Autour du documentaire indépendant en Chine : les

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Autour du documentaire indépendant en Chine : les
Autour du documentaire indépendant en Chine : les espaces de visibilité
Lors des débuts du documentaire indépendant dans les années 1980, aucune projection n’avait lieu
dans les espaces publics. Les réalisateurs montraient alors leurs films en petits comités, notamment
chez des amis.
Dès la fin des années 1990, des changements commencèrent à modifier ce paysage. Des sociétés et
des clubs, créés par des amoureux de cinéma, commencèrent à projeter des films dans des bars et
parfois des universités. Si, au début, des films occidentaux de cinéastes reconnus et des classiques
étaient montrés, rapidement cependant des productions indépendantes chinoises y trouvèrent leur
place, marquant les débuts des projections publiques. Puis ces clubs laissèrent la place à d’autres
acteurs : si, après l’apparition de la DV, beaucoup plus d’auteurs entrèrent en scène et si les
conditions de création se modifièrent, de grands changements eurent lieu également dans les
structures présentant ces films …
YUNFEST (Yunnan Multi Culture Visual Festival) a été initié en 2003 par des étudiants de Kunming,
dans la province du Yunnan. Yunfest est entièrement dédié au documentaire et a gardé une
empreinte de l’intérêt de ses organisateurs pour l’anthropologie, une section du festival étant dédiée
à ce genre documentaire. Très professionnel et entièrement mené par des bénévoles, ce festival
propose à un rythme biennal un choix impressionnant de toutes les dernières productions
indépendantes, ainsi qu’une sélection de documentaires étrangers. Des ateliers et des espaces de
discussions enrichissent encore ce festival.
FANHALL FILMS a commencé dès 2003 à organiser des projections dans des bars, des bibliothèques
et des universités. Proposant également un site internet riche en information de tous ordres sur le
cinéma indépendant, ainsi qu’un forum de discussion en ligne, Fanhall Films contribue à l’édition de
DVD et parfois à la production et à la distribution. Fanhall Films est également un des sponsors des
deux festivals organisés par la fondation Li Xianting à Pékin.
La LI XIANTING FILM FUNDATION, à Songzhuang, en périphérie de Pékin, a été fondée en 2006 par
Li Xianting, critique d’art célèbre pour son engagement auprès des artistes contemporains. La
fondation est gérée par Zhu Rikun, lui-même initiateur de Fanhall Films. Ce sont les fonds récoltés
parmi des artistes ayant connu le succès qui permirent la création de la fondation et du musée d’art
où se tiennent en partie les deux festivals qui ont lieu chaque année, le Beijing Independent Film
Festival et le China Documentary Film Festival. Zhu Rikun et la fondation Li Xianting travaillent
également à constituer une médiathèque et co-éditent des DVD, en plus de fournir des fonds de
production et un soutien aux cinéastes lors de la post-production.
CIFF (Chinese Independent Film Festival), notamment organisé par Zhang Xianming (critique et
professeur à l’Académie du Cinéma de Pékin) et Cao Kai (artiste et curateur indépendant), se tient
chaque année à Nankin depuis 2003. Ayant débuté avec de simples projections, le festival s’est
enrichi depuis 2007 d’une compétition et de ses jurys, ainsi que d’une présence plus soutenue de la
presse. C’est un musée d’art non-gouvernemental qui le soutient et l’accueille, le RCM Museum of
Modern Art. Des discussions et des tables rondes ont également lieu dans le cadre du festival.
INDIE FILM STUDIO a été fondé en 2005 par Zhang Xianmin. Cet espace fournit entre autres un
soutien à la post production, en plus d’organiser des projections de films indépendants, qu’ils soient
aboutis ou en cours de réalisation, suivies de discussions riches en réflexion. Indie Film Studio
s’occupe parfois également de la production de certains films.
CAOCHANGDI WORKSTATION est un espace fondé en 2005 par Wu Wenguang, lui-même
documentariste, critique, metteur en scène et producteur, entre autres. Ce lieu constitue son atelier,
ainsi que celui du Living Dance Studio. Mais il accueille également deux festivals chaque année, qui
mêlent danse, performances, projections et workshops. Wu Wenguang soutient de nombreux jeunes
documentaristes au cours de la post-production et suit des projets de longue haleine, tel que le
Villagers Documentary Project.
CIFA (Chinese Independent Film Archive) est une institution académique à but non lucratif, située
au sein du centre Iberia à 798, quartier des galeries à l’est de Pékin. Dirigé par Zhang Yaxuan,
spécialiste du documentaire indépendant, ce centre est en train de constituer une médiathèque qui
archive les films issus des productions indépendantes et s’apprête à l’ouvrir au public. Il accueille
également de manière ponctuelle projections et conférences, en plus d’avoir été le lieu, en avril 2009,
d’un festival parcourant dix années de cinéma indépendant.
