IMPRESSIONS DU NOUVEAU MONDE

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IMPRESSIONS DU NOUVEAU MONDE
IMPRESSIONS DU NOUVEAU MONDE
Jean-Pierre Tardieu
Impressions
du Nouveau Monde
Récit
Éditions Persée
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© Éditions Persée, 2016
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Éditions Persée – 38 Parc du Golf – 13856 Aix-en-Provence
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Aquí me quedo
con palabras y pueblos y caminos
que me esperan de nuevo, y que golpean
con manos consteladas en mi puerta.
Pablo Neruda, “Voy a vivir”,
Canto general
Détaché comme enseignant auprès du Ministère de la
Coopération, en poste à Abidjan, après l’avoir été au Bénin,
ex-Dahomey, j’éprouvais de plus en plus de difficultés à avancer
dans mes recherches sur le Pérou colonial. Une fois le terrain
déblayé grâce à mes séjours aux Archives Générales des Indes à
Séville et à la Bibliothèque Nationale de Madrid, je demandai un
congé sans solde pour fouiller pendant un peu plus d’une année
dans les fonds anciens de diverses archives de Rome, de Lima, puis
de Madrid.
Ce n’était pas ma première expérience dans le Nouveau Monde :
mes économies de professeur stagiaire, avant mon départ pour
l’Afrique, m’avaient permis de sillonner tout le Mexique, mais en
tant que touriste. Mon émerveillement ne me poussa cependant pas
à entreprendre des études mexicaines. Bien des années s’écoulèrent
avant mon retour comme chercheur. Le Pérou prit le pas grâce à
son histoire fabuleuse et… à la littérature de MarioVargas Llosa
pour laquelle j’éprouvais une grande admiration.
À l’époque coloniale, il y avait continuité entre les territoires
soumis à la Couronne espagnole : je ne pouvais parler des Noirs
au Pérou, sans évoquer leur passage par Panamá, Carthagène des
Indes, ou plus tard Montevideo et Buenos Aires. Cela m’amena
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donc à élargir mon champ de recherches. Les contingences sociales
et politiques y furent aussi pour quelque chose, comme le lecteur
s’en apercevra.
Au cours des nombreux et parfois longs séjours d’étude
effectués outre-Atlantique, j’écrivais mes impressions de temps à
autre : les notes se sont accumulées dans plusieurs cahiers. Il y eut
cependant des moments où je ne consignai rien, à moins que ces
griffonnages souvent tracés sur des fiches séparées, ne se soient
égarés. J’ai donc eu à reconstituer certains de ces séjours en faisant
appel à mes souvenirs, souvent confus quant aux personnes, aux
dates et aux lieux.
Plutôt que présenter un témoignage sur les pays où je travaillais, il s’agit de me remémorer les difficultés et les satisfactions
éprouvées. Les premières ne furent certes pas insurmontables, mais
leur accumulation eût suffi à me décourager sans mon ingénuité
de l’époque et l’aide bien­veillante de quelques personnes. Les
secondes, souvent d’ordre esthétique, abondèrent, même si je ne
fus pas toujours à même de les approfondir.
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PREMIÈRE PARTIE
PÉROU
Le Pérou traversait alors une crise tragique, que j’ai vécue avec
l’ingénuité évoquée plus haut. Mes deux derniers séjours de 2014
et 2015 me firent prendre conscience d’une évolution très nettement en contraste avec ce que je connus il y a trente ans. Car c’était
à désespérer de l’avenir de ce pays dont l’image en Europe, jusqu’à
une époque récente, dépendait grandement des topoï véhiculés au
cours des siècles.
Le métal précieux en provenance de la « montagne d’argent » de
Potosí, dans le Haut-Pérou, la Bolivie actuelle, alimenta les caisses
de toute l’Europe et parvint jusqu’à la Sublime Porte, de sorte que
le Pérou devint un pays de Cocagne. Cervantès lui-même, déçu
par sa miséreuse existence, ne pensa-t-il pas immigrer au Nouveau
Monde ?
