Articles - comportement érotique, plaisir, amour, coït, reproduction et
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Articles SEXUALITÉ : INSTINCT OU APPRENTISSAGE ? Serge WUNSCH et Philippe BRENOT, Paris Serge Wunsch est chercheur en psychobiologie et Doctorant en Neurosciences. Philippe Brenot est psychiatre et anthropologue, Directeur d’Enseignement au DIU de Sexologie à l’Université Paris 5. Résumé La nature apprise et/ou instinctuelle du comportement sexuel humain est examinée à partir des données de la neurobiologie. Cette revue de la littérature concerne principalement l’analyse des structures et des fonctions neurobiologiques (neuromédiateurs, récepteurs de stimuli-signaux, réseaux neuraux précablés, réflexes spécifiques, instincts…), innées et spécifiques, qui sous-tendent les différents aspects de ce qui est culturellement appelé ‘sexualité’ : la reproduction, le plaisir érotique, l’attachement romantique et les phénomènes cognitifs. Des données éthologiques et ethnologiques complètent cette lecture neurobiologique. Si l’on observe chez les mammifères une organisation anatomique et physiologique 12 innée spécifique de la reproduction, au contraire, par rapport aux comportements, il n’existe aucune donnée actuellement disponible permettant de valider, chez l’Homme, l’hypothèse de l’existence d’un instinct sexuel ou d’un instinct de la reproduction. On peut, par contre, observer l’existence d’un réseau inné de structures limbiques qui serait à l’origine des sensations émotionnelles de plaisir érotique, provoquées par certaines stimulations corporelles. Il semble que ces sensations intenses de plaisir érotique seraient à l’origine de la formation de l’attachement romantique, ainsi que du développement et de l’acquisition du comportement sexuel, dont le coït vaginal, nécessaire à la reproduction et à la survie de l’espèce. Les processus cognitifs, innés, auraient une influence déterminante en permettant l’élaboration et l’acquisition d’éléments abstraits (représentations, valeurs, croyances…) qui transforment la simple étreinte des corps en actes éminemment chargées de sens et de symboles : la ‘sexualité’. Mots-clés Comportement sexuel, inné/acquis, instinct, neurobiologie des comportements, reproduction, plaisir érotique, attachement, culture, sexualité. Introduction « Le sexe est le cerveau de l’instinct », affirme André Suarès dans Voici l’Homme, en reprenant l’idée populairement largement répandue selon laquelle la sexualité est certainement la « chose » la plus naturelle, et donc la plus instinctuelle, qui soit. Or toute la recherche, fondamentale et clinique, sur la sexualité, nous en montre le caractère fondamentalement appris. Qu’en est-il du déterminisme de la sexualité ? Est-ce un instinct, ou un apprentissage ? Ces deux dimensions concourent-elles à la construction de la sexualité du sujet humain ? L’objectif de cet article est de présenter de façon synthétique, en fonction des dernières Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 connaissances en neurobiologie, les hypothèses actuelles les plus plausibles relatives à la part des facteurs innés et acquis dans la construction de la sexualité humaine. Nous ne présenterons que les hypothèses clés ainsi que les données essentielles, mais n’aborderons pas les questions de fond (comme la spécificité des comportements, animaux et humains) pour lesquelles nous renvoyons à une importante bibliographie et à une série d’articles généraux sur « Les fondements neuro-biologiques de la sexualité humaine » parus, et à paraître dans Sexologies. L’article présente l’essentiel des données qui permettent de préciser à la fois : (1) la notion culturelle de ‘sexualité’, (2) les processus biologiques impliqués dans la ‘sexualité’, (3) les éléments concrets permettant la transcription biologique des concepts abstraits d’inné et d’acquis, et (4) la part respective des facteurs ‘innés’ ou ‘acquis’ dans les différentes composantes de ce qui est culturellement appelé ‘sexualité’. Notion de ‘Sexualité’ Il existe un grand nombre de définitions du concept de sexualité. Ce mot est apparu en français au XIXe siècle et désigne en biologie « le caractère de ce qui est sexué, et l’ensemble des caractères propres à chaque sexe »1. Il prendra au XXe siècle, surtout avec l’influence de la psychanalyse, le sens de « vie sexuelle ». Plus communément, pour la majorité des locuteurs, la définition usuelle contemporaine de ce concept est plus vague, et la notion de ‘sexualité’ recouvre d’une manière assez lâche tout ce qui a plus ou moins rapport avec les organes génitaux, les zones érogènes et le plaisir particulier provenant de ces régions corporelles. Par ailleurs, l’observation des différentes sociétés humaines montre que les pratiques, les croyances et les valeurs ‘sexuelles’, ainsi que le contenu de la notion de ‘sexualité’, varient grandement suivant les cultures et suivant les époques 2. La sexualité, qui peut paraître si naturelle et si évidente correspondrait en fait à la perception subjective d’un construit culturel. Afin de prendre en compte tous ces éléments, nous utiliserons le mot sexualité au sens communément admis de la notion de ‘sexualité’ – car elle est le reflet des représentations culturelles en usages – mais définirons, sur une base plus rigoureuse et scientifique, les différents processus psychobiologiques qui soustendent le phénomène de la ‘sexualité’. Ces définitions supplémentaires, rendues nécessaires par la mise en évidence de ces processus psychobiologiques, esquissent un nouveau cadre d’étude de la sexualité. Ces définitions, présentées dans les chapitres suivants, sont élaborées en fonction des processus neurobiologiques qui sont à l’origine de ce qui est appelé sexualité, c’est-à-dire les états psychiques et les comportements en relation avec les organes génitaux et le plaisir érotique. La sexualité – comme d’ailleurs tout comportement complexe (maternel, agression, communication …) – qui est subjectivement perçue comme un phénomène unitaire, serait en fait essentiellement une construction cognitive, résultante de l’activité conjointe de plusieurs systèmes cérébraux. Ces systèmes, relativement indépendants les uns des autres, auraient de surcroît des fonctions biologiques autres que sexuelles. La fonction ‘sexuelle’ n’apparaîtrait évidente que pour un observateur extérieur, analysant des processus et des comportements subjectivement présélectionnés en raison de leur conformité avec le modèle culturellement dominant et ‘naturel’ de la sexualité. Inné et acquis La problématique de l’inné et de l’acquis est une problématique ancienne et polémique, mais c’est également une des questions fondamentales de l’étude des organismes vivants : quelle est la part des caractères innés, qui découlent de l’expression du génome interagissant avec les molécules de la cellule primitive, de celles, acquises, qui proviennent de l’influence des différents environnements (chorionique, utérin, écologique, familial et culturel). Actuellement, cette approche est jugée non pertinente par de nombreux auteurs, car le développement des organismes est perçu comme une interaction réciproque de différents facteurs qui s’inter-influencent, et dont il serait impossible ou sans intérêt de séparer ou d’identifier les facteurs de causalité. Néanmoins, les dernières connaissances en génétique, en biologie du développement et en neurosciences, par, d’une part, l’identification précise des mécanismes et des processus biologiques en cause, et, d’autre part, l’identification précise des différents environnements et de leurs influences respectives, permettent d’apporter des éléments de précision. Ces données, même si elles ne permettent pas de tout expliciter, démontrent l’existence de caractéristiques qui sont indubitablement de l’ordre de l’inné, et d’autres qui ne peuvent être qu’acquises. Proposition de définitions Dans une première analyse, globale, on peut identifier quatre phénomènes biologiques et neurobiologiques relatifs à ce qui est culturellement appelé sexualité. 1°) La reproduction, ensemble de processus physiologiques et comportementaux qui permettent le coït vaginal reproducteur et le développement d’un nouvel organisme. La reproduction dépend principalement des structures les plus simples du système nerveux (hypothalamus et système nerveux autonome). 2°) Le comportement érotique, qui correspond à la recherche des plaisirs intenses provoqués par la stimulation du corps. Le comportement érotique dépend des structures ‘émotionnelles’ du cerveau (structures dites limbiques). Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 3°) L’attachement, qui correspond à la formation de liens affectifs entre le sujet et des éléments de son environnement. L’attachement dépend également de certaines structures limbiques. 