Autofiction(s) - Presses universitaires de Lyon

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Autofiction(s) - Presses universitaires de Lyon
Autofiction(s)
colloque de Cerisy
2008
sous la direction de Claude Burgelin, Isabelle Grell
et Roger-Yves Roche
Presses universitaires de Lyon
Anne Strasser
De l’autobiographie à l’autofiction :
vers l’invention de soi
Les écritures de soi questionnent autant la littérature que d’autres champs des sciences humaines. Serge
Doubrovsky, s’interrogeant sur « cette propulsion historique
de l’autofiction1 », suggérait quelques pistes : influence de la
psychanalyse, impossibilité d’une saisie totalisante de soi,
déconstruction du sujet traditionnel, mort des idéologies
collectives sécurisantes...
Les travaux du sociologue Jean-Claude Kaufmann,
L’Invention de soi, une théorie de l’identité 2, permettent d’éclairer le passage de l’autobiographie à l’autofiction : l’identité
n’est pas une donnée fixe, mais un processus contradictoire
fait d’identités multiples. Là où l’autobiographe cherche
rétrospectivement une identité unifiée, l’auteur d’autofiction s’invente des soi possibles.
De la figure autobiographique à la mise en question de la
notion d’identité
À l’origine de cette réflexion, une thèse sur Les Figures
féminines dans les autobiographies de Simone de Beauvoir :
comment une même femme pouvait-elle être présente dans
les autobiographies, la correspondance ou le roman, avec
pourtant autant de variations ?
Pour cette confrontation, nous avons utilisé la notion
de figure. L’être autobiographique, à mi-chemin entre personne réelle et personnage fictif, ne peut être confondu ni
1. Serge Doubrovsky, « Pourquoi l’autofiction », Le Monde, 29/04/2003.
2. Jean-Claude Kaufmann, L’Invention de soi, une théorie de l’identité,
Armand Colin, 2004.
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avec l’un ni avec l’autre. Le terme de « figure » a paru approprié pour désigner aussi bien le « je » autobiographique que
les autres êtres de papier évoqués dans les écrits autobiographiques. Le mot vient du latin figura dont le premier
sens est structure, forme et le second chose façonnée. La
figure est donc le résultat d’une construction, la forme donnée à quelque chose.
Pour notre étude, il s’agissait de la forme littéraire
donnée par Beauvoir aux êtres évoqués dans ses écrits
autobiographiques, et d’abord à elle-même. La figure
n’existe que par rapport à un écart. Nous avons confronté
les écrits autobiographiques avec d’autres écrits personnels
afin de mesurer cet écart d’un écrit à l’autre, ainsi que l’angle
choisi par Beauvoir pour parler des femmes et d’elle-même.
La figure se construit dans cette distance. Mais pour saisir
cette figure, il faut que le lecteur soupçonne l’existence
d’une reconstruction de la réalité : « La figure n’est donc rien
d’autre qu’un sentiment de figure, et son existence dépend
totalement de la conscience que le lecteur prend, ou ne prend
pas, de l’ambiguïté du discours qu’on lui propose3. » Il y a
figure quand le lecteur surprend les ambiguïtés du discours
autobiographique et perçoit que, comme en rhétorique, la
figure signifie davantage que l’expression littérale à laquelle
elle se substitue.
La correspondance de Beauvoir publiée après sa mort a
permis de confronter ces figures et de mettre en lumière de
sérieux écarts dans la peinture notamment de sa mère, de
sa sœur ou d’autres comme Olga Kosakiewicz. Ces écarts,
résumés avec verve par Bernard-Henri Lévy, ont scandalisé
plus d’un lecteur :
3. Gérard Genette, Figures I, Le Seuil, Points Essais n° 74, 1966, p. 216.
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Feu sur Sartre et Beauvoir, ces diables, ces diviseurs ! qu’ils
se déclarent à la fin ! qu’ils sortent de l’ambiguïté ! furentils fidèles ou pas ? hétéros ou homos ? jusqu’à quelle date
se sont-ils aimés ? le Castor était-elle une cochonne ? estil vrai qu’elle aimait les filles à poils et à odeurs ? [...] et
Nelson Algren ? hein, que s’est-il passé avec Nelson Algren ?
est-ce qu’il la faisait jouir ? comment ? combien4 ?
Comment interpréter ces écarts ? Les critiques s’accordent à dire qu’il n’y a pas de vérité possible en matière
d’autobiographie, pour des raisons objectives – défaillance
de la mémoire, oublis... – comme subjectives : censure volontaire, vanité... À défaut de trouver Beauvoir telle qu’elle
fut dans ses autobiographies, on pouvait y voir l’image
qu’elle avait voulu donner d’elle-même : une jeune fille rangée qui s’est émancipée magistralement, une femme au parcours singulier, cherchant à entretenir avec autrui des rapports inédits fondés sur la réciprocité, une femme écrivain,
non pas « une femme d’intérieur qui écrit mais une femme
dont toute l’existence est commandée par l’écriture5 ». Les
études de Lejeune confortaient cette interprétation ; si on
peut mettre en cause la véracité du contenu, rien n’entache
l’authenticité de l’acte d’écrire :
Que dans sa relation à l’histoire (lointaine ou quasi contemporaine) du personnage, le narrateur se trompe, mente,
oublie ou déforme – et erreur, mensonge, oubli ou déformation prendront simplement, si on les discerne, valeur
d’aspects, parmi d’autres, d’une énonciation qui, elle, reste
authentique. Appelons authenticité ce rapport intérieur
propre à l’emploi de la première personne dans le récit
4. Bernard-Henri Lévy, Le Siècle de Sartre, Grasset, 2000, p. 26-27.
5. Simone de Beauvoir, Tout compte fait, Gallimard, Folio n° 1022, 1972,
p. 495.
