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ABSTRACT
« ELLE PARTIT, S'ENFONCANT DANS LA PLUIE FINE COMME UN VOILE » :
ESTHETIQUE DE LA PROSTITUTION FEMININE
DANS LA LITTERATURE DU XIXEME SIECLE
by Clémentine Pierrette Claudine Bernaudat-Hanin
If you start looking at 19th century French literature with the figure of the prostitute in
mind, it becomes fairly obvious that this particular type of character is omnipresent
everywhere – in fiction and in reality. Sometimes even, the prostitute is supposedly the
main character of a novel, of a play or of a short-story. However, this complicated figure
does not seem to be given quite the attention she deserves, and the readers often find
themselves closing the book without clearly understanding her. In this thesis, we will thus
try to show how 19th century authors create and describe the world of prostitution in
Paris, but also question the consequences within the texts of the very typically masculine
gaze that seems to rule a world where women – and especially prostitutes – cannot have
any power over themselves.
« ELLE PARTIT, S'ENFONCANT DANS LA PLUIE FINE COMME UN VOILE » :
ESTHETIQUE DE LA PROSTITUTION FEMININE
DANS LA LITTERATURE DU XIXEME SIECLE
A Thesis
Submitted to the
Faculty of Miami University
in partial fulfillment of
the requirements for the degree of
Master of Arts
Department of French and Italian
by
Clémentine Pierrette Claudine BERNAUDAT-HANIN
Miami University
Oxford, Ohio
2016
Advisor: Pr. Audrey WASSER
Reader: Pr. Elisabeth HODGES
Reader: Pr. Anna KLOSOWSKA
© 2016 Clémentine Pierrette Claudine Bernaudat-Hanin
This thesis titled
« ELLE PARTIT, S'ENFONCANT DANS LA PLUIE FINE COMME UN VOILE » :
ESTHETIQUE DE LA PROSTITUTION FEMININE
DANS LA LITTERATURE DU XIXEME SIECLE
by
Clémentine Pierrette Claudine Bernaudat-Hanin
has been approved for publication by
and
Department of French and Italian
____________________________________________________
Audrey Wasser, Advisor
______________________________________________________
Elisabeth Hodges, Reader
_______________________________________________________
Anna Klosowska, Reader
Table of Contents
Introduction...................................................................................................1
I. La question du genre.................................................................................7
1. Les types de personnages rencontrés.......................................................................7
a. Le client..................................................................................................................8
b. La patronne...........................................................................................................10
c. La prostituée.........................................................................................................13
2. Les rapports hommes/femmes...............................................................................16
3. Des Bildungsroman genrés ?..................................................................................24
a. L'apprentissage d'un jeune homme.......................................................................25
b. La chute programmée de la jeune femme.............................................................28
II. Esthétique littéraire et impact sur la représentation .........................34
1. L’espace et son rapport à la narration.................................................................34
a. Les intérieurs parisiens ........................................................................................35
b. De la maison close à la rue : une chute vers l'extérieur ? ....................................40
2. Questions de narration et de point de vue ...........................................................45
a. Le cas particulier de « L'Odyssée d'une fille ».....................................................46
b. L'absence de focalisation interne : remise en question du réalisme et mise en
place d'une fiction typiquement masculine..............................................................50
Conclusion ...................................................................................................59
Bibliographie................................................................................64
iii
Dedication
A toutes les femmes qui ont peuplé,
peuplent et peupleront la Terre,
mais surtout,
à celles qui ont donné leur cœur
et leur corps à une économie, à une société
qui les a repoussées
dans les coins sombres de la vie.
iv
Acknowledgements
Je tiens à remercier en premier lieu ma directrice, Audrey Wasser, qui a
suivi toute cette année ma recherche avec intérêt, ainsi que l'intégralité de mon
travail de Master pendant mes deux années à Miami University. Elle m'a toujours
laissé beaucoup de liberté dans mon travail tout en m'apportant de précieux
conseils et retours sur la qualité de mes écrits. Je lui sincèrement reconnaissante de
l'aide qu'elle m'a apportée. Avec elle, je remercie les professeurs Elisabeth Hodges
et Anna Klosowska pour avoir accepté de participer à ce projet et de m'offrir leur
point de vue sur ce travail de recherches. Leur soutien au cours de ces deux
dernières années a été essentiel à ma réussite à Miami University.
Mes remerciements vont aussi à ma mère, d'abord pour avoir bien voulu
relire ce second mémoire de Master, mais aussi pour avoir été la première à me
mettre un livre entre les mains. Qu'importe le diplôme que j'obtiendrai, ou de
quelle université ou pays je le recevrai, ce sera en tout premier lieu à elle que je
devrai cette réussite.
A ma famille américaine : Gwendy, Jessie, Eli, Emeline, Emile, Jacob. Vous
n'avez pas levé un sourcil quand je vous ai annoncé le sujet de mon travail : c'est
parce que vous avez pris le temps, pendant ces deux merveilleuses années à
Oxford, d'apprendre qui j'étais et ce qui me tenait à cœur. J'espère avoir mérité
votre précieux soutien et avoir apporté un peu de chaleur dans vos vies, comme
vous avez apporté du soleil dans la mienne.
Enfin, je remercie chaleureusement le reste de ma famille : mon père et ma
belle-mère, pour toujours croire en mes rêves et me pousser à les réaliser, année
après année ; ma sœur Camille, que je ne pourrai jamais assez remercier, pour
toutes les joies qu'elle apporte dans ma vie et de tous ceux qui l'entourent.
v
Introduction
De septembre 2015 à janvier 2016, le musée d'Orsay de Paris, réputé pour ses
collections dix-neuvièmistes, a tenu une exposition intitulée « Splendeurs et misères.
Images de la prostitution, 1850-1910 ». Ce titre, volontairement tiré de celui du roman
balzacien Splendeurs et misères des courtisanes, indique tout de suite au spectateur la
condition de la prostitution au XIXème siècle. « Splendeurs », d'abord. Le mythe
enchanteur qui entoure la prostituée de luxe, la courtisane : Marguerite Gautier dans ses
plus beaux atours, l'Olympia de Manet, Apollonie Sabatier. C'est par là que se construit
l'obsession, le fantasme de la femme sexuelle dans le Paris du Second Empire : un
univers de luxe, de faste, de vin de Champagne et de chair. Se dresse face à cela la
« misère » de la fille de rue, de la souris, celle qui attend sous le réverbère et qui rend des
comptes à un proxénète. Les parures et les bijoux disparaissent des tableaux, la maladie
et la crasse prennent le dessus dans les textes. Passer de la « splendeur » à la « misère »,
c'est voir la chute de Nana, que Zola fait tomber de son piédestal pour qu'elle connaisse le
sort prédestiné des Rougon-Macquart ; c'est prendre conscience que ces personnages de
romans, ces figures de tableaux, sont inspirés par de vraies femmes, par une condition de
vie que nul ne saurait désirer. Comme si les artistes mis en avant dans l'exposition du
musée d'Orsay avaient subtilement cherché à révéler la détresse féminine qui se cache
souvent derrière les fastes du grand monde parisien.
Bien qu'elle ait déjà connu un certain succès en 2011 avec le film « L'Apollonide,
Souvenirs de la maison close » de Bertrand Bonello, c'est grâce à cette exposition que la
question de la prostitution au XIXème siècle s'est véritablement attirée l'attention du
grand public – 4300 visiteurs par jour, permettant ainsi la ré-édition de nombreuses
œuvres oubliées sur le sujet. Des titres comme La Fille Elisa ou Germinie Lacerteux des
frères Goncourt ont refait surface, au même titre que les nouvelles que Maupassant a
consacrées aux prostituées. Mais ce n'est pas uniquement la fiction littéraire qui a connu
un renouveau l'hiver dernier, c'est aussi tout le monde de la critique qui l'entoure qui a
explosé. Les articles, chapitres, et ouvrages se sont multipliés, ainsi que les colloques, les
podcasts, les émissions de radio ou télévisées. Certains grands noms de la recherche tels
1
que Alain Corbin ou Gabrielle Houbre, respectivement auteurs de Les Filles de noce :
misère sexuelle et prostitution au XIXème et Le Livre des courtisanes : archives secrètes
de la police des mœurs de 1861 à 1876, deux ouvrages faisant autorité dans le milieu, ont
été rejoints par ceux d'Isolde Pludermacher ou Claire Dupin de Beyssat. Les sujets de
recherche se sont étendus, comme le montrent les divers articles de Prostitutions. Des
Représentations aveuglantes qui accompagnent l'exposition d'Orsay : on s'interroge non
seulement sur l'histoire de la prostitution à travers la France et ses colonies, mais aussi
sur sa représentation à l'époque et aujourd'hui, en peinture, en littérature, ou même au
cinéma.
A notre tour donc, nous allons nous intéresser dans ce mémoire à la question de la
prostitution française – et plus précisément parisienne – au XIXème siècle, et ce, au
travers d'un corpus relativement large, qui nous permettra un panorama mettant en
lumière les divers types littéraires qui hantent non seulement les textes mêmes mais aussi
l'écriture des auteurs. Ce corpus est majoritairement composé de romans, cependant les
limites du genre n'étant pas notre priorité, on y trouve aussi des nouvelles, ainsi qu'une
lettre, certes écrite de la main de Théophile Gautier – signée « Le Cochon imaginaire/ ou
le Salop sans le savoir1 », mais destinée à une figure réelle et prééminente de l'époque,
« la Présidente » Apollonie Sabatier. Cette lettre nous permet ainsi de raccrocher la
fiction romanesque à une réalité, celle de la courtisane, et de comprendre les enjeux de sa
représentation dans le texte littéraire, d'autant que la « Présidente » était l'amie, la
maîtresse et la muse de nombreux artistes et auteurs tels Clésinger et Baudelaire.
Si cette lettre est d'une importance capitale dans la compréhension des relations
hommes/femmes sous le Second Empire, c'est pourtant la fiction qui nous intéresse en
premier lieu dans ce travail de recherches. C'est pourquoi les œuvres principales qui
constituent ce corpus appartiennent au genre romanesque : Splendeurs et misères des
courtisanes de Balzac paru en 1838, Nana de Zola publié en 1880, La Fille Elisa
d'Edmond de Goncourt paru en 1877, La Dame aux camélias de Dumas fils publié en
1852 et, en dernier lieu, quatre nouvelles de Maupassant, publiées dans le recueil
nouvellement édité « Les Prostituées ». Une large partie de ces œuvres sont des
classiques de la littérature française et relèvent du canon littéraire auquel les étudiants
1 Lettre à la Présidente.
2
français ont affaire dès le lycée. Elles sont donc d'une importance considérable dans la
création du fantasme entourant la prostituée parisienne et plus précisément la courtisane.
Elles permettent de mettre en avant toute une mythologie qui interroge la femme, la
prostituée comme objet littéraire : le personnage de Nana, notamment, joue un rôle d'une
importance capitale ici. En effet, le roman de Zola fait non seulement partie du canon, il
est aussi entré pleinement dans d'autres aspects de la culture française. Sans même l'avoir
lu, il fait partie intégrante de la conscience collective française et le nom de Nana rime
alors tout naturellement avec la condition du personnage. Au même titre que Cosette
évoque une fillette seule et maltraitée, Nana rappelle la bonne vivante, la femme en chair
qui vend son corps pour grimper l'échelle sociale et avoir accès à un monde de luxe
qu'elle ne connaît que de loin. Mais c'est justement à cause de cette image trop souvent
relayée qu'il faut s'intéresser au cas de Nana ici : il faut remettre en question la
construction de sa légende, comprendre comment et pourquoi elle semble représenter un
idéal féminin de l'époque.
Les mêmes questions se posent au sujet des autres femmes figurées dans les
textes : les personnages de Marguerite Gautier ou d'Esther hantent la littérature française
par leur omniprésence sensuelle. Elles sont cette « splendeur » que l'on assimile à la
prostitution, à leur tour objets d'une manipulation artistique de la représentation qui
entretient le fantasme. Il est donc nécessaire de les interroger, de les comparer l'une à
l'autre pour déceler le fonctionnement de leur création. Mais pour cela, il faut aussi les
mettre face à la « misère », découvrir ce qui les oppose ou les rapproche des personnages
de Maupassant et de Goncourt: Elisa, Rachel dans « Mademoiselle Fifi », la fille de
« L'Odyssée d'une fille », Irma du « Lit 29 » et, enfin, les noceuses de « La Maison
Tellier ». En mettant côte à côte, ou plutôt face à face, toutes ces femmes, nous nous
donnons l'opportunité de percevoir les traits qu'elles partagent et de comparer leurs
destins respectifs. Ce sont pour ces raisons qu'il est essentiel de faire appel à un tel
éventail d’œuvres pour ce travail : bien que celles-ci aient déjà été l'objet de nombreux
travaux, c'est la comparaison qui permet de définir un possible système d'écriture et de
représentation.
