L`internement des Tsiganes en France : des conséquences
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L`internement des Tsiganes en France : des conséquences
8 mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 912 - octobre 2016 L’internement des Tsiganes en France : des conséquences toujours visibles Durant la seconde guerre mondiale, l’internement des Tsiganes de France a provoqué un traumatisme dont les conséquences sont aujourd’hui toujours visibles dans les relations qu’entretiennent ces familles et le reste de la population. Quelques jalons d’une histoire (1) peu connue et trop peu transmise. L’occupant n’est pas l’unique responsable de l’internement des Tsiganes en France. Nous venons de voir que les premières mesures ont été prises avant la guerre. Ensuite le gouvernement de Vichy a collaboré. D’ailleurs des camps comme Saliers ou Lannemezan ouvrent en zone libre. Selon les historiens ce sont environ 6 000 Tsiganes qui ont été internés dans les 30 camps pour « nomades » recensés sur l’ensemble du territoire français. La Libération ne résonne pas comme la fin du calvaire pour à l’exception de quelques figures remarquables, d’opposition ou de mouvement collectif de soutien aux internés. L’historien Emmanuel Filhol écrit ceci : « les Tsiganes ne reçurent pratiquement aucune aide ni protection matérielle et morale, lorsqu’ils furent persécutés durant la Seconde Guerre mondiale sous l’Occupation, période la plus noire de leur histoire. » (2) Cette indifférence est capitale dans l’analyse de l’internement et de ses conséquences. En effet, on peut imaginer que Source : Emmanuel Filhol, La mémoire et l'oubli. L'internement des Tsiganes en France, 1940-1946, L'Harmatan, 2001 A u-delà de l’indispensable travail d’histoire et de mémoire qu’en est-il des conséquences de ces évènements aujourd’hui pour les premiers concernés ? Avec toutes les nuances qu’il convient d’apporter, nous pouvons dire qu’une partie des craintes et de la méfiance entretenue par les descendants, de ces familles à l’égard des gadjé (non tsiganes) est issue de ce qui s’est passé pendant la guerre. Le traitement imposé aux familles tsiganes de France après la guerre a poursuivi leur mise à l’écart. L’internement en France des familles tsiganes pendant la seconde guerre mondiale reste un fait peu connu. Il en est de même pour la déportation et l’extermination des Tsiganes d’Europe par les nazis dans les camps d’extermination. Toutefois le travail de mémoire progresse. Les travaux d’historiens associés à des actions mémorielles, notamment initiés par des associations de Voyageurs, permettent aujourd’hui des éclairages historiques essentiels. La loi de juillet 1912 instaure le carnet anthropométrique qui oblige les Tsiganes de France, sous le nom de « nomades », à des contrôles réguliers dès l’âge de 13 ans et à une surveillance accrue de leur parcours par l’obligation de faire viser leur c arnet. Toutefois, sous cette appellation assez générale de « nomades », ce sont bien les familles tsiganes qui sont alors appelées Bohémiens, Romanichels ou encore Gitans, qui étaient ciblées. Pendant la seconde guerre mondiale, l’internement des familles dites nomades peut être également considéré comme une mesure à d imension ethnique voire raciale. Le 6 avril 1940, soit un peu avant la défaite française il faut le souligner, Albert Lebrun ordonne l’interdiction de circuler des nomades. L’argument officiel pour justifier cet arrêté de fixation des nomades est de ne pas nuire aux déplacements des troupes et d’éviter qu’une partie d’entre eux ne renseigne l’ennemi. Le décret ajoute que ceux ayant un domicile seront placés sous résidence surveillée par la police, ce qui par ailleurs, confirme bien la volonté de cibler une population précise plutôt qu’un mode de vie. Dès fin 1939 le département d’Indre-etLoire interdit son territoire aux nomades. L’ouest de la France est plus particulièrement concerné par l’interdiction de circuler et les camps d’internement se multiplient dans cette partie de la France, notamment sous l’impulsion de l’occupant allemand. Une petite partie d’entre eux seront déportés, notamment depuis le Nord de la France, vers les camps d ’extermination. Carte des camps d'internement des tsiganes en France, extraite de l'Atlas des Tsiganes, par Samuel Delépine (éditions Autrement). les familles. En effet, plusieurs centaines de Tsiganes vivent encore dans les camps fin 1945 et ce n’est que le 1er juin 1946, soit plus d’un an