Rêve d`IndochIne
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Rêve d`IndochIne
Rêve d’Indochine Yves Sassi Rêve d’Indochine Roman Editions Persée Du même auteur La Traque, 2011, Ed. Persée L’académie du meurtre, 2012, Ed Persée Connexion vers le futur, à paraître Consultez notre site internet © Editions Persée, 2012 Pour tout contact : Editions Persée — 67 cours Mirabeau — 13100 Aix-en-Provence www.editions-persee.fr J e voulais que tu sois bien. Je voulais voir ton sourire, ta démarche digne et heureuse, t’écouter me parler de tes projets, de notre enfant, que tu me prennes la main, que tu te jettes sur moi. Je voulais passer une vie entière dans tes bras, près de toi, avec toi, avec ta voix, tes larmes de plaisir, ton cri de nuits câlines. Je te voulais toi, rien que toi, pour moi seul. Je voulais cette vie que nous avions. Surtout ne rien changer, garder nos rythmes. Mais je voulais savoir, aussi… Je voulais te dire tout cela, et je ne sais comment m’y prendre. Je ne trouve pas le moment qui convient, les mots. Alors, je te confie ces lignes. Une tentative d’explication. Des mots. Peut-être, en leur compagnie trouveras-tu un sens à mon indécision, à mes hésitations, à mon plus cher désir. Mais je veux que tu saches que je t’aime, le plus profondément, le plus énormément, de toute ma vie, de tout moi, entièrement. Tu peux douter de tout, de chacun de mes gestes, de mes choix, de mes doutes même. Pas de cela. Tu es moi, et lorsque tu me manques parce que tu es loin, je te retrouve en moi. Je t’aime Flo et je sais que toi aussi. Essaye de trouver l’explication de ce qui nous arrive. Enfin, de ce qui t’arrive. Ne t’attache pas aux mots eux-mêmes, ni aux phrases, ils ne sont que des intermédiaires. 5 Ecoute plutôt ce que tu ressens. C’est ce rêve dont je t’ai parlé, que je fais si souvent. Il a conduit ma vie. Ce presque cauchemar que je croyais de peu d’importance, si ce n’est qu’il me rendait les nuits insupportables. Voila pourquoi elles ne sont ni longues ni sereines. Mais ce n’est rien. I J ’ai compris que le temps passait, que nous changions d’année… chaque année, le premier janvier 1960, j’avais sept et demi et nous venions de voir le Tour du Monde en 80 jours. J’ai compris, parce que Phileas Fogg courrait dans tous les sens pour rattraper les heures perdues. Ce jour-là, nous étrennions le nouvel an et le nouveau Franc. Pendant des années, maman et moi, nous avions des monnaies différentes. Elle parlait en centaines de francs, elle trouvait tout trop cher, moi je comptais les francs à l’unité et pensais que tout était donné. Heureusement, le nouveau franc ne s’est pas aligné sur l’ancien, comme l’Euro l’a fait quarante ans plus tard. Une voiture coûtait trois cent mille pour elle, trois mille pour moi… comment voulez-vous que je comprenne l’intérêt de l’argent, que je devienne comptable, gestionnaire, financier, banquier ? Le peu de francs que je traînais dans mes petites poches se transformaient dans le porte monnaie de ma mère en centaines qu’elle gardait bien prudemment pour les fins de mois. Ce jour-là, en rentrant à la maison après notre film, c’était la première fois que j’allais au cinéma, elle m’a dit qu’elle pensait acheter une voiture. Sans doute le voyage de Jules Verne l’avait inspirée. Je nous imaginais sur les routes des Indes. Trois jours plus tard, son héros se mourrait d’un accident de voiture. La photo d’Albert Camus est restée posée sur le buffet de grand-mère et le projet de voiture dans nos rêves. Nous sommes retournés au cinéma trois ans plus tard, pour voir Un Monde Fou Fou Fou, avec Mickey Rooney et Spencer Tracy. Il y avait toutes les vedettes américaines de l’époque. Je n’ai jamais autant ri. En sortant de ce même cinéma, elle m’a dit : « Je ne t’ai jamais vu rire comme cela ». C’est triste. Je devais avoir une dizaine d’années. Elle me racontait le monde, commentait les nouvelles entendues à la radio qui restait branchée