». Pourtant il précisera au cours de l’entretien « qu’il avait choisi tout ce qui lui était arrivé… ». La présentation de l’itinéraire scolaire de E 11 est fait de choix raisonnés et d’enchaînements qui se justifient par eux-mêmes : « Un parcours scolaire sans souci particulier…j’habitais une cité…Après au lycée, j’ai fait une section littéraire par choix, j’ai eu mon bac A2…assez tôt, j’ai eu mon projet de travailleur social, un projet très en lien avec la cité, avec les problématiques sociales…j’ai passé le concours d’AS et j’ai fait un an de psycho pour attendre l’entrée en formation…tu vois un cursus normal ! ». Cette logique de continuité nous la retrouvons d’ailleurs dans leurs parcours professionnels qui, après un temps plus ou moins long de pratique de terrain auprès des usagers, s’orientent tout naturellement vers des postes d’encadrement ou assimilé. 75 Conclusion, une construction identitaire héritée : Les deux chapitres précédents avaient pour objectif d’appréhender la construction identitaire des narrateurs dans leurs récits en essayant d’en préserver la logique diachronique. Tout d’abord, nous avons étudié l’origine sociale des interviewés : la majorité a des parents plutôt d’origine modeste, milieux ouvriers ou paysans, avec un capital scolaire et culturel assez faible, une volonté de promotion sociale pour leurs enfants ou peu d’objectifs pour eux ; trois personnes sont issues de la classe moyenne avec l’un des parents (ou les deux) exerçant déjà une profession du social, de la santé ou de l’enseignement, avec une pression importante par rapport à la réussite ; trois personnes dont la situation sociale a progressé fortement par le développement de leur entreprise ou une promotion interne importante dans une entreprise donc dans une dynamique de promotion. Ces deux dernières catégories sont mêmes issues du milieu ouvrier, paysan ou commerçant ayant entamé une certaine ascension sociale. Nous notons que l’ensemble des narrateurs montre son attachement aux valeurs héritées même dans la souffrance ou la difficulté, ou bien en leur absence, la volonté de s’en approprier d’autres. Des valeurs comme la solidarité, le respect, l’éducation, « les valeurs de la terre », l’échange…, des valeurs héritées de leurs racines familiales selon eux. Il émerge aussi un engagement professionnel et/ou syndical, associatif ou politique, qui s’origine pour une bonne part dans la culture familiale, l’éducation et ces valeurs amenées précédemment. Parallèlement à leur histoire familiale, nous avons abordé le parcours scolaire qui apparaît assez hétérogène, du CAP à la licence. Il est décrit comme fait de petites joies, de peines, d’échecs ou de réussites mais a marqué profondément de façon décisive la construction de l’identité. Ils insisteront sur l’importance d’une implication (ou non) de la famille dans la réussite. De ce premier travail, nous voyons s’esquisser deux profils : l’un, fait de petites ou grandes ruptures scolaires ou familiale qui regrouperait plutôt les éducateurs 76 spécialisés (et les intervenants de la formation et de l’animation) ; et l’autre, empreint d’une certaine continuité, rassemblant particulièrement les assistants sociaux (et les infirmiers). Nous confronterons ce constat à la suite de la partie de notre analyse qui s’intéresse à l’univers professionnel du travail social. 77 Chapitre 9 : Entrée dans le social : un parcours professionnel. 9-1- Introduction. Si, comme le proposent Berger P. et Luckmann T.65, l’incorporation de « savoirs de base » constitue le processus fondamental de « socialisation primaire », la « socialisation secondaire » est la transformation des identités issues de celle-ci et représente la phase d’incorporation des savoirs professionnels. Le second pan de l’histoire des intéressés sur lequel nous avons donc porté notre intérêt, est l’entrée dans le social et le parcours professionnel de travailleur social, afin de comprendre non seulement l’évolution des trajectoires mais aussi le choix de reprise des études et d’éclairer ainsi l’ensemble des dynamiques biographiques à l’œuvre. Dans ces parcours professionnels, nous pouvons faire la même différenciation entre les assistants sociaux (à une exception près) et les éducateurs spécialisés. En effet, les AS (et infirmiers) sont entrés en formation après le bac ou après une ou deux années de fac. A l’inverse, les ES ont souvent fait d’autres expériences professionnelles hors du champ social et/ou à l’intérieur, d’une ou plusieurs années avant d’intégrer la formation initiale, après parfois des formations d’un niveau inférieur (Aide Médico-Psychologique - AMP, Moniteur Educateur - ME,…). Nous reviendrons sur cette différenciation dans le chapitre 10. Toutefois les raisons de leur choix de métier sont multiples et partagées. 9-2- Une porte d’entrée spécifique. « Choisir une profession révèle la part individuelle (goûts, talents, attirances) face au contexte qui impose ses contingences, restreignant le champ de possible. La construction de trajectoire réveille des tensions comme reproduction / mobilité, permanence / changement, …plus globalement déterminisme et liberté »66, 65 BERGER P. et LUCKMANN T., « La construction sociale de la réalité », Méridiens Klincksieck, Paris, 1986. 66 MAILLET-TINGAUD MC., « Travail social : mutation des pratiques, évolutions des compétences », Vie Sociale 2000 – N° 1. 78 nous verrons combien cette approche de MC. Maillet-Tingaud est prégnante dans les trajectoires professionnelles des narrateurs. Les constructions des itinéraires menant vers un métier du social sont multiples et personnelles mais nous pouvons les répertorier en catégories : les premières sont de types «vocationnel », comme une évidence ; les secondes s’apparentent plus au « hasard » mais un hasard qui s’origine ; enfin, les troisièmes sont liées à des rencontres qui font office de « passeur ». 9-2-1- Les « Vocations » : Nous trouvons dans cette catégorie des personnes qui expriment un désir ancien d’aider les autres, une volonté de travailler dans la relation, une sensibilisation au handicap, etc. : Après un parcours assez chaotique, fait de souffrances et d’errements, une formation de ME peu utilisée, touchée personnellement par le problème du SIDA, E 1 reviendra vers le social comme militante associative : « Je ne sais pas, j’avais des velléités de travail social, je voulais m’intéresser à ces gens qu’on excluait dans ma sphère privée et familiale…j’ai fait une formation de moniteur éducateur dans les années 80 mais j’ai pas trop bossé » […] puis fin des années 80 « … je me suis investie au sein de l’association AIDES, dans le cadre du bénévolat…j’ai repris contact avec le social. ». Comme nous montrait Maillet-Tingaud MC., prise entre le déterminisme familial (11 ans à diriger l’entreprise familiale) et la liberté de choix, E 4 décide d’infléchir sa vie vers le social : « Je réfléchissais…j’avais toujours eu envie de faire un métier social…pourquoi ne pas l’avoir fait avant, je ne saurais trop le dire…mais cela avait toujours été un peu le regret de ma vie. Et puis une affaire de rencontre…cela a réactivé plein de vieilles choses que j’avais complètement… que je n’avais pas réalisé… » […], «j’ai une sœur très handicapée…ma sœur a beaucoup orienté mes choix, j’étais très proche d’elle». 79 Le choix professionnel déterminé de longue date pour E 11, se double d’une recherche d’autonomie rapide par des études courtes : « J’ai eu mon projet de travailleur social assez tôt, c’était quand même très en lien avec le fait d’habiter la cité…avec des problématiques sociales que j’avais en permanence sous les yeux […] Mais je dois dire que, parallèlement, je voulais devenir indépendante financièrement de mes parents…gagner mon autonomie, je ne voulais pas m’engager dans des études longues…pas par manque d’intérêts… », « …des études courtes, peut-être ancrées dans la pratique, je voulais être utile ». Le choix serait d’ordre vocationnel à cause de la similitude qui existerait entre son milieu social d’origine et celui des assistés sociaux dont elle aurait la charge, « comme s’il existait une forte détermination sociale obligeant à intérioriser un destin social en lien avec leur milieu »67. 9-2-2- Le fait du hasard : L’orientation professionnelle vers le social n’a pas de raisons précises. Certains narrateurs la présentent comme le fruit d’un « hasard » heureux mais ils en recherchent un possible fondement dans leurs souvenirs d’enfance, peut-être que… « Depuis l’âge de 14 ans, je voulais être éducatrice…ce n’est pas mon métier actuel, pourquoi…il faudrait l’analyser…il doit y avoir des…le relationnel…ma mère est Kiné dans le milieu du handicap…j’ai côtoyé des enfants handicapés…ça a dû jouer…[…] A la fac, j’ai rencontré une fille qui allait chercher un dossier pour l’école d’AS, je lui ai dit de m’en ramener un… j’avais échoué aux sélections d’éduc…je l’ai eu, voilà… » (E 2). « Je ne sais pas pourquoi éduc. Et c’est marrant, j’avais un oncle et une tante éduc et je ne le savais pas…ça sûrement construit des choses…non, non, je ne me suis jamais vraiment posé la question…J’ai bossé un peu l’été avec des travailleurs handicapés, j’ai fait un peu de soutien scolaire à Paris…C’est étonnant, j’ai eu le concours malgré mon peu d’expérience… » (E 3). 67 JOVELIN E., Op. cité, 1999. 80 « Pendant cette année en sciences sociales appliquées, un copain m’a dit : je vais chercher un dossier de candidature pour être AS, j’ai répondu : je t’accompagne…voilà ! (E 10). E 9, intéressée par les matières scientifiques, fait ce que nous pourrions appeler un non choix d’orientation vers un DE d’infirmière : « Dans un établissement en majorité de filles, beaucoup passaient le concours d’entrée à l’école d’infirmière…je me suis dit pourquoi pas…et puis j’étais trop contente d’avoir mon indépendance et mon autonomie », puis une réorientation vers le milieu médico-social : « dans mon travail, j’étais plus dans la technicité, moins dans le relationnel… » Après quelques années d’exercice professionnel dans le secteur de la santé, une rencontre d’infirmières avec un groupe d’handicapés adultes lui ouvre la possibilité d’un poste dans leur établissement : « Elles m’ont dit : vous ne ferez plus de week-end, plus de fériés, vous serez mieux payée…vous ne serez pas embêtée…tout était merveilleux…J’ai eu du mal à me décoller du milieu hospitalier…et à rentrer dans le social… ». Mais aussi dans une démarche de recherche d’emploi après un échec dans des études universitaires, la nécessité « impose » : « A la mairie de mon village, je me suis renseignée pour rentrer dans le médico-social…je n’avais pas de choix clairement défini mais c’est vrai que mes lectures adolescentes étaient basées sur le social, sur les problèmes de société…déjà un petit peu dans l’entraide, une prédisposition à ce niveaulà…j’ai donc fait une formation d’AMP dans le cadre de l’insertion par l’emploi…voilà ! » (E 5). L’entrée dans le travail social a joué le rôle « du « producteur de sens », de réintégration de certains travailleurs sociaux qui se trouvaient en voie de disqualification »68 en quelque sorte pour E 5, lui permettant ainsi de reprendre le cours de sa biographie, sans trop de dommages. 