CNEX, pour Chinese Next, est une fondation créée en 2006 s’intéressant au cinéma chinois de
Taiwan, de Hong Kong et de Chine Populaire. Elle produit des documentaires indépendants dans le
cadre d’un programme sélectionnant, en fonction d’une thématique liée à la Chine, dix projets à un
rythme annuel. Elle prend également en charge la production de quelques films hors de ce cadre. Sa
base à Pékin propose régulièrement projections et discussions autour du cinéma indépendant.
Et, bien sûr, il existe encore d’autres festivals issus d’initiatives individuelles qui commencent à voir
le jour dans des villes comme Chongqing, Wuhan, Chengdu… Sans oublier d’ajouter les nombreux
cafés qui continuent à proposer des projections de films indépendants.
Et à l’étranger… la jeune société dynamique dGenerate Films, basée à New York, s’occupe
principalement de distribution et d’édition de DVD. Elle sert également parfois de lien entre les
réalisateurs et les producteurs. Son site internet est riche en informations et articles de fonds écrits
par les spécialistes en la matière.
Force et douleur du mouvement du nouveau documentaire1
Lü Xinyu, professeur au Département de Journalisme de l’Université de Fudan à Shanghai. Auteur de
plusieurs ouvrages sur le documentaire indépendant.
(…) L’émergence du mouvement du nouveau documentaire représente un phénomène culturel
important en Chine contemporaine. Depuis le milieu des années 1980 et durant les années 1990
jusqu’à aujourd’hui, le documentaire a su maintenir des conditions d’une richesse surprenante. C’est
face au modèle chinois traditionnel de propagande qu’il a commencé : sur les bases d’une
contestation du zhuantipian [Ndtr. littéralement « film à thème spécifique » ou « film thématique »].
Cette opposition a été menée en même temps à l’intérieur et à l’extérieur du système. C’est
également la raison pour laquelle je définis ce mouvement de novateur.
Qu’est-ce que le zhuantipian ? Il est un produit du système télévisuel chinois. (…) Avant l’apparition
de l’ère télévisuelle en Chine, des « actualités filmées » étaient projetées dans chaque cinéma, en
avant-programme du film principal. Parmi celles-ci, l’un des genres les plus importants était la
« revue de presse », dont les débuts remontent aux années 1950 et qui fut renommée « nouveau
visage de la patrie » en 1978. Ces films étaient produits par les studios centraux de cinéma
documentaire d’actualité. Il existait aussi des courts-métrages scientifiques et éducatifs produits par
les grands studios de cinéma du pays (…). Tous ces films furent appelés « documentaires ». Leur
fonction consistait à renforcer la conscience socialiste du peuple et à se charger de l’éducation
socialiste, alors que leur concept était basé sur le « réalisme socialiste » et le service de la politique
idéologique dominante de l’État. Leur méthode était celle de l’« argumentation politique fondée sur
les images», édictée par Lénine, qui fut également celle à laquelle se conformèrent les zhuantipian
ultérieurs.
À partir des années 1980, la fonction assumée par le film documentaire en Chine fut prise en
charge par la télévision. Aujourd’hui, l’audimat le plus élevé de la première chaîne centrale (CCTV 1)
demeure celui des « actualités » diffusées à 19h sur l’ensemble du réseau national, les prédécesseurs
de ces actualités n’étant autres que les revues de presse et les revues intitulées « nouveau visage de
la patrie ». Dans le milieu des stations télévisuelles chinoises du début des années 1980, les
départements les plus importants étaient ceux des actualités et des reportages. (…) Les films issus du
département des reportages furent nommés « zhuantipian », d’où l’origine de cette appellation au
sein de la télévision chinoise. Ils servaient principalement aux programmes télévisuels d’éducation
socialiste et étaient la continuation de tous les documentaires produits par les studios de cinéma.
À partir du début des années 1980, la télévision s’introduisit de plus en plus rapidement dans les
foyers chinois. L’importance des actualités tournées sur pellicule, de même que celle des
documentaires, se mirent alors à décliner. À ce moment-là, le terme de documentaire, perçu comme
« obsolète », fut abandonné au profit de la dénomination de « zhuantipian télévisé ». (…) Dans le
contexte historique de la Chine des années 1980 et 1990, le mot « documentaire », en tant
qu’antithèse du zhuantipian, fut ainsi « redécouvert » et c’est grâce à cette contestation des vieilles
coutumes qu’il acquit sa signification. (…) Durant les décennies 1980 et 1990, le mot
« documentaire » était déjà devenu un modèle idéalisé. (…) Ce terme possédant ainsi une
signification liée à une période distincte, le processus de découverte et de recherche documentaires
par le mouvement du nouveau documentaire chinois a été modelé par une époque et s’inscrit dans
un contexte historique déterminé. (…) Nous ne pourrons le comprendre et l’appréhender qu’en le
resituant dans le contexte plus large des réformes sociales de la Chine des années 1980. (…)
Le mouvement du nouveau documentaire a commencé dans un contexte où il n’y avait pas encore
de préparation théorique solide. (…) Au début des années 1980, l’introduction des théories
1
Pour la version complète, voir Lü Xinyu, « Xin jilu yundong de li yu tong » (« Force et douleur du mouvement
du nouveau documentaire »), in Shuxie yu zhebi (L’écriture et la dissimulation), Guangxi shifan daxue
chubanshe, 2008, p. 70-84.