en permanence. En 58, je l’ai entendu dire que le chef d’état avait changé. La révolution était évitée, l’Algérie resterait française. Nous n’avions pas perdu l’Indochine pour rien, c’était une leçon bien apprise et nous n’abandonnerions pas nos amis, là-bas, de l’autre côté de la Méditerranée. Je savais où était la mer puisque nous allions voir mes grands-parents à Nice chaque été. Et puis, elle a pleuré quand de Gaulle a annoncé qu’il abandonnait l’Algérie et les soldats, morts pour rien disait-elle. Je me souviens aussi de ce 22 novembre 1963. Assise sur son fauteuil, près de la radio, elle était effondrée, triste. Je pensais qu’elle avait connu ce Kennedy, qu’elle pleurait parce qu’elle ne pourrait plus jamais le revoir. Elle m’en a parlé souvent, comme de mon père, son mari mort pour la France, dans cette Indochine lointaine. Maman les aimait et ils étaient morts. Kennedy était un autre de ses héros, parce qu’il avait dit qu’il n’abandonnerait pas le Vietnam, qu’il aiderait les gens de ce pays à se débarrasser de leurs ennemis. Les mêmes, me disait-elle, que ceux qui ont tué Papa. Papa, sa photo était partout, dans presque chaque pièce, en soldat, en aventurier, en parachutiste, avec elle. Pas une photo de moi. Je n’ai jamais eu le droit de changer une de ces images de place. Plus tard, beaucoup plus tard, bien vieille, elle me demandait, lorsque je venais la voir, qui était ce militaire. Toute sa vie, Camus, Kennedy, Papa ont trôné sur nos meubles. Le soir, lorsque j’étais enfant, elle venait s’asseoir près de mon lit. Jamais au bord du lit, ce n’eut pas été correct. Elle me parlait d’eux, de leur courage, de ce qu’ils avaient fait pour aider le monde. Mon père était son héros préféré, il avait tout sacrifié pour ses convictions, pour aider le monde, pour que nous vivions dans un pays libre. Je devais m’en souvenir. Le jour anniversaire de mon Père, je lui ai demandé comment il était mort. Elle ne savait pas exactement, enfin pas du tout. Alors, je lui ai dit que je l’avais vu dans mon rêve. Il courait longtemps, sur une prairie, son arme à la main, habillé d’un short et d’une chemise kaki, portait un sac à dos militaire. Et puis, il avait reçu une balle dans le côté. Il était tombé, ne bougeait plus. Elle ne m’a plus jamais parlé de lui, sauf lorsque je lui posais des questions. Je n’ai plus osé lui dire que je faisais ce rêve trop souvent. A deux ou trois cents mètres, devant eux, la jungle. Infestée de Viets. Le capitaine et ses hommes ne les voyaient pas, mais les attendaient… l’angoisse au ventre. L’immense glacis qui les séparait servait de piste d’atterrissage et était adossé à une falaise impraticable. A droite, en contrebas, une vallée, seule voie pour sauver leur vie. Le Mékong serpentait puissamment au milieu d’une forêt dense, humide, étouffante, leur seul espoir de sauver leur peau. Mais les guerriers de mon rêve devaient franchir une bonne centaine de mètres, à découvert. Ensuite, un aplomb rocailleux, se glisser dans la jungle, en espérant qu’elle serait moins sauvage que l’ennemi. Leur bunker : une sorte de bungalow isolé en bord de piste, fait de pierres, de boue et de bois. Les Viets ont lancé un premier assaut, tôt le matin. Le capitaine et ses Hmongs ont fait un véritable tir de barrage. Le calme était revenu, mais les munitions ne leur permettraient pas de résister au suivant. Le lieutenant Montfort était assis, le dos appuyé contre le mur, sous une fenêtre. Celle au travers de laquelle il avait reçu un éclat dans le ventre. Un éclat de la taille d’une main qui n’avait fait qu’entrer légèrement, ouvrant une large plaie de laquelle suintait un liquide nauséabond. 