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personnel ; on ne le confondra ni avec l’identité, qui renvoie au nom propre, ni avec la ressemblance qui suppose
un jugement de similitude entre deux images différentes
porté par une tierce personne6.
L’écrivain qu’est Beauvoir est à chercher dans ces écarts,
dans ce que la figure comprend de construction et de
recréation.
Comment expliquer ces écarts ? L’authenticité de l’acte
d’écrire semblait une « sortie » brillante, mais « courte »
concernant la quête de sens à laquelle se livre l’autobiographe. Lire Kaufmann donne du neuf à ce questionnement.
Il contribue à éclairer ces écarts et à compléter une approche spécifiquement littéraire du genre. Nous l’avons utilisé
pour étudier comment chez Beauvoir revient à l’autobiographie le rôle d’unifier une vie, de trouver une cohérence,
voire de « réparer » (les Mémoires d’une jeune fille rangée ou
Une mort très douce peuvent être lus comme des récits de
réparation), alors que la correspondance est soumise à la
contingence du présent et à une figure du « je » plus mouvante et multiple7.
Si cette approche éclairait les contradictions du « je » chez
un auteur, elle pouvait être judicieuse pour réfléchir à l’autofiction. Autant dans sa dimension synchronique – qu’est-ce
qu’écrire ou lire une autofiction aujourd’hui ? – que diachronique : l’histoire du concept d’identité ne pouvait-elle
pas enrichir les analyses confrontant l’autobiographie,
genre plus ancien, à l’autofiction, plus contemporaine ?
6. Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Le Seuil, 1975, p. 39-40.
7. Communication au colloque « Centenaire de la naissance de Simone de
Beauvoir », Paris, janvier 2008 (« Les figures du Je ou la question de l’identité dans les écrits autobiographiques de Simone de Beauvoir »), actes du
colloque publiés aux éditions du Bord de l’eau, septembre 2008.
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Relecture de soi et invention de soi, les deux faces du
processus identitaire
L’idée force de Kaufmann est que l’identité n’est pas
une entité mais un processus – et un processus contradictoire. Le sociologue reprend le concept d’identité narrative,
introduit par Ricoeur. Nous confronterons autobiographie
et autofiction à la lueur de ces concepts.
« L’identité n’a connu la gloire que parce qu’elle est devenue incertaine. » « La question identitaire a historiquement
résulté de la désagrégation des communautés, libérant un
individu contraint de s’auto-définir8. » Si le sentiment de
l’identité individuelle s’accentue au XIXe siècle, si l’usage
du terme « identité » se banalise au début du XXe, l’évolution
s’accélère après la Seconde Guerre : les individus jusquelà intégrés dans des cadres sociaux et institutionnels stables se trouvent « alors livrés à eux-mêmes pour définir le
sens de leur vie. D’où une angoisse nouvelle, et une quête
d’appartenances, censées remplacer les cadres perdus.
D’où un questionnement sur soi, particulièrement sensible dans les contextes de changements existentiels. »
Progressivement, « un seuil a été manifestement franchi,
constituant l’individu en centre prioritaire de régulation
de sa propre action. [...] C’est à ce point précis, tout près
de nous, aux alentours des années 1960, que s’est opéré le
renversement historique, la révolution de l’identité9. » Ces
années voient monter à « l’avant-scène » un sujet cherchant
l’accomplissement personnel. S’ouvre une période « caractérisée par une dynamique dont les deux faces sont libération psychique et insécurité identitaire10 ». Parallèlement la
8. L’Invention de soi, op. cit., p. 58.
9. Ibid., p. 27 et 76.
10. Ibid., p. 81, Jean-Claude Kaufmann cite Alain Ehrenberg, La Fatigue
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perception de l’intime change : « Il n’est plus seulement le
lieu du secret, du quant-à-soi ou de la liberté de conscience,
il devient ce qui permet de se déprendre d’un destin au profit
de la liberté de choisir sa vie11. »
En quoi consiste ce concept d’identité ? Pour réagir à
ce questionnement perpétuel, a été cherchée une identité
stable, à l’image de celle fixée sur les papiers d’identité.
Les sciences humaines se sont installées alors dans une
« conception statique et fermée du concept ne parvenant
pas à se dégager d’un arrière-plan substantialiste ». Ainsi,
même si l’individu n’est pas unifié, l’idéologie de la modernité lui impose de « croire en lui-même comme entité stable
et autonome, dégageant un système de valeurs indubitable.
