Chapitre 1 - Editions Dricot

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Chapitre 1 - Editions Dricot
Chapitre 1 - page 1
Chapitre 1
Je m’appelle Robert, mais on me dit souvent Bob.
Mes contemporains ont décidé que, comme tant d’autres choses, mon prénom
en anglo-saxon fait plus jeune, plus dynamique, plus moderne.
Depuis bientôt trente ans, j’habite une maison ancienne, tout en pierre. Une
maison qui, du haut de la falaise, domine la mer. Une mer ici souvent inquiète,
tracassée, tumultueuse.
Le pays d’ici est étrange. J’y suis arrivé avec ma femme… ma femme…
bizarre, on dit «ma femme» comme on dit «ma valise.»
Ma femme s’appelle Éléonore. Un prénom ancien, noble, inquiétant et hautain.
À cette époque, Éléonore était jeune et jolie. Longtemps, elle avait hésité à
quitter la proximité de son papa et de sa maman.
Puis un jour, la maison en pierre ravinée l’avait décidée. Elle avait dit oui.
Un «oui» ému et mouillé, un «oui» de la même veine que celui qui fait pleurer
les petites vieilles lors de la cérémonie qu’elles appellent «le consentement
mutuel». Vous savez, ces petites vieilles qui n’ont plus que l’église comme lieu
de rassemblement, comme endroit de distraction. L’église à la recherche d’un
hypothétique Dieu, leur dernier amant, leur dernier confident.
À moi, la région m’a toujours paru inattendue, paradoxale. Une route qui quitte
le port puis s’élève, sinueuse et abrupte au milieu d’un bois dense et s’achève
enfin sur un plateau à perte de vue de prairies et de champs.
À l’époque où nous sommes arrivés ici, Éléonore était encombrée d’un bagage
important. Elle portait notre fils. Elle allait être maman. Et devenir maman loin de
la sienne avait paru à Éléonore, un grand sacrifice. Souvent en trente ans, elle
me l’a rappelé… Il en faut de la patience et de la gentillesse pour vivre ensemble.
Ici, c’est un trou perdu. Mais Éléonore l’apprécie et moi aussi.
Un trou perdu qui souvent a été mon seul attachement à la vie, ma seule
raison de réconciliation avec mes semblables.
Souvent, le vent souffle à tout emporter. La mer en colère tape la falaise. Les
arbres au milieu des champs oscillent comme de vieux pendules. Et aujourd’hui,
en plus, la neige s’est mise à tomber d’abord avec une douceur insidieuse, puis
soudain en rafales déchaînées.
Ce trou perdu est à la fois la montagne, la mer et la campagne.
Pendant mon enfance, j’habitais une ville industrielle.
La montagne, la mer, la campagne, c’étaient pour moi des endroits éloignés
les uns des autres… C’étaient «les vacances».
Aujourd’hui, dans ce trou perdu, je suis tout à la fois à la montagne, à la mer, à
la campagne, comme toujours en vacances.
Tous droits de reproduction, d'adaptation et de traduction réservés pour tous pays.
© EDITIONS DRICOT – LIEGE-BRESSOUX – BELGIQUE.
Chapitre 2 - page 2
Le soir est tombé. Le soir tombe tôt en cette période de l’année. Éléonore
prépare le souper. Les gestes sont précis. Le scénario semble mille fois répété.
En un instant, les légumes sont déshabillés, lavés, coupés, précipités au chaud
sur un lit de beurre.
Oui, on mange encore du beurre. On ne devrait pas. Le cholestérol.
Je regarde Éléonore, assis dans la cuisine. J’écoute les bruits et déguste les
odeurs.
À l’autre bout de la maison, j’entends le feu qui crépite.
L’odeur du bois qui brûle commence à devoir se défendre contre l’odeur
envahissante du légume qui cuit.
– Tu as entendu, Bob.
– Non… quoi ?
– Écoute… un bruit qui vient de la porte de la terrasse…
Les légumes cuisent dans la casserole. Le vent souffle en rafales. La mer
déchaînée bat la falaise. Difficile d’entendre.
– Non, je n’entends rien…
– Mais si… un petit grattement… écoute maintenant.
– Oui, peut-être, attends ! Je vais voir.
Je me dirige vers la porte qui donne sur de la terrasse et pousse le
commutateur pour éclairer. Je ne vois d’abord rien… que la neige. Mais
maintenant, c’est vrai. J’entends clairement le petit grattement.
De la cuisine, Éléonore me dit :
– Tu as entendu ?
Je réponds que oui, m’approche de la porte vitrée. De nouveau le grattement.
Je baisse les yeux et je croise un regard.
Deux yeux gris vert, brillants, qui semblent n’appartenir à aucun corps.
Je reste un moment interpellé.
Puis je vois une petite patte qui, précise et insistante, tape ses griffes contre la
vitre de la porte.
C’est un chat, un gros chat, un gros chat noir.
Chapitre 2
– Es-tu sûr Robert que tu vas quitter le ministère ? Questionna Georgette.
Robert attendait et craignait cette question. Il l’attendait car il connaissait sa
mère.
Une vie entière sacrifiée à la sécurité sociale et à la réussite de son fils.
– Pas sacrifiée, Robert, la réussite de ma vie, c’est la réussite de la tienne. Tu
ne devrais pas quitter le ministère.
Robert concentrait toute son énergie à ne pas répondre.
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Chapitre 2 - page 3
Il avait craint que sa mère aborde le sujet, car il savait que sa réponse
entraînerait un débat, une discussion passionnée qui s’achèverait en dispute, en
paroles qu’on regrette aussitôt prononcées. En pleurs de Georgette. Des pleurs
insupportables… puis des regrets, des remords… la mort.
– Tu ne réponds rien, Robert. Je te le répète : ne quitte pas le ministère. Tu as
une femme si gentille. Bientôt un enfant… Un bon salaire déjà… Comme tu es
intelligent, une belle carrière… Ne songe pas qu’à toi… Ne quitte pas le
ministère.
– Maman ! Tu le sais bien… Au ministère, l’intelligence, le travail, l’efficacité ne
servent à rien. La seule façon de réussir : c’est la carte de parti, les amis de mes
amis, eux-mêmes amis des proches du ministre.
– Oui, mais le ministère, c’est la sécurité. On ne peut te mettre à la porte.
– Peut-être, mais pour faire carrière… comme les ministres changent souvent,
qu’ils n’ont pas tous les mêmes amis, que, pis encore, les amis du nouveau sont
souvent les ennemis de l’ancien, … il faut être un fameux caméléon.
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