Un génie disgracié - Fondation pour Genève

Transcription

Un génie disgracié - Fondation pour Genève
Entre Genève
ET Herisau
Un génie disgracié
Par Joëlle Kuntz
H
erisau a accueilli Henry Dunant à Heiden
quand Genève n’a plus voulu de lui. Quand
il était ruiné, sali par sa faillite économique,
maudit par ses créanciers, elle l’a requinqué, lui a donné une nouvelle vie. Son nom, sous la
protection de Heiden, est redevenu un grand nom.
Il y a 356 km entre Genève et Herisau, un peu plus
jusqu’à Heiden. C’était la distance nécessaire pour
séparer deux anciens complices genevois qui en étaient
venu à se haïr: Henry Dunant, le prophète, l’inventeur
de la Croix-Rouge, le propagandiste humanitaire, et
Gustave Moynier, l’administrateur, l’organisateur
pragmatique du mouvement. Dunant le fou, Moynier
le sage. Genève a gardé le sage, qui a bâti la maison
Croix-Rouge; Appenzell Rhodes-Extérieures a pris le
fou, avec son messianisme.
Dunant avait découvert Heiden par un ami de Stuttgart,
en 1881. Il traînait alors une vie austère et solitaire,
hanté par ses malheurs genevois et inconsolable de la
perte de son ancienne gloire. Il aima l’endroit, non pour
les cures de petit-lait qui l’avaient rendu célèbre, mais
pour l’amitié que lui démontrèrent la famille Stähelin
à l’hôtel Paradies, puis le docteur Hermann Altherr,
à l’hôpital, puis d’autres, émus par ce personnage
bouillant de ressentiments et d’ardeur. Il aima Heiden
parce que la vue sur le lac de Constance lui rappelait
le lac Léman, son passé, à l’autre bout de la Suisse. Le
courage lui revenait.
Il commença à écrire ses mémoires. Une jeune amie du
lieu, Suzanna Sonderegger, lui offrit de créer une section locale de la Croix-Rouge. Un journaliste de SaintGall l’interviewa longuement pour un article qui parut
dans un journal allemand et fit le tour du monde. Des
amitiés oubliées lui revinrent. Le Conseil fédéral lui
donna un prix, le pape Léon XIII lui signifia sa reconnaissance, la tsarine russe lui octroya une pension. Son
ami de Stuttgart, devenu professeur, publia un livre sur
la naissance de la Croix-Rouge dans lequel il insista sur
son rôle de fondateur. La bible des origines, Un Souvenir
de Solférino, fut traduit en allemand. La pacifiste autrichienne Bertha von Stuttner vint le voir et participa
à sa promotion. Le réfugié de Heiden redevenait Henry
Dunant. Il recommençait à se battre, contre le militarisme, pour les droits des femmes, pour la formation
des infirmières, la création d’une bibliothèque mondiale, d’un Etat pour Israël…
En 1901, il recevait à Heiden un avis du Comité du
parlement norvégien qui lui attribuait le prix Nobel,
en même temps qu’au pacifiste français Frédéric
Passy. Gustave Moynier et le Comité international
de la Croix-Rouge avaient aussi été candidats cette
année-là.
Dunant mourut en 1910, deux mois après Gustave
Moynier. Ils ne se réconcilièrent jamais. Le temps
a effacé leur querelle de caractère et de conduite:
même s’il est recommandé de savoir tenir un budget, il n’est plus honteux de faire faillite; quant aux
visions d’avant-garde, elles sont toujours tenues en
suspicion mais on s’y est habitué.
Appenzell Rhodes-Extérieures et Genève ne conservent
que des traces, mais combien significatives, de la dispute: Heiden a le musée Henry Dunant; Genève le
musée de la Croix-Rouge.
La petite commune sur le lac de Constance et la grande
sur le lac Léman ont cependant trouvé une entente historique le 1er janvier 2000, lorsque Jakob Kellenberger,
né en 1944 dans ce même hôpital de Heiden où Dunant
avait vécu, est devenu le président du Comité international de la Croix-Rouge. Ce n’était pas écrit. Kellenberger n’a pas grandi dans la dévotion de Dunant. Son
enfance à Heiden n’était qu’une enfance. Mais il s’est
laissé faire quand les circonstances l’ont choisi pour
présider à la perpétuation de l’idée humanitaire.

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