Car ce qui va nous intéresser dans ce mémoire, c'est bel et bien la mise en place
d'un style qui impose au lecteur son regard et son point de vue sur les personnages liés à
3
la prostitution et plus exactement sur les personnages féminins. En effet, le premier point
liant nos œuvres est le suivant : un auteur masculin en charge d'un narrateur ou d'un point
de vue eux aussi masculins pour des récits où la prostituée est a priori le personnage
principal – c'est du moins ce que les titres semblent révéler. On remarque d'ailleurs le
même phénomène en art pictural, comme l'exposition d'Orsay l'a révélé : la femme en
elle-même n'ayant pas de voix dans la société du XIXème siècle, comment la fille dite de
« joie » pourrait-elle en avoir ? Il s'agira alors de montrer, dans ce mémoire, par quels
moyens les auteurs de notre corpus peignent et mettent en lumière l'univers de la
prostitution parisienne, mais aussi de s'interroger sur les conséquences dans les textes de
leur regard typiquement masculin sur un monde où la femme ne s'appartient pas. Nous
faisons ici, et dans la suite de ce travail, le choix de parler de la femme ou de la prostituée
au singulier : « Au XXIème siècle […] la biologie ne détermine pas [la vie des femmes],
[…] ce qui oblige à parler des femmes (et des hommes) au pluriel, en français comme en
anglais. Le singulier ramène les femmes à une définition exclusivement biologique qui,
au XIXème siècle, les privait de la priorité de leur corps2 ». Il s'agit ainsi pour nous de
nous aligner sur le langage de nos auteurs et de leur époque, de percevoir les personnages
féminins sous le spectre d'une personnalité unique, ou plutôt de se heurter à cette
perception pour mieux pouvoir la remettre en question, pour pouvoir comprendre
pourquoi cette femme ne s'appartient pas. De plus, cette question de la biologie, de la
place de la femme dans la société se retrouve intrinsèquement liée à celle du point de vue
masculin qui va nous intéresser ici. Effectivement, ce que Boussahba-Bravard montre au
travers de son article est l'incompréhension entre les genres dans le Paris du XIXème :
comment des auteurs masculins peuvent-ils alors emprunter l'univers exclusivement
féminin de la maison close, de la prostitution de luxe ou de celle de rue ?
Pour répondre à ces questions, nous allons donc dans un premier temps nous
pencher sur le problème du genre dans les textes, ou plus exactement sur les rapports
entre les genres masculin et féminin. Tout d'abord, au travers des personnages-types que
l'on rencontre dans les œuvres : le client, la tenancière de maison close et la prostituée. Il
est essentiel de définir ces figures avant même de s'interroger sur leurs interactions, afin
2 Boussahba-Bravard, Myriam. « A qui appartient le corps des femmes ? » in Prostitutions. Des
représentations aveuglantes. Edité par Houbre, Gabrielle, Pludermacher, Isolde et Robert, Marie. Coll.
« M/'O ». Paris : Flammarion, 2015, p.
4
de mettre en avant leur construction interne en tant que types littéraires. Le personnage de
la tenancière présente notamment une qualité particulière qui joue un rôle critique dans
cette question puisque celle-ci trahit son sexe pour se retrouver dans un entre-deux sans
genre. Elle s'oppose par son attitude typique à la prostituée, qu'il s'agisse de la courtisane
ou de la fille de maison. Son rôle d'intermédiaire entre le client et la prostituée la rend
directement responsable des rapports masculin/féminin. Ceux-ci sont au centre de notre
première partie, parce qu'ils permettent de mettre en avant une certaine condition
féminine topique : c'est au travers de ses relations qu'il est possible de pleinement définir
le personnage de la prostituée. Si l'on veut mettre au jour la représentation qui est faite de
celle-ci en littérature, il faut la percevoir pour ce qu'elle est, c'est-à-dire une
commerçante, qui n'est donc entière que dans sa transaction amoureuse. C'est en
comprenant cette différence que nous pourrons découvrir les limites non seulement entre
l''homme et la femme, mais aussi entre la prostituée et la femme elle-même. Nous verrons
alors également un certain schéma se construire dans la personnalité et la destinée des
personnages : il semble en effet qu'une majorité de nos œuvres soient construites comme
des bildungsromans, mais uniquement pour les personnages masculins. Comment ce
sous-genre se met-il en place dans nos œuvres et quel en est l'impact sur le personnage
féminin ? Comment cela peut-il influer sur le lecteur et sur sa perception des personnages
eux-mêmes ?
Enfin, puisque nous nous intéressons ici aux questions de la représentation, nous
devons nous pencher sur le travail de celui en charge de cette représentation, c'est-à-dire
l'auteur, ou, dans le cas de notre étude comparatiste, les auteurs. Il va donc falloir
regarder quelles techniques ceux-ci utilisent, ce qui constitue leur esthétique littéraire. Il
s'agit là d'une tâche colossale, qui aurait certainement plus sa place dans un travail de
thèse, c'est pourquoi nous allons ici nous focaliser uniquement sur les outils de narration.
Nous commencerons ainsi par étudier les espaces dans lesquels cette dernière est située :
on note en effet dans les divers textes du corpus des lieux bien spécifiques, qui semblent
correspondre aux différents types de prostitution auxquels nos auteurs touchent. Ce qui
est intriguant dans ces espaces, ce n'est pas seulement la division sociale qu'ils révèlent,
mais surtout l'impact qu'ils ont sur la narration, les personnages et, en conséquence, sur le
lecteur. Ils semblent en effet dévoiler la prostitution comme un spectacle, et agissent de
fait comme une scène théâtrale où l'action est confinée. Nous verrons donc comment ces
5
espaces dans lesquels nos personnages évoluent peuvent avoir un impact direct sur eux,
comment, comme Zola a cherché à le démontrer avec ses Rougon-Macquart,
l'environnement influe sur les êtres et, surtout, comment un environnement fictif peut
subtilement jouer et s'imposer sur le système narratif. Mais ce principe de la narration a
aussi besoin de celui du point de vue pour fonctionner pleinement et il s'agit là d'un
élément essentiel à notre réflexion. Effectivement, pour pouvoir comprendre la
représentation, il faut prendre en compte le point de vue, le regard de l'auteur et de son
narrateur sur le texte. Qui est en charge de la narration ? A quel type de narrateur a-t-on
affaire ? Car ce qui frappe dans notre corpus, c'est l'absence d'une voix et d'une regard
féminins et l'apparente oppression masculine qui en résulte. Il faut donc se demander à
quel point ces textes, dont une grande partie se réclame réaliste voire naturaliste, peuvent
se rattacher à une réalité du corps, de la voix et du regard de la prostituée : nous
étudierons tout d'abord la nouvelle « L'Odyssée d'une fille » de Maupassant, qui se
présente comme une exception dans notre corpus, puis nous appliquerons le même type
d'analyse sur le reste des œuvres afin de comprendre le fonctionnement de ces fictions
apparemment typiquement masculines et l'impact que cette absence de focalisation
interne à la femme, à la prostituée peut avoir sur la lecture.
6
I. La question du genre
Qu'il s'agisse d’œuvres littéraires ou picturales, les créations artistiques qui
reposent sur la prostitution s'intéressent bien souvent au rapport de force entre le sexe
masculin et le sexe féminin : le XIXème siècle est en effet une période sombre pour les
femmes, qui doivent se battre pour obtenir une place de choix dans la société. L'empereur
Napoléon III, réputé pour être un homme à femmes, donne l'exemple d'une vie de
débauche naturelle au tout-Paris. Quant à l'impératrice Eugénie, son passé est
constamment remis en question par la haute société et le peuple comme le montre cet
épigramme, paru au jour des noces du couple, le prouve : « Montijo, plus belle que sage, /
De l'empereur comble les vœux : / Ce soir s'il trouve un pucelage, / C'est que la belle en
avait deux ». Bien que l'impératrice cherche à asseoir la place des femmes dans la société,
elle est majoritairement perçue comme une coquette : c'est son élégance, son style et son
amour pour la mode qui marquent l'Histoire. Ainsi, si la femme la plus puissante de
France entre les années 1853 et 1871 ne peut s'imposer, quel sort peut être réservé aux
autres ? Aussi bien à celles de l'aristocratie et la bourgeoisie qu'à celles du petit peuple ou
celles, qu'elles soient au bas ou en haut de l'échelle sociale, qui doivent vendre leur corps
et leur amour ? Les œuvres de notre corpus vont donc nous permettre d'apporter un
semblant de réponse à cette question ; et nous nous penchons pour celà sur la question du
rapport entre les genres : comment chaque sexe est-il représenté dans les textes ? Qu'estce que l'homme sinon un client plus ou moins respectable et respectueux ? Et qu'est-ce
que cette femme, traître à son sexe, que la tenancière de maison close ? Quelle est la
nature des relations entre la prostituée et son client et quelles opportunités nos auteurs
donnent-ils à ces deux figures ?
1. Les types de personnages rencontrés
En termes de schéma, de narration et de personnages, les œuvres de notre corpus
sont fortement semblables : on trouve en effet trois types de personnages bien particuliers
qui se multiplient et qui suffisent à la narration. Certes, les œuvres de Balzac et Zola
7
sortent quelque peu de ce schéma : le principe même de La Comédie humaine et des
Rougon-Macquart autorise les auteurs à introduire – ou réintroduire – des personnages
qui n’appartiennent pas strictement au monde de la prostitution. Il n’empêche pas
pourtant que les protagonistes de Nana et Splendeurs et misères des courtisanes fassent
partie de ces trois catégories que l’on retrouve dans le corpus : tout d’abord le client, puis
le tenancier de maison close ou le souteneur et enfin la prostituée elle-même. Il est
intéressant, dans les tout premiers temps de notre argumentation, de s’arrêter sur ces
figures afin de bien comprendre l’univers mis en place par nos auteurs. Du point de vue
de la question du genre, notamment, le personnage du tenancier est particulier : bien
souvent, celui-ci n’est pas homme, mais femme, une femme sans empathie pour son
propre sexe et qui tombe dans une description souvent très masculine.
a. Le client
La première figure à laquelle nous nous intéressons est celle du client, le
personnage masculin, donc. De la même manière qu'il y a plusieurs types de
prostitutions, comme nous avons vu plus haut, il y a plusieurs catégories de clients.
Certains de nos auteurs s'attachent à dévoiler la différence entre le client de province et
celui de Paris : la relation de la population des campagnes à la prostitution se distingue en
effet du regard parisien sur le commerce. Ainsi, Maupassant, dans « La Maison Tellier »,
met l'accent sur le fait que la prostitution est une entreprise comme une autre, tandis que
Goncourt s'intéresse, dans La Fille Élisa, aux interactions entre clients et filles : « Le
métier, pour la fille, dans la petite ville, a une douceur relative ; l'homme s'y montre
humain à la femme […]. D'ordinaire, à Paris [...] [l]'inconnu, entré dans la chambre de la
fille, pour la première et dernière fois, n'a de ce que, sur le corps qui se livre, son
érotisme répand de grossier et de méprisant3 ». L'espace dans lequel la prostitution prend
place semble donc jouer un rôle sur la sensibilité de l'homme. C'est un point sur lequel il
est important d'insister pour comprendre les différences de comportement chez certains
personnages qui appartiennent apparemment à la même catégorie.
De plus, on ne peut décemment considérer de la même manière le marin qui se
3 Goncourt, Edmond de. La Fille Élisa. Paris : Sillage, 2012 [1877], p. 38,39.
8
rend à la maison close et l'aristocrate qui paie les dettes d'une courtisane. Ces catégories
de clients ont ainsi à voir avec la classe sociale 4, qui joue souvent sur le comportement de
l'homme avec la fille, sur ce qui l'attire chez la prostituée :
La fille – on le sait en ces endroits – ne parle pas aux sens du peuple avec des
paroles ordurières avec des gestes obscènes, avec l'apparence arsouille […]. Ce qui, sous le
nom de la fille crottée, excite parfois le vice d'un monsieur, fait horreur au vice de la plèbe.
Aussi, […] les femmes jouent là, tout le temps, auprès de ces hommes rudes et mal
embouchés la douceur du geste, la caresse de la voix, le « comme il faut » de la personne
[…] Et il arrive ceci qui mérite d'être médité : dans les maisons de la haute prostitution, les
filles trouvent le succès dans l'affectation du genre canaille, tandis que dans les maisons de la
basse prostitution, c'est l'affectation du genre distingué qui fait l'empoignement des hommes
venant s’asseoir dans la salle basse5.
Ainsi, selon Goncourt, le client est à la recherche, dans la maison close ou l'établissement
toléré, de ce qu'il ne connaît pas. De ce point de vue, le lieu de prostitution devient un
lieu exotique, qui sort l'homme de son quotidien monotone. Cette remarque faite par
Goncourt, si elle s'applique à son propre roman et à la situation d’Élisa dont le succès en
maison de province lui vient de son éducation parisienne, se retrouve aussi chez Zola. En
effet, Nana présente le schéma opposé à La Fille Élisa : la jeune fille a été élevée dans la
crasse et la misère subie par ses parents, n'a aucune manière et son corps révèle, au
travers d'odeurs et de taille, son origine sociale : « elle jetait les mains en avant, dans un
balancement de tout son corps, qu'on trouve peu convenable et disgracieux […]. Nana
était si blanche et si grasse, si nature dans ce personnage fort des hanches et de la gueule,
que tout de suite elle gagna la salle entière 6 ». Cependant, c'est bel et bien cet aspect de la
personnalité de Nana, cette féminité exacerbée qui attire les hommes de la haute société,
et plus particulièrement le comte Muffat. Le client de courtisanes est représenté dans nos
œuvres bien différemment du client de maisons : parce qu'il n'est pas une figure
passagère, un homme parmi tant d'autres, on lui donne plus d'importance dans le récit.