10 Le capitaine était le seul français encore indemne. Une trentaine de Hmongs, armés de quelques fusils défendaient le bungalow. Deux sous-officiers français avaient été tués au cours de la mission de maintien de cette piste hors d’usage. Ils ont décidé de quitter la position malgré l’ordre du Q.G. donné par radio. Ils laisseraient Monfort. Le lieutenant le savait. Sa blessure ne lui laissait aucune chance. Il espérait simplement mourir avant l’arrivée des Viets. Il n’était pas sûr d’avoir le courage de se supprimer. Son capitaine s’est penché vers lui, a pris sa main. Il fut impressionné par la chaleur et la moiteur de cette paume. Il lui a dit quelques mots à l’oreille. Il avait du mal à contenir sa respiration, tant l’odeur était insupportable. Monfort a souri, s’est efforcé de serrer la main du capitaine qui s’est assuré que l’arme de Monfort était chargée, il l’a posée à côté de lui. Monfort était prêt, il souriait. La douleur avait plutôt tendance à le faire grimacer. Les Hmongs ont préparé leur fuite. Regroupé leur équipement, détruit ce qui était intransportable. Chacun a vérifié son armement. Le capitaine a pris un sac que lui tendait un soldat. Il s’est approché de son ami blessé. — Monfort, voila la fusée. Tache d’en faire profiter le plus grand nombre. Ils adorent voyager. Il a laissé passer un temps, il voyait que Monfort avait de plus en plus de mal à rester conscient. La sueur coulait sur son visage, mouillait son torse. « Il ne tiendra pas, dommage, pensa le capitaine, j’aurais aimé entendre ces putains de Viets voler en éclat ». 11 — Quant à toi, n’oublie pas ta promesse, une fois là-haut, dis à Saint-Michel que nos chefs ont perdu la tête. Dis-lui que nous devons garder l’Indochine, que nous devons la défendre contre ces vermines. — Capitaine… Monfort a sans doute voulu faire une phrase amicale, courageuse, peut-être héroïque, mais n’en a pas eu la force. Il a simplement fait un signe de la main. Ils se sont regardés. Terrible moment, mais l’esprit de ces types arrive à bloquer l’afflux de sentiments. L’officier s’est levé, s’est dirigé vers la pièce où tous les hommes étaient regroupés. Monfort a approché le sac de son épaule, s’est appuyé, a cherché à tâtons le détonateur, espérant être encore vivant lorsque les Viets entreraient dans le bungalow. Les hommes étaient prêts. — Rendez-vous à Kam Kheut. Il fallait jouer la surprise, partir en trombe, un premier groupe s’est éparpillé en courant vers le dénivelé. Un muret marquait la fin du glacis. Ils ont parcouru une cinquantaine de mètres sans que l’ennemi n’ait réagi. Puis les rafales ont sifflé, le tir était d’une violence terrible, mais aucun homme de cette première vague n’a été touché. Il en restait une dizaine à évacuer. 12 Les rafales de fusil-mitrailleur balayaient la façade. « On sort un par un, intervalle 5 secondes, objectif Kam Kheut » a hurlé le capitaine tant le vacarme était intense. Ils se sont serré la main. Sont sortis comme l’on saute en parachute. Ensuite les réflexes prennent la place de l’esprit, l’instinct. La peur n’existe plus. Une terrible course, alourdie par le matériel. Certains couraient droit devant eux, comptant sur la maladresse des ennemis… et sur la chance qui les avait accompagnés jusque-là. D’autres bondissaient, se jetaient dans la moindre dénivellation, sautaient de gauche à droite, roulaient, rampaient. Les impacts des balles faisaient sauter des mottes de terre, explosaient sur les pierres. Ou touchaient un corps dans un bruit sec et sourd. Trois sont tombés. La mitrailleuse s’est acharnée, roulant les corps comme une bourrasque l’aurait fait. Le sang, la chair, jaillissaient à chaque impact, le corps tournait lentement, les membres désarticulés. Le capitaine a donné une tape sur le dos du dernier, un de ses plus fidèles seconds, un Radhes. Un Mhong silencieux, qui, pour rien au monde, n’aurait quitté son capitaine. Des regards absents. L’homme a saisi les montants de la porte, de chaque côté. Il s’est lentement laissé aller en arrière, les doigts crispés, griffant presque le mur. Son corps s’est tout à coup tendu, un son animal est sorti de sa gorge. Il s’est éjecté, comme un pantin. La tête baissée, les bras serrés le long du