Il doit se représenter avec constance, sans hésitation, et être
immédiatement identifiable par autrui. En d’autres termes,
il doit avoir une identité12 ». Cette vision fixiste ignore que
la société impose de choisir sans cesse entre différents soi
possibles. Pour Kaufmann :
L’identité est un processus, historiquement nouveau, lié à
l’émergence du sujet, et dont l’essentiel tourne autour de la
fabrication du sens. Tel est le défi imposé par la modernité
au pauvre sujet, hélas à l’intérieur d’un double bind caractéristique. Car simultanément elle exige de lui le contraire :
qu’il soit un être librement réflexif, n’hésitant pas à questionner et à se questionner sur tout. Où se situe la contradiction dira-t-on ? Dans le fait que la réflexivité s’inscrit
dans une logique d’ouverture ; elle brise les certitudes et
remet en cause ce qui est tenu pour acquis. L’identité au
contraire ne cesse de recoller les morceaux. Elle est un
d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998, p. 120.
11. A. Ehrenberg, op. cit., p. 123.
12. L’Invention de soi, op. cit., p. 30 et 55.
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système permanent de clôture et d’intégration du sens,
dont le modèle est la totalité13.
Reprenant Gauchet, il complète : « son objet n’est pas le
vrai, mais le sens ». L’individu contemporain est pris entre
« injonction à la réflexivité et injonction à être soi, fondamentalement contradictoires [et] n’a souvent qu’une hâte :
revenir en arrière, comme si l’identité était non à construire
mais à trouver, telle une essence secrète, un objet qui aurait
été perdu14 ».
Pour Kaufmann, l’identité est donc un processus contradictoire : « à l’origine fissionnelle de la réflexivité généralisée, qui déconstruit en tous sens les moindres certitudes,
[l’individu] doit opposer la logique fusionnelle de la
construction de soi, les lignes de vie qui font sens15. »
L’individu cherche à fixer son identité alors qu’il est en
permanence travaillé par un questionnement réflexif et une
multitude de soi possibles. L’identité devient « l’instrument
par lequel ego reformule le sens de sa vie. » Le terme « reformuler » est à relever, l’identité étant souvent vue comme un
processus narratif.
Une façon de fixer cette identité est ce que Ricoeur a
nommé l’identité narrative dans Soi-même comme un autre16 :
le problème de l’identité personnelle confronte deux usages
du concept d’identité, inscrits dans le titre de son essai par le
terme « même », selon qu’on entend par identique l’équivalent de l’idem ou de l’ipse latin : « Dans ses acceptions variées,
“même” est employé dans le cadre d’une comparaison ; il a
pour contraires : autre, contraire, distinct, divers, inégal,
13. Ibid., p. 82.
14. Ibid., p. 82-83.
15. Ibid., p. 110.
16. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Le Seuil, 1990.
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inverse. Le poids de cet usage comparatif du terme “même”
m’a paru si grand que je tiendrai désormais la “mêmeté”
pour synonyme de l’identité-idem et que je lui opposerai
l’ipséité par référence à l’identité-ipse17. » L’identité personnelle est le lieu de confrontation de ces deux usages du mot
identité : l’ipséité n’est pas la mêmeté. Cette confrontation
devient problématique lorsqu’elle se heurte à la question
de la permanence dans le temps. Ces deux pôles idem et ipse
ne coïncident pas toujours, et le concept d’identité narrative permet de faire le lien. La narration de soi n’est pas une
invention mais une mise en récit de la réalité agençant les
événements pour les rendre lisibles : « le modèle spécifique
de connexion entre événements que constitue la mise en
intrigue permet d’intégrer à la permanence dans le temps
ce qui paraît en être le contraire sous le régime de l’identitémêmeté, à savoir la diversité, la variabilité, la discontinuité,
l’instabilité18. » Comme le souligne Kaufmann, cette mise en
intrigue « résout le vieux dilemme de la philosophie (comment peut-on continuellement changer tout en restant
identique ?)19 ».
La forme narrative opère un glissement substituant à
l’idée de fixité une logique d’enchaînement :
La cohérence fondatrice n’est plus dans la mêmeté mais
dans le coulé et l’intelligence de la suite des événements.
Elle s’adapte ainsi parfaitement à la structure (contradictoire et changeante) de l’individu moderne, construisant
sa nécessaire unité [...] de l’intérieur et de façon évolutive,
17. Ibid., p. 13.
18. Ibid., p. 167-168.
19. L’Invention de soi, op. cit., p. 151.
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autour du récit, fil organisateur. Chacun se raconte l’histoire de sa vie qui donne sens à ce qu’il vit20.
Kaufmann note que l’identité comme récit autobiographique « est toujours une modélisation simplificatrice ». Le
récit de vie gomme « les hésitations et les incohérences, faisant la chasse à la moindre contradiction [...] car il est justement l’instrument qui permet d’unifier une vie concrète
multiple, hétérogène et éclatée. »
Ainsi, même si certains « franchissements de séquences »
posent problème, l’individu doit à tout prix « renouer le fil
de ce qui fait sens à sa vie antérieure. Comme s’il continuait
à se raconter la même histoire. Il n’est en fait pas très regardant sur les détails : l’idée qu’il existe une continuité est plus
importante que la véracité des contenus. [...] L’important est
de croire que l’on se situe toujours pour l’essentiel dans la
même histoire. » « La grande histoire de soi que l’on raconte
ou se raconte [...] est en décalage fort avec la vie telle qu’elle
se vit habituellement.21 » Décalage, écart, nous trouvons ici
l’espace qui fait sens et cerne le processus identitaire. Le
récit des récits permet ainsi d’articuler différentes lignes
de vie.
