Mémoire et âges de la vie

Transcription

Mémoire et âges de la vie
Jean-Yves Tadié
Mémoire et âges de la vie
On parle de la mémoire comme si elle formait un tout, comme si elle était identique à
elle-même à tous les âges de la vie. Nous voudrions montrer, à la lumière de la littérature, qu’il
n’en est rien. Il faut d’abord distinguer entre les deux premiers âges, où l’on emmagasine, et les
deux derniers, où l’on se remémore, où on range, reclasse et où on détruit. La première partie de
la vie donne raison à Bergson et la seconde à Proust. La première, parce qu’il s’agit de mémoire
procédurale et de mémoire pour l’action, tournée vers l’avenir. À la maturité, si bien décrite par
Péguy dans Clio, le premier âge du bilan, celui aussi où les bruits de la vie commencent à se taire
un peu, comme dit Proust dans « Combray » : « Depuis peu de temps, je recommence à très bien
percevoir si je prête l’oreille, les sanglots que j’eus la force de contenir devant mon père (…). En
réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’est seulement parce que la vie se tait maintenant davantage
autour de moi que je les entends de nouveau… », On commence à faire l’effort de se remémorer
sa vie passée, pour la comparer avec ce qu’on a obtenu, ce à quoi on est arrivé.
Au quatrième âge, la vieillesse, c’est le travail de transmission dévolu au sexagénaire, souligné
par Halbwachs dans Les cadres sociaux de la mémoire (1925). C’est aussi le moment où ce travail
est le plus menacé par les maladies de la mémoire : non plus Proust, mais le Shakespeare du Roi
Lear.
1. Mémoire du bébé et de l’enfant.
La psychanalyse nous a appris la richesse de la mémoire de l’enfant. Mélanie Klein
révolutionne la psychanalyse en introduisant une analyse de l’enfant de deux à trois ans (et non
plus seulement de quatre), qui suppose une anamnèse. Elle a ainsi permis de traiter les enfants
en bas âge. « Les profondes tragédies de l’enfance — bras d’enfants arrachés à tout jamais du
cou de leurs mères, lèvres d’enfants arrachées, séparées à jamais des baisers de leur sœurs —
vivent toujours cachées, sous les autres légendes du palimpseste. La passion et la maladie n’ont
pas de chimie assez puissante pour brûler ces immortelles empreintes ».
2. Mémoire de l’adolescent.
Entendu dans la rue, dans la bouche d’un garçon de vingt ans : « Je n’ai pas de souvenirs.
J’ai un passé, mais pas de souvenirs ».
En effet, l’adolescent est déchiré entre ce qu’il y encore d’enfant en lui, et qu’il souhaite oublier,
et l’adulte qu’il est en train de devenir. Sa mémoire est tournée vers l’avenir, sauf délectation
morose.
3. La maturité.
On y arrive tourné vers l’avenir. Jules Verne fait jouer au souvenir un rôle très faible dans
ses romans, tout entiers tendus vers l’action. Hetzel s’en offusque, à propos de L’Ile mystérieuse
(I, p. 199) : « Quand je pense que vos quatre bonshommes vivent tout le volume sans se dire un
mot de l’Amérique qu’ils ont quittée dans de telles conditions, ni de leur passé, ni de rien, je me
dis qu’il faut que vous soyez le plus étonnant et le plus indifférent des êtres pour trouver la chose
vraisemblable ».
Michel Tournier distingue les primaires des secondaires par la sensibilité au temps. Les
premiers, selon lui, vivent dans le présent. Les seconds, dans le passé ou l’avenir. À cet égard,
Jules Verne est un primaire.
La maturité est en effet caractérisée aussi par un retournement, une torsion sur soi. C’est
l’époque de la grande confrontation entre le présent et le passé, illustrée par l’homme de
quarante ans selon Péguy.
4. La vieillesse.
Vient l’époque où la mémoire immédiate enregistre beaucoup moins qu’au temps de
l’enfance, et où, en revanche, la mémoire à long terme est beaucoup plus sollicitée. Ce pourrait
être l’inverse, si la marche dans le temps était comparable à la marche dans l’espace. Ce qui est
loin apparaît ici comme facile d’accès, et non ce qui est proche. Une distance vertigineuse est
parcourue en une fraction de seconde sans fatigue et même sans effort.
La fonction du vieillard dans diverses sociétés est de transmettre (voir les structures de la
mémoire collective). Le vieillard est préposé à la transmission des souvenirs et dépositaire de
la mémoire collective. C’est dire que cette mémoire n’est pas seulement passéiste : elle est
elle aussi tournée vers l’avenir, celui du groupe social. C’est pourquoi tant d’hommes d’action
écrivent leurs mémoires. Les vieillards sont les gardiens et les garants de la mémoire collective.
Conclusion
Chaque âge de la vie a donc sa manière d’emmagasiner les souvenirs, mais aussi de les
évoquer. C’est la fonction de la mémoire qui évolue. On passe de la mémoire orientée vers la vie
immédiate de l’enfant, vers l’avenir de la jeunesse, à celle qui est tournée vers le passé à partir
de la maturité, et vers la transmission de la vieillesse, à condition que la société s’y prête, car la
mémoire est aussi collective.