68 JOVELIN E., Op. cité, 1999. 81 9-2-3- Des rencontres : Nombre de personnes amènent la notion de rencontre pour expliquer leur entrée dans le social. En effet, après des périodes plus ou moins longues de recherche d’une voie, passant par de petits boulots sans grand rapport avec le secteur et faisant suite souvent à un échec scolaire ou universitaire difficilement accepté, ils parlent de personnes rencontrées qui leur ouvrent un possible, qui sont un déclic, qui font office de « passeur ». Ces « passeurs » les autorisent à dépasser ce sentiment d’échec, à restaurer une image de soi dégradée, d’où l’importance de ces différentes figures d’autorité dans leurs réussites et échecs scolaires et professionnels ; c’est quelqu’un qui s’intéresse à vous : « Le rôle protecteur joué par certaines rencontres peut permettre un scénario d’élévation dans la réussite aux diplômes, ou sociale car autorisé par quelqu’un de « supérieur », admiré, respecté…parfois par opposition aux parents »69. Des propositions professionnelles de hasard amènent parfois ces rencontres qui infléchissent une trajectoire nous révèle E 6 : « Un copain du rugby me propose, pour faire quatre sous, de faire veilleur de nuit dans un lieu de vie…Ok, pour passer la nuit…Là je rencontre une femme fabuleuse et des gamins…et je mets le doigt dans l’engrenage… ». Ou bien la rencontre d’une personnalité peut autoriser, comme le remarque E 7, cette inflexion et donner un sens : « J’avais à peu prés 24 ans, j’ai rencontré un administrateur d’une grosse association qui, au fil de nos discussions, soulignait que j’avais le profil pour travailler dans ce milieu…et m’adresse à un directeur d’établissement de sa famille…j’y suis allé et ça m’a séduit d’emblée ». Ces coups de pouces que donne le destin, par les « demi- succès » qu’ils rendent possibles, peuvent « sinon toujours enclencher une logique de la réussite, du 69 DE GAULEJAC V, « L’histoire en héritage », Desclée de Brouwer, Paris, 1999. 82 moins enrayer la spirale de l’échec et de réactiver les aspirations »70que les échecs avaient fini par mettre en vielleuse. Les rencontres servent aussi d’étayage pour pallier aux « manques » du milieu familial ; « la recherche de figures d’identification positives…des soutiens objectifs et subjectifs, sont toujours nécessaires pour sortir de l’isolement et du risque de repli sur soi »71comme pour E 13 : « Tout au long de ma jeunesse, j’ai été encadrée par les associations de quartier…c’était des gens qui, par leurs interventions, leur discours, leur soutien, m’ont aidée à ne pas flancher…Elles se sont poursuivies pendant presque 20 ans, elles m’ont aidée à ne pas sortir du chemin ». Comme nous l’avons vu dans le travail de E. Jovelin72, après son échec universitaire, le repli vers le travail social de E 13 constitue « un retour aux sources » du fait de leur implication de longue date dans le tissu associatif de leur quartier, «j’ai basculé vers ce que je connaissais, c’était un tremplin pour moi », nous dit-elle, vers les personnes qui l’avaient soutenue dans le passé, faisant office de « passeur » qui légitime des aspirations et favorise ce passage. Un peu de la même façon, E 8 nous exprimait les difficultés de relation avec sa mère qui lui donnait l’impression d’être « un usager…les questionnements…il fallait parler des problèmes… ». Il lui fallut la rencontre d’un de ces « passeurs » qui l’ « autorisa » : « …ma mère était AS…moi, je refusais une orientation travailleur social » […] Quelques années plus tard « j’ai rencontré un conseiller professionnel, un déclencheur, qui m’a confirmé qu’un boulot de formatrice… » Après l’impossibilité d’intégrer l’armée, E 12 retourne sur le quartier, sans emploi : Il est : « repéré par les travailleurs sociaux, parce que j’étais un peu leader…pendant 3 ans à la cité,…avec des contrats assez précaires…j’ai fait mes classes un petit peu là dedans… ». 70 BOURDIEU P., Op. cité, 1993. DE GAULEJAC V., Op. cité, 1999. 72 JOVELIN E., Op. cité, 1999. 71 83 Cette notion de leader fut une volonté politique des années 80 avec l’idée que : « Capable d’un degré variable d’influence sur les comportements, …le leader jouit toujours d’un certain degré de reconnaissance de la part des membres de la communauté, reconnaissance qui est la base de sa légitimité »73 ce qui ouvrira un champ des possibles pour E 12 vers ce qui était «à l’époque des métiers de prestige ». Cette notion de rencontre est récurrente tout au long des entretiens comme un étayage nécessaire notamment dans leur travail. 9-3- Militants ou travailleurs sociaux. Si nous avons pu pointer, au chapitre 7, un militantisme syndical, politique et/ou associatif de certains, nous notons un investissement professionnel généralement important de l’ensemble des interviewés, une dynamique de construction, d’élaboration de projets. Ils donnent une lecture, une définition de leur métier. E 1 se définit comme une militante : « Je ne me considère pas comme une éducatrice…je me considère comme une grosse militante », « J’ai toujours bossé…je bosse essentiellement dans la réduction des risques et une dimension communautaire, une approche de proximité…parfois j’en ai un peu assez de colmater les blessures, d’essayer de mettre les gens sur des rails…après la réduction des risques sanitaires, aujourd’hui c’est les risques sociaux […] Je ne suis pas le bon samaritain mais je fais en sorte que ce soit le moins bancal possible…je ne suis pas dans la toute puissance ». Pour d’autres, l’approche se fait par la notion de projets à bâtir, une dynamique d’innovation, de recherche qui permet de progresser : « Le diplôme, je le compare au permis, tu as le papier et quelques connaissances mais tu découvres après, tu continues à apprendre, il y a toujours des projets à inventer et à monter. » (E 2). 73 JOVELIN E., Op. cité, 1999. 84 « Monter des projets, c’est stimulant…se dire : on a une mission, on ne peut pas accueillir des jeunes dans l’insécurité…j’ai vu des trucs…de la maltraitance morale, de l’enfermement…si les gamins sont là, c’est pas pour rien…ça fait partie du boulot…il faut que la parole circule… » (E 3). « C’était un établissement en train de bouger, d’innover…je me suis énormément investie. » (E 5). Pour E 4, il fallait tout inventer, tout construire, c’est cette dynamique qui l’a orientée vers le social : « Mon boulot, je m’éclate…Ca a été un grand plaisir, tout à faire, tout à créer…malgré mon isolement et certains freins politiques, je bosse bien, je suis à ma place ». L’entrée dans le social fut, pour E 6, une découverte, une possibilité de construction personnelle et professionnelle dynamique : « Un lieu de vie, une expérience unique…je suis passé par des…des peurs, des craintes, des moments… d’angoisse, mais des moments fabuleux avec la folie…une vie, un partage…chacun avait ses problèmes. », « ici, c’est tellement prenant que je ne me vois pas aller bosser ailleurs…on est en train de construire des choses…malgré les difficultés, les crises institutionnelles…parfois il faut que ça pête. » , « les gens, malgré tout, sont honnêtes et engagés » . Si l’engagement professionnel, les projets de E 7 furent ses moteurs, il reste très attaché au travail intellectuel, à la recherche : « J’avais envie de bosser, de m’engager, de militer pour la cause », « j’ai toujours été dans les challenges, les défis », « là, aujourd’hui, il faut vraiment être engagé et en même temps responsable et puis c’est un accompagnement personnalisé qui demande plus de travail intellectuel, moins dans le faire…c’est intéressant mais complexe ». 85 Un travail artisanal où il faut inventer, construire, anticiper, nous dit E 8 : « Le travail de formation, malgré le cahier des charges, c’était très artisanal, il fallait construire ses outils…l’intérêt était de développer des cours… ». Pour E 10, son engagement est devenu plus politique, porteur des valeurs associatives qu’il souhaite mettre en adéquation : « Les collègues m’ont fait remarquer : toi, tu es amoureux de ton association. Mais ses valeurs m’ont permis de maintenir mon implication », « j’ai la volonté de m’inscrire dans la chose publique, de plus en plus citoyen ». Mais en se gardant bien d’adopter une position de toute puissance, restant vigilant dans leur pratique comme le note E 11 : « Dans le travail en équipe, on est loin de la toute puissance…tout ce que l’on se permet sans s’en rendre compte en tant que travailleurs sociaux… ». Nous pouvons nous interroger sur le fait que cette posture engagée dans une pratique professionnelle soit un préalable au choix de l’entrée en formation ? Nous tenterons d’éclairer cette question dans le chapitre suivant qui traite des motivations. 9-4- Une volonté permanente de formation. Nous remarquons tout au long des entretiens que ces étudiants ont, et ont eu dans l’exercice professionnel, une volonté de formation. Cette posture tient à la fois d’une dynamique personnelle, d’une volonté d’élargir ou du moins d’asseoir des connaissances, mais également d’une dynamique institutionnelle qui pousse à la recherche, à l’élaboration de projets, à la mise en question des pratiques. Il s’agit tout à la fois de formations internes (plan formation ou non) ou externes (courtes ou longues, qualifiantes ou pas), d’autoformation. Le champ est vaste, nous en donnons ici un aperçu : « la sexualité des personnes en grande précarité », « des groupes de recherche », « l’accompagnement social », « les entretiens en situation d’urgence », « groupes de parole », « les conduites additives », « l’alcoologie », « les affections psychosomatiques et psychiatriques », etc. 86 Ou bien des formations de recherches plus personnelles : « J’ai fait partie d’une association d’analyse institutionnelle sur mon temps de loisir, il s’agissait d’interroger l’institution…j’ai toujours eu une avidité de connaissances, de savoirs… » (E 5), Des formations longues, pas toujours qualifiantes comme E 9 : « J’avais le souhait de me former…j’ai demandé une formation sur le travail social communautaire, une semaine par mois durant trois ans avec un mémoire de recherche…ça m’a beaucoup apporté mais, en même temps, j’ai eu envie d’aller plus en terme de recherche théorique… ». Parallèlement, pour les éducateurs ayant entamé leur parcours professionnel par le terrain sans diplôme, nous constatons une volonté de formations qualifiantes, moniteur éducateur puis éducateur spécialisé qui a un effet déclencheur dans cette volonté de formation. Nous remarquons aussi qu’il y a une volonté de reconnaissance, de validation de compétences. Nous aborderons cette notion dans le cadre du chapitre suivant dans la recherche des motivations qui poussent à entreprendre une formation universitaire. 