après l’armistice, que le dernier camp, celui des Alliers en Charente, ferme ses portes. Des conditions de vie terribles et une indifférence qui pèse Les conditions de vie dans les camps sont déplorables. Les Tsiganes manquent de tout : nourriture, eau, vêtements, soins. Beaucoup tombent malades, certains décèdent, à cause des conditions d’hygiène et des nombreuses maladies provoquées par l’insalubrité. Des mesures punitives sont prises à l’égard de ceux qui résisteraient. Les baraquements construits à la va vite ne protègent ni du froid de l’hiver ni de la chaleur de l’été. Il est important de relever que l’internement des Tsiganes n’a pas provoqué, s’il s’était agi d’une mesure prise en haut lieu, militaire, contraignante mais au grand dam de tout ou partie de la population, solidaire et désabusée par ce que vivaient certains de leurs compatriotes, le ressenti n’aurait pas été le même pour les premiers concernés à la sortie des camps. Au lieu de cela, aller voir les camps de Tsiganes faisait plutôt l’objet d’une « sortie du dimanche ». Ceci a profondément et durablement marqué les esprits et les comportements des familles tsiganes f rançaises par la suite. La persistance du traumatisme L’internement a provoqué un immense traumatisme, une méfiance et voire même un rejet des gadjés, ceux-là même qui « nous ont mis dans les camps » entend-on souvent. Les travaux sur le sujet, les recueils de témoignages, les commémorations p ermettent aujourd’hui, malgré une méconnaissance publique assez généralisée, à la fois une r econnaissance et une mémoire de l’évènement. Toutefois, et paradoxalement peut-être, assez rares sont les travaux scientifiques ou les témoignages sur le traumatisme créé et surtout sur ses conséquences, sur la façon dont il a été vécu et sa persistance aujourd’hui. Certes la tradition orale des familles manouches et gitanes ne favorise pas une diffusion de cette connaissance. Mais on peut tout de même se demander si cette absence de parole n’est pas justement liée à cette histoire douloureuse. Si le traumatisme et la méfiance engendrés ne sont pas directement constitutifs du « décalage » souvent pointé entre familles tsiganes et reste de la population. Le sujet est donc à investiguer et nous pose la problématique suivante : en quoi la situation des familles tsiganes françaises aujourd’hui est-elle (encore) influencée par les évènements tragiques de la seconde guerre mondiale ? Et plus largement quelles sont les conséquences actuelles des mesures d’exclusion ou de marginalisation prises à leur égard durant tout le XXe siècle ? Quelques éléments de réponse peuvent être ici apportés, sans toutefois se substituer à la parole des premiers concernés. A ceux qui prétendent aujourd’hui que deux sociétés s’opposent (celle des Tsiganes et celle des non-tsiganes), les relations économiques, la dépendance aux tissus économiques locaux, les ancrages territoriaux bien définis et biens connus des familles de Voyageurs démontrent que cette v ision très binaire des choses est simpliste. Les liens et les ancrages sont forts sur les territoires et l’image des Tsiganes qui vivraient sur une autre planète ou en décalage total avec la société environnante est tout à fait fausse, même si on peut, raisonnablement, pour une majorité de familles, parler de décalage, d’exclusion et/ou d’entre soi. Dans le film Mémoires tsiganes, l’autre génocide (3) un tsigane allemand survivant des camps explique bien comment, lui, a repris une vie sociale assez classique après la guerre quand ses frères, eux-mêmes survivants, lui ont dit que eux, resteraient à désormais à l’écart. En effet, la méfiance à l’égard des institutions, de l’administration, de la police… et des gadjés en général s’est transmise, oralement, dans les familles. Pour ma part, dans mes enquêtes sur l’urbanisme et l’habitat auprès des gens du voyage dans le Val de Loire, j’ai maintes fois entendu dire en marge des entretiens : « les gadjés ils nous ont mis dans les camps » pour exprimer une défiance ou une crainte face à tel ou tel projet. C’est l’absence de reconnaissance qui a provoqué la méfiance et la prolongation du traumatisme. Ceci rejoint l’idée que nous avons émise précédemment, l’indifférence et le manque de reconnaissance pèsent sur les familles. Quand on sait que ces dernières mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 912 - octobre 2016 sont, dans les clichés populaires (et politiques malheureusement), présentées comme tout à fait