4°) Les processus cognitifs, qui correspondent aux activités les plus élaborées du cerveau : mémoire, catégorisation, représentations… Les processus cognitifs dépendent des structures les plus complexes du système nerveux (aires néocorticales). Ces quatre phénomènes sont identifiés et distingués les uns des autres parce qu’ils dépendent de l’activité de systèmes neurobiologiques distincts. Les progrès continus des neurosciences permettront de préciser de manière plus détaillée le nombre, le rôle et les processus de ces systèmes neuraux qui soustendent la construction de la ‘sexualité’. Il semble d’ailleurs absolument nécessaire, dans l’élaboration de définitions relatives au psychisme et aux comportements, de fonder ces définitions sur des réalités structurelles et/ou fonctionnelles du système nerveux, dans la mesure où, en dernière analyse, c’est la structure neurale qui est à l’origine de ces phénomènes. Il semble également nécessaire, dans l’étude de la sexualité, tant par rapport aux comportements, aux aspects psychiques, aux phénomènes culturels, ou ici par rapport aux facteurs innés et acquis, de tenir compte de ces quatre composantes. Plan de l’article L’article est composé de cinq grandes parties : la première aborde le problème de la transcription biologique des facteurs innés et acquis, et les quatre suivantes traitent successivement des quatre composantes de la sexualité humaine (reproduction, comportement érotique, attachement, cognitions). 1 – Transcription biologique de l’inné et de l’acquis Comment se traduisent, en terme de structures et de fonctions biologiques, l’inné et l’acquis ? Que doit-on chercher pour préciser la part respective de ces facteurs ? Caractéristiques de l’innéité Les caractéristiques innées sont celles qui existent indépendamment de l’influence des différents environnements (du chorion, de l’utérus, du milieu écologique, familial et culturel). Ces caractéristiques sont toujours présentes à la fin du développement de l’organisme, sauf dans les cas extrêmes où l’environnement provoque un développement pathologique (famine, maladies graves…), qui dépasse les capacités adaptatives de l’organisme (physiologie du jeûne, système immunitaire…). Par exemple, le système nerveux des mammifères présente de nombreuses caractéristiques innées : l’organisation générale du cerveau est toujours la même (systèmes sensoriels, système moteur, système nerveux autonome, 13 l’origine et la pertinence de ce concept ? Les deux principaux problèmes liés au concept d’instinct sont, d’une part, la question de son existence biologique et, d’autre part, l’élaboration d’une définition précise et opérationnelle du terme. hypothalamus, amygdale, néocortex organisé en six couches de neurones et divisé en lobes…)3. Ces caractéristiques toujours présentes dépendent de mécanismes moléculaires spécifiques, qui peuvent être identifiés et décrits, et dont le fonctionnement explique la permanence des processus innés observés. À un premier niveau, dans l’œuf fécondé en développement, on peut mettre en évidence des gènes (dans le noyau ou dans les mitochondries) et des molécules informatives qui vont déterminer de nombreux processus cellulaires (régulation de l’expression du génome, synthèse des protéines, division cellulaire…). Ensuite on peut mettre en évidence des molécules qui déterminent la spécialisation des cellules (cellules de la peau, des os, du système nerveux…), l’orientation céphalocaudale de l’organisme ou la création des membres 4. On peut même mettre en évidence des mécanismes innés de la variabilité, tel l’épissage alternatif des ARN prémessagers, qui permettent des modifications adaptatives de l’organisme face à son environnement. Il est donc possible d’expliquer les effets de l’influence du milieu sur l’organisme en tant que résultat de processus biologiques identifiables – et dont certains sont innés – plutôt qu’en terme d’interactions globales. En conclusion, il est généralement possible, en détaillant les processus moléculaires, cellulaires, physiologiques ou neurobiologiques, d’identifier des éléments permanents, innés, résultat d’une ‘programmation’ biologique, qui existent toujours et partout, quel que soit l’environnement, tant que ce dernier n’altère pas l’organisme. L’identification de ces éléments biologiques permanents et l’explication des mécanismes et processus biologiques qui induisent cette permanence permettent de conclure à l’innéité de ces éléments. L’instinct est une des hypothèses qui tentent de répondre à une question fondamentale de la biologie animale : quels sont les facteurs qui déterminent et qui soustendent les comportements ? Une première réponse, générale, serait que l’instinct correspondrait au développement ou à une organisation particulière d’une structure biologique spécifique, codée par le génome, et qui contrôlerait les comportements adaptatifs d’une espèce. L’instinct désignerait un processus neurobiologique inné qui est à l’origine d’un comportement qui s’exprime en dehors de tout apprentissage. Exprimé autrement, le comportement instinctuel correspondrait, chez les mammifères, à la mise en jeu du système musculaire squelettique par une structure innée et spécifique du système nerveux. Les observations éthologiques 5 mettent en évidence l’existence de comportements systématiques et stéréotypés, existants en dehors de tout apprentissage et de toute expérience préalable. Les connaissances en génétique 6, en biologie du développement 7 et en neurosciences 8,9 montrent qu’il existe un génome, des gènes du développement, des molécules de guidage, des structures neurales précablés, c’est-à-dire tout un ensemble de propriétés et de structures qui rendent possible l’existence chez les mammifères de réactions innées. L’ensemble de ces données rend plausible l’hypothèse éthologique et biologique de l’existence d’un ‘instinct’. Caractéristiques des acquisitions Définition du concept d’instinct Les acquisitions des organismes, au sens large, dépendent de deux grands types de phénomènes les uns qualifiés de biologiquement normaux et les autres d’ accidentels. Les phénomènes accidentels provoquent des changements durables qui ne sont pas ‘prévus’ par le système organique. Un exemple en est la mutation de l’ADN par irradiation, lorsqu’elle n’est pas létale. Les acquisitions biologiquement normales dépendent de mécanismes et de processus spécifiques, qui sont intégrés à la structure ‘normale’ de l’organisme. Un exemple est l’acquisition par conditionnement, qui dépend de circuits neuraux associés les uns aux autres par des mécanismes moléculaires facilitant le passage des influx nerveux. Généralement, l’acquis est mis en évidence par l’existence de processus d’apprentissage spécifique, qui peuvent être décrits en terme de structure, de mécanismes moléculaires et/ou de processus neuraux spécifiques. Il existe dans la littérature scientifique de nombreuses définitions de la notion d’ ‘instinct’ 10,11. Le problème est que, suivant la définition utilisée, la notion d’instinct peut recouvrir des réalités différentes. La prise en compte des données éthologiques combinées avec les données neurobiologiques devrait alors permettre une meilleure précision et une plus grande objectivité de la définition. a – Instinct La prise en compte de l’ensemble de ces données amène à proposer deux définitions, l’une au sens strict et l’autre au sens large, de la notion d’ ‘instinct’ : Qu’est-ce qu’un ‘instinct’ ? À quelles réalités biologiques correspond-il ? Quelle est 14 Les observations éthologiques montrent que les comportements qui semblent innés peuvent être soit très stéréotypés (tels les réflexes), soit avoir une expression relativement variable (telles les réactions émotionnelles). En outre, les données neurobiologiques nous enseignent qu’il existe des structures neurales ‘précablées’ 12 et donc susceptibles de produire des réactions innées stéréotypées, mais également qu’il existe des mécanismes permettant une certaine plasticité neurale 13 qui pourrait être à l’origine de réactions innées variables. Définition au sens strict La définition stricto sensu correspond, tout en restant compatible avec les données neurobiologiques, à l’archétype de l’instinct : la ‘programmation’ complète, contrôlée et finalisée d’une action ou d’une réaction comportementale. Une proposition d’une définition de l’instinct, au sens strict, pourrait ainsi être formulée : action ou réaction comportementale, innée, fixe, immédiatement parfaite sans expérience préalable et sans apprentissage, provoquée par des stimuli internes ou externes spécifiques. Ces réactions sont déterminées par l’existence de structures neurales spécifiquement organisées (récepteurs spécifiques, et/ou synapses spécifiques, et/ou neuromédiateurs spécifiques, et/ou précablage spécifique…), dont la formation est indépendante des influences du milieu extérieur à l’organisme. L’exemple type de telles réactions instinctives du système nerveux, est représenté par les réflexes. Il s’agit également d’un pur problème de terminologie car l’instinct (dans son sens originel le plus strict), concept de l’éthologie, et le réflexe, concept