87 Chapitre 10 : Des motivations multiples. 10-1- La formation initiale : un déclencheur… Pour beaucoup, il apparaît que l’orientation vers le travail social ne soit pas l’affaire d’un réel choix, ou du moins d’une volonté forte, mais plus le fait de rencontres, du hasard, d’opportunité de travail, de possibilité d’entrée par un cursus court dans la vie active… comme nous avons pu le percevoir dans le chapitre précédent, mais il semble que les formations initiales, notamment pour le diplôme de ME, soient déterminantes dans la volonté de poursuivre des études et notamment d’entreprendre cette formation du DSTS. Si E 1 a mis plusieurs années avant d’envisager la formation d’éducateur spécialisé et seulement pour le « petit bout de papier », elle se trouve en quelque sorte réconciliée avec l’apprentissage : « je me suis retrouvée face à ces universitaires…je n’avais rien à faire là…puis peu à peu, je me suis fait valoir par mon expérience de terrain…j’avais moi aussi quelque chose à partager […] ça m’a repositionnée différemment et…je suis sortie avec un superbe mémoire…j’étais réconciliée, calmée…à la sortie, j’avais besoin…envie…besoin et envie de me former…là, je ne m’arrêterais plus maintenant…[…] j’ai envie d’aller plus loin, d’optimiser mes compétences. ». La formation et le diplôme viennent comme restaurer une image négative, « longtemps, je n’ai pas eu confiance en moi » et ouvrir des portes vers un possible. Après 11 ans comme chef d’entreprise, E 4 envisage une réorientation professionnelle enfin choisie : « je réfléchissais…j’avais toujours eu envie de faire un métier social…je me suis rendue compte qu’à l’école d’AS, on pouvait y rentrer même si on avait eu…cela a réactivé plein de vieilles choses…[…] j’avais 34 ans lorsque je suis rentrée à l’école…je me suis dit, c’est là qu’est ma place…j’ai passé 3 ans de formation très agréables, qui m’ont beaucoup apporté…je me suis trouvée tout simplement […] C’était un gros morceau mais je m’étais dit : tu y reviendras, 88 j’avais déjà envie de me retrouver en situation d’apprentissage…». Nous percevons bien que la formation a eu pour la narratrice un effet de révélateur qui l’autorise à envisager une poursuite pour et par elle-même. A la suite de quelques années à chercher une voie possible et, après une rencontre, 3 années dans le social sans formation, E 7 s’engage en formation de ME : « j’ai trouvé l’opportunité de m’engager dans une formation de ME rémunérée, une formation extrêmement importante pour moi, dense dans la connaissance de soi, dans la façon de travailler avec les populations, dans la dynamique de groupes…bien gérée, bien régulée, bien analysée…Qui font encore référence… ». La formation initiale est une découverte des apprentissages théoriques et un goût pour ceux-ci, qui va guider tout un itinéraire professionnel. Un parcours scolaire conclu par un CAP, un peu d’errance sur le quartier puis, rattrapé par les travailleurs sociaux, trois années dans une association d’animation culturelle du quartier, E 12 décide d’aller vers une formation malgré les difficultés prévisibles : «J’ai fait un peu mes classes… […] une préformation…sans bagages théoriques mais avec un gros travail sur l’écriture, une remise à niveau, j’ai été sélectionné pour entrer en formation d’éducateur spécialisé…j’ai décroché le diplôme en 1991…c’était retrouver du jeu possible, je sentais que je jouais quelque chose d’important, ça m’a remué…déjà, en 92, j’avais essayé de poursuivre en licence AES… » […], trop difficile matériellement, « en 97, j’ai voulu faire le DSTS…c’est du diplôme et du savoir aussi… ». La formation vient ici révéler une appétence pour le savoir (et pour les diplômes) que n’avait pas permis la scolarité et enclenche une dynamique jamais démentie. Nous percevons dans nombre d’entretiens, que ce passage en formation initiale est un élément déclencheur de la suite de ces parcours, déclencheur « d’une envie, d’un besoin », « d’un jeu possible », « une référence » dans des itinéraires qui semblaient alors aux narrateurs « figés ». Elle ouvrait une perspective de projection : « Et, tu rends compte, je n’avais pas le bac… » (E 6). 89 10-2- L’effets de l’usure professionnelle. Si la formation initiale, comme nous venons de le voir, prend une place prépondérante dans la reprise d’études, la notion d’ « usure professionnelle » est souvent latente dans le discours des travailleurs sociaux. Cette notion n’est que très rarement abordée en ces termes mais elle est très présente dans le discours. Il apparaît comme le souligne, dans un travail collectif, V. Pezet, R. Villatte et P. Logeay74 que plus la personne se sent en déséquilibre dans son travail, plus elle aspire à un changement, plus elle peut considérer la formation comme un moyen de réponse avec pour objectif le retour à un certain point d’équilibre professionnel. La formation pourrait apparaître alors comme une solution « thérapeutique » : E 4 s’est investie dans son travail d’AMP avant son départ en formation d’ES. A son retour, sa situation est devenue intenable, nous dit-elle : « Je me suis énormément investie dans la maison, j’étais investie, je me suis investie auprès des personnes accueillies », (E 4) son retour comme difficile : « …j’avais mené pas mal de luttes, mais ça se passait bien, c’était interactif…je ne m’étais pas aperçue que c’étais sournois, qu’il allait m’en coûter au retour » […] « en ce moment, c’est un processus de harcèlement moral tout simplement, avec isolement de la personne…je passe d’un côté où j’étais reconnue, à un côté où…pourtant j’ai eu des résultats au niveau des personnes…Une mise au placard, tout doucement…la recherche de la faute professionnelle » [...] « c’est sûr, je veux prendre du recul et puis je suis sur une voie de reconversion, maintenant c’est bon… ». Nous avons le sentiment que E 4 s’est sentie trahie dans son attachement très affectif à l’institution d’où la nécessité d’une mise à distance salvatrice. Ainsi, par rapport à une exigence universitaire d’un travail sur l’institution, elle précise : « ça m’a fait hyper souffrance de le préparer… ». La perte de sens relative à l’action, ici induite, entraîne une nécessité de recompositions pour conserver une image de soi acceptable : « Le renoncement à des 74 PEZET V., VILLATTE R. et LOGEAY P., « De l’usure à l’identité professionnelle : le burn-out des travailleurs sociaux », éd. TSA, Paris, 1993. 90 dimensions aperçues dans la réalité ou en formation reste « coûteux » pour les professionnels en quête d’estime de soi »75. Mais un parcours biographique fait de souffrance, des individus fragilisés par leur histoire familiale ne fait qu’accentuer un sentiment d’exclusion professionnelle, d’où cette recherche de « mieux vivre » par la formation. Mais cette idée d’usure peut être une crainte, une peur même, masquée derrière des notions telles que le refus de la routine. L’importance du changement par lequel la formation devient un moyen de s’y soustraire : Cette question, E 2 l’avait déjà abordée en formation initiale comme très prégnante dans la problématique des travailleurs sociaux : « J’ai fait mon mémoire sur l’usure professionnelle…essayer de montrer l’importance de lieux de parole pour couper un peu avec le quotidien, la routine… ». Puis elle fait à nouveau émerger cette crainte lorsqu’elle aborde son retour de congé de maternité : « j’avais l’impression d’avoir fait le tour du service ; le travail, ça allait mais j’avais envie de passer à autre chose… », E 3 exprime la nécessité d’être en permanence sur de nouveaux projets comme pour conjurer cette peur de l’usure : « Depuis un an… on a fait des quelques petits trucs mais c’est pas… ça roule quoi…moi, j’ai besoin de ce truc qui stimule…c’est toujours un peu pareil. » Même démarche pour E 4, qui dira plus loin rechercher plus de responsabilités : « Dans l’équipe, j’avais fait un peu le tour, alors on y va… » (Parlant de la formation DSTS), « j’aimerais être un peu plus à l’initiative ». 75 Idem. 91 Faisant la remarque de son ancienneté dans cet établissement, E 9 nous explique qu’elle a beaucoup bougé par choix, refusant le risque de la routine. Elle nous livrera d’ailleurs que sa démarche de formation allait dans ce sens là : « Ca fait 8 ans maintenant que j’y travaille…et à ce jour, je ne suis pas tombée dans la routine, c’est assez varié…il n’y a pas de monotonie…de tout mon cursus, j’ai refusé un peu cette routine…j’aurais pu me caser dans un endroit et ne plus bouger…non, tous les 3 ans environ, j’ai changé…là, cela fait…cela fait longtemps… ». 10-3- Temporalité : notion du temps qui passe. Ces personnes qui voient se profiler le mitan de leur vie (cf. chapitre 3) ou bien le vivent, abordent, souvent au détour d’une phrase, parfois de manière détournée, la notion de l’âge, des années d’exercice de ce métier contraignant, de l’ancienneté dans leurs établissements, des années à venir… « La formation devient un moyen de contenir les effets jugés péjoratifs de l’ « ancienneté », d’éloigner un effet de fin de carrière. La reprise d’études est alors un tournant dans une carrière, dans un parcours de vie »76. Nous percevons qu’ils se sentent à un moment charnière de leur existence, qu’ils font des bilans, des projections qui sont, pour partie, sources de leur motivation à s’engager dans cette formation. Pour certains s’engager en formation (avant le mitan de la vie ; cf. Ch. 3), c’est aussi le refus de ce qu’ils perçoivent comme impasse de leur profession et ils s’efforcent d’esquisser d’autres scénarios : « Déjà en formation, je m’étais dit : je ne vais pas être éduc. 20 ans… je m’étais donnée dix ans… » (E 3). « Je savais déjà en formation d’ES que je ne serais pas éduc à 50 ans…c’est trop…j’ai bossé 5 ans dans un lieu de vie qui m’ont pas mal…7 ans que je suis ici, où c’est quand même dur…je ne me vois pas… » (E 6). 