C'est donc le cas du comte Muffat et d'Armand dans La Dame aux camélias. Ce dernier
cas est exceptionnel, puisque la relation de commerce se change rapidement en situation
4 « Selon leur milieu social, les hommes fréquentent différentes catégories de prostituées [...] », Beyssat,
Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. Splendeurs et misères, Abécédaire de la
prostitution au XIXème siècle. Coll. « M/'O ». Paris : Flammarion, 2015, p. 66.
5 Idem, p. 68.
6 Zola, Emile. Nana, p. 1107, 1112.
9
amoureuse ; de plus Armand est le protagoniste et le narrateur de son propre récit, il est
alors complexe de le définir au travers sa fonction de client de la prostitution. Zola, de
son côté, n'épargne rien au personnage du comte : son amour pour Nana est ridiculisé à
multiples reprises dans le texte, que ce soit lorsque l'auteur emprunte le point de vue du
personnage même (« Dans cette minute de vision nette, il se méprisait 7 ») ou celui de la
jeune actrice :« [s]eulement, elle prit un air supérieur, parce qu'elle se croyait très bonne.
Ce pauvre homme, il fallait le ménager ». On note d'ailleurs dans cette seconde phrase
l'utilisation du discours indirect libre qui permet à Zola de donner voix à Nana dans le
texte. Celle-ci et celle de l'auteur se fondent en une, comme pour accentuer l'observation
sur le comte. Mais nous verrons plus bas, au travers de l'intégralité du corpus, que le rôle
tenu par Muffat n'apparaît que rarement dans les textes : cet effacement derrière la
prostituée, derrière la femme même, n'est en effet pas canon de la littérature du XIXème
siècle.
b. La patronne
Avant même de s'intéresser au personnage même de la tenancière de maison close,
il faut mettre en avant le fait que la prostituée ne s'appartient pratiquement jamais. Tout
d'abord, comme les registres de police nous le montrent, et selon la loi de 1804, toutes les
filles doivent être inscrites à la préfecture, qu'il s'agisse des filles de maison, dites « en
numéro », ou des filles de rue, dites « en carte ». A la fin du XIXème siècle, 15500
prostituées sont inscrites à Paris, cependant, environ 72000 sont arrêtées tous les ans pour
être non-déclarées. Ces filles, en plus d'être régies par la police, sont aussi sous la coupe
d'un entremetteur, d'un proxénète : « [l]es souteneurs, qui les [les filles] protègent
moyennant rétribution, sont reconnaissables à la casquette de velours ou de soie qu'ils
portent sur la tête, parfois remplacée par un chapeau rond ou agrémentée d'un foulard de
couleur vive placé autour du cou8 ». Cette figure masculine de la prostitution est
finalement peu abordée dans nos œuvres : il s'agit d'un personnage presque trop banal qui
contraste avec l'effort fait par nos protagonistes pour éviter la misère. Beyssat, Corbin et
7 Idem, p. 1270.
8 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. op. cit., p. 153.
10
Pludermacher parlent d'une « élégance de mauvais goût9 » au sujet de ces tristes
personnages, qui ne présentent par pour les auteurs autant d'intérêt qu'une patronne ou
qu'une procureuse.
Car que peut-il y avoir de plus fascinant pour un artiste que ce caractère hors-ducommun, cette femme qui répudie son propre sexe en l'asservissant pour son profit
personnel ? Lorsque Parent-Duchâtelet s'intéresse à la prostitution clandestine, il
mentionne le rôle de ces femmes dans la dénonciation à la police : « l'indication des lieux
où se pratique la prostitution [clandestine] sont reliés […] par des lettres anonymes que
l'on peut attribuer aux femmes tenant des maisons tolérées, et qui ne voient dans la
clandestinité qu'une concurrence qu'il leur importe de faire cesser 10 ». La patronne est
donc prête à sacrifier le restant de son sexe ; dans cette question du rapport entre les
genres, cette figure n'a pas réellement de place puisqu'elle ne prend parti avec aucun. Ces
personnages, au contraire de leurs pendants masculins, se multiplient dans nos œuvres,
simple procureuse ou véritable patronne, personnage d'apparence secondaire essentiel au
déroulement de l'intrigue ou « Madame » respectée des clients et crainte des filles :
Les filles de maison sont placées sous l'autorité et le contrôle de la maîtresse de
tolérance, le plus souvent une femme mariée d'un âge avancé, qu'elles appellent la 'patronne'
ou 'madame'. Celle-ci instaure un lien de dépendance avec ses pensionnaires en leur
fournissant des avances d'argent qui se transforment en dettes, notamment pour renouveler
leurs toilettes11.
C'est cette idée de dépendance, ce lien matériellement inébranlable qui se retrouve dans
« La Maison Tellier » et La Fille Élisa. Le personnage principal de la nouvelle de
Maupassant est d'ailleurs « Madame12 » : au centre du récit, elle est tout de suite
représentée comme une personne respectable, dans une ville où la maison close est bien
vue. C'est là toute la différence de ce texte : son action provinciale. « Le préjugé du
déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n'existe pas
dans la campagne normande13 ». Cependant, si Madame est une femme aimable et
9 Idem.
10 Parent-Duchâtelet, Alexandre. La Prostitution à Paris au XIXe siècle. Vol. 1. Coll. « Points Histoire ».
Paris : Points, 2008, p. 478.
11 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde., op. cit.
12 Maupassant, Guy de. « La Maison Tellier » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio,
2015 [1881], p. 151.
13 Idem, p. 152.
11
respectée, elle n'en reste pas moins une femme d'affaires sérieuse : « Madame reprit enfin
contenance, et elle répondit sèchement, pour venger l'honneur du corps : 'Vous pourriez
bien être poli !'14 , « […] mais Madame ne se laissait point distraire ; et elle ne plaisantait
jamais quand il s'agissait des affaires15 », « Madame lui [son frère] lui répondit
sensément : - 'Toute chose a son temps, on ne peut pas s'amuser toujours.' 16 »... La
position de Madame Tellier dévoile pourtant un autre côté de la tenancière, une certaine
connexion émotionnelle avec ses filles, une sympathie qui va à l'encontre de cette idée de
la trahison de son propre sexe : « [u]ne paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre
ces cinq femmes, grâce à la sagesse conciliante de Madame et à son intarissable bonne
humeur17 ». La patronne se retrouve alors dans un espace qui n'existe que par et pour elle,
un entre-deux qui refuse de favoriser l'un ou l'autre genre, seulement son être propre, agenré, un paradoxe que l'on retrouve d'ailleurs chez Goncourt18.
Enfin, la figure de la procureuse est plus discrète dans nos œuvres, d'autant plus
qu'elle se cache dans les coins, ne laisse pas vraiment voir sa véritable nature. Cependant,
le personnage de Mme Duvernoy dans La Dame aux camélias pourrait correspondre à
cette figure, car c'est bel et bien elle qui arrange la première rencontre entre Armand et
Marguerite et qui permet à cette liaison de continuer, tant qu'elle lui reste bénéfique :
« Prudence venait de faire faillite. Elle nous dit que Marguerite en était la cause ; que
pendant sa maladie, elle lui avait prêté beaucoup d'argent pour lequel elle avait fait des
billets qu'elle n'avait pu payer [...]19 ». Le récit enchâssé paraît relativement indulgent
envers ce personnage qui est éventuellement la cause du malheur d'Armand et
Marguerite, justement parce que le narrateur n'est pas suffisamment objectif. A l'inverse,
le narrateur extradiégétique pose sur elle un regard moins sympathique, reprochant à cette
femme de l'ombre ses techniques grossières. De ce point de vue, la procureuse ne reçoit
pas le même respect que la véritable tenancière de maison tolérée : l'absence de titre et de
pouvoir assis est sûrement en cause. Ainsi, si la place de la patronne est complexe, du
14
15
16
17
18
Ibid, p. 164.
Ibid, p. 181.
Ibid, p. 184.
Ibid, p. 156.
« Jamais Madame, d'habitude toute sucrée, toute mielleuse, et dont les observations étaient toujours
adoucies par une voix hypocritement plaignarde, ne prenait avec une de ces femmes un pareil ton »,
Goncourt, op. cit., p. 45.
19 Dumas fils, Alexandre. La Dame aux camélias. Coll. « Classiques ». Paris : Pocket, 1998 [1848], p.
249.
12
moins au travers du regard que l'auteur pose sur elle, ce n'est pas le cas de la procureuse,
qui ne développe pas de lien émotionnel avec les femmes qu'elle vend, mais ne participe
au contraire qu'au commerce de la prostitution que pour elle-même.
c. La prostituée
Cependant, la figure au cœur de notre corpus – et de notre étude – est bel et bien
la prostituée en elle-même. Il s'agit là d'un vaste mot, lourd d'une multitude de sens, dont
nous avons vu plus haut les synonymes qui servent tout d'abord à caractériser les
différents types de prostituée. Car il semble qu'on ne puisse parler d'une prostitution
unique, celle-ci est multiples, ou plutôt unique dans le cas de chaque femme ; penser la
prostitution comme un concept , c'est s'imaginer, à partir d'un signifiant unique, un
signifié global : « les diversités, les nuances, les complexités 'entrevues' d'un monde
prostitutionnel qu'il convient d'appréhender dans sa pluralité 20 ». Ainsi, on retrouve dans
notre corpus un nombre considérable de prostituées, dont au moins neuf tiennent un rôle
de protagoniste. Malgré les similitudes qui rapprochent nos textes, les femmes qui y sont
mises en scène ne peuvent être perçues comme une. La différence principale et qui nous
intéresse d'abord ici – car c'est la plus flagrante – est celle entre la fille de rue, la fille de
maison et la courtisane. On les retrouve toutes les trois dans notre corpus. A travers
l'étude poussée des textes, des différences plus subtiles se feront jour, ce qui importe ici
est de distinguer ces différents types de filles. La fille de rue, que l'on retrouve souvent
chez Maupassant, est un personnage particulier, qui semble refuser l'illusion de sa vie :
elle ne fait preuve d'aucune vanité et n'a pas d'espoir d'amour, au contraire des filles de
maison et des courtisanes de nos romans. Preuve inéluctable d'une misère sociale et
sexuelle typique du XIXème siècle, elle est le sujet d'une littérature plus réaliste – voire
naturaliste – que romantique. La fille de maison est un entre-deux de la fille de rue et de
la courtisane : elle ne s'appartient absolument pas, endettée envers sa maîtresse et
paralysée dans son métier. Comme on peut pourtant le voir dans La Fille Élisa et « La
Maison Tellier », il n'est pas impossible de voir cette fille espérer, croire en ses propres
charmes et à l'idée d'une émancipation future. Cette idée de vanité nous mène ainsi
20 Houbre, Gabrille, Pludermacher, Isolde, et Robert, Marie. « Prostitutions entrevues », in Prostitutions.
Des représentations aveuglantes, op. cit., p. 3.
13
naturellement à la courtisane qui sait que ses attraits sont à l'origine de son succès.
Comme l'explique Jann Matlock dans Scenes of Secudtion. Prostitution, Hysteria and
Reading Difference in Nineteenth-Century France, la courtisane est l'ennemie de la police
parisienne : « Selon Béraud, la courtisane est la plus dangereuse des prostituées car on ne
peut la distinguer des femmes du grand monde21 ». Là où la fille de rue ressent la honte,
la courtisane tire son orgueil : dans ce sens, la rue lui appartient plus qu'à celle qui en
prend le nom puisqu'elle la possède totalement, de l'intérieur de sa calèche et à l'ombre de
ses amants.
Malgré ces différences, plusieurs points – présents dans les textes – nous
permettent de regrouper ces jeunes femmes sous le même substantif de « prostituée »22.
Ce qui frappe d'abord, c'est la tendance des personnages qui les entourent à les confondre
les unes pour les autres. A leurs yeux, chaque prostituée remplace la précédente et peut
être prise pour sa voisine : « Elle l'aimait beaucoup aussi, dit-on toujours, mais comme
ces filles-là aiment. Il ne faut pas leur demander plus qu'elles ne peuvent donner 23 ».
Cette supposée incapacité à aimer nie à la femme, à la courtisane ici, une personnalité
propre : elle fait intégralement part d'un groupe enfermé dans et par les présupposés qui
la définissent. Le syntagme « ces filles-là » n'impliquent pas seulement l'irrespect de la
profession mais aussi le mépris de la personne. De plus, en niant l'existence propre de la
prostituée, la société oublie la possibilité d'une solitude de l'âme : qu'il s'agisse de la fille
de maison ou de la courtisane, elle est toujours accompagnée, d'une amie – ou souvent
d'une procureuse – pour la dernière, et d'une de ses compagnes de maison pour la
première. Elles vivent donc entourées – pour éviter de se retrouver face à leur situation ?
On peut par exemple penser à « L'Odyssée d'une fille » où la narratrice intradiégétique
doit se confronter à sa propre misère – pour mieux mourir seules et abandonnées. Car, il
ne faut pas l'oublier, la conscience de sa propre condition est un des points communs qui
lient nos textes et leurs personnages : chez Maupassant notamment, la fille de rue ne se
fait aucune illusion sur ce quelle est ni sur le regard de la société sur elle : elle ne se
21 « To Béraud, the courtesan was the most dangerous of all prostitutes because one could not tell her apart
from women of polite society » : Matlock, Jann. « Taking Liberties: Plots Around Prostitutes in 1848 ».