de la neurophysiologie, correspondent à la même réalité, analysée à des niveaux différents. Les données neurobiologiques complètent et expliquent souvent les observations éthologiques. Définition au sens large La définition lato sensu de l’instinct correspond, tout en restant compatible avec les données neurobiologiques, à la configuration minimaliste et aux limites extrêmes de ce qui est inné. Le critère minimaliste de l’innéité serait la réalisation d’une action ou d’une réaction comportementale en l’absence d’expérience. Une proposition d’une définition de l’instinct, au sens large, pourrait donc être formulée ainsi : action ou réaction comportementale, innée, réalisée sans expérience préalable, mais dont seule la réaction globale est innée et non les détails variables de sa réalisation. Ces réactions sont provoquées par l’existence de structures neurales dont la macrostructure est génétiquement déterminée, mais dont la microstructure, plastique, dépend des influences de l’environnement. L’exemple type de telles réactions comportementales instinctives, au sens large, sont les réactions provoquées par les émotions primaires. Les réactions instinctives de peur en sont un bon exemple, elles sont commandées par l’amygdale, qui est une structure clé pour cette réaction émotionnelle 14,15. L’amygdale existe chez tous les mammifères et son développement est indépendant des influences externes : tous les mammifères ont ainsi des réactions instinctives de peur. Par contre, la microstructure des neurones de l’amygdale (avec des propriétés électrophysiologiques particulières des membranes neuronales, une Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 organisation spécifique des connexions synaptiques…) dépend à la fois des influences internes et externes : ce qui permet que les réactions instinctives de peur soient variables en fonction de l’expérience propre de l’animal. b – Transcription biologique de l’instinct Quels éléments neurobiologiques spécifiques devraient être identifiés afin de mettre en évidence l’existence d’instincts ‘sexuels’ et d’évaluer leur part dans la ‘sexualité’ ? L’existence d’instincts sexuels impliquerait la présence dans l’organisme d’éléments biologiques et neurobiologiques spécifiques : gènes spécifiques et/ou hormones spécifiques et/ou organes spécifiques et/ou structures neurales spécifiques… organisés d’une manière telle que les différentes séquences comportementales de la sexualité soient parfaitement initiées, exécutées et contrôlées. Dans l’hypothèse d’instincts sexuels au sens strict (hypothèse du « tout programmé »), on devrait pouvoir trouver au minimum chez l’Homme les caractéristiques suivantes : – Une organisation neurale spécifique de la sexualité (de manière similaire à celles existant spécifiquement pour la vision, l’audition, la respiration ou la régulation cardio-vasculaire). De plus, cette organisation devrait être relativement similaire à celle de tous les autres mammifères (en effet, les observations phylogénétiques montrent que l’organisation des fonctions fondamentales est semblable d’une espèce à l’autre). – Des émetteurs et des récepteurs innés produisant et détectant des stimuli spécifiques à la sexualité. Ces éléments (comme par exemple les phéromones sexuelles et l’organe voméronasal 16) devant permettre la reconnaissance des partenaires, l’initiation et la poursuite des comportements sexuels. – Des voies nerveuses spécifiques aux signaux des comportements sexuels. – Une ou plusieurs structures neurales locales, spécifiques aux différentes séquences ou réflexes sexuels élémentaires (noyaux spécifiques à l’intromission, aux poussées pelviennes, à la fellation, au cunnilingus, au baiser, etc.). Ces éléments neuraux devant permettre le contrôle local de chacune des différentes activités motrices constitutives des comportements sexuels : identification du partenaire, positionnement adéquat du corps, séquences oro- ou génito-génitales, caresses érotiques … – Enfin, une organisation neurale spécifique, plus générale et plus centrale, permettant un contrôle global des comportements sexuels. Cette organisation spécifique devrait, après traitement des stimulisignaux spécifiques à la sexualité, induire un phénomène cérébral aboutissant aux activités sexuelles. Ce phénomène pourrait être soit de type sensorimoteur (déclenchement et contrôle par des stimuli sensoriels spécifiques d’une succession de séquences réflexes aboutissant aux activités sexuelles), soit de type psychique (perception subjective d’une motivation spécifique produisant une forte tendance comportementale à rechercher le plaisir érotique et/ou le contact physique). Dans l’hypothèse d’une configuration la plus minimale possible (instinct au sens large) permettant un comportement inné, on devrait pouvoir trouver au minimum chez l’Homme les caractéristiques suivantes : – Des émetteurs et des récepteurs de signaux (internes, olfactifs, auditifs, visuels…) induisant des comportements permettant la sexualité. Dans cette configuration minimale, il serait quand même nécessaire d’avoir des signaux – même s’ils ne sont pas spécifiques – qui permettent, directement ou indirectement, la reconnaissance des partenaires, l’initiation et la poursuite d’un comportement à visée sexuelle. – Des structures neurales locales et précablées contrôlant la plupart des réflexes et/ou des séquences motrices élémentaires des activités sexuelles (positionnement du corps, intromission, poussées pelviennes, fellations, cunnilingus, baiser…). – Une, plusieurs, ou un réseau, de structures produisant un phénomène neural global conduisant à la sexualité, avec la nécessité d’avoir une forte tendance sensorimotrice (drive), et/ou psychique (motivation), à accomplir des actes aboutissant, directement ou indirectement, aux activités sexuelles (ou au minimum au contact physique hétérosexuel). La mise en évidence d’éléments biologiques de ce type permettrait de conclure à l’existence d’instincts sexuels, contrôlant toutes ou certaines séquences comportementales de la sexualité. L’analyse quantitative et qualitative de ces éléments instinctuels permettrait d’évaluer la part respective des caractères innés, des comportements instinctuels et des apprentissages dans la sexualité. Plan des chapitres Afin de bien mettre en évidence les étapes des réflexions et l’analyse des données, les quatre chapitres suivants sont organisés d’après le plan ci-dessous : Reproduction / Érotisme / Attachement / Cognition & Sexualité Cette première rubrique précise le rapport existant entre une des composantes biologiques de la sexualité (Reproduction, Érotisme, Attachement ou Cognition) et la notion culturelle de ‘sexualité’. Elle détaille également la dynamique neurobiologique de la composante étudiée. Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 Caractéristiques innées Dans cette rubrique sont décrites les caractéristiques physiologiques et psychobiologiques qui sont innées, que l’on trouve toujours à la fin du développement de l’organisme humain, quel que soit l’environnement. Les arguments scientifiques proviennent essentiellement de la biologie du développement, de la (neuro)physiologie et de l’éthologie humaine. Caractéristiques instinctuelles Dans cette rubrique sont décrits les comportements qui dépendent d’une ‘programmation’ ou de structures neurales précablées. Les arguments scientifiques proviennent essentiellement de la neuroanatomie fonctionnelle. Caractéristiques acquises Dans cette rubrique sont décrites les caractéristiques psychobiologiques qui sont acquises. Les arguments scientifiques proviennent de différents champs disciplinaires. Remarques pour le clinicien Cette rubrique présente rapidement les grands types de problèmes et de pathologies liés aux aspects innés ou acquis des différentes composantes de la sexualité. Elle permet de clarifier et de classifier les problèmes et pathologies dits ‘sexuels’. 2 – La reproduction La reproduction est un phénomène fondamental, nécessaire à la survie des espèces. Chez l’Homme, la reproduction est réalisée grâce à un ensemble de processus physiologiques (sexuation, gamétogenèse, régulation hormonale…) et comportementaux qui permettent le coït vaginal reproducteur, la fécondation des gamètes et le développement d’un nouvel organisme. Reproduction & sexualité En neurosciences, la sexualité a surtout été étudiée sous l’angle de la reproduction. La plupart des études biologiques traitent des aspects génétiques, hormonaux ou phéromonaux de la physiologie de la reproduction, de l’hétérosexualité et du coït vaginal fécondant. De plus, ces études ont principalement été réalisées sur des mammifères autres que les primates. Cette approche laisse de côté un grand nombre de données. En effet, les observations éthologiques et neurobiologiques se focalisent surtout sur les données des mammifères les plus simples qui suggèrent l’existence d’un comportement de reproduction, avec des processus innés permettant le coït vaginal fécondant. Mais il existe également d’autres données, bien moins étudiées, qui montrent la présence chez les autres mammifères (en particulier les primates) de séquences comportementales sexuelles non reproductrices, de plus en plus nombreuses et diversifiées en fonction de la complexité de la structure cérébrale. 