Brice Couturier : «Donald Trump a mis une claque au Parti

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Brice Couturier : «Donald Trump a mis une claque au Parti
Brice Couturier : «Donald Trump a mis
une claque au Parti des médias»
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Dans un entretien fleuve, Brice Couturier,
revient sur l’élection de Donald Trump. Pour lui, la majorité des gens a
de plus en plus tendance à voter contre ce que leur recommande «le prêchiprêcha médiatique».
Brice Couturier est un journaliste, producteur de radio et écrivain français.
PROPOS RECUEILLIS PAR ALEXANDRE DEVECCHIO @ALEXDEVECCHIO
LA VICTOIRE DE DONALD TRUMP A SURPRIS L’ÉCRASANTE MAJORITÉ DES «EXPERTS» ET
DES MÉDIAS AINSI QUE LA CLASSE DIRIGEANTE. COMMENT EXPLIQUEZ-VOUS UNE TELLE
CÉCITÉ?
Quelle claque! Plus de 200 journaux américains avaient soutenu Hillary
Clinton. Tous ceux qui comptent, des plus élitistes, comme le New York Times,
le Washington Post ou le Wall Street Journal, jusqu’aux plus populaires, tels
que USA Today, théoriquement non-partisan, voire même le Daily News. En face,
6 seulement soutenaient le candidat qui allait, finalement, l’emporter. Des
titres de très peu d’importance, d’ailleurs. Ce que cela prouve? Que le monde
des médias américains, pourtant soumis, bien davantage que chez nous, à la
loi du marché et aux suffrages de l’opinion, est déconnecté des aspirations
de la majorité de la population. Entre les élites supposées et les classes
moyennes et populaires, ce n’est plus un fossé, c’est un abîme qui s’est
creusé. Pourquoi? Parce que, d’une manière générale, dans nos démocraties, le
monde que décrit la sphère politico-médiatique n’est pas celui dans lequel
ont l’impression de vivre la majorité des gens. Alors, forcément, ça les
énerve. Et ils ont de plus en plus tendance à voter contre ce que leur
recommande le prêchi-prêcha médiatique.
VOUS ÊTES DE CEUX QUE CELA RÉJOUIT?
On aurait envie de battre des mains devant cette déconvenue méritée… si le
résultat n’était pas l’arrivée à la tête de la plus puissante démocratie
libérale du monde d’un personnage aussi manifestement inapte à la fonction
présidentielle. Alors, on peut féliciter le New York Times d’avoir publié une
tribune dans laquelle ce grand quotidien reconnaissait s’être planté, avoir
méconnu la réalité sociale du pays, être passé à côté d’un évènement de
portée historique. On attend encore le même genre de confession de la part
des médias français. Pensez que certains en sont encore à mettre en cause le
«plafond de verre» qui empêcherait une femme de devenir présidente des EtatsUnis! Comme si un pays qui a été capable d’élire à deux reprises un président
noir – alors que ceux-ci ne représentent que 12 % de la population -, ne
pourrait pas élire une femme – alors qu’elles sont plus nombreuses à voter
que les hommes.
Que n’a-t-on pas entendu sur ces « petits blancs », forcément racistes ;
sur ces ploucs non diplômés de l’Université …
DANS LES COLONNES DE FIGAROVOX, VOUS DÉCLARIEZ «LE PARTI DES MÉDIAS ET
L’INTELLIGENTSIA MÉPRISENT LA RÉALITÉ.». ONT-ILS MÉPRISÉ DONALD TRUMP ET SES
ÉLECTEURS?
Ah oui! Que n’a-t-on pas entendu sur ces «petits blancs», forcément racistes
; sur ces ploucs non diplômés de l’Université, et incapables, de ce fait, de
s’élever à l’altitude proprement himalayesque où évoluent les grands esprits
qui peuplent les départements des «post-colonial studies»! Y compris, chez
nous, en France, où l’antiaméricanisme des élites s’alimente, depuis
toujours, à un mépris culturel du «red-neck», amateur de country-music, du
crétin des Appalaches, plus ou moins dégénéré. Hillary Clinton a commis une
fameuse gaffe, en déclarant que les électeurs de Trump étaient deplorable
(lamentables, pitoyables). C’est cette arrogance qui a été ressentie comme
insupportable. Même chose, ici, en France. L’élite ignore tout du pays
profond. Comment le connaîtrait-elle? Pensez que les médias nous ont présenté
les Nuits Debout comme l’amorce d’un mouvement social de fond qui s’apprêtait
à révolutionner le pays! Tandis que les spécialistes en sciences sociales
nous vantent «l’intersectionnalité des luttes», ou le «féminisme islamiste»!