Le lexique espagnol est marqué de cette représentation imaginaire, comme le prouve l’expression « tierra de Jauja » pour désigner
un pays aux amples ressources naturelles. Jauja est la vallée dont le
climat et la richesse incitèrent le conquérant Francisco Pizarro à y
installer sa capitale, avant de se replier sur la côte, dans la vallée du
Rímac, qui deviendra l’opulente « Cité des Rois » (les rois mages
de l’Épiphanie, jour de sa fondation), la perle de l’océan Pacifique
tant vantée par les chroniqueurs pour la somptuosité de ses monuments, le luxe de ses demeures, le raffinement des mœurs de ses
habitants et la beauté de ses femmes. Autres références lexicales
synonymes « valer un Potosí », « valer un Perú », qui ont perduré
jusqu’à nos jours pour évoquer une prospérité extraordinaire.
Le français ne fut pas en reste. Pour désigner ce qui est avantageux, il dira, ou plutôt disait, « un Pérou, », « un petit Pérou ».
Mais, dans sa manie de prendre le contre-pied de tout ce qui vient
de l’extérieur – c’est du moins ce dont on l’accuse –, il retourne
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plus communément l’expression : « Ce n’est pas le Pérou » fait
référence à la déception lorsqu’on se rend compte qu’une situation
n’est pas aussi prometteuse que prévu. C’est sur elle que je vais
jouer dans la progression de cette première partie. Mes lectures
m’avaient certes préparé à ce que j’allais voir, mais j’étais loin de
me douter de ce qui m’attendait.
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1
CE N’ÉTAIT PAS LE PÉROU
1983-1984
11-12-1983-Dimanche
Au retour de la plage de La Herradura, je me décide à noter
quelques faits quotidiens de mon séjour à Lima. Non qu’il se passe
des choses extraordinaires, mais il y a toujours des aspects intéressants dont on prend peut-être meilleure conscience avec l’écriture.
J’ai eu la paresse de m’imposer ce petit travail lors de mes précédents voyages en Europe et surtout en Afrique, où j’ai vécu si
longtemps : j’aimerais à présent pouvoir revivre par la lecture
quelques moments relégués parmi de vagues souvenirs.
Le vol qui m’amena à Lima fut long. J’avais choisi de m’adresser
à Nouvelle Frontière pour avoir un billet à tarif réduit, et je regrettai
de n’avoir pas cherché d’autres possibilités, car le « périple », c’est
le mot, ne dura pas moins de 24 heures ! Parti le 22 novembre de
Paris, à 10 h 50, j’allai prendre le vol de Lima à 13 h, qui m’amena
d’abord, à ma grande surprise, à Zurich ! Arrivé en Amérique, cet
avion se transforma en omnibus aérien, puisqu’après la première
escale à Caracas, au bout de 10 h 50 de vol, nous nous arrêtâmes à
Curaçao et Panama. La cabine du DC 10, presque vide, se remplit
dès l’arrivée dans les Caraïbes de nombreux Noirs, et je tentais de
deviner les origines de ces gens dont les ancêtres avaient été transportés là bien contre leur gré. Incontestablement, certaines matrones
avaient une allure de femmes yorouba. N’était-ce l’habillement,
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je me serais cru restitué d’un coup de baguette magique sur le
continent africain que je venais de quitter quelques semaines auparavant. Bizarrement, d’autres aspects physiques, chez les hommes
– mais plus rarement –, me rappelaient les Mauritaniens ou les
Sénégalais.
L’arrivée à Lima n’eut rien de spectaculaire. L’aéroport était
presque vide. Il me fallut attendre l’ouverture des bureaux de
change avant de prendre un de ces taxis vétustes qui hantent les rues
liméniennes pour gagner le centre où se trouve l’hôtel Roma. Le
voyage me coûta 14 000 soles, en échange desquels j’eus droit non
seulement au transfert mais aussi à un commentaire sur les quartiers traversés. La première impression fut d’une misère crasseuse.