15 Ces données suggèrent l’implication de plusieurs facteurs neurobiologiques dans la sexualité, dont le nombre et l’importance relative changent avec le degré de complexité du système nerveux. Par exemple chez les espèces ayant le système nerveux le plus simple (rongeurs), les processus hormonaux et olfactifs ont une importance majeure. Chez les mammifères ayant le système nerveux le plus complexe (primates hominoïdes), du fait de la réorganisation fonctionnelle du cerveau, il semblerait exister en plus des facteurs cognitifs, et les processus hédoniques et/ou de renforcements deviendraient les plus déterminants. Pour ces raisons, il semble nécessaire de faire une distinction entre, d’une part, les comportements dits ‘sexuels’, très divers, et, d’autre part, un sous ensemble de ces comportements sexuels, le comportement de reproduction, absolument fondamental, centré sur le coït vaginal fécondant nécessaire à la survie de l’espèce. met la posture adéquate de la femelle. C’est un réflexe somato-sensoriel œstrogènedépendant, précablé au niveau médullaire et mésencéphalique, sous contrôle de l’hypothalamus, et déclenché par les stimulations tactiles des flancs 18. Ce réflexe élémentaire permet l’exécution d’une partie des séquences comportementales nécessaires au coït vaginal. Il convient néanmoins de noter que ces séquences motrices réflexes, indépendantes les unes des autres, ne constituent pas un comportement finalisé. Des apprentissages sont nécessaires afin de coordonner ces réflexes dans un ensemble organisé rendant possible le comportement coïtal. Chez l’Homme, d’un éventuel instinct de reproduction, il ne semble subsister – sur la base d’observations comportementales non vérifiées au niveau neurobiologique – que le réflexe élémentaire des poussées pelviennes. Caractéristiques innées de la reproduction Les caractéristiques acquises permettant le coït vaginal sont nombreuses. Les principales sont la reconnaissance d’appartenance à l’espèce et à un groupe culturel donné, la reconnaissance du partenaire approprié à la reproduction, l’apprentissage des interactions relationnelles et l’apprentissage des connaissances, théorique et pratique, pour la réalisation du coït vaginal fécondant. L’être humain doit tout d’abord apprendre à reconnaître les membres de son espèce et à interagir avec eux. Des primates non humains élevés sans contacts avec leurs congénères présentent des réactions de peur en face du congénère et ne savent pas interagir avec les autres individus 19. La reconnaissance des autres et la pratique des relations interpersonnelles sont acquises durant l’enfance au cours des multiples interactions sociales. L’être humain doit également apprendre à reconnaître le partenaire reproductif approprié. Les phéromones, qui permettent cette reconnaissance chez la plupart des autres mammifères, n’ont plus cet effet chez les humains. En effet, les résultats expérimentaux les plus intéressants concernent l’exposition à des molécules d’androgènes, mais avec des résultats extrêmement contradictoires. On a ainsi montré que l’exposition à l’androsténol augmente chez les femmes la durée de leur contact social avec les hommes 20. La molécule ne provoque pas le comportement de reproduction, mais elle permet de l’initier en favorisant le rapprochement hétérosexuel. Mais d’autres expériences ont montré que l’androsténone induit au contraire, chez les femmes, des réactions émotionnelles négatives envers les hommes 21, que les hommes produisent simultanément les deux molécules, et que l’effet olfactif de l’androsténone est plus fort que celui de l’androsténol 22 : l’effet global, en situation ‘naturelle’, devrait alors être répulsif ! En fait, en situation ‘naturelle’, on observe que la connaissance du partenaire approprié est apprise de manière explicite, généralement Anatomiquement, on observe chez tous les mammifères une organisation sexuée innée, adaptée à la reproduction 17 : les organes génitaux, externes comme internes, ont des structures et des fonctions spécifiques à la reproduction (pénis et vagin, testicules, ovaires, utérus…) et sont parfaitement adaptés à ce but. Physiologiquement, les organismes mammaliens sexués possèdent des caractéristiques qui sont également adaptées à la reproduction (sexuation, régulation hormonale de la gamétogenèse, complémentarité fonctionnelle des gamètes…). Il existe également des réflexes spécifiques (érection, lubrification, éjaculation…), précablés dans le système nerveux autonome, qui participent à la reproduction. Ces données confirment qu’il existe, au niveau anatomique et physiologique, une organisation innée, spécifique et parfaitement adaptée à la reproduction. La seule composante de la reproduction qui ne soit pas innée est le déplacement des spermatozoïdes du méat urétral du mâle au col de l’utérus de la femelle. Caractéristiques instinctuelles du comportement de reproduction En fonction des connaissances actuelles, il ne semble pas exister d’instinct de la reproduction. En effet, on ne connaît pas chez l’Homme d’organisation neurale spécifique qui, à partir de signaux également spécifiques, déclencherait et contrôlerait une succession de séquences comportementales aboutissant au coït vaginal fécondant. Déjà chez les mammifères non humains, les seules séquences comportementales liés au coït vaginal et qui sont ‘précablées’ au sein du système nerveux, sont des réflexes élémentaires, telles les poussées pelviennes, la flexion de la queue ou la lordose. L’exemple le mieux connu est la lordose lombaire qui per- 16 Caractéristiques acquises du comportement de reproduction grâce à une personne plus expérimentée. L’être humain (comme les autres mammifères) doit aussi apprendre le coït vaginal. En effet, le positionnement adéquat permettant l’intromission n’est pas inné et doit être appris. On observe que lorsque les mammifères sont mis dans des conditions où ils ne peuvent apprendre aucun élément du comportement de reproduction, de manière systématique le mâle est incapable de coïter 23. Cette incapacité du mâle à pratiquer le coït en dehors de toute expérience préalable est systématique chez tous les mammifères. On peut ainsi observer des mâles sexuellement naïfs manifester de nombreux comportements spécifiques de la reproduction (excitation, érection, contacts avec le partenaire… 24) mais ils ne parviennent pas à copuler (et donc à coordonner l’ensemble des réactions sexuelles). Le problème semble essentiellement être une incapacité à se positionner correctement afin de réussir l’intromission. Chez l’Homme, cet apprentissage théorique et pratique du coït vaginal est généralement réalisé auprès d’un partenaire plus expérimenté.. Enfin, dans un aspect plus global, sont également acquises les connaissances des processus de la reproduction, qui ne sont pas indispensables à la réalisation du coït vaginal mais qui peuvent faciliter divers comportements liés à la reproduction. Des enquêtes réalisées auprès d’enfants et d’adolescents 25,26,27 montrent que ces connaissances relatives à la reproduction n’ont également aucun caractère inné et qu’elles doivent être apprises. Conclusion L’anatomie et la physiologie de la reproduction, ainsi que certains réflexes sexuels dépendants du système nerveux autonome (érection, lubrification, éjaculation …) sont innés chez tous les mammifères. Par rapport au comportement, chez l’Homme, le seul élément instinctuel serait le réflexe des poussées pelviennes. Tous les autres aspects comportementaux, dont surtout le coït vaginal reproducteur, sont acquis par apprentissage. Remarques pour le clinicien L’ensemble des données présentées cidessus permet de préciser certaines étiologies possibles des problèmes liés aux pathologies spécifiques de la reproduction. Par rapport aux aspects innés de la reproduction, les problèmes rencontrés sont essentiellement constitués par des atteintes des organes génitaux et reproducteurs (stérilité, MST, fracture du pénis…), et/ou des processus qui les régulent (dysfonctions hypothalamiques, dysrégulations hormonales, anéjaculation ou éjaculation rétrograde…), ainsi que les conséquences des grossesses pathologiques. Par rapport aux aspects acquis de la reproduction, les rares problèmes sont liés à des Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 apprentissages inadéquats (par exemple coït intercrural ou urétral au lieu du coït vaginal) ou à l'absence d'apprentissage du coït. 3 – Le plaisir et le comportement érotique Le comportement érotique correspond à l’ensemble des actions motrices réalisées afin de provoquer du plaisir érotique, généralement par la stimulation du corps. L’érotisme a un sens plus général et