76 LE BORGNE-UGUEN F., « Les enjeux identitaires des parcours de formation continue à l’Université » in « Former des adultes » dir. PENNEC S., Presses Universitaires de Rennes, 2002. 92 Certains qui s’estiment être au mitan de leur vie « se réévaluent euxmêmes ; elles examinent leurs réalisations […] en ayant désormais l’impression que le temps leur est compté »77 et donc qu’il est temps pour des projets : « J’ai 42 ans, si je dois faire quelque chose, ce n’est pas dans dix ans, c’est maintenant…mon projet n’est pas de rester… » (E 4). « Je dois concevoir peut-être…de nouveaux horizons professionnels maintenant parce que je suis quand même…j’ai 48 ans, il me reste encore un petit peu… je ne le prend pas comme une pression importante… », « Tu sais à 50 ans tu n’as pas le même regard… » (E 7). « Vers la fin 2000, approchant de la quarantaine […] envie de réorientation « là, je me suis renseigné, la justice m’intéressait, l’idéal de justice… je voulais aller vers cela…et puis la proposition de… » (E 10). De même, dans cette réévaluation de leur itinéraire, ils abordent des points plus intimes de leur biographie : « …comparé à 20 ans , on y met sûrement autre chose…parce que cela pose beaucoup de questions autour de nous, qu’est-ce qu’on va chercher ? C’est ce qu’on va chercher sûrement qui est le prix à payer… » (E 11). « …je ne me suis pas remise d’avoir abandonné la maîtrise… j’ai 43 ans, la formation dure 3ans, on verra dans 4 ans… » (E 13). Dans un fonctionnement bien rodé, sur un poste plus technique, E 11 exprime une crainte : « Je voulais d’abord faire cette formation, parce que je ne veux pas m’enfermer…m’enfermer dans un poste…il y a un souhait de ne pas me figer 77 BOUTINET JP, « L’immaturité de la vie adulte », op. cit., 1998. 93 dans ce poste là…il n’y a pas beaucoup d’échappatoires …il me faut des moyens supplémentaires, d’autres bagages… ». 10-4- La promotion sociale. Si elle n’est pas avancée comme une raison objective de l’implication dans une telle formation, la possibilité de promotion sociale que peut offrir ou favoriser le DSTS, est amenée, souvent comme une motivation ultime mais non négligeable. En effet, nous notions au chapitre 7, combien l’obtention d’un diplôme du social revêtait déjà dans certains milieux d’origine une valeur, une idée d’ascension sociale. Parallèlement cet héritage est inscrit dans les valeurs des narrateurs qui exposent leurs motivations. E 5 après des études « inachevées », en recherche d’emploi, décide de démarrer une formation d’AMP : « Je m’y suis lancée, je me suis dit pas grave, je recommence et là, je suis repartie carrément… », « J’avais construit mon projet de carrière un peu comme cela : dans mes vœux, pouvoir faire ensuite la formation d’éducateur spécialisé, et j’aurais bien aimé reprendre après mes études universitaires…après j’arrête, si je passe celle-là… ». La narratrice, issue d’une « classe sociale modeste», exprime une volonté de reprendre le cours contrarié d’une ascension sociale par les études, en utilisant le biais de la FPC. « Peut-être aller vers quelque chose que je n’aurais pas pu voir parce que j’ai fait d’autres choix à un moment donné de ma vie…peut-être que l’université correspond aussi, pour moi, à un aspect promotionnel… […] …l’ascension sociale, peut-être que j’avais quelques velléités comme celle-là ? » E 7, au regard de son parcours personnel et professionnel, fait l’analyse de cette possible recherche de promotion sociale. Dans sa logique de parcours depuis l’obtention de son CAP, E 12 affirme cette volonté de promotion : 94 « Sans le DSTS, c’était impossible de gravir les échelons », « Moi, j’ai toujours cette ambition de faire des études élevées pour acquérir du savoir et avoir une position sociale intéressante, avec ce qui va avec matériellement, sans scrupules ». Il avance cette nécessité d’une reconnaissance par le diplôme universitaire, à la fois sociale et culturelle. Cette notion de promotion sociale, si elle n’est pas une valeur forte dans le discours de ces travailleurs sociaux (peut-être un peu tabou pour une profession en charge d’une population souvent exclue de cette notion d’ascension), apparaît tout de même comme un héritage. D’ailleurs cette idée se double, souvent, de celle d’ascension et de reconnaissance culturelle ou intellectuelle. 10-5- Une quête identitaire. La question de l’identité est récurrente chez les travailleurs sociaux (cf. ch. 1-3) et très prégnante dans l’ensemble des entretiens. La définition de l’identité amenée par P. TAP78 : « C’est ce par quoi je me sens exister en tant que personne, et en tant que personnage social (rôles et fonctions), ce par quoi je me définis et me connais, me sens accepté et reconnu comme tel par autrui, mes groupes et ma culture d’appartenance », situe bien le nœud de cette quête pour nos narrateurs. En effets, nous trouvons, tout au long des entretiens la volonté de reconnaissance et/ou de réconciliation avec le savoir pour certains, la recherche de validation de compétences par un diplôme, le diplôme comme valorisation pour soi mais aussi vis-à-vis des autres, l’attirance par le mythe de l’université, une crédibilité pour des postes acquis ou espérés. 10-5-1-Compétences donc qualification. En premier lieu les narrateurs ont le sentiment d’être en possession de compétences, parfois de manière diffuse, qu’ils ne trouvent pas valorisées dans leur 78 TAP P., « Identité indispensable et personnalisation » Collectif, Privat, Toulouse, 1980. 95 milieu professionnel notamment (cf. chapitre 4). Ils expriment donc le souhait de les faire valider par un diplôme : E 1 se heurte tout au long de son parcours professionnel au manque du diplôme « correspondant » à la fonction : « 4 ans que je bosse là-dessus, je suis présente au comité de pilotage, je défends le truc, j’achète le matériel, j’embauche les gens…je fais tout le boulot et on me dit : c’est bien mais vous n’avez pas la formation pour être chef de projet, le petit bout de papier pour…Je me suis dit : on doit reconnaître ma compétence au-delà de ça…il a fallu que je me plie au truc ». Puis avec un diplôme d’ES : « Je vois un poste de chef de service à Marseille…pour moi la réussite totale…on me sélectionne deux fois et pourquoi on ne me prend pas…à cause du papier…enfin le papier qui représente la formation…alors… ». Nous percevons un sentiment de révolte face à la non reconnaissance d’une compétence estimée acquise, une révolte qui la conduit à des validations par des diplômes… Les premières formations AMP puis ES, de E 5 : « Etait d’abord une connaissance du métier, puis plus l’amélioration de mes compétences…aujourd’hui, vue ma situation professionnelle, dans mon projet de carrière, je suis plus sur une reconnaissance de la compétence… », qui viendrait reconstruire une « estime de soi » mise à mal dans le cadre institutionnel. De ce fait, l’identité présentée aux autres, « identité pour autrui » est fortement dévalorisée. Dans ses premières expériences de formation, parfois longues, E 11 nous dit avoir recherché particulièrement du savoir et de la connaissance ; puis l’expérience venant, elle exprime une recherche nouvelle : « Au départ, je n’avais pas de projet réel affiné de…de recherche promotionnelle en terme de statut… maintenant je l’ai en terme de reconnaissance…parce que effectivement, à un moment, le fait d’accéder à une fonction d’encadrement peut-être vécu comme de la reconnaissance…une certaine reconnaissance » que son statut actuel ne lui permet pas car située dans un entre-deux, plus tout à fait employée mais pas tout à fait cadre. 96 Après plusieurs années de pratique professionnelle sans diplôme du social, E 13 revendique une reconnaissance en rapport avec son expérience et sa formation antérieure : « Je n’ai peut-être pas un diplôme d’éduc, d’AS ou de machin, mais j’ai quelques années d’expériences derrière, cela compte aussi…alors quand on nous demande quels sont nos diplômes…pfff…Il me faut un diplôme professionnel uniquement…Et puis j’ai un diplôme niveau III, je peux prétendre à autre chose… ». Enormément investie dans son association, elle découvre avec amertume le peu de reconnaissance pour son « identité professionnelle ». Cette identité, estimée légitime, la conduit à rechercher une valorisation de cette « identité pour autrui ». 10-5-2- Une revanche. De même, nombreux sont ceux pour qui la formation est un moyen de revanche ou de réajustement, de réparation d’échecs scolaires ou universitaires, d’orientations contrariées qui sont restés comme des blessures narcissiques importantes : Tout au long de l’entretien E 3 évoque son implication professionnelle, sa dynamique, ses études de droit mais revient souvent sur son envie contrariée de faire philo après le bac : Le choix du DSTS, « c’est un truc de connaissance, de…je ne sais pas. C’est le retour premier à ce que je voulais faire…c’était la philo…c’est vrai qu’on n’en fait pas grand-chose…matériellement, mais… », «…la philo, c’est un regret qui reste quelque part…de plus en plus, ouais…plus en terme de connaissances et de compréhension ». Comme nous l’avons remarqué, E 6 revient de manière régulière sur son échec au bac : « Mais sûr dans ma tête…d’avoir d’autres moyens que d’aller couper du bois…même si ça me plaît… ». Et donc à chaque départ en formation diplômante avec ce rappel, il précise : « …j’avais pas le bac… du coup je me foutais la pression tout seul… » ; puis « j’étais heureux de pouvoir entrer en fac, je n’avais 97 pas eu mon bac et c’était un peu un règlement de compte avec le savoir dans mon parcours de m…, mais j’y arriverais…je sais la saveur que cela a… », « J’ai quelque chose à rattraper, à reconstruire, à me prouver…tu ne peux pas savoir quand j’ai eu ma carte étudiant, ce que ça m’a fait…c’était inaccessible, il y a 10 ans… ». Nous percevons bien la lutte engagée pour restaurer une image personnelle écornée par cet échec, une revanche à prendre par rapport à un potentiel estimé. Il s’agit pour lui, grâce à l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur, d’entrer dans une logique d’intégration formelle…, « d’une certaine manière, de réparer les accidents que la trajectoire a imposé aux aspirations « légitimes ».79 Après son échec au bac et son refus de le repasser, l’itinéraire de E 7 est jalonné de nouvelles formations diplômantes, ME puis ES, « quête d’une reconnaissance professionnelle » que viendrait confirmer l’entrée en DSTS «…relever un challenge…j’ai fait le choix d’avoir une lecture universitaire…en relativisant mon savoir, c’était un peu me confronter à l’université,… au cadre