In Scenes of Seduction. Prostitution, Hysteria and Reading Difference in Nineteenth-Century France.
New York : Columbia University Press, 1994, p. 107, traduit par nous.
22 D'autres points se découvriront au fil de l'étude, car si le commentaire comparatif permet de distinguer,
il cherche aussi à rapprocher ce qui, dans un premier temps, ne semblait pas rapprochable.
23 Dumas fils, op. cit., p. 55.
14
perçoit même pas comme femme mais uniquement au travers de leur profession. C'est
aussi le cas d'Esther chez Balzac : confrontée à la réalité de sa vie, elle tente elle-même
d'y mettre fin dès l'ouverture du roman. Esther semble presque avoir l'espoir que la mort
effacera le souvenir de sa condition. C'est là la destinée commune de nombre de nos
protagonistes : « […] autant la vie recherchée de ces femmes fait du bruit, autant leur
mort en fait peu. Ce sont de ces soleils qui se couchent comme ils se sont levés, sans éclat
[…] et la vie des uns et des autres continue sans que cet incident la trouble même d'une
larme24 ». La réaction, ou plutôt l'absence de réaction, à la mort de ces femmes pourtant si
passionnément désirées dénotent la triste solitude à laquelle elles sont réellement
confrontées : le bruit qui les entoure cache à la société le malheur de cette vie de vices, il
faut la touche de l'artiste qui la poursuit jusque dans la tombe pour comprendre et rendre
leur sensibilité à ces femmes délaissées.
Marguerite n'est ainsi pas la seule de nos personnages à finir sa vie dans la
douleur du vide, c'est aussi le cas d'Irma dans « Le Lit 29 » qui meurt de la syphilis,
rejetée par son dernier amant, et de Nana, dont la réputation fait feu de paille et qui
s'éteint à seulement dix-neuf ans : « Nana restait seule, la face en l'air, dans la clarté de la
bougie […]. Vénus se décomposait […]. / La chambre était vide 25 ». Le naturalisme de
Zola permet d'ailleurs d'avoir un accès quasi-visuel, matériel à cette fin tragique de la
courtisane – quoiqu'à ce stade, Nana est retombée dans une prostitution dite plus basse,
plus proche de sa classe sociale d'origine. En effet, en mettant en avant la putréfaction du
corps de Nana dans ses derniers instants, l'auteur entend donner un aperçu du vice qui la
ronge :
C'était un charnier, un tas d'humeur et de sang, une pelletée de chair corrompue,
jetée là, sur un coussin. Les pustules avaient envahi la figure entière, un bouton touchant
l'autre ; et, flétries, affaissées, d'un aspect grisâtre de boue, elles semblaient déjà une
moisissure de la terre, sur cette bouillie informe, où l'on ne retrouvait plus les traits […]. Il
semblait que le virus pris par elle dans les ruisseaux, sur les charognes tolérées, ce ferment
dont elle avait empoisonné un peuple, venait de lui remonter au visage et l'avait pourri26.
Dans ses ultimes moments, Nana revient, par la description narrative, à la terre : elle
redescend littéralement par le pourrissement de son corps à la vie qu'elle menait chez ses
24 Idem, p. 31.
25 Zola, op. cit., p. 1485.
26 Idem.
15
parents. Elle quitte l'Olympe sur laquelle elle régnait à l'ouverture du roman pour rouler
dans le ruisseau qui l'a bercée. Le vocabulaire choisi par Zola est presque répugnant en
lui-même : le lecteur ressent alors le même désir de s'échapper que les personnages avant
lui, comme si on avait trop peur d'attraper cette maladie, d'approcher du vice ultime. On
peut malgré tout voir cette fin d'une autre manière : ce vice, ce n'est pas celui de Nana,
mais celui des hommes qui l'ont touchée et abandonnée. Sa maladie – qu'elle n'attrape
d'ailleurs que par l'intermédiaire de son fils – met le corps au niveau de l'esprit et la
situation de solitude réelle qui accompagne la mort de Nana coïncide avec sa solitude
mentale, une solitude que partagent les autres prostituées qui peuplent nos textes.
Les figures que l'on retrouve dans nos textes semblent donc être complexes par
elles-mêmes : chaque auteur porte sur chacun de ses personnages un regard à la fois
personnel et qui prend ses racines dans des stéréotypes universels. La compréhension
globale de ces types de personnages va ainsi nous permettent d'entrer plus tard plus
profondément dans leur singularité, dans ce qui les rend – et, à travers eux, la littérature
qui les contient – uniques. Le personnage de la tenancière de maison close ouvre des
possibilités inattendues quant à cette question du genre, et mériterait un travail qui lui soit
pleinement consacré. Enfin, c'est uniquement en comprenant le fonctionnement de la
prostituée par elle-même, ainsi que celui de l'homme qui paie pour son amour qu'il va
nous être maintenant possible d'étudier les interactions entre ces deux sexes qu'a priori
tout oppose.
2. Les rapports hommes/femmes
Les personnages qui sont mis en scène dans notre corpus ne peuvent cependant
pas être totalement définis dans leur intégralité tant que le rapport des uns aux autres n'est
pas étudié. Nous avons déjà discuté de la relation de la prostituée à sa tenancière – ou son
tenancier – mais il reste maintenant à définir le couple le plus complexe : celui de la
prostituée à son client. Homme de haut rang et courtisane, homme du peuple et cocotte,
parfois l’échange entre classes. Quel type d’attachement lie ces couples on-ne-peut-plus
communs pour l'époque ? En termes plus généraux, on sait que la femme est considérée
16
comme inférieure dans la société, quelle peut-être alors la destinée de celle qui n'est
même plus vue comme une femme, celle qui vend son corps pour survivre ? Les jeux de
pouvoir qui s'établissent dans nos récits nous montrent ainsi la nature des relations entre
la prostituée et son client, mais aussi, plus généralement et simplement, celle des rapports
– toujours complexes – hommes/femmes.
« Présidente de mon cœur, / Cette lettre ordurière, destinée à remplacer les
saloperies dominicales, s’est bien fait attendre […] et j’ai le grand regret de ne pouvoir
vous envoyer que des cochonneries breneuses et peu spermatiques27 » : « La Lettre à la
Présidente » de Théophile Gautier nous montre, dès son ouverture, la complexité des
relations entretenues par les hommes et les courtisanes au cœur du XIXème siècle. Dans
la même phrase, Gautier fait à la fois preuve d’amour dans le nom qu’il attribue à sa
maîtresse, Apollonie Sabatier, mais se laisse aussi aller à un érotisme qui révèle sans
complexe la condition de la jeune femme : la lettre s'apparente ainsi plus à un récit de
voyage priapique – qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler certains passages des
Confessions de Rousseau. Il y a une absence de gêne totale entre l’auteur et cette femme,
entretenue par les plus grands artistes de Paris, muse incontestée de la seconde moitié du
XIXème siècle. Dans cette lettre, Gautier semble utiliser sa destinatrice comme une
excuse pour se laisser à un langage que la censure littéraire de l'époque réprouverait ; il
donne ainsi parfois l'impression d'avoir oublié le but initial de son récit, se laissant aller à
ce qui ressemblerait plus à un journal, uniquement pour revenir à un style presque oral,
qui déroute la lecture : « [c]ar, ô Présidente, si tu étais seulement grimpée [...]28 », « [j]'ai
oublié de dire que [...]29 », « [j]e ne te cache pas, Présidente [...]30 ».
Ce n'est cependant pas là la seule complexité de cette « Lettre à la Présidente ».
En effet, si on ne peut nier l'évidente pornographie de l'écriture, on ne peut pourtant
s'empêcher de voir la poésie qui en découle. Les métaphores, les images et les élans
lyriques qui ponctuent le texte en font effectivement un véritable poème en prose, qui, à
l'époque ne mérite peut-être que de n'être mis entre les mains du demi-monde : « […] un
27 Gautier, Théophile. « Lettre à la Présidente ». Coll. « Petite Collection ». Paris : Mille et Une Nuits,
1997 [1850], p. 1.
28 Idem, p. 4
29 Ibid, p. 6
30 Ibid, p. 7
17
poil d'un noir très bleu, très cru, très crêpelé, qui fit délicieusement errer mon imagination
érectile des hauteurs crépues de la motte jusqu'au soleil de poils épanouis autour de la
rose mystique par les soupirs d'un ventre mélancolique 31 ». Ici, l'auteur décrit sa réaction
physiologique à la découverte d'un sonnet avec lequel une chanteuse s'est
« torcheculatis[ée]32 ». On a alors affaire à des lignes purement littéraires, il ne s'agit pas
uniquement d'une simple description de l'événement : Gautier fait ainsi appel à un rythme
ternaire pour mettre en valeur le poil qu'il a trouvé, puis métaphorise au travers d'une
montagne son propre corps, mettant en avant l'effet que ce morceau de papier a sur lui.
L'auteur se joue de la langue française comme il – ainsi que nombre d'artistes à cette
époque – ne peut le faire dans ses écrits publiés, et c'est la nature même de sa destinatrice
qui permet cette liberté.
C'est bien là le caractère paradoxal de cette correspondance ; pourquoi Gautier
envoie-t-il à sa maîtresse, une courtisane, une lettre si longue sur les femmes qu'il prend
ou rêve de prendre, pour finalement la conclure en exprimant son désir de revoir cette
femme : « [b]ientôt, je pourrai reprendre ma place au banquet dominical et laisser la
plume pour la langue. - Oh ! que n'a-t-elle fourré – je ne serais pas difficile sur le choix
du trou33 » ? La courtisane ne se voit laissée aucune chance d'amour véritable, mais se
trouve dans un espace vague, une entre-deux de la passion et du simple désir. L'homme
peut se présenter devant elle dans son entité parfaite, à la fois être de cœur, mais surtout
être de chair. Comme le dit, Ernest, ami d'Armand dans La Dame aux camélias, « il n'y a
pas besoin de se gêner avec elle [i.e. Marguerite, c'est-à-dire une courtisane]34 ».
Car c'est bien ce même type de relations que l'on retrouve dans la fiction des
œuvres de notre corpus : des clients qui s'offrent le privilège d'être vulgaires autour de la
prostituée ; puisque celle-ci n'est pas vertueuse, elle peut entendre toutes sortes
d'indécences. Dans l'article « L'anti-féminisme sous le Second Empire », Pich s'interroge
sur cette situation de la femme et cite alors Proudhon : « 'D'où vient cette déchéance ? De
la fréquentation excessive des hommes, qui leur fait perdre, avec la réserve, la timidité, la
diligence, la qualité essentielle du sexe, celle qui fait l'âme et la vie de l'honnête femme,
la pudeur […]. Voilà donc ce que le commerce des hommes, soit le libre amour, fait d'une
31
32
33
34
Ibid, p. 10
Ibid.
Ibid, p. 15
Dumas fils, op. cit., p. 74.
18
femme […]' (p. 373-374 [Prudhon, La Pornocratie]35 ». On peut ainsi penser à la scène
de débauche centrale dans « Mademoiselle Fifi » de Maupassant où, après avoir saoulé
les prostituées qu'ils ont invitées à leur table, les soldats prussiens « crach[ent] des
paroles obscènes36 ». L'intégralité de cette scène repose sur un malaise, un trouble
ressenti à la fois par les personnages féminins et par le lecteur. Celui-ci se retrouve dans
la même position que ces cinq femmes, venues gagner leur vie dans les bras de l'ennemi :
il perçoit dans l'écriture de Maupassant la complexité de la situation. En effet, par leur
condition, celles-ci sont forcées de ne pas voir les Prussiens comme des ennemis, mais,
par leur nationalité et patriotisme, le danger de l'intrigue leur apparaît clairement, comme
elle apparaît au lecteur : « 'A nos victoires sur la France !' / Toutes grises qu'elles étaient,
les femmes se turent […]. 'Vive la Prusse !' […]. Les filles ne protestèrent point, réduites
au silence et prises de peur37 ». Dans ce passage, l'auteur montre la nature la plus
commune des relations entre les deux sexes dans le contexte de la prostitution, c'est-àdire celle d'une femme parfaitement soumise aux hommes. Les lignes qui suivent cet
extrait insistent d'ailleurs sur cette infériorité de la prostituée, qui ne se définit elle-même
pas comme une femme à proprement parler : « Moi ! moi ! Je ne suis pas une femme,
moi, je suis une putain ; c'est bien tout ce qu'il faut à des Prussiens 38 ». La violence des
mots de la jeune prostituée est accueillie par une nouvelle violence, à son tour physique,
dans laquelle le client affirme sa supériorité sur elle. La situation dans cette nouvelle est
de plus paradoxale : le jeune homme qui gifle Rachel se trouve justement être
« Mademoiselle Fifi », un officier dont les traits et le caractère féminins lui ont gagné ce
surnom. Il semble ironique que ce soit justement ce personnage qui assomme la jeune
femme de sa masculinité : comme si Maupassant nous montrait que le plus faible des
hommes peut encore soumettre une prostituée.
Nous verrons cependant que tous les types de prostitution ne mènent pas toujours
au même degré dans le rapport de force. Dans le cas des filles de rue ou de celles de
bordel, on remarque néanmoins toujours cette supériorité masculine. Dans l'article
« Client » de L'Abécédaire de la prostitution, on trouve cette description de ce dernier :
35 Pich, « Littérature et codes sociaux : l'anti-féminisme sous le Second Empire. » In Romantisme. Vol. 6,
No. 13-14, « Mythes et représentations de la femme ».Paris : Armand Colin, 1976, p.168.