On est bien avancés. Ceux qui essaient de comprendre ce qui se passe, comme
Christophe Guilluy, se font traiter de suppôts du Front national! Laurent
Davezies, Eric Dupin, ou encore Jean-Pierre Le Goff, pour ne prendre que ces
trois-là, ne sont pas lus par les politiques. Ils auraient pourtant beaucoup
à y apprendre.
EST-CE LA FIN DU «POLITIQUEMENT CORRECT» INVENTÉ AU ETATS-UNIS?
Ah! Ce serait trop beau! Mais une chose est sûre: Hillary Clinton s’est pris
les pieds dans le tapis de l’appel au vote «genré» et «racialisé». Durant
toute sa campagne, elle en a appelé au vote des femmes, comme s’il lui était
acquis par droit naturel. Seulement 54 % des électrices l’ont finalement
choisie. Malgré tous les témoignages accablants sur le sexisme de Trump. Elle
a aussi semblé considérer que vote des Noirs et des Hispaniques lui revenait
d’office. Elle a pratiqué, comme jamais auparavant dans une présidentielle,
la «politique des identités» à laquelle s’est converti le Parti démocrate.
Mais, d’une part, ces électeurs n’ont pas apprécié d’être considérés comme
acquis: 29 % des Latinos ont voté Trump, soit deux points de plus que pour
Mitt Romney en 2012. Et d’autre part, Clinton a provoqué, par contre-coup, un
réflexe de «victimisation» au sein de la classe ouvrière blanche. Car le
grand paradoxe des politiques identitaires, c’est de flatter toutes les
minorités sauf une. On répète aux petits blancs qu’ils sont en train de
perdre la majorité et qu’en plus, ils sont des ratés, sans recours possible à
l’affirmative action. Comment s’étonner qu’ils se constituent en minorité
agissante, comme les autres? Avec discipline de vote et lobbying à la clé.
Obama avait essayé d’engager les États-Unis dans la voie d’une politique
post-raciale. Clinton a dilapidé cet héritage. Ça laissera des traces.
En France, nous n’avons pas ce profil… Ou alors Cyril Hanouna, bien
davantage qu’Eric Zemmour, auquel certains ont songé.
DANS UNE CHRONIQUE DE FRANCE CULTURE, VOUS METTIEZ EN LUMIÈRE LA FRACTURE
POLITIQUE ET SOCIALE DES ETATS-UNIS…
C’est comme s’ils étaient au bord d’une nouvelle Guerre de Sécession! Et
cette campagne électorale n’aura rien arrangé. Le fossé entre démocrates et
républicains s’est creusé. Fini, le temps où l’électorat des deux partis se
recoupait, au centre. Ensuite, il y a la fracture sociale entre l’Amérique
des diplômés et celle des laissés-pour-compte. Entre les gagnants et les
perdants de la mondialisation. La tradition consistait, pour le parti vaincu
aux présidentielles, à participer à l’élaboration des politiques en négociant
à partir de ses positions au Congrès. Sous Obama, le système a été bloqué.
«Congressional gridlock». Blocage par le Congrès. La plupart des grands
projets d’Obama ont été ainsi enrayés ; que ce soit la Banque
d’investissement dans les infrastructures ou l’idée d’un impôt négatif pour
les travailleurs pauvres. Cette fois, les Républicains tiennent la
présidence, la Chambre des Représentants, le Sénat et 33 sièges de
gouverneurs sur 50. Sans compter, la majorité conservatrice de la Cour
Suprême. On peut redouter que cela crée une frustration terrible chez les
démocrates et leurs partisans.
LA FRANCE N’EST-ELLE PAS TOUT AUSSI FRACTURÉE? UN PHÉNOMÈNE TRUMP EST-IL
POSSIBLE EN FRANCE?
Je ne sais pas. D’abord, Trump n’a pas d’équivalent en France. Un pro de la
télé qui séduit l’électorat parce qu’il se vante de n’être pas un politique.