universitaire », et serait ponctué dans l’idéal, « si tu veux…je n’exclue aucune voie et, d’ailleurs, ce qui m’intéresse, c’est peut-être le niveau I…il y a le master…je ne l’exclue pas, comme je n’écarte pas de changer de direction ». E 9 a construit sa vie personnelle et professionnelle dans cette volonté de valoriser son « identité pour soi » et celle « pour autrui » comme l’avance Dubar C.80 Les différents échecs au concours de professeur des écoles, nous l’avons vu, fut pour E 8 source d’ « un gros sentiment d’échec…un gros questionnement sur mon avenir… », qui l’amène à un questionnement sur cette inscription : « par des moyens détournés…c’est revenir sur un échec… », « Pourquoi je ne vais pas au bout ? », « …reprendre des études ? Je ne sais même pas si je les ai quittées… », « …des fois je me dis : on verra dans 3 ans mais continuer dans la… voir la recherche…revenir sur quelque chose d’inachevé ? » Comme elle le note, ces échecs n’ont pas « arrangé les choses en terme d’image de moi-même… » et 79 80 DUBAR C., op. cité, 91. Idem. 98 elle exprime de manière explicite cette nécessité, notamment par le biais de cette formation, de soigner la blessure de cette « image de soi »81. Si E10 présente une « image de soi » plutôt positive : «… petit à petit, je construis cette compétence…en tous cas, j’ai voulu ce chemin là et ça marche comme je l’imaginais…j’ai choisi tout ce que j’ai vécu, par définition… », mais il s’interroge sur l’ image qu’il renvoie aux autres : « Mais je m’interroge aussi sur la vision que je donne…si on me considère manquant de compétences, les gens se disent : il est monté dans la hiérarchie parce qu’on est venu le chercher. Pourquoi on est venu le chercher ? » Il présente ce tiraillement entre ses deux identités que le formation pourrait réconcilier : « Cette formation devrait me permettre justement de le formuler clairement…un parcours personnel que je dois continuer… ». E 13 pointe l’impact douloureux de son échec en maîtrise de sociologie, dû au sujet de mémoire choisi : « …un regret, j’en souffre encore ». La formation DSTS : « Peut-être que mes désirs enfouis me rattrapent, je ne sais pas, et remontent… ». Nous sentons bien une volonté farouche de dépasser cet échec, afin de restaurer une image personnelle positive : « Je veux le niveau 1, c’est un défi personnel, je crois que je ne me suis pas remise de ne pas l’avoir laissé tombée comme ça, en plein milieu… ». 10-5-3- Une adéquation fonctions et diplômes. Pour les interviewés qui ont une fonction d’encadrement avec pour seul diplôme le diplôme d’état sanctionnant la formation initiale, il leur apparaît certes nécessaire d’acquérir des compétences nouvelles mais surtout une reconnaissance dans une fonction validée par un diplôme universitaire. Ainsi, E 2 qui, dans un premier temps souhaitait faire le DSTS : 81 Idem. 99 « Pas pour un poste à responsabilité » mais plus dans un souci de formation, « un moyen d’être impliquée, d’accompagner des projets », aujourd’hui dans une fonction de chef de service et le départ programmé de la directrice, lui fait regarder cette formation différemment, ont amené une réflexion différente par rapport au diplôme : « elle m’a un peu tendu une perche…la direction, aujourd’hui…je ne sais pas… ». Nous percevons une nette évolution de la posture au regard de la fonction, en partie ouverte par le début de cette formation quant aux perspectives d’avenir possibles avec l’obtention du DSTS. Nous avons vu que E 4 explique son manque d’intérêt pour la direction de son entreprise par le côté technique qui ne lui correspondait pas mais reconnaît que : « Quelque chose lui manque…notamment pour avoir de l’autonomie, j’aimerais être plus à l’initiative…maintenant, j’arrive à me le dire : ce n’est pas le fait d’être chef, au contraire… ». Nous percevons que l’obtention de la maîtrise pourrait lui permettre une fonction d’encadrement qui lui rendrait un pouvoir de décision avec la légitimité du diplôme. Les fonctions de E 7 ont évoluées dans sa carrière, ES puis chef de service puis directeur. La possibilité d’acquérir de nouvelles compétences, de se mettre à distance est toujours présent mais sa recherche est quelque peu différente : « Ce qui fait que je le fais aujourd’hui, honnêtement, c’est qu’il me fallait le niveau correspondant à ma fonction…ça me donnait le plus, de pouvoir faire… ». Dans une fonction hiérarchique, E 10 jette un regard sur le chemin parcouru, les choix faits et revendiqués mais parallèlement à sa recherche de connaissances, il amène d’autres quêtes : « Je me rends compte que pour des collègues, même si ce n’est pas la grande valse…Je suis content d’être dans cette association…mais à mon poste, les situations peuvent s’enchaîner très vite, je suis payé pour…Aujourd’hui, c’est quoi mon diplôme…je peux revenir à mon diplôme initial […] Je me suis dit : il me faut quelque chose…j’ai de l’expérience mais j’ai du mal à faire reconnaître cette compétence…aller me vendre. Donc la formation me donnera 100 quelque chose à faire valoir de plus… » Nous sentons là, la nécessité de faire reconnaître certes une compétence par un diplôme mais aussi l’ « identité pour soi » par les autres pour qu’officiellement, elle devienne aussi « identité pour autrui »82. Dans cette partie, il apparaît nettement que si, pour les narrateurs cadres, l’accession à cette fonction est une valorisation de l’estime de soi, une reconnaissance de compétences objectives, elle ne suffit pas pour rassurer chacun vis-à-vis d’une reconnaissance sans contestation par l’extérieur. Il leur est donc nécessaire de venir chercher confirmation, validation par un diplôme. 10-5-4- Conclusion : Nous appréhendons mieux cette recherche identitaire, les stratégies pour cette quête de reconnaissance, par les narrateurs. Ils mettent toute leur énergie dans ce projet de formation afin de construire un équilibre entre ce qu’ils se voudraient et se sentent être, et ce que les autres en perçoivent et en disent. 10-6 – Accompagnés ou seuls ? 10-6-1- Quand enfants et conjoints sont un soutien… Ce temps de formation représente un niveau de contrainte important dans la continuité de la vie familiale. Plusieurs narrateurs soulignent le coût familial lourd par une moindre disponibilité du parent ou conjoint qu’ils expriment en terme « d’effort », « de concessions » ou « de contraintes » mais avec souvent un sentiment de solidarité familiale. Le soutien de la famille nucléaire apparaît donc nettement comme un élément facilitateur, essentiel pour certains, lors du départ en formation au regard de l’investissement que cela représente pour ces étudiants. 82 DUBAR C., « La socialisation », op. cité, 1991. 101 Plusieurs des narrateurs font cette remarque comme conscients du poids que représente l’investissement dans cette formation pour l’équilibre familial. Pour certains comme E 2, le mari appuie le projet : « …j’en ai discuté avec mon mari, vu le travail que cela représente… un énorme boulot…il aurait tendance à me dire : c’est la formation qui compte, il faut que tu bosses… ». Conscient des bouleversements dans l’équilibre familial, E 6 loue le soutien de sa femme : « …à mon retour à la maison, je fatigue tout le monde mais heureusement ma femme me soutient, surtout avec deux enfants en bas âge…c’est énorme ; elle sait la valeur que cela a pour moi. Nous avons un accord : je passe mon DSTS, ensuite c’est elle qui partira ». E 7 reconnaît que sa famille ne peut guère compter sur lui : « Ma femme est enseignante, cela facilite beaucoup de choses dans la gestion du privé mais elle ne peut pas trop compter sur moi…elle est là, ce n’est pas toujours facile ». Le mari de E 9 l’a toujours poussé à cette reprise d’études : « J’en ai parlé en famille…le choix, la décision s’est faite en famille…mon mari m’a poussée…il m’a toujours poussée, il est ravi que je m’élève intellectuellement, que je sois dans les bouquins, que je fasse autre chose ». 10-6-2 – La « solitude » pour moteur. Le sentiment d’isolement familial, la souffrance affective peuvent amener à considérer la formation comme une bouée de sauvetage ; lui est alors assignée une fonction « thérapeutique » comme le souligne C. Dubar83 (cf. chapitre 2-3), elle revêt ainsi une fonction symbolique de ravaudage de l’existence : 83 C. DUBAR, « La formation professionnelle continue », op. cité, 96. 102 E 13 nous a livré une histoire familiale douloureuse d’où émerge un sentiment très fort de solitude : « …je fonde tous mes espoirs sur mon travail et sur mes études…Je n’ai pas d’attache ». Ou bien le manque de soutien, vécu comme un frein, notamment pour les femmes qui, en plus de leur travail, assument le quotidien, est aussi une source de motivations supplémentaires après le démarrage de la formation : E 11 se dit un peu surprise de la réaction de son mari qui a lui-même fait une formation en FPC : « Qu’est-ce que tu attends de ça…maintenant tu pourrais être tranquille…ma formation de travail social de communauté a remué pas mal de choses à la maison…en partie, je suis partie seule en formation. Là, ça commence aller mieux, ma fille aînée m’a beaucoup encouragée ». Elle nous dira que : « c’est une source de motivation supplémentaire… ». 103 TROISIEME PARTIE « Deux typologies : continuité et rupture » 104 L’analyse des récits biographiques, nous l’avons vu, fait émerger deux profils d’individus de notre échantillon. Parallèlement à ces structurations, ils sont dans un processus de recherches identitaires à la fois communes et différentes. Chapitre 11 : Deux formes de structurations existentielles. Nous avons esquissé, au chapitre 8, une certaine différenciation dans les parcours scolaires des travailleurs sociaux de notre échantillon, or l’examen comparé des récits de vie permet d’étendre cette lecture à l’ensemble des parcours. Ainsi il apparaît que les trajectoires des « assistants de service social », auxquelles nous pouvons lier celle des « infirmiers » (cinq personnes), sont inscrites dans une certaine logique, une certaine « continuité », alors que les trajectoires des « éducateurs spécialisés » comme celles des « animateurs » ou « formateurs » (huit personnes), sont marquées par une rupture (ou des ruptures) biographique(s). A la lecture des entretiens analysés, nous voyons bien que les dynamiques biographiques déterminent l’allure générale de ces existences qui se structurent progressivement dans l’enfance et l’adolescence puis durant toute la vie ; cependant, comme le note Font-Harmant L., « la nature des événements qui précédent la reprise des études, définit l’impact sur l’activité sociale spécifique déclenchée »84. L’analyse des récits prend deux formes distinctes, en termes de continuité et de discontinuité. M. Leclerc-Olive85 fait une lecture pertinente de cette distinction entre « événements biographiques », qui englobe tout ce qui arrive dans l’existence, et « événements de la biographie », pour les événements critiques : * Les « événements de la biographie » amènent donc une lecture en continu des trajectoires. Il s’agit généralement d’événements, parfois anciens, marquant la trajectoire des individus, prévisibles mais remarquables par leurs conséquences sur la vie professionnelle notamment : le diplôme initial, le premier emploi, les enfants, les promotions… qui caractérisent un itinéraire tout en continuité subissant de légères inflexions. 