libres, indépendantes voire désintéressées de l’espace environnant, cette dépendance pour une reconnaissance fait réfléchir. Le témoignage de Raymond Gurême dans Interdits aux nomades (4) après s’être tu pendant plus de 60 ans, est capital pour expliquer ces ressentis. Isabelle Ligner qui a recueilli ce témoignage fait l’analyse suivante : « L'absence de reconnaissance des persécutions subies par ces citoyens français engendre chez les victimes et leurs descendants une virulente défiance à l'égard de la police, la justice et l'administration. Leur profond sentiment d'exclusion, attisé par le maintien d'un régime administratif discriminant (livrets et carnets de circulation, héritiers des carnets anthropométriques), a été renforcé d epuis l'été 2010 par des annonces gouvernementales r essenties comme une véritable “déclaration de guerre” » (5). Prise de conscience mémorielle face au maintien d’un statut d’exclusion Cette partie conclusive insiste sur le fait que parler de « conséquences » de l’internement n’est pas suffisant. La mise à l’écart d’une population jugée « à part » a continué après la guerre et c’est là un fait capital. Le carnet anthropométrique a été maintenu jusqu’en 1969 et à cette date, c’est le statut de « Gens du Voyage », qui est instauré via notamment les carnets et des livrets de circulations pour les Gens du Voyage. Aujourd’hui les livrets de circulation existent encore et la loi de 1969 dont l’abrogation était en débat jusqu’en 2015 à l’assemblée est finalement toujours en vigueur. En finir avec ce statut (bien sûr cela ne réglerait pas les questions de stationnement, de formation, de scolarisation, etc. du jour au lendemain) serait un signe fort de la part de l’Etat. Une reconnaissance qu’il n’y a plus de citoyens à part au sein de la république une et indivisible. Cela va au-delà du symbole. Mais administrativement, ces citoyens français, les seuls à avoir un statut particulier dans la république, sont toujours « à part ». Il faut noter comme signe positif pour faire évoluer la situation les mobilisation de quelques politiques et d’associations de Voyageurs dont il faut espérer que les efforts de communications (colloques, commémorations) porteront leurs fruits à terme. Samuel Delépine, maître de conférences en géographie sociale à l’université d’Angers (1) Pour des références plus complètes et pour une meilleure connaissance de l’internement des Tsiganes en France et plus largement des déportations et de l’extermination des Tsiganes d’Europe dans les camps nazis se référer aux travaux de : Emmanuel Filhol, Henriette Asséo, Marie-Christine Hubert, Denis Peschanski ou Jacques Sigot et aux numéros de la revue Etudes Tsiganes consacrés à cette période et à ces évènements. (2) E. Filhol, L’indifférence collective au sort des Tsiganes internés dans les camps français, 1940-1946, in Guerres mondiales et conflits contemporains, 2007, n° 226, p69. (3) Asséo, H. Mémoires Tsiganes, l’autre génocide. Réalisé par Juliette Jourdan et Idit Bloch. Kuiv Productions. 2011. (4) Raymond Gurême, Interdit aux nomades. Témoignage recueilli par Isabelle Ligner. 2011, Calmann-Lévy. (5) A lire sur le site des Dépêches Tsiganes : www.depechestsiganes.fr. Montreuil-Bellay devient mémorial national Le président de la République inaugurera dans quelques semaines le mémorial national de l’ancien camp pour Tsiganes de Montreuil-Bellay (Maine-et-Loire). Une reconnaissance depuis longtemps attendue. © J. Sigot l’écart des Tsiganes sera franchie. Puisse-t-elle se concrétiser par la fin effective des discriminations et préjugés pesant toujours sur ces populations. I. M. Photo datant de 1944, sur laquelle on voit au premier plan les baraques du camp en planches sur pilotis. Au fond, les bâtiments en dur. © J. Sigot J.C. Leblé Plusieurs milliers de Tsiganes ont été internés de novembre 1941 à janvier 1945 dans l’ancienne poudrière de Montreuil-Bellay, qui devint sous le régime de Vichy l’un des grands camps français pour « individus sans domicile fixe, nomades et forains ayant le type romani ». A la Libération, toujours suspects, ses occupants furent transférés au nom du Gouvernement provisoire de la République française à Jargeau (Loiret) et Angoulême (Charente-Maritime), autres camps pour Tsiganes dont les derniers ne seront libérés qu’en 1946. Le samedi 29 octobre, le site deviendra mémorial national, après l’inauguration d’un monument du souvenir par le président de la République. « Montreuil-Bellay se transformera alors en