cinématographiques d’après-guerre de Bazin et Kracauer, ainsi que celles du néoréalisme italien,
représenta un tournant significatif dans ce domaine. C’est grâce à la Quatrième Génération de
réalisateurs que ces théories commencèrent à être valorisées en Chine. (…) Au moment où les
réalisateurs de la Cinquième Génération entrèrent en scène, les théories de Bazin et de Kracauer
commencèrent justement à être critiquées dans le monde de la théorie cinématographique chinoise.
(…) Cette tradition cinématographique, qui fut alors oubliée, dut attendre l’apparition de la Sixième
Génération avant d’être à nouveau repensée. (…) C’est précisément dans l’intervalle entre la
Quatrième et la Sixième Générations que le mouvement du nouveau documentaire en Chine vit le
jour, se développa et s’épanouit dans l’univers télévisuel.
(…) Cependant, ces recherches théoriques sur le « réel » manquaient de profondeur. Les débats de
cette époque se limitèrent à l’instauration de procédés techniques, comme les objectifs, les manières
d’utiliser les angles de prise de vue, les entretiens, le son synchrone et les plans séquences, procédés
qui devinrent quasiment une marque de fabrique. (…) Cinéma direct, cinéma du réel, documentaire
réflexif,... : nous avons appris péniblement, en dix courtes années, les termes clefs les plus
importants du cinéma documentaire occidental, vieux quant à lui d’un siècle. Cette nouvelle
recherche nous a amenés à faire un pas de plus dans la réflexion critique face au « réel ». C’est
justement à cause de cela qu’après le « réel », l’« individualité » devint un autre discours de
résistance empreint d’une forte résonance. (…)
Ce que l’on nomme « individualité » est une question qu’il est nécessaire d’éclaircir. Tout individu
est un être social, existant au sein de valeurs sociales. Ce que l’on nomme « s’affranchir des
conditionnements idéologiques » concerne le fait de s’opposer à l’oppression, mais ne signifie
absolument pas que l’on ne puisse posséder sa propre position idéologique, ni que l’on ne puisse
réfléchir à sa position personnelle, ou encore que l’on puisse se dispenser d’une morale. Le nouveau
documentaire chinois reflétant tout particulièrement la réalité chinoise actuelle et immédiate, il se
doit de définir son propre engagement idéologique. C’est là que résident sa signification et sa force.
La « position individuelle » dont nous parlons ici s’exprime en affrontant le conditionnement des
gens par le système. Mais, à travers les positions respectives de chacun, apparaît cependant une
recherche commune, phénomène qui détermine l’émergence du mouvement. (…)
Le mouvement du nouveau documentaire a accompli sa première phase de la fin des années 1980
au milieu des années 1990. (…) La deuxième période, dont l’apparition suit l’essor de la DV, a quant à
elle surgi vers le milieu et la fin des années 1990. Les documentaires initièrent alors un courant aux
développements multiples. (…) Les groupes d’auteurs ne sont à présent plus réunis autour des
chaînes de télévision et c’est depuis les territoires de l’avant-garde artistique, ainsi que du milieu des
étudiants en cinéma, art ou media et de celui constitué par des jeunes gens souhaitant simplement
exprimer une image individuelle, qu’ont émergé de nombreux réalisateurs de documentaire. (…)
Comme par le passé, ces réalisateurs s’intéressent aux groupes sociaux en marge, mais d’une
manière plus radicale. Reconnaissance des genres, minorités nationales, handicapés, vies précaires,
mineurs, travailleurs du sexe, paysans expulsés de leurs terres, employés temporaires de toutes
sortes, toxicomanes, leur champ d’expérimentation s’est encore étendu et la partie de la société
qu’ils recouvrent est extrêmement vaste. (…) En ce sens, ces documentaires participent d’une
logique similaire à celle de la première période du mouvement du nouveau documentaire. En ce qui
concerne l’esthétique, les œuvres de la première génération optèrent pour des points de vue et des
procédés d’observateurs face à la société. Le cinéma direct (…) reçut une grande attention de la part
des réalisateurs indépendants de cette génération-là et les influença énormément. Le cinéma direct
est en lien immédiat avec l’intention première du mouvement du nouveau documentaire, c’est-àdire avec la compréhension par le bas des réalités sociales chinoises. Or la deuxième étape du
mouvement, en plus de suivre cette tradition, a aussi contribué à l’apparition d’une grande quantité
de documentaires réflexifs ou performatifs (…).