84 85 FONT-HARMANT L., « Des adultes à l’université », L’Harmattan, Paris, 1996. LECLERC-OLIVE M., Op. cité, 1997. 105 * Les « événements biographiques » font apparaître des discontinuités de trajectoires et marquent profondément l’identité et la vie privée : ruptures familiales, échecs scolaires ou parcours inachevés, accidents… Imprévisibles, ils sont souvent anciens mais laissent une trace prégnante et l’itinéraire professionnel et/ou privé s’apparente à une course ou une quête de réparation que la formation viendrait clôturer ou combler. 11-1- Une continuité biographique : Pour ces « AS » (terme générique de ce groupe), les « événements de la 86 biographie » donnent une lecture en « continu » des trajectoires des sujets. Il s’agit d’événements prévisibles qui caractérisent la continuité de la vie professionnelle tout en l’infléchissant plus ou moins : mutations professionnelles, formations, promotions, carrières… 11-1-1- Caractéristiques des « AS » : la « continuité ». Sur les 13 entretiens87, cinq présentent des similitudes importantes. En effet, ils ont tous acquis le bac avec un parcours qu’ils nomment « normal », « classique » ou « ordinaire », et ils sont sortis du système scolaire à 22-23 ans avec un diplôme d’état (DE) pour quatre d’entre eux, après la formation initiale et une année d’expérience à la fac « en attendant », avec un souci d’autonomie rapide pour trois d’entre eux. Pour la cinquième personne, après un DEUG de droit, elle intègre « logiquement » la direction de l’entreprise familiale, avant une réorientation vers le travail social, tout cela sans heurt apparent. Ils sont d’origine sociale ouvrière ou paysanne (ouvriers, artisans ou agriculteurs) ou moyenne (enseignement, santé ou entrepreneurs) globalement stable sans souci particuliers, notent-ils. Trois ont une fonction d’encadrement et viennent valider une compétence par un diplôme, deux aspirent à un poste de cadre qui se dessine déjà. Si nous regardons 86 Idem. Voir la liste en annexe. 87 106 leur histoire professionnelle, nous constatons qu’ils sont sur une logique de promotion professionnelle, déjà à l’œuvre pour trois, importante pour l’un d’eux. Ce groupe manifeste massivement une recherche de « capital culturel », « l’accumulation de capital culturel exige une incorporation qui, en tant qu’elle suppose un travail d’inculcation et d’assimilation, coûte du temps et du temps qui doit être investi personnellement (…) Le capital culturel est un avoir devenu être, une propriété faite corps, devenue partie intégrante de la « personne », un habitus… »88. La reprise d’études se présente pour eux comme le moyen qui permet d’affirmer des places ou des rôles le plus souvent déjà occupés. Elle confirme que l’individu est bien à sa place dans sa vie professionnelle et qu’il vient en quelque sorte, la légitimer aux yeux de tous par le diplôme. Ils se trouvent dans une logique de continuité de cette vie professionnelle sans cassure et ouvrent un champ des possibles pour certains. 11-1-2- Les événements de la biographie chez les « AS » : Nous avons pu constater que ce qui pousse ces individus vers le retour aux études, est souvent une situation prévisible entrant dans l’ordre du champ des possibles comme un poste hiérarchique, une logique de carrière… La place ou le rôle que joue, ou veut jouer, le sujet déterminent le déclencheur de changements. Il s’agit de déterminer une continuité dans une trajectoire si possible ascendante où ces « événements de la biographie» ne modifient pas fondamentalement la trajectoire des sujets mais provoquent seulement une inflexion, une conversion en douceur. Ils sont dans une relative mise en cause de leurs pratiques, de leur « champ des possibles » ; « ils avaient intériorisé des savoirs, des savoir faire qui correspondaient à des statuts et à des rôles professionnels appris et donnés »89. La reprise d’études universitaires rend possible d’autres acquisitions qui autorisent un réajustement dans leur vie professionnelle et qui restent dans les logiques mises en 88 89 BOURDIEU P. dans Actes de la Recherche en Sciences Sociales, N° 30, 1979. FONT-HARMANT L., Op. cité, 1996. 107 œuvre par les individus. Leur trajectoire apparaît bien comme un tout cohérent auquel cette reprise donne un sens, ou tout au moins confirme celui qu’ils lui attribuaient. 11-2- Une rupture biographique : Pour les « ES » (appellation générique de ce groupe), l’ « événement biographique », parfois les événements, donnent une lecture discontinue des trajectoires individuelles. Cet événement imprévisible, comme notamment l’échec scolaire, provoque une rupture et une remise en question de l’orientation et/ou de la vie professionnelle rêvée ou visée. 11-2-1- Caractéristique des « ES » : la « rupture ». Huit personnes représentent cette catégorie sur les 13 entretiens. Les milieux d’origine sont hétérogènes, ne présentant pas de particularités repérables : de situation sociale « précarisée » à agriculteurs, de petit entrepreneur à directeur d’usines, de militaire à inspecteur des impôts, en passant par des métiers du social. De la même manière, les parcours sont tous très différents quant à la longueur mais marqués par un échec (ou une orientation prématurée) : une personne arrête après un CAP, une en troisième, deux échecs au bac, puis échecs en fac ou au concours d’entrée à l’IUFM… Ils ont quitté l’univers scolaire entre 16 et 28 ans. Les raisons de ces échecs apparaissent comme multiples selon leurs dires : un accident qui interrompt une carrière sportive, un milieu familial n’ayant pas de projet particulier ou offrant peu de soutien, une pression familiale forte sur la scolarité, des choix par défaut, des erreurs d’orientations universitaires,… Nous avons pu percevoir au chapitre 8, combien ces échecs ont créé un point de rupture dans leur biographie, cet « événement » les obligeant à une correction de leur trajectoire. Leur entrée dans le travail social leur a ouvert des possibles nouveaux dans laquelle ils ont trouvé une voie de (re)construction. En effet, pour la plupart, ils ont utilisé les différents niveaux de la formation (AMP puis ME puis ES) comme des « réussites positives » que le DSTS viendrait parachever. 108 Pour beaucoup, les rencontres furent le levier nécessaire pour dépasser cette rupture ; tous ces « médiateurs », ces « passeurs » ont des situations faisant référence, au moins pour la personne, et sont souvent eux-mêmes passés par le chemin des études supérieures soit dans le cadre de leur formation initiale soit dans le cadre de la formation continue. Nous avons parallèlement constaté que les parcours professionnels des ES démarraient par des expériences hors du travail social plus ou moins longues. 11-2-2- L’événement biographique chez les « ES » : Nous voyons bien qu’interroger les récits du point de vue de la discontinuité, c’est décrypter les traits forts de la dynamique biographique que vient interroger la reprise d’études. Le retour à l’université semble la meilleure façon de participer à la reconstruction d’une vie, souvent entamée depuis longtemps et marquée de discontinuité. Ainsi ces « événements biographiques » (échecs scolaires, ascension sociale stoppée,…) ont provoqué une cassure qu’ils n’ont de cesse de réparer. Ces ruptures, qui parfois en ont amené d’autres, atteignent l’équilibre psychologique et conduisent le sujet à vouloir reconstruire un projet de vie auquel il s’accrochera. Contrairement à l’approche de Font-Harmant L. qui caractérise la rupture comme une « cassure de l’histoire individuelle qui induit la reprise d’études…avec une volonté acharnée d’oublier le passé »90, dans notre échantillon, elle se situe dans le passé… A partir de cette rupture (ou ces ruptures), ils n’ont eu de cesse d’élaborer une socialisation plus conforme à celle « rêvée » avant ce coup d’arrêt et par étapes, reconstruisent sans omettre la référence à ce passé pour mesurer le chemin parcouru. « L’institution universitaire représente l’autorité sur laquelle repose un statut cognitif et normatif supérieur. La reprise d’études autorise un déplacement social pour le sujet »91. 90 91 FONT-HARMANT L., Op. cité, 1996. Idem. 109 Il s’agit pour l’individu, grâce à l’obtention d’un diplôme de l’enseignement supérieur, d’entrer dans une « logique d’intégration formelle… », d’une certaine manière, de réparer les accidents que les connaissances par l’expérientiel ne permettent pas. Cette reprise d’études apparaîtrait notamment comme un processus de réajustement de liens « fragilisés » ou « rompus », comme une remise en ordre du passé, comme un processus de transformation de sa trajectoire, comme l’ouverture vers une socialisation nouvelle. 11-3- Conclusion : Qu’il s’agisse de « continuité » ou de « rupture » biographique, l’université se présente comme un espace de formation et de transformation identitaire. Cette notion d’ « événements biographiques » en « continuité » et de « rupture » nous semble apporter un éclairage sur les circonstances de la reprise d’études dans la biographie. Elle nous permet de saisir ce processus en terme de « continuité » et de « discontinuité » identitaire. Ce retour à l’université renvoie dans tous les cas, à des événements antérieurs, déclencheurs de pratiques sociales en continuité ou de rupture identitaires. Du processus de socialisation nouvelle, plus ou moins net, émerge un changement de place et de rôle dans l’espace social et professionnel. « Toute formation, selon Dubar C., vise l’appropriation d’éléments culturels qui sont ceux d’un groupe, d’une couche ou d’une classe sociale (…) Tout processus de formation comprend une dimension d’acculturation »92 . En effet, cette reprise d’études apparaît comme un moyen de sortir d’un contexte culturel et social déterminé et d’entrer dans un autre. L’infléchissement opéré dans la trajectoire permet de construire une identité nouvelle. Les individus entrent dans des logiques de restructurations identitaires. La formation constitue un lien entre deux socialisations93 : une transformation 92 93 DUBAR C., « Formation permanente et contradictions sociales », Ed. Sociales, Paris 1980. DUBAR C., « La socialisation », A. Colin, Paris, 2000. 