36 Maupassant, Guy de. « Mademoiselle Fifi » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio,
2015 [1882], p. 38.
37 Idem, p. 40-41.
38 Ibid.
19
« Rarement est montrée l'exploitation sexuelle des filles qui n'ont pas la liberté de refuser
un client ou une passe. Sans doute les bourgeois préfèrent-ils ignorer que les faveurs dont
ils profitent auprès des prostituées résultent d'une transaction pécuniaire et non d'un
choix39 ». Voilà bien un mot crucial qui définit à lui seul les rapports entretenus entre les
hommes et les femmes, non seulement dans nos œuvres, mais aussi, comme nous l'avons
vu avec Gautier, dans la réalité. Toutes les œuvres à l'étude révèlent en effet que la
prostituée n'a jamais véritablement le choix, dans n'importe quel aspect de sa vie. Ainsi,
même lorsque l'on a affaire à des prostituées a priori de pouvoir, telles que Nana, Esther
ou Marguerite, celles-ci finissent toujours par s'adonner à ce qui leur déplaît, afin de
survivre, voire, dans le cas de Marguerite, de sauver la vie d'un autre. Il faut noter que
cette supposée position de pouvoir, partagée par ces trois femmes, naît de leur position
sociale, position qu'elles ont atteinte non par choix, mais par besoin et à force de travail.
Dans l'article « A qui appartient le corps des femmes », Myriam Boussahba-Bravard
argumente que « la biologie a asservi les femmes des démocraties occidentales par le
passé […]. La réduction des femmes à leur capacité biologique, donc à leur corps
reproducteur et objet du désir masculin, continue de les assujettir [...]40 ». Elle continue
ainsi :
Comme les hommes, les femmes disposent légalement [au XXIème siècle] de la
faculté d’exercer un choix parmi des options disponibles […]. Contrairement au passé, la
biologie est subordonnée à leurs aspirations et à leur diversité individuelle, ce qui oblige à
parler des femmes (et des hommes) au pluriel, en français comme en anglais. Le singulier
ramène les femmes à une définition exclusivement biologique qui, au XIXème siècle, les
privait de la propriété de leur corps41.
Le corps de la femme ne s'appartient donc pas, non plus que celui de la prostituée,
exemple extrême de la situation féminine. A qui appartient alors le corps de la
prostituée ? Certainement à sa patronne ou à son proxénète. Pendant quelques instants,
chaque soir, il appartient aussi à un homme, puis deux, puis trois, selon la réussite de la
nuit. La jeune femme n'en vient jamais à la prostitution par choix, mais par besoin. On ne
trouve jamais chez nos auteurs une croyance qu'un libertinage inné puisse pousser une
femme à se donner à cette profession : on met bien trop l'accent sur la misère de cette vie
39 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde, op. cit., p. 68.
40 Boussahba-Bravard, Myriam, loc. cit., p. 23.
41 Idem, p. 24.
20
pour que l'on puisse imaginer jamais choisir d'en arriver là. La prostituée, c'est la jeune
fille qui, trop jeune, s'est laissée séduire par un homme et qui n'a plus d'autre voie. C'est
l'actrice qui – comme la grande Sarah Bernhardt – doit payer son loyer parisien ; c'est le
petit rat d'Opéra que sa mère vend au meilleur acheteur. Cette absence de choix, de
propriété de son propre corps en dit long sur la nature des relations entre les hommes et
les femmes au XIXème siècle : une évidente supériorité masculine soumet la femme
jusque dans l'intimité de son corps.
Enfin, il semble que nos auteurs, malgré eux parfois, mettent malgré tout en avant
un certain héroïsme féminin qui interroge la qualité des rapports de ce sexe à l'autre.
Presque toutes les protagonistes de nos œuvres font ainsi preuve d'héroïsme d'une
manière ou d'une autre, que ce soit face à un ennemi dangereux, ou à une simple situation
familiale obligeante. Ainsi, Esther et Marguerite font chacune à leur tour le sacrifice de
leur amour – et, par conséquent, de leur vie – pour sauver l'honneur de leur amant.
Splendeurs et misères des courtisanes s'ouvre en effet sur un bal au cours duquel certains
aristocrates se moquent de Lucien pour être venu accompagné d'Esther, une courtisane
réputée que beaucoup se sont partagés par le passé. Désespérée que l'homme qu'elle aime
soit ainsi méprisé par ceux dont il se voudrait le pair, Esther tente de suicider : « Écoutez,
mon enfant ! Votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien ; on
craint, et avec quelque justesse, que vous ne l’entraîniez dans la dissipation, dans un
monde de folies42 ». Ces mots, prononcés par le prêtre Carlos Herrera, condamne la
courtisane de la même manière que M. Duval condamne Marguerite chez Dumas fils.
Dans les deux romans, c'est l'honneur, le nom des personnages masculins qui sont mis en
danger par l'existence même de la courtisane : une certaine impression de pouvoir est
ainsi donnée à cette dernière. Cependant, comme nous l'avons déjà remarqué, il ne peut
être véritablement question de pouvoir quand on n'a le choix ni de son corps ni de son
cœur. La seule solution offerte à ces jeunes femmes est donc, dans le cas d'Esther, le
suicide et, dans le cas de Marguerite, le mensonge amoureux, qui s'apparente pour elle à
un suicide puisque le chagrin l'affaiblira et la tuera finalement. Le sacrifice que ces deux
femmes font par amour nous donne ainsi une idée de ce que les relations inter-sexes
pouvaient être au XIXème siècle : la femme est un fardeau, une entrave au nom de
42 Balzac, Honoré de. Splendeurs et misères des courtisanes. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2010
[1838-1847], 781 p.
21
l'homme et c'est à elle, dans l'abnégation et l'amour, de rétablir l'honneur de ce dernier.
Mais ce n'est pas là la seule forme d'héroïsme que l'on retrouve dans notre
corpus : il a déjà été mentionné plus haut la réaction d'une des prostituées lorsque les
officiers prussiens de « Mademoiselle Fifi » prétendent régner sur la France et sur les
Françaises. Rachel s'insurge contre les officiers, mais ne s'en tient pas uniquement à la
défense verbale. La jeune femme, poussée dans un premier temps par un élan patriotique,
fait ensuite preuve d'un courage tout salvateur pour le sexe féminin : « elle saisit sur la
table un petit couteau de dessert à lame d'argent, et si brusquement, qu'on ne vit rien
d'abord, elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux où la poitrine commence 43 ». En
mettant ainsi fin aux jours de l'officier, elle venge à la fois sa patrie et son sexe d'un
ennemi double, une action qui lui vaut une rédemption d'abord religieuse puis amoureuse.
Maupassant pose ici un regard presque admirateur sur son personnage qui mérite enfin
d'être perçu comme une héroïne : « […] personne, sauf le curé et le sacristain,
n'approchait plus du clocher. / C'est qu'une pauvre fille vivait là-haut […], le prêtre
l'embrassa […]. [U]n patriote sans préjugés qui l'aima pour sa belle action, puis l'ayant
chérie pour elle-même, l'épousa, en fit une Dame qui valut autant que beaucoup
d'autres44 ». De plus, dans « Le lit 29 », dont nous discuterons davantage en détail plus
tard, la courtisane en question fait à son tour preuve d'héroïsme contre l'invasion
ennemie. Bien que ses méthodes soient moins radicales que l'acte de Rachel, elles n'en
sont pas moins efficaces et le fait qu'elles soient préméditées donne à Irma une certaine
élégance dans le crime : « Qu'est-ce qui est honteux, de m'être fait mourir pour les
exterminer, dis […] ! Ah c'est honteux ! Tu n'en aurais pas fait autant, toi, avec ta croix
d'honneur ! Je l'ai plus méritée que toi vois-tu plus que toi, et j'en ai tué plus que toi, des
Prussiens !...45 ». La pitié ressentie par le lecteur pour la jeune femme lui permet de
justifier le sacrifice de sa vie, la rendant alors supérieure à l'homme, au soldat même, à
travers le texte. Il apparaît donc que Maupassant pose sur ses héroïnes un regard
volontairement tendre et empathique, que le lecteur ne peut s'empêcher de partager au
travers de la narration.
Enfin, la protagoniste la plus héroïque et la plus à même de porter la vengeance de
43 « Mademoiselle Fifi », op. cit., p. 41-42.
44 Idem, p. 44.
45 Maupassant, Guy de. « Le Lit 29 » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015
[1884], p. 69.
22
son sexe contre le masculin est Élisa, dans le roman éponyme de Goncourt. Qu'est-ce qui
fait qu’Élisa soit en prison, que le récit même ait une existence ? C'est bien cet acte
salvateur, particulier car il ne prend la vie que d'un homme, mais universel car il menace
l'intégralité du sexe. L'incipit du roman établit que la jeune prostituée est coupable de
meurtre, mais c'est uniquement au travers du récit que celui-ci est pleinement justifié,
trop tard pour que cette justification ait aucun effet :
[s]oudain, sans une parole, sans un mot, elle sentait sur elle les violences et la
brutalité d'un viol, et dans l'effort rageur qu'elle tentait pour se dégager de l'étreinte furieuse
qui lui faisait mal , elle avait l'impression d'être souffletée par les deux mains dénouées
autour de son cou […]. Quand elle avait vu couler le sang... était-ce assez singulier tout de
même... alors elle avait été prise par un vertigo, par un besoin de tuer, par une furie
d'assassiner... et elle l'avait frappé encore de quatre ou cinq coups...46
La révélation de cette sombre réalité n'est offerte qu'au lecteur, le seul qui puisse
éprouver de la pitié pour la protagoniste. Il est d'ailleurs rapidement établi que le récit du
viol n'aurait eu aucun impact sur le procès : la question du choix est ici à nouveau au
premier plan. La prostituée a fait il y a longtemps le choix de son supposé vice, il ne lui
est plus permis de désirer l'innocence47. De plus, l'utilisation des temps chez Edmond de
Goncourt est particulière dans ce roman, et d'autant plus perturbant dans ce moment. Le
choix du plus-que-parfait pour le meurtre indique l'occurrence unique, cependant
l'imparfait pour la scène du viol laisse perplexe : s'agit-il aussi d'un événement qui ne se
produit qu'une fois ou a-t-on affaire à une habitude ? La manière dont l'auteur joue avec
l'imparfait dans l'intégralité de l’œuvre indiquerait plutôt l'idée d'une seule occurrence,
mais on ne peut s'empêcher de noter qu'isolé, cet extrait dénonce un acte récurrent, qui se
serait répété tous les jours de sortie d’Élisa avec celui qu'elle prend pour son amant. Car
c'est bien là le drame de la plupart des jeunes femmes mises en scène dans nos œuvres :
elles imaginent et se laissent croire que les hommes qui tournent autour d'elles sont leurs
amants et non leurs clients.
46 Goncourt, op. cit., p. 117.
47 « Puis, quoi ! elle ! la dernière des dernières, elle ! une inscrite à la police et dans tant de maisons de la
province et de Paris, il aurait fallu avouer qu'il lui était, tout à coup, comme ça, poussé l'envie d'aimer
comme une jeune fille qui n'aurait pas fauté, comme une toute honnête jeune fille... non, ce n'étaient pas
des choses à dire... on aurait trop ri d'elle », idem.
23
Complexes, paradoxales, voilà comment les liaisons amoureuses entre les
hommes et les femmes qu’ils payent sont représentées dans nos récits. La fiction prend le
pas sur la réalité de la « Lettre à la Présidente » et on découvre, presque toujours, des
relations libres, parfois grivoises, mais, aussi, et c’est bien ce qui frappe à la lecture,
sentimentales voire amoureuses. Au travers de nos œuvres, nous abordons aussi, sujet
sous-jacent jamais explicitement abordé, la question de la condition féminine de l'époque.
L'absence de gêne et de respect qui définit la relation entre la prostituée et le client révèle,
au fond, un manque profond de considération pour l'intégralité du sexe féminin :
« [l]'emploi de la catégorie de prostitution est donc lié au pouvoir des hommes sur les
femmes, et à l'existence dans chaque société d'usages définis comme légitimes ou
illégitimes du corps des femmes48 ». Les textes de notre corpus mettent au jour ce
malaise entre les deux sexes, malaise que nos auteurs ne remettent pas en question, mais
font découvrir – plus ou moins objectivement – au lecteur.
3. Des Bildungsroman genrés ?
A l'exception des nouvelles de Maupassant et du texte de Gautier, les œuvres de
notre corpus appartiennent au genre littéraire romanesque. Il s'agit d'un genre complexe,
large, difficilement délimitable dans son intégralité : souvent, c'est au travers des sousgenres que contient le roman qu'il est possible de définir le roman. Les œuvres ici à
l'étude présentent en majeure partie l'histoire de la vie d'un ou plusieurs personnages,
qu'il s'agisse d'une évolution positive ou au contraire d'une chute : ce qui est notable,
cependant, est la différence qui est faite entre les personnages masculins et les
personnages féminins – les prostituées – dans notre corpus. Pour les jeunes hommes mis
en scène, le roman est ainsi plutôt un bildungsroman ; pour les jeunes femmes, pas
d'évolution positive, pas d'apprentissage, mais une lente descente aux enfers qui se
conclut par une mort douloureuse et solitaire. Nous allons donc nous intéresser à ces deux
cas, qui finissent de révéler le fossé qui se creuse entre les genres dans nos œuvres, mais
aussi plus largement dans la société parisienne de la seconde moitié du XIXème siècle.