L’autofiction est apparue après les années 1960, après ce
que Kaufmann nomme la révolution identitaire. Même si le
genre est antérieur à la définition donnée par Doubrovsky,
cette forme affirmant l’identité entre auteur, narrateur et
personnage, dans un ouvrage revendiqué comme roman, est
récente. On peut faire coïncider cette apparition de l’autofiction avec une période où l’individu doit inventer sa vie
parmi un éventail de choix inédits jusque-là.
20. Ibid., p. 152.
21. Ibid., p. 154, 158 et 159.
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Par ailleurs, l’approche du concept d’identité par la
notion de « processus » est très riche : cette identité n’est
jamais donnée, toujours mouvante, et si l’individu parvient
à la fixer par l’identité narrative, ce n’est que momentanément. On comprend mieux le travail forcené de l’autobiographe qui s’efforce en retournant vers son passé de conférer une logique à des événements qui sur le moment étaient
tout autres. L’autobiographe se lance dans ce qu’on pourrait appeler avec Kaufmann le récit des récits : il s’agit en se
retournant vers son passé de rétrospectivement dégager ce
qui a fait sens, ce qui explique ce que l’écrivain est devenu,
en dégageant une cohérence que le présent ne contenait
pas. L’autobiographe livre sa version de sa vie, sans être
dupe de sa véracité. Ainsi Beauvoir écrit dans les Mémoires
d’une jeune fille rangée : « Cette belle histoire qui était ma
vie, elle devenait fausse à mesure que je me la racontais22. »
L’autobiographe tente de se convaincre qu’en dépit des
aléas de la vie, il est resté le même23, revendiquant ipséité
et mêmeté. Il cherche à le prouver, dût-il pour ce faire,
omettre ou travestir les événements. L’autobiographe a une
conception fixiste de l’identité : s’il change, c’est en aspirant
à rester le même. Beauvoir le rappelle dans son essai sur La
Vieillesse :
22. Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Gallimard, Folio,
1958, p. 442.
23. Ce sont des mobiles importants de l’écriture autobiographique :
« [Nombre d’autobiographies] naissent du besoin de ressaisir l’itinéraire
de sa vie, afin, d’une part, de la comprendre, et afin, de l’autre, de se réconforter par la conclusion rassurante que, en dépit des accidents de parcours, contradictions, démentis, retours en arrière, zigzags et volte-face, on
est bien demeuré soi-même. » (Georges May, L’Autobiographie, PUF, 1984,
p. 56)
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Anne Strasser
De toute manière, nous savons tous, fût-on Flaubert,
Dostoïevski, Proust ou Kafka, on n’écrit jamais que ses
livres. Il est fatal qu’ils portent notre marque puisque la
littérature exprime l’écrivain dans sa singularité. C’est toujours lui qui est là, dans ses différents ouvrages, et tout
entier, tel que la vie l’a fait. Les choses changent, nous
changeons : mais sans perdre notre identité24.
En étudiant Beauvoir, on voit bien que l’autobiographie
est le récit des récits, unifiant et parfois simplificateur, alors
qu’incohérences, aléas de la vie étaient laissés à la correspondance. Dans les termes de la philosophie existentialiste,
l’autobiographie relève de la nécessité, correspondance et
journaux intimes de la contingence.
Non pas que l’autobiographe donc prétende à la vérité
de ce qu’il raconte, mais il est convaincu d’une logique et
par l’écriture recherche ce qu’il a été ou plus précisément
comment il est devenu. Et ce qu’il est devenu est un et non
multiple, unifié et non contradictoire. C’est ce qui se dégage
de nombre de récits de deuil où l’auteur écrivant sur la mort
d’un proche tente de concilier des pans de sa vie jusque-là
antagonistes, de réparer et faire du lien25 par « une relecture
de soi ». Ainsi l’autobiographe se vit dans l’idée d’une « suite
biographique qui fait sens », avec « la conviction abstraite
qu’il existe un “moi” hors des contingences et des contextes
divers qui le reformulent26. »
Si l’autobiographe est tourné vers son passé, l’autofiction
en revanche s’écrit au présent. Là où la nécessité structure
le récit autobiographique, la contingence du présent marque journaux intimes ou correspondance mais aussi l’autofiction, comme le note Doubrovsky :
24. Simone de Beauvoir, La Vieillesse II, Gallimard ,Idées, 1970, p. 191.
25. C’est le cas de Simone de Beauvoir, mais aussi d’Annie Ernaux.
26. L’Invention de soi, op. cit., p. 157.
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Autofiction(s)
Ce qui caractérise fondamentalement l’autobiographie, par
opposition à l’autofiction, est qu’il s’agit d’un genre toujours écrit au passé. C’est un homme qui vers la fin de sa vie
essaie d’en reprendre, d’en comprendre, d’en relier, d’en
développer la totalité jusqu’au moment de l’écriture. [...]
Tandis qu’un des aspects de l’autofiction est de se vivre au
présent27.
Là où l’autobiographe, cherchant l’évidence d’une identité immuable, se tourne vers son passé et en relie les événements, le recrée éventuellement, l’auteur d’autofiction
expérimente des présents et des avenirs possibles. Là où
le premier se relit, le second s’invente. L’autofiction est
peut-être autant tournée vers le présent que vers l’avenir.