correspond à tout ce qui a un rapport concret ou abstrait avec le plaisir érotique. La sensation de plaisir érotique, intense et particulière, est provoquée, entre autres, par la stimulation du gland du clitoris ou du gland du pénis. Le comportement érotique et l’érotisme sont des phénomènes particuliers, qui n’existent peut-être que chez les primates hominoïdes. Plaisir somatosensoriel, comportement érotique & sexualité Le comportement érotique et le plaisir somatosensoriel intense qu’il procure sont au cœur de ce qui est culturellement appelé ‘sexualité’. Bien que culturellement assimilé avec la reproduction, le comportement érotique semble dépendre d’une autre dynamique neurobiologique. À part les travaux de Masters et Johnson sur les réactions sexuelles 28, l’étude scientifique du plaisir érotique a été très peu développée. Pourtant l’essentiel de la sexualité humaine est constitué de phénomènes érotiques : caresses, étreintes, baisers, activités oro-génitales, coït anal ou vaginal, et même les activités sadomasochistes. Tous ont pour objectif de procurer des sensations de plaisirs physiques intenses. L’importance du système somatosensoriel n’est pas un hasard. Toutes les observations montrent que les stimulations somesthésiques (et particulièrement les stimulations tactiles) semblent être une véritable nécessité développementale et fonctionnelle chez les mammifères 29. Chez les primates, la déprivation des stimuli somesthésiques, en particulier durant la prime enfance, provoque ainsi de nombreux troubles psychiques et comportementaux (cf. les expériences classiques d’Harry F. Harlow avec des macaques rhésus privés de contacts physiques durant les six premiers mois postnataux). Chez l’Homme, la déprivation somesthésique, avec déprivation vestibulaire, est vraisemblablement le facteur principal à l’origine du syndrome d’hospitalisme (R. Spitz) et du nanisme psychosocial : croissance retardée, développement psychomoteur et intellectuel perturbé, tristesse, inhibition motrice ou agitation, auto-agressivité et balancement compulsif 30. À l’opposé, la stimulation régulière du système somatosensoriel produit de nombreux effets positifs, tant physiologiques, psychiques que comportementaux. On observe chez le nourrisson : un gain pondéral de 47%, à quantité calorique ingérée égale ; une aug- mentation des performances d’orientation et d’activité motrice ; une diminution de la durée d’hospitalisation, dans le cas de pathologies péri-natales. Et chez l’adulte, une meilleure capacité cytotoxique du système immunitaire ; une diminution des hormones du stress (cortisol et noradrénaline) ; une diminution du niveau d’anxiété ; une diminution de l’état dépressif ; une augmentation de la qualité du sommeil ; un meilleur niveau attentionnel et cognitif ; une facilitation de l’attachement interpersonnel…31,32,33 Il semble que les activités érotiques ne sont pas produites par des structures neurales précablées en réponse à des stimuli-signaux innés et spécifiques de la reproduction, mais plutôt que chaque sujet découvre progressivement (dès la première enfance, si ce n’est dans la vie utérine) des stimulations corporelles et génitales qui produisent des sensations de plaisir intense. Ces premières stimulations génératrices de sensations érotiques peuvent être très diverses, mais la plupart proviennent soit des soins parentaux, soit d’une initiation, soit de l’auto-stimulation manuelle des organes génitaux, du fait de la disposition anatomique des membres antérieurs qui est particulièrement propice à cette activité. Il est même possible de parler de comportement érotique, dans la mesure où le plaisir érotique agit comme un principe organisateur et structurant : chez un même sujet, avec le temps et l’expérience, les activités érotiques deviennent plus en plus typiques, élaborées, identifiées, conscientes et délibérées. À la maturité, le but recherché, les schèmes mentaux et les activités motrices sont alors structurés et organisés autour d’une finalité spécifique : celle de l’obtention des sensations érotiques, dont, surtout, la jouissance orgastique. Le plaisir érotique peut ainsi être considéré comme un facteur organisateur majeur du psychisme et des comportements. Des données éthologiques et, surtout, ethnologiques montrent l’importance majeure des processus érotiques et de renforcement dans la sexualité humaine : On observe déjà une prépondérance du plaisir somato-sensoriel sur les autres stimuli-signaux de la reproduction chez les chimpanzés pan paniscus. Les bonobos pratiquent quotidiennement de nombreuses activités érotiques, orales et génitales, auto- et homoérotiques, qui semblent avoir pour motivation principale le plaisir, et qui pour la plupart n’ont aucun rapport avec la reproduction 34 (à noter que les chimpanzés bonobos représentent vraisemblablement le modèle animal le plus proche de la sexualité humaine). Cette ‘exubérance’ des comportements érotiques, chez les bonobos comme chez d’autres animaux 35, n’est néanmoins nullement incompatible avec la reproduction puisque le coït vaginal est également pratiqué. Dans plusieurs sociétés (Marquisiens 36, Trobriandais 37, Copper Inuit, Pilagá 38,…), situées dans différentes régions du monde, il Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 existe peu ou pas de restrictions à la sexualité des enfants. Dans ces conditions, on observe des activités érotiques nombreuses, diversifiées et intenses durant toute l’enfance, dès l’âge de deux ou trois ans, et le répertoire des activités érotiques adultes est ainsi acquis avant la dixième année. Dans les cas où ces enfants ont été questionnés, ils donnent le plaisir érotique comme motif de leurs activités sexuelles. Il convient surtout de noter que ce phénomène d’érotisation 39 débute par des stimulations corporelles, qu’il peut survenir dès le plus jeune âge – bien avant la puberté et ses corollaires hormonaux et phéromonaux 40 –, et qu’il semble totalement indépendant du phénomène de la reproduction. Ces données permettent de comprendre et d’expliquer la grande diversité des activités érotiques humaines à partir d’un seul modèle. Les grands types d’activités érotiques connus (masturbation, activités homoérotiques ou hétéroérotiques, en couple ou en groupe, activités érotiques avec des animaux ou avec des objets), ayant actuellement chacun une explication causale différente (reproduction, instinct, plaisir, pathologie, perversions…), peuvent être regroupés dans un seul modèle neurobiologique explicatif, global et cohérent. Ces activités deviennent alors ‘logiques’, ‘cohérentes’ et ‘biologiquement normales’ (même si dans certaines sociétés, certaines de ces pratiques peuvent être ‘culturellement anormales’). En effet, si le plaisir physique intense, principalement provoqué par des stimulations mécaniques, est bien le facteur neurobiologique majeur à l’origine des activités érotiques, il est biologiquement ‘logique’ et ‘normal’ que l’être humain cherche à reproduire toutes les situations de jouissance érotique et orgastique qu’il découvre, quel qu’en soit le moyen : autostimulation, un homme et/ou une femme, un ou plusieurs partenaires, un animal, un objet, ou bien – moyen artificiel mais le plus efficace et direct pour stimuler les régions cérébrales du plaisir – l’injection d’une molécule psycho-active érogène. S’il s’avérait exact que le plaisir somatosensoriel intense est à l’origine chez l’Homme du comportement érotique, cette hypothèse permettrait d’expliquer la diversité des pratiques dites ‘sexuelles’ et de comprendre la raison pour laquelle la plupart de ces pratiques n’ont aucun rapport avec la reproduction. Neurobiologiquement, on peut mettre en évidence l’intervention de deux types de processus interdépendants : le plaisir 41 et les renforcements 42,43. Comme les données actuelles ne permettent pas de connaître précisément les rapports entre le plaisir érotique conscient et les renforcements inconscients, et que l’objet de cet article n’est pas l’étude de ce problème, on utilisera l’expression ‘renforcements érotiques’ pour désigner tous les renforcements provoqués par l’activité érotique. Même si on ignore actuellement le fonctionnement exact de ces renforcements érotiques, les données éthologiques, psychologiques et expérimentales montrent qu’ils 17 existent chez tous les mammifères. Les renforcements érotiques sont extrêmement puissants déjà chez les mammifères les plus simples. Par exemple, juste en permettant à des rats ou des lapins de copuler, il est possible de les conditionner expérimentalement à copuler avec d’autres espèces animales ou avec des objets 44. Les renforcements érotiques dépendent de deux systèmes neuraux, qui se recouvrent partiellement. Par rapport au plaisir, les données neurobiologiques disponibles suggèrent que le cortex orbitofrontal et le septum seraient les deux régions cérébrales les plus impliquées dans les processus hédoniques. D’autres structures feraient également partie de ce réseau : le cortex