110 identitaire pour eux (« Identité pour soi ») et des changements de rôles et de places dans leur trajectoire (« Identité pour autrui ») par le biais de nouveaux savoirs acquis. 111 Chapitre 12 : Des processus identitaires à l’œuvre. Cette dernière étape de notre analyse, dans notre recherche, doit nous conduire à vérifier la pertinence de l’hypothèse que nous rappelons : « Les travailleurs sociaux inscrits à l’université en formation continue mettent en œuvre des processus identitaires, une dynamique issus d’itinéraires singuliers personnels et/ou professionnels ». L’identité n’est pas donnée à la naissance, elle se construit peu à peu dans l’enfance et l’adolescence puis évolue « tout au long de la vie ». Nous avons vu précédemment que, parce qu’il connaît des changements impressionnants, le travail oblige de plus en plus à des transformations identitaires délicates et, parce qu’elle accompagne toutes les modifications du travail et de l’emploi, la formation intervient dans les dynamiques identitaires bien au-delà de la période scolaire. « Ces identités professionnelles sont intensément vécues par les individus et renvoient à des définitions de soi autant qu’à des étiquetages par autrui »94. Il semble difficile, remarque Dubar C95, de dissocier l’identité individuelle de l’identité collective, c’est bien l’articulation des deux qui fait l’identité sociale. L’ « Identité pour Soi » et l’ « Identité pour Autrui » sont inséparables et liées de façon problématique : « Je ne sais jamais qui je suis que dans le regard d’Autrui »96 d’où la difficulté puisque « l’expérience de l’autre n’est jamais directement vécue par soi…en sorte que nous comptons sur nos communications pour nous renseigner sur l’identité qu’autrui nous attribue…et donc pour nous forger une identité pour nous même »97. Mais notre communication avec les autres est remplie d’incertitudes : « je ne suis jamais sûr… ». « Quel type d’homme, suis-je pour les autres », c'est-à-dire l’identité pour Autrui… et « quel type d’homme, je veux être », c'est-à-dire l’identité pour soi, sont en perpétuel conflit ou alliance dans notre champ de recherche. Ces « identités pour 94 Idem. Idem. 96 Idem. 97 Idem. 95 112 soi » ne sont rien moins que ce que les individus se racontent qu’ils sont ; alors que les « identités pour autrui » concernent l’identité attribuée par les institutions et leurs acteurs en relation avec l’individu. Ces deux types d’identités peuvent se trouver en désaccord d’où la mise en jeu de stratégies identitaires destinées à réduire l’écart entre les deux. Elles peuvent prendre deux formes, insiste Dubar C.98 : soit des transactions « externes » et « objectives » afin d’accommoder l’identité pour soi à celle pour autrui, soit des transactions « internes » à l’individu et « subjectives », une lutte entre « identités héritées » et « identités visées » cherchant à assimiler l’identité pour autrui à l’identité pour soi. Cette idée de transaction subjective apparaît bien comme un deuxième mécanisme de processus de socialisation « producteur des identités sociales ». Nous sommes bien ici au centre de ce qui semble être les enjeux de nos narrateurs pour leur reprise d’études : une négociation identitaire entre une identité biographique et une identité relationnelle. « L’espace de reconnaissance des identités est inséparable des espaces de légitimation des savoirs et des compétences associés aux identités. La transaction objective entre les individus et les institutions est d’abord celle qui s’organise autour de la reconnaissance et la non reconnaissance des compétences, des savoirs et des images de soi qui constituent les noyaux durs des identités revendiquées »99. Il nous apparaît dans ce travail, que si, comme nous venons de le voir, ces deux identités sont en interaction permanente dans une volonté d’en réduire l’écart, il n’en demeure pas moins que les catégories « AS » et « ES » ont une recherche identitaire différente : * Les « AS » s’inscrivent, nous semble-t-il, en formation dans l’intension de faire valider des compétences, des savoir-faire qu’ils estiment posséder, c’est-à-dire l’ « identité pour soi », par une validation institutionnelle, reconnaissance d’une « identité pour autrui ». Ils sont dans une logique d’ascension professionnelle qui s’inscrit dans la « continuité » logique de leur carrière mais reconnue. Nous pourrions 98 99 Idem. Idem. 113 dire qu’ils sont à la recherche d’un Autrui Certificateur, ceci dans un souci promotionnel validé. Ils sont plus centrés sur une transaction « externe » et « objective », certes articulée à la transaction « interne » pouvant amener à une reconnaissance sociale. « Il existe une institution légitimant l’identité visée par l’individu : soit l’entreprise ou l’organisation professionnelle (…) soit l’institution scolaire ou l’organisme de formation sur la base du titre possédé et des savoirs acquis »100 ; ici, ayant acquis le premier par la promotion, ils sont à la recherche du second. * Les « ES » s’engagent en formation afin, selon nous, de structurer une estime de soi toujours un peu fragilisée. Ils sont à la poursuite de leur véritable « identité pour soi », qu’ils recherchent opiniâtrement, enfouie par la rupture vécue. Cette identité déchirée mais patiemment reconstruite fut, semble-t-il, le moteur de leur parcours dans le travail social. Perpétuellement en quête d’eux-mêmes, ils sont en recherche de savoirs théoriques et culturels, qui structurent et déstructurent sans cesse leur identité. Ils sont à la recherche d’un Soi Certifié, qui doit leur permettre de s’inscrirent dans la continuité. Ils sont centrés sur une transaction « interne » et « subjective », articulée à la transaction « externe » qui là aussi devrait amener à une reconnaissance sociale. Il s’agit de réduire le « décalage entre la définition de soi issue de sa trajectoire antérieure et la projection de soi dans l’avenir »101, pour aboutir à une continuité « entre l’identité héritée et l’identité visée »102. 100 Idem. Idem. 102 Idem. 101 114 Chapitre 13 : Conclusion. En conclusion, au travers de l’approche par « événements de la biographie » et « événements biographiques », nous avons vu émerger deux catégories de travailleurs sociaux « AS » et « ES ». S’ils présentent de fortes similitudes que nous avons perçu lors de l’analyse des récits de vie, nous constatons qu’ils se différencient par des biographies marquées par la continuité ou la discontinuité, éléments déterminants quant aux motivations à intégrer le DSTS. Cette logique de catégorisation nous a conduit à analyser alors les processus identitaires à l’œuvre lors de la reprise d’études conformément à notre hypothèse. Nous avons démontré que les narrateurs des deux catégories se trouvaient bien dans un processus de restructuration identitaire où était en jeu l’ « identité pour soi » et l’« identité pour autrui » mais avec une entrée différente. En effet, les « AS », dans leur logique de continuité, viennent valider particulièrement leur « identité pour Autrui », alors que les « ES » souhaitent confirmer leur « identité pour Soi » fragilisée. Nous avons pu vérifier notre hypothèse, ce retour à l’université renvoie dans tous les cas, à des événements antérieurs, déclencheurs de pratiques sociales en continuité ou de rupture identitaire. De ce processus de socialisation nouvelle, plus ou moins net, doit émerger un changement de place et de rôle dans l’espace social et professionnel. « Les nouveaux savoirs ont un effet de mise en perspective de la trajectoire passée et produisent une déconstruction – reconstruction de l’identité »103. Toutefois, si ce travail tend à recouper de nombreux travaux plus prestigieux comme ceux Font-Harmant L., Leclerc-Olive M., Dubar C., GourdonMonfrais D., Jovelin E.104… nous devons émettre quelques réserves relatives, notamment à la taille de notre échantillon et à la durée des entretiens par récits de vie qui auraient mérité une nouvelle rencontre pour affiner les premiers, mais les contingences matérielles et de temps nous ont limité dans cette perspective. 103 104 Idem. Opus cités. 115 Enfin le fait que seuls les volontaires aient répondus à notre étude, laisse une incertitude sur le profil de ceux qui n’ont pas souhaité s’exprimer et la logique dans laquelle s’inscrivait leur départ en formation. 116 CONCLUSION GENERALE 117 Nous sommes parvenus au terme de cette recherche, qui nous a conduits à explorer les motivations des travailleurs sociaux à s’engager dans cette formation professionnelle continue qu’est le DSTS. Notre volonté était bien celle-là, et non une quelconque réponse à un questionnement intime. Nous étions conscients que cette position d’étudiant en DSTS pouvait créer un obstacle épistémologique. Nous avons donc insisté sur le travail de rupture, de distanciation, par une importante recherche documentaire, nous permettant d’appréhender la construction socio-historique du travail social, sa professionnalisation et sa construction identitaire fragile ; nous avons ensuite porté notre regard sur la construction de la FPC, avec celle du DSTS. Il nous est apparu pertinent de mieux connaître ces adultes en reprise d’études, ainsi que les enjeux du rapport qualification/compétence. Ce travail sur la construction de notre champ de recherche nous a conduit vers une question : «Quels sens et quelles fonctions prend ce processus de reprise d’études pour les travailleurs sociaux ? » L’analyse thématique des récits de vie recueillis a fait apparaître une construction identitaire héritée, d’où émerge un attachement aux valeurs familiales, telles que la solidarité, le respect, l’éducation, les racines …, mais aussi l’engagement. Parallèlement, les parcours scolaires contrastés, faits d’échecs ou de réussites, de ruptures ou de continuités, marquent tout autant cette construction identitaire. L’analyse de l’itinéraire dans le travail social montre des choix « vocationnels », ou dus « au hasard », ou résultat de « rencontres », choix qui détermineront un engagement professionnel certain, et une volonté de formation permanente forte. Dans la logique diachronique de ces entretiens biographiques, nous avons perçu la construction des motivations à la reprise d’études. Elles