La plupart des recherches sur l’identité questionnent le
passé et le présent « alors que la préoccupation identitaire
est en réalité essentiellement tournée vers l’invention de
soi28 » (Kaufmann). L’autobiographe, tourné vers son passé,
conçoit l’identité comme un objet perdu à retrouver. Le
reste de son œuvre cependant peut se révéler moins unifié, travaillé par des courants contradictoires, à l’image
de l’individu, qui cherche et doit choisir un soi possible.
L’autofiction pourrait ainsi illustrer l’autre versant du processus identitaire. À l’autobiographie, le moyen de fixer le
sens, à l’autofiction l’expérimentation de soi possibles, le
questionnement, la quête. Avec au cœur, un individu unique – à défaut d’être unifié – revendiquant son identité, en
assumant son nom. Autre formulation possible : l’autobiographie est du côté de l’identité narrative et l’autofiction du
côté de l’identité immédiate :
27. Philippe Vilain, Défense de Narcisse, Grasset, 2005, p. 183.
28. L’Invention de soi, op. cit., p. 178.
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Anne Strasser
En d’autres termes, entre identité biographique et identité
immédiate, ego utilise deux modalités identitaires relativement opposées dans leur logique de fonctionnement. [...]
Entre le grand récit des récits parfaitement cohérent et
les soudaines images de soi les plus saugrenues et improbables, se déploie en effet un entrelacs de modalités les
plus complexes et variées, combinant chacune à sa manière
continuité et rupture. [...] Ego s’inscrit en réalité dans des
logiques de vie alternatives et plurielles, s’agitant à l’ombre
de la supposée histoire unique29.
Cette approche des genres par le concept d’identité est
intéressante, car nous ne parlons plus, ou presque plus,
de vérité, pourtant souvent au cœur des débats sur l’autobiographie ou l’autofiction. « Pour moi, la vérité, dit Annie
Ernaux, est simplement le nom donné à ce qu’on cherche
et qui se dérobe sans cesse30... »
Autofiction ou les figures de soi possibles
Repartons de la définition du genre. L’autofiction est
un récit d’événements fictifs arrivés à des personnes ayant
existé ou existant réellement. Deux critères fondamentaux :
l’identité entre auteur, narrateur et personnage, et le fait
que le récit soit revendiqué comme une fiction.
Envisageons le premier critère, celui de l’identité. Terme
polysémique s’il en est, puisqu’il renvoie au nom de l’auteur
présent dans le texte31, mais aussi à la relation d’identité
29. L’Invention de soi, op. cit., p. 160.
30. Annie Ernaux, L’écriture comme un couteau, Entretien avec Frédéric-Yves
Jeannet, Stock, 2003, p. 30.
31. Comme le souligne Colonna, le nom propre a pris une importance
récemment. Il est aujourd’hui dans les analyses le marqueur privilégié
de l’identité. Pour certains critiques la grande originalité de l’autofiction
serait dans le « dévoilement du nom propre » alors que dans le roman
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Autofiction(s)
entre auteur, narrateur et personnage. L’utilisation du nom
propre par l’auteur semble cruciale pour plusieurs raisons.
D’abord côté auteur. Lejeune le notait à propos de l’autobiographie, on ne plaisante pas avec son nom :
Le pacte autobiographique, c’est l’affirmation dans le texte
de cette identité [identité du nom auteur-narrateur-personnage], renvoyant en dernier ressort au nom de l’auteur
sur la couverture. Les formes du pacte autobiographique
sont très diverses : mais toutes, elles manifestent l’intention
d’honorer sa signature. Le lecteur pourra chicaner sur la
ressemblance, jamais sur l’identité. On sait trop combien
chacun tient à son nom32.
Utiliser son nom dans le récit est hautement signifiant.
Doubrovsky y insiste dans son entretien avec Philippe
Vilain : « Dans l’autofiction, il faut s’appeler soi-même par son
propre nom, payer, si je puis dire, de sa personne, et non se
léguer à un personnage fictif33 ».
Cependant, il est rapide de déduire de la présence du
nom de l’auteur dans le texte, celle de son identité. Le nom
propre permet d’identifier la présence de l’auteur dans le
texte, mais de là à penser découvrir son identité, il y a un pas
difficile à franchir. Ce fameux nom propre identifie l’auteur
plus qu’il ne révèle son identité, encore moins l’identité
auteur/narrateur/personnage qui suppose non seulement
l’ipséité mais dans l’esprit du lecteur, la mêmeté.
Dans l’autobiographie, il y a déjà dissemblance entre
moi raconté et moi racontant. Cette distinction est évidente
autobiographique, les noms sont « cryptés » ou « esquivés », surtout celui de
l’auteur. Autofiction & autres mythomanies littéraires, Tristram, 2004, p. 99.