Un provocateur, qui se sert de son inexpérience, voire de son incompétence,
pour se faire élire par un électorat qui a pris la classe politique en haine,
nous n’avons pas ce profil… Ou alors Cyril Hanouna, bien davantage qu’Eric
Zemmour, auquel certains ont songé. Marine Le Pen s’y voit déjà. Mais
paradoxalement, son entreprise de dédiabolisation du Front national la
dessert dans ce registre. Elle cherche à apparaître comme une politicienne
comme les autres. Son père, lui, savait mettre les rieurs de son côté en
faisant le singe. La voie choisie par Trump a été précisément de ne pas jouer
le jeu politique traditionnel, d’en transgresser toutes les règles, de s’en
moquer ouvertement, en prenant les spectateurs à témoin, de manière à les
rendre complices. C’est un truc de one-man show. Ca demande du métier!
Une partie des intellectuels de gauche est bien embêtée : Trump est un
altermondialiste doublé d’un keynésien ! Il entend renégocier tous les
traités de libre-échange …
TRUMP EST ISOLATIONNISTE EN MATIÈRE DE POLITIQUE ÉTRANGÈRE ET PROTECTIONNISTE
EN MATIÈRE ÉCONOMIQUE. SA VICTOIRE EST-ELLE LE RÉSULTAT DU DOUBLE ÉCHEC DU
«NÉOCONSERVATISME» ET DU «NÉOLIBÉRALISME»?
Ah oui, voir en Donald Trump l’incarnation du néo-libéralisme, comme l’a
fait, par exemple, François Cusset dans Libération, c’est du dernier comique.
Une partie des intellectuels de gauche est bien embêtée: Trump est un
altermondialiste doublé d’un keynésien! Il entend renégocier tous les traités
de libre-échange déjà signés comme l’ALENA et refuser tous ceux qui ne le
sont pas encore, comme le TTIP. Il est violemment hostile à l’OTAN, qu’il
considère comme «dépassé» et laisse entendre que les alliés des Américains
n’ont qu’à se débrouiller tout seuls. Son programme de grands travaux de type
New Deal, il l’a chiffré à 550 milliards de dollars, ce qui est proprement
astronomique. Nos intellectuels de gauche n’aiment pas tout ce qui, dans le
programme de Trump, le rapproche de la gauche la plus traditionnelle.
VOUS AVEZ SOUTENU CE DOUBLE MOUVEMENT. POURQUOI CELA NE FONCTIONNE-T-IL PLUS?
C’est vrai. Je continue à penser que notre monde est bien plus dangereux
depuis que le shérif américain est devenu réticent – avec Obama. Voyez la
Syrie. Et je crains qu’il ne devienne encore plus dangereux avec, à la Maison
Blanche, un isolationniste qui considère que la planète peut bien sombrer
dans le chaos, pourvu que les Etats-Unis soient protégés par deux océans et
une grande muraille. Quant à la mondialisation, si elle est désormais refusée
par des majorités, c’est parce qu’on lui fait porter le chapeau de deux
autres phénomènes: les révolutions combinées du numérique et de la robotique
– qui vont remplacer les emplois salariés par l’uberisation du travail, et
l’immigration de masse, qui menace les modes de vie locaux et les unités
nationales. Les peuples réclament des frontières derrière lesquelles ils
pensent trouver les protections auxquelles ils étaient habitués. Je ne crois
pas que cela puisse fonctionner comme dans les années 50… En outre, la
démondialisation qui se profile, en effet, va plomber la croissance. Vous
verrez.
L’ÉLECTION DE TRUMP APRÈS LA VICTOIRE DU BREXIT MARQUE-T-ELLE LE DÉBUT D’UNE
NOUVELLE ÈRE QUI SERAIT CELLE DE «LA FIN DE LA FIN DE L’HISTOIRE» ET DU
RETOUR DES NATIONS?
-Oui, peut-être. Mais j’y vois plutôt la poursuite d’un processus de prise du
pouvoir par des populistes. Il y a eu les phénomènes Poutine, Erdogan, Orban,
Xi Linping, et maintenant Trump: un nouveau type de dirigeants nationalistes
et autoritaires, qui considèrent le reste du monde comme globalement hostile.
Et au milieu de cette mêlée, notre pauvre petite Union européenne, incapable
de décider quoi que ce soit, sans parler de se défendre. Ca nous promet des
lendemains qui déchantent…
Alexandre Devecchio
Journaliste au Figaro et responsable du FigaroVox.
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Source :© Le Figaro Premium – Brice Couturier : «Donald Trump a mis une
claque au Parti des médias»