48 Bozon, Michel. « Définir la prostitution féminine ou l'illusion du « plus vieux métier du monde » in
Prostitutions. Des représentations aveuglantes, op. cit., p. 16.
24
a. L'apprentissage d'un jeune homme
« Que vous ayez une maîtresse, c'est fort bien ; que vous la payez comme un
galant homme doit payer l'amour d'une fille entretenue, c'est on ne peut mieux [...] 49 » : ce
sont là les propos tenus par M. Duval à l'égard de son fils Armand au sujet de sa relation
avec Marguerite dans La Dame aux camélias. On y comprend qu'à l'époque où la
prostitution était chose commune et où les courtisanes « régnaient » sur Paris, elle était
recommandée aux jeunes hommes de bonne famille, de manière à parfaire leur éducation.
Le choix du vocabulaire révèle d'ailleurs cette curiosité de la société : le groupe nominal
« galant homme » s'oppose directement à ceux de « maîtresse » et « fille entretenue ».
C'est donc du point de vue de l'éducation que l'on peut lire La Dame aux camélias : le
Bildungsroman est un sous-genre romanesque apparu en Allemagne au XVIIIème siècle
et qui signifie « roman d'apprentissage » ou « roman de formation ». Il s'agit d'un récit où
le personnage principal – un jeune homme ignorant de la vie, naïf et sans expérience –
entame un parcours initiatique qui le fera grandir et mûrir. Ce sous-genre prend son essor
avec le romantisme et des œuvres telles que Les Souffrances du jeune Werther et Les
Années d'apprentissage de Wilhem Meister de Goethe. La littérature française présente,
elle aussi, certains chefs-d’œuvre du genre, tels que L’Éducation sentimentale de
Flaubert. Le sous-genre répond à certaines règles qui déterminent l'appartenance du
roman à celui-ci. Il doit ainsi être constitué de plusieurs phases : les primes années du
héros, le récit de ses aventures qui lui permettent de découvrir le monde et de se former,
puis la conclusion dans laquelle l'auteur présente le personnage sous un nouveau jour. Ce
schéma n'est pas sans rappeler le Candide de Voltaire : si le sous-genre est né plus tard, le
topos du jeune homme naïf partant à la découverte de la vie prend ses racines plus tôt en
littérature. De plus, le roman d'apprentissage a une fin heureuse : il s'agit pour le héros de
survivre au roman pour mettre en pratique tout ce qu'il y a appris. C'est un point sur
lequel François Jost met l'accent dans son article « La tradition du Bildungsroman » :
Dans un sens, le Bildungsroman n'est donc qu'une sorte de pré-roman, de
préambule. En fait, à la fin de l’œuvre, le héros nous apparaît armé pour l'existence, prêt à
vivre son roman […]. Dénouement heureux ou, du moins, n'impliquant point, en soi,
49 Dumas fils, op. cit, p. 186.
25
d'irréparables malheurs. La mort peut surgir dans le récit, frapper tel personnage, jamais,
pourtant, le héros principal, qui manquerait ainsi fatalement son Bildungsziehl50.
Dans le cas d'Armand Duval, son intrigue correspond en effet à cette définition :
bien que la tragédie le frappe à plusieurs reprises et après avoir appris de ses propres
erreurs, le jeune homme revient à un train de vie paisible. Il sort grandi, mûri de son
aventure avec Marguerite : « Je restai quelques temps dans cette heureuse famille, tout
occupée de celui qui leur apportait la convalescence de son cœur 51 ». Le choix du
vocabulaire par le narrateur permet d'insister sur le rétablissement d'Armand, qui, au
travers de sa famille, tourne la page sur sa relation avec Marguerite, quand celle-ci est
morte pour lui. Cet aspect du roman n'est pas sans rappeler la nouvelle « Le Lit 29 » de
Maupassant. Effectivement, dans ce texte, on a affaire à une histoire d'amour entre une
célèbre courtisane et « un bel officier de hussards52 » : « [i]ls s'affichèrent, se donnèrent
en spectacle, se compromirent mutuellement, fiers tous deux d'une pareille aventure […].
Pendant plus d'un an il promena, déploya dans Rouen cet amour, comme un drapeau pris
à l'ennemi53 ». Dès le début de la nouvelle, le capitaine Epivent passe pour un jeune
homme sûr et fier de lui (« Il méprisait tout le monde en général avec beaucoup de degrés
dans son mépris54 »), pourtant il semble que l'intérêt de la narration soit de lui donner une
leçon, comme pour lui permettre d'ouvrir les yeux sur ce qu'il est. Maupassant transmet
au lecteur, au travers du discours indirect libre qu'il utilise, la véritable attention que le
personnage porte à sa maîtresse, notamment lorsqu'il apprend son séjour à l'hôpital :
« […] il raconta à la table des officiers qu'Irma était à l'hôpital ; mais qu'il la ferait sortir,
cré mâtin. C'était encore la faute de ces sacrés noms de Prussiens55 ». Cependant, en la
découvrant dans l'aile des « syphilitiques », Epivent perd tout attrait pour la jeune femme,
la punissant par là d'être pleinement la personne dont il est tombé amoureux. A ce
moment du récit, Epivent n'a pas foncièrement changé, il reste l'homme fier du début.
Pourtant, lorsque Irma l'accuse et le met face à l'héroïsme dont elle a fait preuve (« Si
j'avais voulu me guérir, ça n'était pas difficile, parbleu ! mais je voulais les tuer, moi, et
50 Jost, François. « La tradition du Bildungsroman ». In Comparative Literature. Vol. 21, No. 2. Durham :
Duke University Press, 1969, p. 99.
51 Dumas fils, op. cit., p. 250.
52 « Le Lit 29 », op. cit, p. 54.
53 Idem, 59.
54 Ibid, p. 55.
55 Ibid, p. 62.
26
j'en ai tué, va !56 »), le « poseur », l'homme méprisant disparaît dans un élan de honte et
d'humilité. La prostituée elle-même n'est pas le centre d'intérêt de la narration, qui la
place toujours comme un objet, nécessaire à l'évolution du sujet : c'est en effet bien parce
qu'elle devient la maîtresse d'Epivent qu'elle intègre le récit. Ce dernier n'est jamais traité
comme le client de la protagoniste prostituée, mais bien comme le protagoniste même.
C'est à cause de cette différence de traitement, et, naturellement de sa chute ouverte, qu'il
est possible de lire « Le Lit 29 » comme une nouvelle d'apprentissage, une
Bildungsnovelle.
Revenons à La Dame aux camélias, qui reste cependant l’œuvre de notre corpus
la plus à même d'illustrer cette idée de Bildungsroman. Lorsque Armand revit son histoire
grâce au récit qu'il fait au narrateur, il arrive enfin à tourner la page : Armand, toujours
triste, mais soulagé un peu par le récit de cette histoire, se rétablit vite 57 ». La fin du texte
contraste violemment avec le début, où le narrateur nous présentait un jeune homme
dépressif, au bord du suicide, sans désir d'avenir ou de joie, que la douleur rend
physiquement malade : « Ses yeux étaient rivés à cette fosse vide ; il était pâle comme le
cadavre que nous venions de voir... On l'eût dit pétrifié […] ; il semblait ne plus avancer
que par secousses ; ses dents claquaient, ses mains étaient froides, une violente agitation
nerveuse s'emparait de toute sa personne58 ». Il semble donc que, dans un premier temps,
les « irréparables malheurs » de la vie d'Armand ne lui aient pas permis l'apprentissage.
On note d'ailleurs qu'à plusieurs reprises, au sein même du récit, il fasse preuve d'une
immaturité qui contraste avec les actions de Marguerite, notamment lorsque cette
dernière fait le choix de quitter le jeune homme, par respect pour sa famille, acte de bonté
et de décence à laquelle Armand réplique par l'attaque. Son incapacité à comprendre n'est
pas sans rappeler le personnage du chevalier Des Grieux dans Manon Lescaut, œuvre qui
ponctue d'ailleurs la relation d'Armand et Marguerite. Si le jeune héros voit Manon en
Marguerite, le spectacle qu'il donne de lui-même fait voir Des Grieux en Armand au
lecteur. Comment se fait alors cet apprentissage, comment pouvons-nous voir La Dame
aux camélias comme un Bildungsroman masculin ?
C'est le récit lui-même qui donne à Armand la possibilité d'une évolution : la
manière dont le narrateur extradiégétique décrit le personnage à la fin du roman apporte
56 Ibid, p. 69.
57 Dumas fils, op. cit., p. 249.
58 Idem, p. 67-68.
27
la preuve de cette transformation. Le type narratif de La Dame aux camélias est
particulier, on a en effet affaire à un récit métadiégétique, puisqu'il y a deux narrateurs : le
narrateur extradiégétique, en charge du récit-cadre, dont on ignore l'identité, et le
narrateur intradiégétique, en charge du récit enchâssé, Armand Duval. La spécificité de ce
type de récit permet au lecteur de poser un regard plus subjectif sur le texte : plus on
trouve de couches narratives, plus il est facile pour le lecteur de se détacher sensiblement
du récit même. Il peut donc voir l'évolution d'Armand autrement que par son histoire,
mais aussi par la qualité même de sa parole (puisqu'il s'agit, dans le cas de la narration
intradiégétique, d'un récit oral). Armand commente en effet son propre récit au fur et à
mesure qu'il le partage, se permettant ainsi de faire le point sur la situation, de l'accepter
et de la mettre derrière lui : « Je comprenais l'empire que j'avais sur cette femme et j'en
abusai lâchement. / Quand je pense qu'elle est morte maintenant, je me demande si Dieu
me pardonnera jamais le mal que j'ai fait59 ». La Dame aux camélias apparaît donc bien
être, pour son protagoniste masculin s'entend, un Bildungsroman, bien qu'Alexandre
Dumas fils joue avec certaines règles du sous-genre : en n'autorisant l'évolution de son
personnage qu'au travers le partage oral, le récit, il lui donne la possibilité d'être conscient
de cette évolution, comme si on avait soudain affaire à une rupture de l'illusion
romanesque, à un texte quasi-métalittéraire. Cependant, nous allons voir que si Dumas
fils – ainsi que Maupassant dans « Le Lit 29 » - offre la possibilité d'une rédemption par
le biais d'un apprentissage à son personnage masculin, on ne peut en dire autant des
personnages féminins qui peuplent notre corpus.
b. La chute programmée de la jeune femme
Contrairement à ce qui est attendu du personnage masculin, il n’est pas nécessaire
que le personnage féminin, même s’il s’agit de la protagoniste, ait une évolution positive
à l’intérieur du roman. Au contraire, il semble qu’en littérature, la chute d’une femme,
qu’elle soit sociale, physique ou intellectuelle, soit un topos. Secondaire dans la société,
elle trouve sa place avec difficulté : si elle suit les voies tracées pour elle, l’écrivain ne
s’intéresse pas à sa vie banale, si elle brise les convenances, elle présente le cas parfait
59 Ibid, p. 216.
28
d’aliénation sociale. Le XIXème siècle est la période où, voyant la femme tenter de
s’imposer dans sa société, ce type de récits se multiplie (on peut notamment penser à
Emma chez Flaubert, à Madame de Rênal dans Le Rouge et le noir, ou encore, dans un
autre registre, à Stéphanie dans la nouvelle « Adieu », de Balzac). Dans un univers du
vice tel que celui de la prostitution, il est donc naturel de voir un tel topos s’appliquer.
Nous venons de voir que le roman de Dumas fils peut être envisagé comme un
roman d'apprentissage dans le cas de son protagoniste masculin. Mais qu'en est-il du
personnage de Marguerite Gautier, qui donne son nom à l’œuvre ? Il faut d'abord noter
que le texte s'ouvre sur la mort de Marguerite : le lecteur connaît donc déjà la destinée de
l'héroïne, avant même d'avoir accès à son récit. Ses attentes sont donc dirigées dans une
direction certaine dès les premières pages du roman : non seulement découvrir de quelle
manière Marguerite a été emportée, mais aussi plus tard, les conditions de sa relation
avec le personnage d'Armand. Dumas fils fait ainsi en sorte que le lecteur réel se fonde
avec le lecteur implicite : en connaissant par avance la mort de la jeune femme, le lecteur
débute le récit dans un état d'esprit particulier, celui-là même dans lequel l'auteur désire le
voir. Lorsque Armand fait la connaissance de Marguerite, dans le même temps que le
lecteur, ce dernier n'a pas d'espoir quant à la destinée de ces personnages ; il attend au
contraire la mort de la jeune femme, tandis qu'il attend de découvrir comment Armand
renaîtra de ses cendres. Le point de vue qui est ici porté – par l'auteur mais aussi par le
lecteur – sur les deux personnages est fondamentalement différent.