32. Le Pacte autobiographique, op. cit., p. 26.
33. Philippe Vilain, op. cit., p. 205.
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pour l’autofiction qui va plus loin : « L’avantage de l’autofiction ne serait-il pas justement de mettre en question cette relation d’identité (=) ou d’altérité (≠) entre l’auteur et le
narrateur quand bien même le nom serait le même34 ? »
Tirons maintenant le terme d’autofiction, comme le souhaite Colonna, moins du côté de « l’auto », des écritures du
moi, que du côté de la « fiction ». Une bonne raison à cette
approche : la reconnaissance de « la fictionalisation qui fonde le genre humain35 ». Ce qu’on peut autrement nommer
la ligne de fiction, reprenant un concept de Lacan, selon
lequel « “le moi, dès l’origine serait pris dans une ligne de
fiction”. Si la ligne de vie est une ligne de fiction, analyse
Lecarme, l’autofiction ne relève plus du bricolage chirurgical, mais d’une analyse bien conduite36. » Cette hypothèse
d’un imaginaire de soi, comme le remarque Philippe Vilain,
« permet à l’écriture autobiographique de renouveler la
manière de penser la problématique identitaire au centre
de la littérature37. »
Cette fictionalisation existe fondamentalement chez l’individu, écrivain ou non. L’image de soi est la matière première de la construction identitaire. Elle est de plusieurs
ordres : images sociales, images d’autrui souvent réductrices
et « puis il y a vous-même, qui essayez de tordre dans le bon
sens la réalité trop grise, en vous mettant en scène dans un
“petit cinéma” secret et très visuel, qui n’est rien d’autre
qu’une expérimentation imaginaire d’identités possibles38. »
Cette analyse est proche des termes utilisés par les auteurs
34. Jacques Lecarme, Éliane Lecarme-Tabone, L’Autobiographie, Armand
Colin, 1999, p. 271.
35. Autofiction & autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 200.
36. L’Autobiographie, op. cit., p. 271.
37. Défense de Narcisse, op. cit., p. 126.
38. L’Invention de soi, op. cit., p. 70.
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Autofiction(s)
d’autofiction. Qu’est-ce qui défile dans ce petit cinéma ?
Des identités virtuelles :
La plupart des identités virtuelles [...] restent des rêveries
gratuites, dans le passé, le futur, ou l’ailleurs de la vie présente. Un dépaysement à peu de frais, dont la fonction première est d’offrir des compensations symboliques, par des
mises en scène positives (voire follement idéalisatrices) de
soi. Les identités virtuelles se transformant en schémas de
travail sont une minorité. Elles deviennent [...] des « soi possibles ». à la différence des identités virtuelles, les soi possibles ne sont pas le seul fruit de l’imagination. L’expérience
personnelle, le contexte social et les réactions d’autrui [...]
représentent une sorte de sélection des identités virtuelles
concrètement réalisables dans une situation donnée39.
Voilà qui rejoint ce mélange si caractéristique de l’autofiction de fictif et de non fictif. Kaufmann remarque qu’on
pourrait lui objecter qu’il s’agit davantage ici de rêve que
d’identité, que la « vraie vie » n’est changée en rien par ces
digressions fictionnelles : « En fait (c’est précisément cela
qui est intéressant dans ce cas-limite), l’identification la
plus virtuelle et la plus éphémère peut parfois, du point
de vue de l’individu, peser plus lourd que sa socialisation
concrète et habituelle, que la “vraie vie” enracinée dans ses
pesanteurs naturelles40. »
Ce qui se passe fugacement pour l’individu ordinaire
est amplifié dans l’écriture : l’auteur d’autofiction écrit ses
vies possibles et cette écriture est en elle-même concrètement sa vie. Doubrovsky le souligne à propos du Livre brisé
qui « pose un problème fondamental qui a sans doute fait
39. Ibid., p. 77.
40. Ibid., p. 92.
16
Anne Strasser
le succès du livre et m’a par la même occasion conduit en
dépression. Certains m’ont accusé d’avoir tué ma femme.
Moi-même dans le livre j’ai exprimé mon désarroi. La fiction a été rattrapée par la réalité du Livre brisé. L’écriture
sait des choses que l’écrivain ne sait pas41. »
Petit cinéma, identités virtuelles, Doubrovsky reprend
une expression similaire de Kosinski : « Kosinski pense
que, pour subvenir aux besoins d’une mémoire incapable
de saisir l’extrême réalité des faits, pour combler les lacunes d’une mémoire toujours sujette à la transformation des
événements, nous nous créons ce qu’il appelle “nos petites
fictions individuelles”42. » Colonna utilise une expression
proche empruntée à Bergson : « une faculté spéciale d’hallucination volontaire43. » Les digressions fictionnelles ponctuelles de l’individu qui se projette dans des soi possibles
deviennent de véritables récits pour l’écrivain : « La création
artistique représente sans doute le modèle le plus pur de
l’inventivité identitaire44. » Certes, le romancier a toujours
fait ainsi, se projetant dans plusieurs personnages différents. Ici, il le fait en assumant son identité, en nouant le
pacte autobiographique et référentiel avec le lecteur. On
peut légitimement parler dans l’autofiction de « figures de
soi ».
Cette invention de soi permet de dépasser la notion
d’identité au sens de mêmeté. Écrire en explorant des soi
possibles, c’est pouvoir devenir autre que soi. Colonna cite
Thibaudet : « Le romancier authentique crée ses personnages avec les directions infinies de sa vie possible, le romancier factice les crée avec la ligne unique de sa vie réelle. Le
41. Philippe Vilain, op. cit., p. 221.
42. Ibid., p. 174.
43. Autofiction & autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 156.
44. L’Invention de soi, op. cit., p. 272.
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Autofiction(s)
vrai roman est comme une autobiographie du possible45. »
On pourrait substituer au romancier authentique l’auteur
d’autofiction et au romancier factice l’autobiographe. Cela
donnerait : « l’auteur d’autofiction crée ses personnages avec
les directions infinies de sa vie possible, l’autobiographe les
crée avec la ligne unique de sa vie réelle. L’autofiction est
une autobiographie du possible. » Elle permet de s’inventer
autre, de se faire multiple sans perdre son identité. L’ipséité
est nécessaire, la mêmeté variable.