Il me semblait me retrouver, le long de cette « Avenida colonial »,
dans des bas quartiers de Lagos ou de Douala. Et moi qui avait rêvé
depuis des mois de ce passé glorieux évoqué par les chroniques, de
ces richesses comparées à celles de l’Europe ! La situation économique du pays ne faisait pas de doute, et ce spectacle me rappela
très rapidement la teneur des articles lus dans la presse depuis
plusieurs années. Mon hôtel me déçut profondément par son aspect
peu soigné, négligé, ne correspondant pas au prix demandé. Je dus
accepter de payer 5 dollars pour un réduit infâme sans lavabo :
les douches et les wc étaient communs. Quelques heures après je
me ressaisis, et passai dans une chambre où un cabinet de toilette,
si l’on pouvait appeler cela ainsi, faisait presque doubler la note.
Étant donné la proximité des lieux où j’allais travailler pendant
des mois, je décidai de rester ici. Ne passerais-je pas le plus clair
de mon temps dans les archives ou les bibliothèques ? L’aspect du
propriétaire ou du gérant, dont la cupidité était manifeste ne m’encourageait guère.
J’essayai de me reposer pour oublier le décalage horaire et le
manque de sommeil. N’y arrivant pas, après une rapide toilette
dans le « salon de bain » commun, j’entrepris les démarches en vue
des diverses inscriptions me permettant l’accès à mes futurs lieux
de travail. Les formalités furent rapidement accomplies, les lettres
d’introduction exigées n’étant que pure formalité.
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Dès le lendemain j’étais à pied d’œuvre aux Archives de
l’Archevêché où l’on m’accueillit avec amabilité. Il en fut de même
à la Bibliothèque Nationale. Si l’aspect des Archives archiépiscopales ne me surprit guère, leur vétusté correspondant bien à l’idée
que l’on peut se faire d’un tel lieu, les abords de la B. N. me plongèrent dans une grande perplexité. Certes, j’étais déjà habitué à la
saleté des rues, mais celle des environs immédiats de ce bel édifice
était carrément repoussante. Caniveaux remplis d’urine croupie,
mendiants aveugles dépenaillés sollicitant « una colaboración »,
bruits stridents des klaxons des innombrables bus, tous plus vétustes
les uns que les autres, cela ne correspondait pas du tout à l’idée que
l’on peut se faire du quartier d’une B.N.
La partie accessible aux lecteurs du commun se distinguait par
une grande négligence : murs sales, papiers jonchant le sol, etc. Je
devais d’ailleurs « jurer » avec l’environnement, car certains jeunes
venaient me demander des renseignements bibliographiques que
j’étais dans l’impossibilité de leur fournir, tout en essayant cependant de les aider. Les quelques employés qui étaient là se fichaient
de ces élèves à la recherche de données pour quelques exposés.
Fort heureusement l’ambiance du « salón de investigadores »,
auquel on accède par un bel escalier orné de portraits d’illustres
écrivains, était bien différente. L’aspect des chercheurs, pourtant
jeunes, l’était également. On me reçut avec sollicitude et emphase.
Je me pliai de bon gré à ces conversations protocolaires, car l’on
cherchait à m’être agréable.
Dès mon arrivée, je fus accaparé par un personnage à l’allure
intellectuelle. Ses recherches portaient sur l’art oratoire dans les
années 1920-1930. Don Carlos regrettait de vivre à une époque de
décadence consternante : il essayait de se plonger dans le passé pour
oublier sa propre déchéance. Me raccompagnant tous les soirs, il
me parla de son père, un « hacendado », revolver au côté, coureur
de femmes invétéré et père d’une trentaine d’enfants, bâtards pour
plus de la moitié. Don Carlos était fier de cette ascendance, malgré le
profond catholicisme dont il se targuait, plutôt de tendance conservatrice d’ailleurs, type Lefebvre. Il se vantait d’avoir été reçu par le
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chef des traditionnalistes lors d’un séjour récent en Europe. Voyage
réalisé grâce à un emprunt. Je ne pouvais contredire cet homme
aux idées bien arrêtées. Sa haine pour le général Velasco n’avait
pas de limite : il était à l’origine de tout ce qui allait mal. Y avait-il
des Indiennes comme bibliothécaires, au lieu de ces compétentes
dames qui, auparavant, tout au moins parlaient le français et l’anglais ? La faute en incombait à Velasco. Voyait-on des « serranos »
comme gardes du palais présidentiel ? Velasco en était la cause.