lieu emblématique des souffrances du peuple tsigane », se réjouit Jacques Sigot. Cet ancien instituteur et historien local a largement contribué à sortir de l’oubli le camp et les persécutions subies par les Tsiganes (cf. PR de mai 2010). « Cela fait presque 40 ans qu’on se bagarre. Personne ne voulait en parler. Le Patriote Résistant a été parmi les premiers à le faire. Depuis 1990, une commémoration annuelle s’y déroule le dernier samedi d’avril. J’ai eu la chance de retrouver les survivants de l’époque et de recueillir leurs témoignages. J’espère que leurs descendants viendront à la cérémonie d’inauguration, les Tsiganes n’aiment pas se rendre aux endroits où des personnes sont mortes. » L’ensemble des vestiges du camp, dont une prison souterraine bien conservée et qui vient d’être restaurée par l’Etat, ont été classés en 2010 aux Monuments historiques, assurant leur protection. Fin octobre, une nouvelle étape dans la reconnaissance de l’internement et de la mise à Les travaux entrepris par l'Etat restaurent la prison souterraine. 9 Un projet relancé à La Coupole Le dictionnaire biographique des déportés de France passés par le camp de Mittelbau-Dora et ses Kommandos progresse. A suivre. L ’engagement mémoriel, pris en 1998 auprès des associations de survivants de Dora (1), d’aboutir à la réalisation d’un Dictionnaire biographique des déportés de France à Dora et dans ses Kommandos est en bonne voie. Le programme de recherche de grande ampleur, lancé en 2004, confié à Laurent Thiery, chercheur issu du groupe de la Fondation pour la Mémoire de la Déportation de Caen, est relancé depuis mars 2013 à la suite de deux événements : le recrutement de Laurent Thiery par La Coupole, comme historien chargé de diriger le projet de Dictionnaire et la signature, en octobre 2013, d’une convention de partenariat avec le Mémorial de Mittelbau-Dora à Nordhausen. La Coupole, immense bunker construit par l’Orga nisation Todt entre 1943 et 1944 pour devenir un site de tir des fusées V2 sur l’Angleterre, devenu le Centre d’Histoire et de Mémoire du Nord – Pas-deCalais, conserve aujourd’hui la mémoire des déportés de Dora. Le Centre de ressources et de documentation « Jacques Brun » désormais ouvert, rassemble les archives de l’ancienne Amicale des déportés de Dora-Ellrich ainsi que celles d’André Sellier, de Jean Mialet, Lucien Fayman et Jacques Brun. En outre, les recherches menées dans les différents centres d’archives d’Europe depuis 2004 ont permis de terminer le recensement de près de 9 000 déportés de France passés par le camp et ses Kommandos. Depuis 2014, un groupe de rédaction des notices a été mis en place. Il compte aujourd’hui 18 auteurs répartis sur l’ensemble du territoire national. Le travail reste immense mais à l’été 2016, près de 1 700 notices biographies ont été rédigées (cf. exemple p. 10). In fine, pour les commémorations des 75 ans de la libération de Dora et des camps de concentration attendues en avril 2020, c’est un immense mémorial rendant hommage à ces 9 000 hommes, que nous préparons. Chaque biographie intégrera l’avant déportation (la situation sociale, professionnelle et familiale ; l’engagement politique ou syndical ; l’expér ience de la vie militaire, du combat ou d’une occupation militaire), puis la période de la Seconde Guerre mondiale. Enfin, pour ceux qui ont survécu à l’expérience concentrationnaire, « l’après », dans un monde nouveau, marqué par un rapprochement franco-a llemand et la création de l’Europe. Il est fondamental qu’à côté des notables de tous poils (parlementaires, énarques, généraux) les « soutiers » de l’Histoire aient une trace individualisée de leur p assage sur la terre. Ce projet européen concerne aussi au moins 550 étrangers arrêtés en France de 19 nationalités. Il est réalisé en collaboration avec le Mémorial du camp de concentration de Mittelbau-Dora à Nordhausen. Depuis octobre 2013, nos deux institutions sont liées par une convention de partenariat. Le Dictionnaire biographique des déportés de France passés par le camp de Mittelbau-Dora et Kommandos s’est fixé trois objectifs. Mémoriel : tenir l’engagement pris par La Coupole en 1998 auprès des anciens déportés de Dora et des Amicales ; scientifique : répondre à 5 problématiques historiques majeures pour la connaissance des phénomènes de violence de masse, et pédagogique : répondre aux attentes du corps enseignant pour transmettre aux générations futures la mémoire et l’histoire de ces v ictimes du nazisme. lll