Cette posture d’écriture est éminemment contemporaine. Doubrovsky dit que l’autofiction est la façon dont se
racontent les écrivains dès le milieu du XXe siècle : « Cela
changera probablement un jour, mais l’autofiction aura eu
sa vogue. Je ne crois pas qu’elle soit éternelle. » L’autofiction
est une « variante “post-moderne”de l’autobiographie, dans
la mesure où elle ne croit plus à une vérité littérale, à une
référence indubitable, à un discours historique cohérent, et
se sait reconstruction arbitraire et littéraire des fragments
épars de mémoire46. »
Tournons-nous enfin vers le lecteur. Comme le dit
Colonna, « une forme littéraire se caractérise par l’effet
qu’elle provoque chez le lecteur, plus que par les éléments
qui l’organisent47 ». Quel est alors l’horizon d’attente du lecteur ? Pourquoi se sent-il parfois floué ? La réception souvent
litigieuse des autofictions doit nous interpeller48. Si l’auteur
45. Autofiction & autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 171.
46. Philippe Vilain, op. cit., p. 211-212.
47. Autofiction & autres mythomanies littéraires, op. cit., p. 74.
48. Cf. plusieurs articles récents : Michel Contat, « L’Autofiction, un genre
litigieux » (Le Monde, 5/04/2003) analyse la réception de L’Amour, roman
de Camille Laurens ; Ariane Chemin, « La littérature, une arme de douce
vengeance » (Le Monde, 9/04/2004) et Josyane Savigneau, « Négation de la
littérature » (Le Monde, 21/04/2004) analysent les réactions à la parution de
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Anne Strasser
utilise son nom, le lecteur attend la vérité. L’inscription
du nom propre conditionne la lecture : elle scelle le pacte
autobiographique mais aussi le pacte référentiel. Le lecteur
s’attend à lire des événements qui ont leur référent dans
la réalité. Il y a là une idée forte, à savoir que l’auteur doit
être sincère et authentique et avoir vécu ce qu’il raconte, s’il
s’est engagé sous son nom. Jacques Lecarme y revient :
S’il est vrai que, comme l’entendait Barthes « dans le champ
du sujet, il n’y a pas de référent », s’il est vrai aussi que le
moi se situe dans une ligne de fiction, s’il est vrai enfin
que le texte trouve en lui seul son énergie, sans viser aucun
hors-texte, la littérature n’a point à se soucier de vérité,
et pour tout dire la littérature est coextensive à la fiction.
Les écrivains laisseront alors la vérité aux juristes, aux
sociologues et aux historiens : ils ne renonceront pas pour
autant aux effets de vérité, mais ils souhaitent des lecteurs
qu’ils n’en soient pas dupes49.
Or ce n’est pas le cas. « A-t-on bien exorcisé le besoin de
vérité chez le lecteur50 ? », se demande Lecarme. Il faut croire
Rien de grave de Justine Lévy.
49. L’Autobiographie, op. cit., p. 284.
50. Ibid., p. 284. On pourrait envisager aussi le « besoin de vérité » de certains auteurs, besoin qui fait écho à celui du lecteur. Quand Annie Ernaux
écrit dans L’Usage de la photo qu’elle dénie à quiconque qui n’a pas eu
un cancer de raconter cette maladie : « je ne supporte plus les romans
avec des personnages fictifs atteints d’un cancer. Ni les films. Par quelle
inconscience des auteurs osent-ils inventer cela. Tout m’y paraît faux
jusqu’au risible. » (L’Usage de la photo, Gallimard, 2005, p. 150) ou quand
Camille Laurens refuse à Marie Darrieussecq le droit d’évoquer la mort
d’un enfant qu’elle n’a pas perdu elle-même, on peut se demander si ce
besoin de vérité n’est pas profondément inscrit dans la posture autobiographique, côté auteur et côté lecteur.
19
Autofiction(s)
que non. Même si le terme « roman » est sur la couverture, il
l’oublie, ne s’attachant qu’à ce que l’identité nominale promet d’authenticité. Philippe Vilain souligne ce peu d’attention à la mention « roman » sur son récit L’étreinte :
Je savais très bien que, même en ne racontant pas exactement la vérité, les lecteurs auraient la naïveté de croire que
tous ces événements m’étaient réellement arrivés, puisque
j’évoquais une personne réelle. En refusant d’accorder le
moindre intérêt à la mention « roman » que j’avais pourtant
pris soin de faire figurer sur la couverture du livre, la critique s’y est d’ailleurs trop facilement laissé abuser51.
La question de l’usage du nom propre est donc cruciale ;
si l’auteur ne plaisante pas avec son nom, le lecteur non
plus. Sa présence, primordiale, rend secondaire l’indication
du genre. (Le lecteur y est habitué puisque les autobiographies ne sont jamais mentionnées comme telles...)