Le dada de Don Carlos était la recherche de l’influence française dans la première moitié du siècle. Il me montrait dans les
journaux, qu’il feuilletait à cet effet, les nombreuses références
à l’« ­afrancesamiento » des Péruviens de l’époque. « Regardez
ces officiers, pas un Indien, et tous en uniforme français ». La
mission militaire française, m’expliqua-t-il, avait joué un rôle de
première importance dans l’instruction de l’armée. L’obsession de
Don Carlos m’empêchait de travailler : il m’interrompait à chaque
instant pour me montrer la photo de tel ou tel commandant français, publiée par une revue ancienne. Je l’écoutais toutefois avec
bienveillance, sûr que je ne pouvais qu’apprendre de son bavardage. Il se mit en tête de me prouver qu’il avait vécu dans une
ambiance profondément française, bien qu’il ne parlât pas un seul
mot de français, et m’amena comme preuve de vieux manuels
d’histoire, dont l’inévitable « Mallet », dans lesquels il avait étudié,
assurait-il. Il attendait mon aide, laissait-il entendre, dans son
apprentissage du ­français. Il arriva un soir tout fier d’une méthode
datant de plus d’une cinquantaine d’années et dont la langue était
d’une autre époque, de la « belle » naturellement. Je l’aidai un peu,
mais j’avais autre chose à faire, ce qu’il comprit lorsqu’il me vit un
jour m’asseoir à une autre table après lui avoir dit quelques mots
au passage.
Il me fallait accorder de la considération à tous les employés. Là
aussi, je n’avais que du bien à en retirer. J’acceptai, à la demande
de l’un d’entre eux, d’aider un jeune chercheur de la région de San
Miguel de Piura qui s’affairait sur la relation en français d’un voyageur, à laquelle il ne comprenait pas grand-chose. Son intonation,
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son accent trahissaient une origine bien différente de celle de Don
Carlos, dont la manie alla jusqu’à me demander s’il était vrai qu’il
avait un aspect français. Je me hâtai de confirmer ses certitudes. Par
contre le phénotype du jeune nordiste manifestait son métissage.
Je ne tardai pas à en apprendre davantage sur lui, car, un soir que
Don Carlos n’était pas venu, il m’accompagna jusqu’aux abords de
l’hôtel. Il se proposait d’écrire un livre sur le passé de sa ville, afin
de répondre à un concours. L’allure et le parler de ce jeune homme
ne laissaient pas deviner qu’il s’agissait d’un sociologue sur le
point d’entrer dans un institut de recherche. Autant je félicitais, non
sans quelque humour, Don Carlos qui se piquait de pratiquer un
espagnol châtié, autant je tendais l’oreille pour saisir les syllabes
avalées de mon interlocuteur nordique. Un soir, Don Carlos me
lâcha un « vos » emphatique castillan, à ne pas confondre avec le
« vos » argentin. Ce « vos » me parut ridicule, mais je ne manquai
pas de complimenter Don Carlos pour sa culture, lequel m’assura
avoir entendu ce terme lors d’une réunion académique à Madrid, il
y avait plus d’une décennie.
J’entrepris de faire la connaissance du centre historique de la
ville. Ce fut vite fait, car il ne reste pas grand-chose de la Lima
ancienne, si ce n’est la distribution géométrique des rues, les
demeures créoles ayant résisté au temps, et les célèbres couvents
des augustins, des dominicains, des mercédaires, des jésuites et des
franciscains, qui firent l’attrait de la Ville des Rois, aux dires des
chroniqueurs. Apparemment ces religieux n’étaient plus à même
d’entretenir de telles bâtisses, dont certaines, comme le cloître des
franciscains, menaçaient de s’écrouler. À l’intérieur de ces églises,
le contraste est saisissant ente les restes de leur splendeur passée,
tels les retables d’argent, les riches ornements de statues baroques,
et l’odeur nauséabonde qui règne dans certaines, comme celle de
la Merci. La religiosité des liméniens du peuple correspond bien
à l’image que l’on s’en fait en Europe. Les statues des saints sont
vénérées dans un va-et-vient très profane des fidèles, peu soucieux
de l’office se déroulant au même moment. Les messes sont expédiées au même rythme qu’en Espagne. Hier soir, je me demandai
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