sont plurielles et croisées : la formation initiale y prend souvent une place importante de déclencheur ; l‘«usure professionnelle » ou la peur d’une certaine routine sont une crainte que la 118 formation peut contribuer à gommer ; la prise de conscience « du temps qui passe » est mise en avant par certains ; le diplôme serait une possibilité de promotion sociale ; enfin, l’ensemble des narrateurs exprime une quête de reconnaissance sociale, et/ou professionnelle. Ce travail d’analyse des récits de vie nous permet de proposer deux profils de structuration existentielle, articulés autour du concept d’événement biographique : « L’événement biographique infléchit la ligne de vie, modifie le système relationnel d’action […] Parce qu’il oblige à une réélaboration des représentations de soi, de la société et du monde, parce qu’il est déstructurant, l’événement structure le temps »105 : * le premier profil est caractérisé par une « continuité biographique » : le groupe des « AS ». La trajectoire des individus est marquée par des « événements de la biographie » prévisibles et entrant dans le champ du possible : poste hiérarchique, logique de carrière, … * le second profil est caractérisé par une « rupture biographique » : le groupe des « ES ». Un (ou plusieurs) « événement biographique » marque la trajectoire de ces individus de manière imprévisible, et oblige à des réorientations. Nous avons montré, comme le suggérait notre hypothèse, que la reprise d’études universitaires se présente pour ces travailleurs sociaux comme un révélateur des dynamiques identitaires particulièrement fortes, relevant d’une double logique de « légitimation professionnelle » et/ou de « régulation biographique ». Si les deux profils sont dans cette recherche, les « AS » sont plutôt à la recherche d’une légitimation professionnelle, c’est-à-dire qu’ils viennent, par la validation du diplôme, chercher la reconnaissance d’une « identité pour Autrui »106. Les « ES » quant à eux, dans un souci de régulation biographique, sont à la poursuite de leur véritable « identité pour Soi »107. 105 LECLERC-OLIVE M, op. cit., 1997. DUBAR C, op. cité, 2000 ; 107 Idem. 106 119 Nous voyons bien que l’université n’assure pas seulement son rôle intellectuel pour les étudiants en cursus initial, elle conserve cette valeur pour ces adultes en recherche de légitimation et/ou de régulation biographique. Ils demandent à être aidés à dépasser les ruptures, à surmonter leurs manques de manière symbolique. Il est hors de question de déroger aux exigences institutionnelles de l’université, auxquelles d’ailleurs, même dans la souffrance, ils viennent se confronter. Mais un regard sur ces besoins renvoie à ces trajectoires sociales, professionnelles et culturelles ainsi qu’aux significations et attentes investies dans la formation. La formation au DSTS est une confrontation à la complexité, au contradictoire, mêlant ce qu’il faut apprendre et ce qu’il faut oublier, à infléchir et à réfléchir. L’offre de formation ne peut éluder cette dimension. Contrairement à l’obligation scolaire, la formation ne peut se dérouler sans une adhésion minimale car si elle ne répond à aucune des attentes, ces adultes finiront par s’abstenir, c’est sa gageure. D’où, nous le voyons, l’importance de la question de la motivation dont une élucidation minimale s’impose et l’omission rendrait l’utilité de cette formation aléatoire. Ce travail de recherche, malgré les limites que nous avons évoqués, nous a permis d’entamer une réflexion sur la formation continue des travailleurs sociaux à l’université, ses enjeux et fonctions. Mais en parallèle, à l’heure où cette formation est menacée, ce travail peut emmener une réflexion, au regard de cette étude notamment, sur les propres enjeux et fonctions pour l’institution. 120 Bibliographie * ABECASSI F. et ROCHE P. (dir.), « Précarisation du travail et lien social », L’Harmattan, Paris, 2001 * BARDIN L., « L’analyse de contenu », PUF, Paris, 2001 (10ème éd.) * BEAUD S. et WEBER F., « Guide de l’enquête de terrain », La Découverte, Paris, 2003 * BERTAUX D., « Les récits de vie » Perspective ethnosociologique, Nathan, Paris, 1997 * BLANCHET A. et GOTMAN A., « L’enquête et ses méthodes d’entretiens », Nathan, 2001 * BOURDIEU P., « La reproduction », Ed de Minuit, Paris, 1970 « La misère du monde » Seuil, Paris, 1993 * CAPUL M. et LEMAY M., « De l’éducation spécialisée », Erès, Ramonville St Agne, 1996 * CARRE P. et CASPAR P. (dir.), « Traité des sciences et techniques de la formation » Dunod, Paris, 2004 * CHAUVIERE M. et TRONCHE D., « Qualifier le travail social. 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Plus qu’un questionnement, nous utilisons des relances ou des reformulations afin de faciliter le récit. Introduction : Pour mon travail de recherche, j’ai donc choisi de m’intéresser aux itinéraires, aux parcours de formation des travailleurs sociaux. C’est ce qui motive cet entretien. Peut-être pourriez-vous raconter votre scolarité à partir du primaire ? Thèmes à aborder au cours de l’entretien : * Vécu de la scolarité : - Cursus suivi, événements du cursus (échecs ou réussites, abandon et reprise,…). - Position d’élève, description, rapport aux apprentissages. - Rapport au savoir et aux diplômes. Pour l’environnement familial : Quel regard avaient vos parents sur votre scolarité ? - Profession des parents, discours d’appartenance à une classe sociale. - Vécu de l’école, regard et suivi des parents, leur niveau d’exigence scolaire, contact avec les enseignants. - Place et statut du sujet dans la fratrie. - Rôle de la famille (hors parents et fratrie) : grands parents, oncles et tantes, … - Quel est votre propre implication dans la scolarité de vos enfants ? 126 * Rapport au travail : Pourquoi vous êtes-vous orienté vers le social ? - Travail actuel : « petits bonheurs, moments difficiles », comment pourriez-vous décrire votre travail ? Ancienneté, événements de la vie professionnelle… - Image de soi : opinion, sentiment, jugement au travail et hors… - Avez-vous (ou avez-vous eu) un engagement syndical, associatif ou politique ? - Autres expériences : Quelles expériences professionnelles sont les vôtres ? Hors champ social ? Place de la famille : Comment est perçu votre travail par votre famille ? - Profession du conjoint, scolarité ou profession des enfants, vécu du social…Perception par l’entourage. * Place de la formation : Quels souvenirs gardez-vous de votre formation initiale ? - Contenu par rapport aux attentes : richesse ou frustration… Contenu par rapport au métier, ambiance, les acquis… - Rôle de la famille dans l’orientation, de l’entourage… - Participation à des formations (continue ou non, qualifiantes ou non) post D.E. * Motivation à la reprise d’études : Quel cheminement vous a conduit jusqu’au DSTS ? Comment s’est construit ce désir de formation ? - Rapport à l’université : image avant la formation, expériences… - Discours sur la formation, la décision de formation, le suivi de la formation et le groupe formation. - Rapport au temps : discours sur le temps, la durée, l’âge, le vieillissement. - Quels sont vos projets, vos objectifs, vos orientations futures ? 127 Annexe II : Profil sociodémographique et professionnel des travailleurs sociaux en DSTS: Origine : études de la revue Forum (95) et du CEDRIS (96) et UTM 2002-2005. Profil sociodémographique: 62% de femmes et 38% d’hommes. UTM : 72,5% de femmes et 27,5% d’hommes. Environ 80% ont plus de 40 ans. 78% vivent en couple (et le conjoint appartient le plus souvent aux classes moyennes ou supérieures. Enfants : 0: 21.7 % 1: 15.1 % 2: 37.7 % 3 ou + 25.5 % 73.1% ont le BAC (41% avec une formation universitaire, surtout en sciences humaines). 40% d’AS et 40% d’ES UTM : 32% d’AS, 55% d’ES, 13% d’EJE( et autres). Profil professionnel : 82.7% ont au moins 11 ans d’ancienneté 54% sont des professionnels de terrain (79%) 37% des cadres (14%) 9% des formateurs (7%) 128 Annexe I : « Guide d’entretiens » : Il s’agit, lors de ces entretiens, de permettre au narrateur de dérouler le fil de son parcours. Plus qu’un questionnement, nous utilisons des relances ou des reformulations afin de faciliter le récit. Introduction : Pour mon travail de recherche, j’ai donc choisi de m’intéresser aux itinéraires, aux parcours de formation des travailleurs sociaux. C’est ce qui motive cet entretien. Peut-être pourriez-vous raconter votre scolarité à partir du primaire ? Thèmes à aborder au cours de l’entretien : * Vécu de la scolarité : - Cursus suivi, évènements du cursus (échecs ou réussites, abandon et reprise,…). - Position d’élève, description, rapport aux apprentissages. - Rapport au savoir et aux diplômes. Pour l’environnement familial : Quel regard avaient vos parents sur votre scolarité ? - Profession des parents, discours d’appartenance à une classe sociale. - Vécu de l’école, regard et suivi des parents, leur niveau d’exigence scolaire, contact avec les enseignants. - Place et statut du sujet dans la fratrie. - Rôle de la famille (hors parents et fratrie) : grands parents, oncles et tantes, … - Quel est votre propre implication dans la scolarité de vos enfants ? * Rapport au travail : Pourquoi vous êtes-vous orienté vers le social ? - Travail actuel : « petits bonheurs, moments difficiles », comment pourriezvous décrire votre travail ? Ancienneté, évènements de la vie professionnelle… - Image de soi : opinion, sentiment, jugement au travail et hors… - Avez-vous (ou avez-vous eu) un engagement syndical, associatif ou politique ? - Autres expériences : Quelles expériences professionnelles sont les vôtres ? Hors champ social ? Place de la famille : Comment est perçu votre travail par votre famille ? - Profession du conjoint, scolarité ou profession des enfants, vécu du social…Perception par l’entourage. * Place de la formation : Quels souvenirs gardez-vous de votre formation initiale ? - Contenu par rapport aux attentes : richesse ou frustration… Contenu par rapport au métier, ambiance, les acquis… - Rôle de la famille dans l’orientation, de l’entourage… - Participation à des formations (continue ou non, qualifiantes ou non) post D.E. * Motivation à la reprise d’études : Quel cheminement vous a conduit jusqu’au DSTS ? Comment s’est construit ce désir de formation ? - Rapport à l’université : image avant la formation, expériences… - Discours sur la formation, la décision de formation, le suivi de la formation et le groupe formation. - Rapport au temps : discours sur le temps, la durée, l’âge, le vieillissement. - Quels sont vos projets, vos objectifs, vos orientations futures ?