La proximité temporelle qui existe entre l’auteur d’autofiction et le lecteur renforce cette attente. Philippe Vilain
le rappelle en confrontant la réception des Confessions
de Rousseau et de La Vie sexuelle de Catherine M. Le lecteur voit dans la fessée reçue par Rousseau de la main de
Mlle Lambercier, le signe révélateur du masochisme de sa
sexualité et non l’impudeur, qu’il trouve en revanche excessive dans les fessées reçues par la narratrice du second texte :
Si le passage du temps génère un pouvoir de distanciation
égal à celui que procure la fiction, l’absence de distance
temporelle confronte, en revanche, le lecteur à une première
personne qui lui est pour ainsi dire presque trop contem51. Défense de Narcisse, op. cit., p. 58-59.
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Anne Strasser
poraine pour ne pas le gêner et à laquelle, inconsciemment
ou pas, vivant dans la même époque, il peut s’identifier52.
« Alors pourquoi le présent ? », se demande Doubrovsky.
« J’ai toujours voulu impliquer au maximum le lecteur dans
mes livres. [...] En ce qui me concerne, peut-être est-ce désir
d’étendre à l’ensemble de ma vie l’attention du lecteur,
de l’introduire dans mon écriture pour que ma vie soit la
sienne, pour qu’il m’accompagne, car c’est cet accompagnement du lecteur qui est le but visé par mon écriture53. »
Pourquoi le lecteur peut-il être déstabilisé par un genre
qui est au plus proche de la problématique contemporaine
de l’identité ? Lui aussi est un individu pris dans ce processus identitaire contradictoire, travaillé d’une part par ce
questionnement permanent, cette réflexivité sur le sens de
sa vie et d’autre part le désir de retrouver, ne serait-ce que
momentanément, une évidence de soi si difficile à percevoir. Or le lecteur cherche dans la lecture non seulement
l’identification, mais aussi un supplément d’être, ce qui
nous dirait comment vivre ce que nous avons à vivre. Un
auteur qui se cherche, s’invente, ne pose pas une identité
stable, suscite une angoisse. Soit le lecteur accepte de suivre
cette invention de soi, cette identité mouvante qui s’invente
sous les mots qu’il lit, soit il proteste, réclamant une figure
de l’autre à l’identité stable et cohérente.
Vincent Jouve éclaire ainsi l’attente du lecteur :
Le lecteur, lorsqu’il ouvre le livre, est en quête de quelque chose. Le roman existe pour combler un manque, une
absence. [...] Si ce n’est pas toujours soi-même qu’on lit
dans le récit, c’est toujours soi-même qu’on cherche à lire,
52. Ibid., p. 37.
53. Ibid., p. 184.
21
Autofiction(s)
à retrouver, à situer. Ce qui séduit dans le roman, n’est-ce
pas d’abord la promesse d’une aventure intérieure ? Il y a
bien un niveau de lecture où ce qui se joue, c’est la relation
du sujet à lui-même, du moi à ses propres fantasmes54.
Ce qui est décrit ici est décuplé quand il s’agit d’une autobiographie ou d’une autofiction, car l’usage de la première
personne amplifie cet effet : le lecteur cherche d’autant plus
lui-même dans ce type d’écrit.
La réception litigieuse de ces œuvres vient peut-être
souvent d’un malentendu. Le lecteur retient le pacte autobiographique alors que l’auteur est davantage du côté de la
fiction, voire du texte. C’est ce qu’affirme Doubrovsky quand
il revendique le « primat du texte55 ». Le lecteur quand il lit
est à la recherche de l’objet perdu, cherchant l’évidence de
soi, une identité enveloppante et il se trouve déstabilisé par
un auteur qui lui offre plusieurs « figures de soi ».
Concevoir l’identité comme un processus contradictoire
permet d’éclairer l’autofiction, son fonctionnement, son
actualité. L’individu contemporain doit se questionner en
permanence, se choisir à chaque instant. Il se projette pour
ce faire dans des identités virtuelles, illustrées par la démarche de l’écrivain d’autofiction. Ce dernier écrit résolument
au présent, dans une démarche tournée vers l’avenir où il
invente des figures de soi.
La notion de figure utilisée pour étudier des autobiographies ou les écritures du moi, nous semble aussi efficiente
pour l’autofiction. Le narrateur de l’autofiction n’est pas un
personnage de roman, il assume l’identité avec l’auteur, il
convient donc de le nommer différemment. Cette terminologie permet ainsi de confronter dans l’œuvre d’un auteur
54. Vincent Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, PUF, 1992, p. 90.
55. Philippe Vilain, op. cit., p. 209.
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Anne Strasser
les différentes figures du « je », qui apparaissent dans les
autobiographies, autofictions, correspondances, journaux...
Des écrivains comme Patrick Modiano ou Annie Ernaux
qui explorent plusieurs modes d’écriture à la première
personne offrent ces figures de soi – et des écarts signifiants entre ces différentes figures : confrontation de
Passion Simple et Se perdre ou analyse de l’autobiographie
Un pedigree à la lueur des autres récits de Modiano.
À l’autobiographie qui propose une vision cohérente
de son passé, rassurante à défaut d’être exacte, s’oppose
l’autofiction tournée vers l’invention et le choix des figures
de soi possibles. Dans les deux cas, pour l’auteur comme
pour le lecteur, le texte proposant des identités virtuelles
devient une vraie matière de la construction identitaire : la
lecture comme l’écriture appartiennent à la vraie vie. Pour
l’un comme pour l’autre, l’objet essentiel n’est pas le vrai,
mais le sens.