cingulaire antérieur, le cortex insulaire, le cortex frontal ventromédian, le striatum dorsal, le striatum ventral, la partie latérale du tegmentum mésencéphalique et le noyau interpédonculaire 45,46. Les cortex associatifs ne semblent pas directement impliquée dans le plaisir 47. Le cortex orbitofrontal serait une des principales régions impliquées dans les plaisirs olfactifs, gustatifs, auditifs et tactiles. Différentes expérimentations montrent que cette région est toujours active durant le traitement des informations hédoniques. Cette région du cerveau humain jouerait un rôle important dans le traitement conscient des informations relatives au plaisir, aux renforcements (ou récompenses), aux évaluations et aux adaptations du comportement 48. Le septum est une structure qui serait impliquée dans le plaisir, et peut être surtout dans le plaisir de nature sexuel, telle la jouissance orgastique. Chez les animaux, la stimulation électrique du septum provoque des réactions comportementales suggérant le vécu d’un plaisir intense. Chez le singe, la stimulation du septum provoque une érection. Chez l’Homme, la stimulation électrique du septum induit des états de plaisir sexuel, et l’injection d’acétylcholine provoque un orgasme 49,50. Ces données suggèrent que le septum est impliqué dans le plaisir de type ‘sexuel’. Les structures impliquées dans les renforcements sont le cortex préfrontal, le septum, le noyau accumbens, l’hypothalamus latéral, l’aire tegmentale ventrale et le noyau du raphé 51. Ces structures sont situées le long du faisceau médian du télencéphale et recouvrent partiellement celles impliquées dans le plaisir. Caractéristiques innées de l’érotisme La sensation consciente et subjective de plaisir érotique semble quant à elle innée. Toutes les personnes interrogées, même très jeunes, décrivent en effet cette sensation particulière et on ne lui connaît aucun phénomène d’apprentissage. Les renforcements liés aux stimuli érotiques semblent également innés. Quel que soit le mammifère considéré, l’observation ou l’expérimentation démontre l’existence des renforcements érotiques 52,53. Quant aux différentes structures neurales 18 à l’origine de ces renforcements érotiques (cortex préfrontal médian, septum … pour le plaisir et aire tegmentale ventrale, nucleus accumbens … pour les renforcements) elles existent chez tous les mammifères et sont également innées. Par ailleurs, le système somatosensoriel, qui est le système sensoriel permettant de percevoir les stimuli érotiques, et le système moteur, qui permet de produire les stimulations corporelles érotiques, sont tous deux, pour l’essentiel, innés. L’organisation neuroanatomique de ces systèmes (récepteurs sensoriels, effecteurs musculaires, voies de projections, aires cérébrales sensorielles, système moteur extrapyramidal …) est également innée pour l’essentiel. Caractéristiques instinctuelles du comportement érotique Il ne semble pas exister un instinct contrôlant un comportement de recherche du plaisir physique. Il semble plutôt exister, de manière innée, un réseau de structures neurales limbiques qui peut, sous réserve de stimulations adéquates, générer des états émotionnels de plaisir ainsi que des processus de renforcement associés à ces états hédoniques. Mais il ne semble pas exister de structures neurales spécifiquement précablées pour contrôler des séquences motrices spécifiquement destinées à produire des stimulations corporelles érotiques. En effet, on ne connaît pas de structures neurales précablées spécifiques à la masturbation, au baiser, à la fellation, au cunnilingus, au coït ou aux caresses érotiques, et qui contrôlent les séquences motrices nécessaires à la réalisation de ces actes. Même pour le coït vaginal, pourtant absolument nécessaire à la fécondation et à la survie de l’espèce, aucune organisation neurale spécifique n’a été mise en évidence. Caractéristiques acquises du comportement érotique Le comportement érotique, c’est-à-dire toutes les séquences motrices et comportementales provoquant du plaisir intense, serait entièrement acquis. Il semblerait que ce soit au hasard de ses expériences et de ses apprentissages personnels qu’un sujet découvre peu à peu – ou ne découvre pas – les différents types de plaisirs qu’il peut ressentir (olfactif, auditif, gustatif, …) et, par rapport aux plaisirs du corps, les différentes pratiques sources de plaisirs érotiques : caresses sensuelles, masturbation, baiser, activités oro-génitales, coït anal ou vaginal… Le comportement érotique serait ainsi graduellement acquis au cours du temps, en fonction des apprentissages, des expériences et des répétitions des activités corporelles érotiques. L’acquisition des activités érotiques dépend des processus somatosensoriels et moteurs, des processus généraux de l’apprentissage et des processus de renforcements. Les connaissances relatives aux activités érotiques sont acquises généralement auprès de personnes plus expérimentées, et le niveau de connaissance est principalement déterminé par les croyances et les valeurs attribuées à ce qui est défini comme ‘sexualité’ dans la société considérée. Conclusion Chez certains primates hominoïdes, dont l’Homme, le plaisir érotique provoqué par la stimulation du corps constitue l’essentiel de ce qui est appelé ‘sexualité’. Le comportement érotique, fait de caresses, d’étreintes, de baisers, d’activités oro-génitales, de coït anal ou vaginal, voire de comportements paraphiles comme le sado-masochisme, est avant tout une activité corporelle. Chez l’Homme – et vraisemblablement chez le chimpanzé pan paniscus (bonobo) – les processus neurobiologiques primordiaux du plaisir érotique et les processus neurobiologiques de renforcements sont innés. Le système moteur et le système somatosensoriel, qui provoquent et perçoivent les stimuli érotiques, sont également, pour l’essentiel, innés. Tous ces processus neurobiologiques innés permettent, en fonction du contexte culturel et au hasard de circonstances favorables – qui heureusement sont relativement fréquentes – l’acquisition potentielle du comportement érotique. Limité à sa plus simple expression, ou exubérant et raffiné, le comportement érotique est entièrement acquis par apprentissages. Remarque pour les cliniciens L’ensemble des données présentées cidessus permet de préciser certaines étiologies possibles des troubles spécifiques du comportement érotique. Par rapport aux aspects innés de l’érotisme, les problèmes concernent les troubles des processus de renforcement et/ou de plaisir : l’excès (érotomanie), le défaut (anhédonie), ou la dépendance (addiction sexuelle). La thérapie sera alors à visée rééducatrice des processus neurobiologiques dysfonctionnels. Par rapport aux aspects acquis de l’érotisme, les principaux problèmes concernent les comportements érotiques inappropriés (agressions, humiliations…) qui vont porter atteinte à l’intégrité physique et/ou psychique du sujet ou des partenaires. La thérapie sera également essentiellement rééducatrice. 4 – L’attachement L’attachement correspond à la formation de liens affectifs entre le sujet et des éléments de son environnement. Chez l’Homme, on observe différents types d’attachement : filial, romantique, fraternel, amical, pour un animal, un habitat, un milieu ou pour un objet. Les études neurobiologiques sur les différents types de l’attachement humain sont récentes. Longtemps, en particulier en neurosciences, l’amour d’une personne pour son partenaire ou l’amour pour son enfant Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 étaient considérés comme des sujets non scientifiques. Actuellement les recherches se focalisent sur l’attachement dit « romantique » et sur l’attachement filial, en raison de leur importance pour la survie de l’espèce. Mais il semble que l’attachement soit un phénomène bien plus général 54, qu’il faudrait étudier dans sa globalité (par exemple chez les primates l’attachement enfant-enfant, peu étudié, est paradoxalement plus fort que l’attachement mère-enfant 55). Attachement & Sexualité Le type d’attachement qui est considéré comme relevant de la sphère ‘sexuelle’ dans la culture occidentale est l’attachement « romantique ». En général, cet attachement se forme entre les partenaires sexuels, mais il n’est ni automatique, ni systématique. L’attachement « romantique » n’est pas indispensable à la réalisation du comportement érotique ou de la reproduction. Il peut exister des activités érotiques entre des partenaires sans qu’il existe entre eux d’attachement « romantique », et, inversement, il peut exister des attachements « romantiques » entre des personnes sans qu’elles aient des activités érotiques. Le noyau commun des différents types d’attachement correspondrait à une mémorisation à la fois de l’objet d’attachement et de ses propriétés renforçantes. La perception d’un stimulus associé à cet objet d’attachement évoquerait cet objet et provoquerait le désir de ressentir à nouveau les propriétés