De plus, l'auteur glisse dans le texte un indice concernant le récit lui-même : en
insistant si ardemment – comme nous l'avons vu plus haut – sur la lecture qu'Armand et
Marguerite ont fait de Manon Lescaut. Cette présence de la littérature dans le texte donne
au lecteur le pouvoir de comprendre, avant même d'en avoir le détail, les destinées de
Marguerite et Armand. Celui-ci pourra, comme Des Grieux, survivre à la mort de sa
maîtresse et se construire une nouvelle vie, tandis que les deux femmes sont liées par la
même tragédie : emportées non seulement par la maladie mais aussi par l'amour qu'elles
portent à leur amant. Ainsi, avant même de commencer le récit intradiégétique, la chute
de la jeune courtisane est programmée, il n'y a pour elle ni évolution, ni fin heureuse, ni
échappatoire. La nature du genre romanesque n'étant pas fixe, le roman est souvent défini
au travers des sous-genres qui le constituent. Cette qualité du roman permet ainsi une
perméabilité, une flexibilité générique que l'on retrouve dans nos œuvres : l'appartenance
29
d'un roman à un sous-genre n'exclut pas son adhésion à un autre et c'est bel et bien ce qui
se produit ici, avec La Dame aux camélias : d'un certain angle, il correspond au
Bildungsroman, sous la question du genre, il s'y oppose presque tout à fait.
Les textes les plus à même d'illustrer cet argument sont cependant Nana d’Émile
Zola et La Fille Élisa d'Edmond Goncourt qui présente le même type d'ouverture que La
Dame aux camélias : l'incipit consiste en effet à introduire la protagoniste à l'heure la plus
sombre de sa vie, alors même qu'elle est condamnée à mort. Pendant cet incipit, elle n'est
que tardivement nommée et est perçue comme l'objet du récit, plutôt que comme son
sujet : « La femme allait-elle être condamnée à mort […]...et, sans dire un mot, retombe
sur le banc, prenant son cou à deux mains, qui le serrent machinalement, ainsi que des
mains qui retiendraient sur des épaules une tête vacillante60 ». Ainsi, tout comme pour
Marguerite Gautier, le lecteur est déjà au courant du destin d’Élisa avant même de
connaître les raisons qui l'amènent à cette condamnation à mort. Le lecteur se voit ainsi
directement influencé par la narration quant au regard qu'il doit poser sur la jeune
prostituée : sa chute est donc par avance programmée ; elle fait partie intégrante des
attentes du lecteur sur la suite du récit.
L'auteur n'est d'ailleurs pas inconnu à cette idée de la descente aux Enfers
féminine, puisqu'il avait déjà touché à ce sujet avec son frère Jules, dans Germinie
Larcerteux, un roman réaliste qui fit scandale à sa sortie, pour avoir décrit crûment les
conditions dans lesquelles l'héroïne passe de la jeune fille naïve et prompte à l'amour à
une femme mentalement et physiquement exténuée après avoir basculé dans le vice.
L'intrigue de La Fille Elisa n'est ainsi pas dissemblable à celui de Germine Larcerteux, à
cela près que Goncourt s'intéresse ici exclusivement au parcours d'une prostituée. Le
roman possède en lui-même les qualités d'un roman d'apprentissage tel que nous venons
de le décrire : il met sa protagoniste face à une suite d'événements tragiques, qu'un
personnage masculin serait amené à combattre, tandis qu'ils sont ici fatals pour Élisa.
Son enfance même est annonciatrice de sa vie à venir :
[…] l'enfant alitée, l'enfant à la pensée inoccupée, rêvassante, assista aux aventures
du déshonneur, aux drames des liaisons cachées, aux histoires des passions hors nature, aux
consultations pour les maladies vénériennes, à la divulgation quotidienne de toutes les
60 Goncourt, op. cit. p. 9, 14.
30
impuretés salissantes, de tous les secrets dégoûtants de l'Amour coupable et de la
Prostitution61.
Il y a, dans l'écriture de Goncourt, une qualité naturaliste qu'on ne peut que rapprocher de
celle de Zola. Comme ce dernier, Goncourt ne se contente pas de suivre ses personnages
jusque devant la chambre à coucher, il en pousse la porte et suit les personnages là où le
vice se révèle, là où la nature se libère. Cependant, Goncourt va encore plus loin en
installant la chambre d’Élisa à côté des salles d'opération et de convalescence tenues par
sa mère, sage-femme et avorteuse. L'auteur suggère donc que l'enfance de la jeune fille
est à l'origine même de ce qu'elle deviendra plus tard. L'extrait qui précède contient une
phrase à première vue lourde, mais il semble que cette accumulation de syntagmes
nominaux permettent de faire comprendre au lecteur les raisons qui amènent Élisa à se
prostituer et, plus tard, à tuer. Sa destinée, son évolution sont contenus dans cette unique
phrase qui indique ainsi qu'un apprentissage de la vie, qu'une possibilité de rédemption ne
sera pas entièrement possible pour la protagoniste. Ainsi, l'auteur croit en l'importance de
l'éducation, de la culture sur la destinée d'un caractère. Dès l'incipit introductif et la
première page de l'enfance d’Élisa, celle-ci est condamnée à ne jamais pouvoir se relever,
à vivre dans un monde crasse et bas, sans avoir la moindre chance de recommencer une
nouvelle vie, et manque « fatalement », comme Marguerite et, nous allons le voir, Nana,
« son Bildungsziehl ».
Si Goncourt met l'accent sur l'importance de la culture, Zola, quant à lui, ne voit
que la fatalité de l'hérédité et de la généalogie : on retrouve chez les Rougon-Macquart
une dégénérescence programmée, responsable de la constante chute sociale des
personnages. Comme Goncourt, il prend en compte l'influence du milieu social, mais
c'est ultimement la nature même qui l'emporte chez l'auteur. C'est donc de cette manière
que Nana, descendante Macquart et fille de Gervaise et Copeau – dont le récit, fait dans
L'Assommoir, met lui aussi l'accent sur l'impossibilité naturelle de l'élévation sociale, se
voit nier le droit de s'ennoblir. Zola reste peut-être l'auteur le plus cruel – et par là, le plus
réaliste – de ceux à l'étude ici. Il donne à son personnage l'espoir d'une réussite, la
couvrant d'or et de bijoux, lui offrant les plus beaux et riches amants. Nana ne se voit
donner aucune leçon, on ne lui apprend rien qu'elle soit à même de retenir et sombre, à la
suite de ses parents, dans une misère noire pour mieux mourir abandonnée à l'âge de
61 Idem, p. 15.
31
seulement dix-neuf ans. Si, contrairement à Dumas fils et Goncourt, il n'annonce pas par
avance la mort de son personnage, Zola joue avec les attentes premières de son lecteur.
Cependant, ce dernier, témoin des vices de plus en plus prononcés de Nana, comprend
rapidement qu'une seule solution est envisageable : une chute sociale, physique et
mentale des plus fulgurantes.
Il apparaît donc que les personnages masculins et féminins n'est pas le droit au
même traitement dans les œuvres de notre corpus : si les auteurs se permettent de faire
appel au sous-genre qu'est le Bildungsroman, ce n'est jamais pour le personnage féminin,
qui n'est souvent que l'instrument de la leçon masculine. Dumas fils se sert de Marguerite
Gautier pour illustrer l'éducation sentimentale d'un jeune homme, tandis que Goncourt et
Zola mettent en scène des histoires bouleversantes du destin féminin, et, plus à propos, de
la prostituée. Celle-ci est donc représentée telle que la société la perçoit : une femme
perdue, que le vice et les « erreurs » de la vie mènent à une chute topique, typique et
planifiée.
Cette étude des œuvres du corpus sous l'angle du genre nous permet de découvrir
un motif qui se répète chez nombres de nos auteurs : les femmes de nos récits, plus
particulièrement les prostituées qu'ils mettent en scène, sont perçues comme soumises et
ultimement inférieures à leurs pendants masculins. Même lorsqu'elles sont a priori mises
en avant par la narration, elles ne semblent être qu'une illusion, qu'un objet utilisé pour
faire la leçon au personnage masculin. La prostituée, sauf peut-être dans certaines
nouvelles de Maupassant où elle se voit offrir une rédemption, n'a pas le droit de faire de
choix, elle est enfermée dans une société misogyne qui, non contente de traiter les
femmes en général comme dépendantes des hommes, juge sans preuve celles dont la
destinée les pousse au vice. Malgré ce motif récurrent, nos auteurs traitent toutes ces
questions avec un style unique et particulier à chacun : les personnages topiques que nous
avons rapidement présentés ne sont pas vus du même œil par Maupassant ou Goncourt,
tandis que l'idée d'une liberté totale entre le client et la prostituée/courtisane n'est pas
perçue de la même façon de Gautier à Dumas fils. Une certaine subjectivité est ainsi à
prendre en compte dans l'étude notre corpus : il va donc falloir s'intéresser aux techniques
d'écriture et de narration pour mettre au jour le véritable sort fait aux prostituées dans la
32
littérature du XIXème siècle.
33
II. Esthétique littéraire et impact sur la représentation
Ce qui différencie la littérature de l'Histoire, même dans la seconde moitié du
XIXème siècle qui se veut de plus en plus réaliste dans son écriture, c'est la subjectivité
que les auteurs insufflent consciemment ou non à leurs textes. Même lorsqu'on fait le
récit d'un événement réel, on ne peut contrôler la singularité de notre voix : cette voix,
c'est le style des auteurs de notre corpus, c'est-à-dire l'esthétique qui construit nos œuvres.
La représentation, qui à l'origine désigne une présentification des choses du monde, est
ainsi directement influencée par cette subjectivité de l'artiste, de l'écrivain : il ne s'agit
donc plus ici de présenter la prostitution uniquement telle quelle l'est en réalité, mais bien
de faire des choix artistiques et stylistiques qui créent une image personnelle et multiple
d'une condition déjà complexe et multiforme. Afin de dévoiler les techniques de nos
auteurs dans cet effort, nous allons ainsi nous intéresser à leurs techniques narratives,
d'abord en termes d'espace, puis de focalisation. Pourquoi l'espace ? Il s'agit en effet d'un
aspect bien spécifique de l'écriture littéraire qui se justifie toutefois directement par le
sujet même de notre étude : les formes multiples que prend la prostitution au XIXème
siècle sont bien souvent caractérisées par l'environnement dans lequel les filles évoluent.
Il semble alors que cette question de l'espace puisse offrir à nos auteurs un champ de
liberté et d'imagination quant à la mise en place de la narration ; ce sera donc sur ce
rapport entre cette dernière et l'environnement que nous nous arrêterons. Quant à la
question de focalisation, elle découle naturellement des questions de genre qui nous ont
intéressé dans un premier temps : il est essentiel de noter l'absence totale de regard
féminin posé sur nos personnages. Qu'il s'agisse de la voix, du point de vue ou de la
focalisation, il semble que celles-ci ne soient jamais cernées que par la présence
masculine qui les gouverne.
1. L’espace et son rapport à la narration
Nous l'avons vu, il y a, aussi bien dans notre corpus que dans le véritable Paris du
XIXème siècle, différents types de prostitution : bien que ceux-ci puissent avoir affaire
avec les relations qu'entretiennent les femmes en question (qu'il s'agisse de leurs clients,
34
amants, souteneurs et maîtresses), il apparaît aussi que ces divers types puissent prendre
des formes différentes selon l'espace qu'ils occupent. Ainsi, on trouve dans nos textes une
prostitution de rue (comme chez Maupassant ou les frères Goncourt) et une prostitution
plus cachée, apparemment plus propre et élevée, qui occupe les maisons closes et les
appartement parisiens. Ce qui nous intéresse ici, ce n'est pas seulement d'étudier ces
espaces en eux-mêmes mais de s'intéresser aux conséquences, aux effets qu'ils peuvent
avoir sur les récits de notre corpus : jouent-ils un rôle dans le développement de ceux-ci,
ont-ils une quelconque influence sur la narration et les personnages qui l'habitent ? Nous
nous pencherons d'abord sur les espaces clos que sont les maisons closes et les intérieurs
des immeubles parisiens, puis à la prostitution de rue elle-même. Une fois cette seconde
question résolue, il faudra aussi s'attarder sur les déplacements qui s'opèrent à l'intérieur
des textes : quels sont les effets de la sortie de la fille de maison ou de la courtisane sur la
rue ? En quoi cette échappée peut-elle être rapprochée ou non de la situation des filles de
rue ?
a. Les intérieurs parisiens
Comme le note Parent-Duchâtelet dans son étude de la prostitution, cette dernière
fait rage à Paris plus que dans le reste de la France au XIXème siècle : c'est notamment là
que l'on va trouver la prostitution de luxe, c'est-à-dire les courtisanes, cachées dans la
foule des femmes de haut-rang et dans des appartements pus chics les uns que les autres.
C'est dans ces appartements que certains de nos auteurs placent leurs intrigues : ils
insistent ainsi sur la décadence de la classe aristocrate qui ne peut plus être distinguée des
femmes qui se vendent. Ainsi, dans Splendeurs et misères des courtisanes, Balzac met en
avant la tromperie que sont ces intérieurs :
[s]ans ces détails, les étrangers et ceux qui à Paris n'auraient pas pu comprendre le
mystère et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception
parisienne. Dès minuit, le père Canquoëlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des
espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en
aperçût62.
Il faut noter qu'à ce moment du texte, Balzac ne parle pas d'un appartement de courtisane
mais de celui d'un homme politique haut-placé. Cet extrait nous permet cependant de
62 Balzac, op. cit., p. 185.
35
comprendre que les apparences sont plus trompeuses à Paris que partout ailleurs : depuis
plusieurs siècles, elle est la ville des portes dérobées, des boudoirs secrets et des
concierges soudoyés63. C'est donc dans ce type d'espace que les protagonistes de nos
romans évoluent : qu'il s'agisse de Nana, Esther ou Marguerite, elles semblent toujours
être entourées – aux heures de leurs succès – d'un luxe trompeur qu'elles recherchent
particulièrement.