corps, comme pour offrir le moins de surface aux balles qui le frôlaient. La course a duré 13 quelques secondes, il ne respirait pas, avait les yeux rivés sur le sol. Un temps infini pendant lequel il sentait son capitaine respirer pour lui, le pousser, hurler pour qu’il parvienne à sauver sa peau. Il s’est jeté derrière le muret, comme s’il plongeait dans un lac immense. Il a fait un signe victorieux destiné à son patron, et un autre, un doigt levé, destiné aux Viets, puis a disparu dans la brousse. Le capitaine a jeté un dernier coup d’œil dans la pièce où se trouvait Monfort. Une seconde de remords, puis a réalisé qu’il risquait de finir de la même façon, quelques mètres plus loin. Il a franchi le pas. Mon père est mort ainsi, le 8 avril 1953 à Sam Neua. Tué par les Viets lors de l’attaque d’un camp mal retranché. Je suis né ce même jour. Sans doute au même instant. Et pendant des années, j’ai fait ce rêve. J’ai reconstitué sa mort. Fauché par un tir anonyme, ses camarades l’ont laissé sur place. Il était sorti le dernier, dit-on. Ma mère a reçu un télégramme plus que laconique. Elle était la fierté de notre pays, lui en était l’honneur retrouvé. Sa mort servirait la vie de nos enfants. Sa mort ferait de nous des hommes libres. J’ai grandi à l’ombre de ce héros dont on parlait si souvent et dont on regrettait l’existence trop courte. Je ne l’ai jamais vu, si ce n’est dans les films qu’il avait envoyés à ma mère avant de disparaître. Je ne l’ai jamais vu, mais il n’était pas loin, à portée de ma main, par ce rêve, cette course forcenée contre sa mort. Il avait tellement refusé de mourir que j’étais devenu sa suite. J’ai souvent pensé, les soirs de tristesse, que ma venue au monde était une bien piètre consolation. 14 Il avait ces qualités qui font les aventuriers, les passionnés, ceux que l’existence ne laisse pas indifférents, ceux qui vous envoûtent d’un mot, d’un regard. Ceux qui vous entraînent dans leur sillage, avec lesquels vous êtes prêts à sacrifier le meilleur pour goutter le pire, sans regret parce qu’ils sont avec vous. Il était de ceux dont nous avons besoin pour croire, pour vivre plus d’une vie. C’était un homme d’exception qui est mort pour une seconde d’écart. Vingt ans après sa disparition, j’ai fait le même chemin. Je suis allé à Sam Neua, j’ai retrouvé ce petit terrain d’aviation autrefois perdu dans la brousse, aujourd’hui transformé en petit village. Le long de la route qui longe les habitations, on devine cette plaine et les ruines du bungalow surmonté d’une antenne antique, vestige des guerres. Sous une pluie démente, je suis entré dans cette petite bâtisse, posé ma main sur les murs peut-être imprégnés du souvenir de la bataille qui a coûté la vie à mon père. J’ai quitté le bungalow et j’ai vu, j’ai vécu précisément, physiquement cette course, j’ai vu ses pieds collés au sol, j’ai vu ce mur, si loin. J’ai compris, senti, vécu cet instant, cette minute de furie pendant laquelle toute sa vie s’est concentrée en une pensée, une obsédante nécessité, courir, atteindre le mur. Je l’ai vu à deux mètres de moi, abri, refuge, j’ai senti son hésitation : se jeter trop tôt puis rouler ou courir encore un mètre et bondir. Ce bond et ce coup pris en plein vol. Tout s’est arrêté. Un autre monde s’est ouvert. D’abord l’étonnement, la stupeur, l’interrogation naïve. Pourquoi ? Puis la réalité : « Voilà, nous y sommes ». Tout ce qui avait une valeur quelques secondes auparavant devient futile. Je l’ai vécu comme le Padre Pio a vu la crucifixion. J’ai vu sa mort. Pendant des heures, sur ce passage, j’ai pris le relais, assis dans l’herbe à côté de lui, j’ai attendu. 15 J’ai vu ses yeux se fermer, sa main se crisper sur son côté rougi, ses lèvres se serrer. J’aurais voulu savoir ce qu’il pensait à ce moment, connaître ses regrets pour parvenir à le remplacer comme il l’aurait voulu. J’aurais voulu être son second souffle. J’aurais voulu qu’il m’aime. 16