renforçantes de cet objet (de manière similaire au fumeur pour qui l’évocation d’un élément associé à la cigarette provoque le désir de fumer). Les études animales de l’attachement ont montré que les différents types d’attachement ont des bases neurobiologiques en partie communes, les mêmes neuromédiateurs (ocytocine et vasopressine), et de fortes relations avec le système de renforcement 56,57. Chez l’Homme, l’attachement « romantique » met en jeu globalement les mêmes régions cérébrales (l’insula, le cortex cingulaire antérieur, la tête du noyau caudé et du putamen, la partie centrale du cervelet), la plupart des structures riches en récepteurs à l’ocytocine et à la vasopressine (hippocampe, thalamus latéral, hypothalamus), ainsi que certaines structures impliquées dans les renforcements (hypothalamus, aire tegmentale ventrale) 58. À noter que le phénomène d’attachement par empreinte, observé chez les oiseaux, ne serait pas extrapolable à l’Homme car il dépendrait d’une structure neurale (l’hyperstriatum) inexistante chez les mammifères 59. L’attachement « romantique », ou peutêtre la forme d’expression ou les sensations psychiques de cet attachement, dépendraient, au moins en partie, du contexte socioculturel. En effet, on observe que dans les sociétés où l’activité érotique se déroule simplement et quotidiennement, l’attachement romantique est moins marqué et plus ‘apaisé’ que dans les passions et les extases sentimentales de l’amoureux occidental, «qui soupire comme une fournaise» pour un impossible idéal romantique 60. Il semblerait que la mise en jeu des processus de renforcements induise une ‘dépendance à l’objet aimé’ qui conduirait à des états de ‘manque’ lorsque cet objet est inaccessible. Plusieurs auteurs ont souligné la ressemblance entre certains aspects de la passion amoureuse (altération de l’état mental, exaltation de l’humeur, pensées intrusives de l’objet aimé…) et certains troubles psychiques (observés par exemple dans les troubles bipolaires et obsessionnels-compulsifs) 61, suggérant une dynamique particulière à l’origine de certaines formes de l’attachement romantique. Caractéristiques innées de l’attachement Les données qui permettent de conclure à l’innéité de caractéristiques de l’attachement sont partielles. Au niveau éthologique, on observe des comportements d’attachement chez de nombreuses espèces de mammifères. Chez l’Homme, tous les enfants expriment plusieurs types d’attachement dès leur plus jeune âge. Au niveau neurobiologique, bien que l’on ne connaisse pas précisément les processus à l’œuvre, on observe que les différentes structures (insula, putamen, thalamus, hypothalamus …), molécules (ocytocine et vasopressine) et processus (renforcements), qui soustendent directement les processus d’attachement, existent chez tous les êtres humains. L’ensemble de ces données suggère que les processus neurobiologiques qui sous-tendent l’attachement sont innés. Caractéristiques instinctuelles de l’attachement L’attachement est avant tout un état psychique. Au niveau comportemental, l’attachement se manifeste par le maintien d’une proximité physique avec l’objet d’attachement. Mais cet aspect comportemental de l’attachement relève plutôt des processus généraux de la locomotion et n’est pas spécifique à l’attachement. En effet, les recherches neurobiologiques n’ont pas mis en évidence de réflexes moteurs ou de circuits précablés qui déclenchent des séquences motrices permettant de maintenir la proximité physique. Pour toutes ces raisons, il n’existe vraisemblablement pas de caractéristiques instinctuelles de l’attachement en général, et de l’attachement romantique en particulier. Caractéristiques acquises de l’attachement Si les bases neurobiologiques de l’attachement sont innées, il semble que le type de l’attachement soit, en partie, acquis. Ce serait en fonction de vécus spécifiques, induits par des contextes particuliers, que serait acquis tel ou tel type d’attachement (attachement romantique, filial, fraternel, pour des animaux…). Par contre, la forme (paroles, gestes, Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 signes sociaux…) de l’expression de l’attachement serait, pour l’essentiel, acquise. Conclusion La formation des liens affectifs entre un sujet et les éléments de son environnement peut s’exprimer par différents types et formes d’attachement. Les processus neurobiologiques qui sous-tendent l’attachement sont localisés dans le système limbique et sont innés, mais les différentes formes de l’attachement sont, au moins en partie, acquis en fonction des caractéristiques des objets d’attachement, des caractéristiques du contexte induisant l’interaction sujet-objet d’attachement, et des représentations culturelles relatives aux différentes formes d’attachement. L’attachement romantique serait inné, mais la forme de son expression psychique et comportementale serait, en partie, acquise. Remarques pour le clinicien L’ensemble des données présentées cidessus permettrait de préciser certaines étiologies possibles des troubles spécifiques à l’attachement dit « romantique ». Par rapport aux processus innés de l’attachement, les problèmes concernent l’attachement excessif, et, dans le cas d’une rupture de l’attachement, le syndrome de détresse (accompagné éventuellement d’un état dépressif). Par rapport aux aspects acquis de l’attachement, les problèmes sont indirects et concernent les caractéristiques socialement acceptables de l’attachement. Le sujet est en souffrance psychique quand les formes acquises de l’expression de son attachement sont en conflit avec les normes sociales. 5 – Dimension cognitive de la ‘sexualité’ Les processus cognitifs correspondent aux activités de traitement de l’information, qui sont les activités les plus complexes et les plus élaborées du système nerveux. On peut citer comme processus cognitifs, entre autres, la catégorisation, la planification, la mémoire, le raisonnement, la symbolisation ou la formation des représentations. Les processus cognitifs dépendent des structures les plus développées du système nerveux, qui sont les aires néocorticales. Chez tous les primates, et surtout chez l’Homme, le néocortex est très développé et représente environ 76% du système nerveux. Pour ces raisons, les processus cognitifs ont une très grande influence sur les comportements. Cognition & Sexualité Les processus de traitement de l’information influencent la ‘sexualité’ à plusieurs niveaux. Dans un premier temps, c’est l’activité cognitive qui permet déjà aux humains d’imaginer le concept de ‘sexualité’, c’est-à- 19 dire la dénomination d’un regroupement subjectif de comportements, d’états psychiques et d’éléments divers dans un ensemble abstrait et unique qui est pensé en tant qu’entité spécifique, ayant, par essence, des propriétés communes qui le distinguent radicalement des autres entités que sont par exemple l’ ‘alimentation’, la ‘violence’ ou la ‘spiritualité’. Les processus cognitifs permettent ainsi la création d’entités abstraites et symboliques, supplémentaires mais non indispensables aux activités ‘sexuelles’ concrètes. En effet, chez la plupart des animaux sexués simples, les activités ‘sexuelles’ sont exécutées sans aucune conscience de leur nature. Dans un second temps, les processus cognitifs influencent la ‘sexualisation’ de l’univers subjectif du sujet par l’attribution a certains objets – et non à d’autres – de ce qui a été conceptualisé comme ‘sexualité’, et ceci à partir de critères rarement objectifs (par exemple, suivant les sociétés, la caresse des seins ou le baiser buccal peuvent être, ou non, considérés comme ‘sexuel’). Ces objets, devenus ‘sexuels’, s’opposent à ceux qui ne le sont pas. Le ‘sexuel’ et le ‘non sexuel’ sont subjectivement perçus comme étant radicalement distinct, et le ‘sexuel’ possède des propriétés spécifiques et particulières que ne possède pas le ‘non sexuel’. Cette assignation de comportements dans une entité particulière change considérablement le sens et la portée des actes. Et on observe que ce qui est considéré comme ‘sexuel’ organise et détermine des actions et des jugements, voire une certaine partie de l’existence de chaque individu. Enfin, dans un troisième temps, les processus cognitifs ‘complexifient’ la ‘sexualité’ par l’association et la combinaison au ‘sexuel’ de tout un ensemble d’autres éléments abstraits : catégories, jugement de valeurs, éthique, morale, devoir, interdits, lois, … Par exemple, les processus cognitifs sont à l’origine de la formation des catégories, entre autres, d’ ‘homme’ et de ‘femme’, d’ ‘hétérosexualité’ et d’ ‘homosexualité’, d’activité ‘orale’, ‘anale’ ou ‘vaginale’, de ‘beau’ ou de ‘laid’, de ‘bien’ et de ‘mal’… Puis, par la combinaison de ces catégories, l’ ‘homosexualité’ peut être associée par exemple à l’ ‘anormal’, l’ ‘hétérosexualité’ au ‘bien’ et le baiser au ‘beau’ … Mais bien d’autres catégories et combinaisons peuvent exister. Par ailleurs, il convient de noter que les phénomènes cognitifs relatifs à la ‘sexualité’ ne sont pas indispensables à l’activité des processus de la reproduction, des processus érotiques ou des processus d’attachement, mais ils peuvent les influencer de multiple façon. Par exemple, bien que les valeurs et les représentations cognitives liées à la notion de ‘sexualité’ sont des constructions culturelles et subjectives qui peuvent être complètement indépendantes et distinctes de la réalité biologique, voire être complètement erronées, elles ont une influence majeure en particulier sur le comportement érotique et elles peuvent lui donner, en bien ou en mal, une importance sociale et psychologique qui dépasse de très loin la simple sensation de plaisir intense qu’il procure. 20 Caractéristiques innées des phénomènes cognitifs relatifs à la ‘sexualité’ Sans entrer dans les détails, qui nécessiteraient un plus long développement, la plupart des processus cognitifs qui rendent possible l’élaboration des éléments abstraits de la ‘sexualité’ sont de l’ordre de l’inné. Ils résultent de l’organisation du système nerveux et de l’architecture du néocortex. La macro-structure du cerveau mammalien (thalamus, hippocampe, amygdale, lobes cérébraux, faisceaux d’interconnexions …), la structure du néocortex en six couches de neurones, les mécanismes du précablage cérébral (molécule de guidage, gradient moléculaire … ), les mécanismes de la plasticité cérébrale (modulation des récepteurs cellulaires, potentialisation à long terme, réorganisation synaptique …), tous ces éléments, qui sous-tendent directement les processus cognitifs, sont innés. De cette macro-structure particulière et innée découle la capacité, donc également innée, à élaborer des catégories, croyances ou des valeurs qui recouvrent quasiment tous les domaines de la société (spiritualité, religion, morale, alimentation, mœurs …). On l’observe dans toutes les sociétés humaines et chez tous les individus. Caractéristiques instinctuelles des phénomènes cognitifs relatifs à la ‘sexualité’ Au niveau comportemental, l’effet des activités cognitives se manifeste par la modulation ou la création de comportements diversifiés. Les observations éthologiques n’ont pas mis en évidence de séquences comportementales stéréotypées spécifiques à des activités cognitives. Au niveau neurobiologique, les processus cognitifs agissent sur les comportements par l’intermédiaire du système moteur pyramidal (aire motrice supplémentaire, cortex moteur…). On ne connaît pas actuellement dans ces structures de précablages ou de programmations spécifiques déclenchant des séquences motrices stéréotypées propres à une activité cognitive. Par ailleurs, ces structures néocorticales sont connues pour être le siège de phénomènes de plasticité, de stabilisation sélective et de réorganisation, difficilement compatibles avec l’existence de précablages ou de programmations spécifiques. Pour toutes ces raisons, il n’existe vraisemblablement pas de caractéristiques instinctuelles des processus cognitifs relatifs à la sexualité. Caractéristiques acquises des phénomènes cognitifs relatifs à la ‘sexualité’ Tous les éléments cognitifs abstraits relatifs à la ‘sexualité’ sont acquis : le concept initial de ‘sexualité’ est acquis, puis la totalité des catégorisations, des valeurs, des croyances ou des représentations relatives à ce qui est défini comme ‘sexualité’ est également acquis. Tous ces éléments ‘sexuels’ abs- traits sont principalement appris durant l’enfance au cours des interactions sociales. À noter néanmoins ces acquisitions ne se réalisent pas de n’importe quelle manière, mais en fonction des caractéristiques fonctionnelles et des limitations propres au système nerveux. Par exemple, s’il existe des distinctions culturelles entre le ‘mâle’ et la ‘femelle’, entre l’ ‘homosexualité’, l’ ‘hétérosexualité’ et la ‘bisexualité’, entre ce qui est sexuellement ‘bien’ ou ‘mal’, c’est parce que la catégorisation est une caractéristique fonctionnelle intrinsèque, obligatoire et automatique du cerveau. Dans l’hypothèse spéculative où le processus de catégorisation n’existerait pas, il est certain que la sexualité humaine (tant au niveau des représentations que des comportements) serait très différente. Conclusion Les processus cognitifs sont à l’origine, entre autres, de phénomènes de catégorisation, d’abstraction et de symbolisation, qui permettent l’élaboration potentielle, au niveau subjectif, de nombreux concepts (‘liberté’, ‘violence’, ‘sexualité’, ‘reproduction’, ‘érotisme’, ‘amour’, ‘normalité’, ‘bien’, ‘mal’, ‘beau’, etc.). Tous ces éléments cognitifs abstraits créent les conditions d’un « bain culturel » dans lequel sont appris les comportements, les attitudes, les codes et les valeurs d’une société en matière de ce qui y est éventuellement conceptualisé et distingué en tant que ‘sexualité’. L’importance quantitative et qualitative de ces apprentissages confirme le caractère fondamentalement culturel de la sexualité. Quasiment l’ensemble des processus cognitifs sont innés, mais leur contenu abstrait et symbolique est totalement acquis, ou plutôt, peut être acquis en fonction du contexte culturel. En effet, le contenu abstrait des phénomènes cognitifs relatifs à la ‘sexualité’ est très dépendant du développement conceptuel de la société où vit le sujet, et peut être nul, simple ou très élaboré. Dans les sociétés occidentales, les phénomènes cognitifs relatifs à la Œsexualité‚ ont ainsi une influence majeure sur tous les aspects psychiques et comportementaux du comportement érotique et de l'attachement romantique. Remarques pour le clinicien L’ensemble des données présentées cidessus permet de préciser certaines étiologies possibles des troubles ‘sexuels’ relatifs aux processus cognitifs. Par rapport aux aspects innés des processus cognitifs, les problèmes concernent les atteintes structurelles et/ou les dysfonctions de ces processus. La neurologie ou la neuropsychologie nous en donnent plusieurs exemples cliniques, comme le syndrome de Klüver et Bucy, où la personne atteinte manifeste, entre autres, une hypersexualité envers tous les objets de son environnement. Par rapport aux aspects acquis des cognitions ‘sexuelles’, les problèmes concernent Bulletin de la Société Francophone de Médecine Sexuelle 2005 N°1 essentiellement les élaborations cognitives les plus complexes : représentations, valeurs et croyances. Ces problèmes d’origine cognitive constituent l’essentiel, en quantité et en importance, de toutes les problématiques ‘sexuelles’ mises en évidence par la psychologie clinique ou la psychanalyse. Le croisement des données ethnologiques et cliniques montre l’existence d’une multitude de représentations et de croyances liées à la sexualité, souvent erronées et dysfonctionnelles, qui engendrent des états d’ignorance, de honte, de culpabilité ou des attitudes et des comportements dommageables (absence d’éducation sexuelle, morale antisexuelle, homophobie…). Ces représentations et croyances ‘sexuelles’ peuvent également, indirectement – par la création d’une dynamique psychosociale particulière dans le groupe social où vit le sujet – engendrer des problèmes comportementaux et constituant des pathologies émotionnelles (vaginisme, dégoût des parties génitales, dysfonction érectile psychogène, phobie du toucher…). Un bon exemple de tous ces problèmes, ce sont les croyances relatives à la masturbation, qui ont induit durant plus de deux siècles des pratiques éducatives et médicales tant psychologiquement que physiquement aberrantes et mutilantes. Conclusion générale Cette rapide synthèse de la littérature en matière de neurobiologie de la sexualité, et pour répondre à notre interrogation sur le caractère acquis et/ou instinctuel de la sexualité, nous montre clairement un substrat perceptif et émotionnel inné mais aucune programmation comportementale instinctuelle qui permette à la sexualité de se réaliser en l’absence d’un milieu spécifique. Les réflexes, les processus émotionnels, hédoniques et cognitifs sont, pour l’essentiel, innés, mais les motivations et les comportements dits ‘sexuels’ sont, fondamentalement, acquis. Comme pour le langage, et sur son schéma fonctionnaliste, l’inné crée les conditions nécessaires à la constitution d’une compétence, mais la réalisation effective, performance, n’est rendue possible que par l’acquisition de comportements spécifiques au sein d’un « bain culturel » offrant des modèles correspondant à une culture donnée. Subjugué par le plaisir et les effets de la passion, l’être humain a élaboré tout un ensemble de représentations, de valeurs et de croyances particulières, la ‘sexualité’, qui façonnent son esprit et son univers, bien audelà de la simple étreinte des corps. La ‘sexualité’, construction cognitive née de l’imaginaire humain, est devenue l’une des grandes dimensions culturelles de l’humanité. Références 1 REY A. : Dictionnaire historique de la langue Française, 1838 2 FORD C. 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