L'appartement de Nana est peut-être le plus à même de représenter le genre de vie
que ces femmes mènent : l'attention s'y porte en effet dans le second chapitre, dont
l'action y est conscrite. Le naturalisme de Zola est ici responsable de cette représentation,
de ce lien entre le personnage et son lieu de vie : l'auteur concentre effectivement son
écriture sur les effets de l'environnement, du milieu spatial sur les divers membres des
Rougeon-Macquart. Il paraît donc logique que l'appartement de Nana reflète sa
personnalité : « L'appartement, trop vaste pour elle, n'avait jamais été meublé
complètement ; et un luxe criard […] s'y heurtai[t] à du bric-à-brac de revendeuse […].
Cela sentait la fille lâchée trop tôt par son premier monsieur sérieux, retombée à des
amants louches64 ». La description faite de cet appartement remet d'autant plus Nana à sa
place de fille qu'elle est directement suivie de la description de la maison Muffat :
« C'était un vaste bâtiment, habité par les Muffat depuis plus de cent ans ; sur la rue, la
façade dormait, haute et noire, d'une mélancolie de couvent, avec d'immenses persiennes
qui restaient presque toujours fermées [...]65 ». Il est intéressant de noter que la liaison du
comte et de Nana n'a aucune existence dans cette maison : la « dignité froide66 » du
bâtiment s'oppose aux passages secrets et à l'énergie sensuelle de l'appartement boulevard
Haussmann.
De plus, on remarque que le logement de Nana est bien celui d'une actrice : Zola
joue sur un effet de comique qui n'est pas sans rappeler un vaudeville lorsque Nana reçoit
nombre de visiteurs le lendemain de la première. « Comme elle se levait, la sonnerie
retentit longuement. Bon ! Encore un ! Ça ne finirait pas67 ». L'effet de comique est ici
63 On peut notamment penser à Laclos et aux appartements de la marquise de Merteuil, où cette dernière
garde pendant de nombreuses années le secret de son libertinage, ou même, plus tard, chez Proust, à la
décadence voilée des Guermantes.
64 Zola, op. cit., p. 1122.
65 Idem, p. 1144.
66 Ibid.
67 Ibid, p. 1138.
36
mis en avant sur le choix de narration, c'est-à-dire le discours indirect libre qui permet à
Zola d'emprunter la parlure de Nana pendant un instant. Néanmoins, Nana, en femme
d'affaires qui se respecte « n'aim[e] pas qu'on se rencontr[e] chez elle68 » et c'est grâce à
l'appartement en lui-même qu'elle évite une scène gênante entre le marquis de Chouard et
le comte Muffat et le reste des visiteurs qui s'entassent apparemment dans le salon :
« Aussi fut-elle soulagée, lorsqu'elle vit le salon vide […]. Zoé en avait mis partout ; et
elle faisait remarquer que l'appartement était très commode, chaque pièce ouvrant sur le
corridor. Ce n'était pas comme chez Mme Blanche, où il fallait passer par le salon 69 ». Le
même type de remarque peut d'ailleurs être fait au sujet des appartement de Marguerite et
Prudence chez Dumas fils. En effet, la communication entre leurs deux appartements
n'est pas sans rappeler l'architecture pratique de celui de Nana : elle permet ainsi à
Marguerite de faire attendre un second amant chez sa voisine pendant qu'elle se
débarrasse d'un premier.
Pourtant, les espaces semblent être utilisés dans La Dame aux camélias
différemment que dans Nana : il ne s'agit pas tant d'identifier la jeune femme au travers
des lieux qu'elles habitent et traversent, mais de définir diverses périodes de sa vie. Ainsi,
cet appartement rue d'Antin représente les jours sombres de la vie de Marguerite, où elle
devient une femme entretenue et, surtout, malade. Il n'y a pas à douter du rapport entre la
maladie de Marguerite et sa condition sociale ainsi que son habitation : c'est lorsqu'elle
laisse ces derniers derrière elle pour une vie quasi-maritale à Bougival que sa santé se
rétablit. Lorsque les amants vivent à Paris, le fantôme du passé de Marguerite Gautier
continue de hanter le couple, alors qu'à la campagne, elle peut définitivement devenir tout
simplement Marguerite : « j'étais amoureux autant qu'une créature peut l'être, mais de
Marguerite Gautier, c'est-à-dire qu'à Paris, à chaque pas, je pouvais coudoyer un homme
qui avait été l'amant de cette femme ou qui le serait le lendemain 70 ». Le choix des mots
est ici frappant : lorsque le narrateur dit « cette femme », il ne s'agit pas simplement d'un
démonstratif, mais sous-entend une insulte dirigée vers la courtisane qu'était sa maîtresse.
Dans l'appartement parisien donc, Marguerite ne peut exister, elle n'est que la dame aux
camélias, triste et mourante, comme si cet espace était infiniment lié à sa condition de
prostituée. Il semble ainsi que l'espace dans lequel évolue les jeunes femmes soient une
68 Ibid, p. 1139.
69 Ibid.
70 Dumas fils, op. cit., p. 160.
37
parfaite représentation de ce qu'elles sont : si l'appartement de Nana reflète dans un
premier temps son caractère pour le moins impatient et dépensier, il lui permet aussi de
développer le commerce de son corps grâce à une tromperie discrète qui provient de
l'architecture même ; quant à Marguerite, les différents espaces dans lesquels l'intrigue la
placent permettent au lecteur de définir non seulement ses états d'esprit amoureux mais
aussi sa santé physique.
Il n'y a cependant pas que dans les appartements de l'aristocratie parisienne que
nos personnages de courtisane évoluent : en effet, on remarque que celles-ci se retrouvent
bien souvent dans les lieux de spectacle tels que le théâtre ou l'Opéra. C'est d'ailleurs un
point commun entre Nana, Esther et Marguerite : la première est introduite, dans l'incipit
même du roman, sur scène où elle tient le rôle de Vénus ; la seconde, cachée sous un
masque qui n'abuse personne, fait ses premiers pas dans le texte au « dernier bal de
l'Opéra » de 1824, là aussi dans l'incipit ; enfin, Marguerite est présentée à Armand – et
de la même manière, au lecteur, qui ne la jusqu'ici vue que comme une ombre, un
fantôme – à l'Opéra-Comique où elle tient une loge. On ne va pas au spectacle à Paris
pour voir mais pour y être vu : c'est donc là le lieu de rencontre parfait entre le demimonde et le grand monde. L'article « Opéra » de L'Abécédaire de la prostitution au
XIXème siècle définit ainsi cet espace particulier : « [f]réquenté par la haute bourgeoisie
et l'aristocratie, l'Opéra est le théâtre d'une prostitution de haut-vol qui peut revêtir
plusieurs formes71 ». Ces diverses formes, ont les retrouvent effectivement représentées
dans nos œuvres : Marguerite se rend bel et bien au spectacle pour « exhiber [son]
triomphe [et] afficher [ses] plus belles toilettes et [ses] parures les plus précieuses 72 »
comme le montre le texte : « [j]'ai vu bien des fois Marguerite au spectacle, je ne l'ai
jamais vue prêter la moindre attention à ce qu'on jouait 73 ». Toutefois, ce n'est pas le seul
intérêt que présente le spectacle pour le monde de la prostitution, comme l'article de
Pludermacher et de Dupin de Beyssat nous l'apprend : « [l]a salle de l'Opéra de la rue Le
Peletier puis du palais Garnier est particulièrement propice aux rencontres vénales durant
la période du carnaval où se tiennent de grands bals costumés74 ». C'est dans ces
circonstances qu'est introduite Esther chez Balzac et ce dernier s'arrête longuement sur le
71
72
73
74
Pludermacher, loc. cit., p. 127.
Idem, p. 129.
Dumas fils, op. cit., p. 80-81.
Pludermacher, loc. cit., p. 128.
38
rapport entre cet espace unique et la prostitution : « [d]ans cet immense rendez-vous, la
foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés […]. Donc, les hommes masqués
sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne
fortune qui ne veulent être espionnés par elles, deux situations bien moquables 75 ».
L'Opéra est donc un lieu de rencontre pour la prostitution de luxe, au même titre que la
maison close pour une prostitution moins brillante : c'est là que la courtisane va pour se
faire remarquer, et c'est là que l'homme vient observer ses futures possibles maîtresses.
Le spectacle présente enfin un dernière avantage : les artistes féminines font en
effet bien souvent partie d'une prostitution clandestine financée par l'aristocratie et la
haute bourgeoisie :
[l]a proximité entre le monde de la prostitution et le monde du spectacle est un lieu
commun dans la seconde moitié du XIXème siècle. La plupart des grandes courtisanes, à
l'instar de Blanche d'Antigny ou de Valtesse deLa Bigne, ont débuté sur les planches. Bien
d'avantage que leurs talents d'actrice ou de chanteuse, c'est l'exceptionnelle beauté de leurs
corps dévoilés ou somptueusement parés qui fait l'objet de l'admiration du public et de la
convoitise de riches admirateurs76.
Ainsi, Zola introduit Nana dans cet univers de la scène où elle est aperçue pour la toute
première fois. Cependant, avant même que celle-ci ne fasse son apparition, l'auteur
consacre une dizaine de pages au théâtre même, à son public, à son actrices et acteurs et à
son directeur, Bordenave, qui dit de son propre établissement : « 'Dites mon bordel'77 ».
Avant même que le lecteur ou les personnages eux-mêmes découvrent Nana, celle-ci est
comparée à une prostituée ; on ne la veut pas pour ses talents d'actrice ou de chanteuse
mais pour les plaisirs que son corps peut apporter : « une clameur grandissait, faite du
bourdonnement des voix appelant Nana, exigeant Nana, dans un de ces coups d'esprit
bête et de brutale sensualité qui passent sur les foules 78 ». C'est la scène qui permet à
Nana de devenir pour un temps la femme entretenue la plus en vue de Paris : la jeune
femme construit son identité au travers de son personnage, celle de la Vénus Blonde, un
nom qui la suivra jusqu'à son dernier souffle.
Alors que les appartements des beaux quartiers parisiens permettent aux
75
76
77
78
Balzac, op. cit., p. 41, 42.
Pludermacher, loc. cit., p. 173.
Zola, op. cit. p. 1096.
Idem, p. 1101.
39
courtisanes de cacher la honte de leur prétendue débauche, c'est au théâtre ou à l'Opéra
que Nana, Esther et Marguerite peuvent briller : les auteurs de notre corpus mettent ainsi
en avant le paradoxe de la haute prostitution qui s'offre au regard de tous en public, qui se
donne littéralement en spectacle, tandis que l'acte même de la prostitution, l'échange
commercial, doit rester discret, voire secret, et n'exister que dans des espaces trompeurs
où vertu et vice sont indissociables.
b. De la maison close à la rue : une chute vers l'extérieur ?
Si les appartements parisiens semblent être l'endroit parfait pour cacher un vice
bourgeois, qu'en est-il de la maison close ? Car celle-ci n'a pas la prétention d'échapper
aux regards inquisiteurs de la foule bien-pensante, elle s'affiche au contraire pour ce
qu'elle est. La fille de maison assume d'une manière différente à la courtisane sa
prostitution et l'embrasse pleinement, du soir au matin mais aussi du matin au soir. « [L]a
paresse, la nonchalance, et la lâcheté des prostituées sont devenues, pour ainsi dire,
proverbiales79 » : Parent-Duchâtelet, dans son étude de la prostitution, note avec justesse
le mode de vie que les filles mènent dans les maisons closes. Constamment enfermées
entre quatre murs – en dehors de l'occasionnelle promenade du dimanche sous l’œil de la
maîtresse – ces prostituées s'alanguissent, passant leurs journées au lit à attendre les
clients du soir. C'est bel et bien ce type de vie qui est représentée dans nos œuvres,
notamment dans « La Maison Tellier » et La Fille Élisa. Forcées à la plus extrême
passivité à laquelle leur sexe est contraint, ces femmes sont plus de susceptible de tomber
dans une paresse triple : physique, mentale et sociale. Contrairement à la courtisane, la
fille de maison n'a pas l'occasion de se promener sur les grands boulevards, d'aller au
théâtre ou de participer à de grandes soirées : les chambres, les salons, les autres filles et
les clients de la maison sont tout ce qu'elle connaît. Maupassant, dès le début de la
nouvelle, montre les dangers de ce type de vie, non seulement sur les prostituées, mais
aussi sur leur patron : « Monsieur mourut d'un coup de sang […]. Sa nouvelle profession
l'entretenant dans la mollesse et l'immobilité, il était devenu très gros, et la santé l'avait
étouffé80 ». Le poids semble être au centre de la vie en maison close ; en art pictural en
effet, les filles représentées sont souvent bien en chair, parfois « presque obèse[s]81 »,
79 Parent-Duchâtelet, op. cit, p. 513.
80 « La Maison Tellier », p. 152.
81 Idem, p. 155.
40
comme certains des personnages de Maupassant : « Fernande représentait la belle blonde,
très grande, presque obèse, molle82 », « Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en
ventre avec des jambes minuscules, […] ne cessait de parler que pour manger et de
manger que pour parler83 »...
Dans L'Abécédaire de la prostitution au XIXème siècle, un article est consacré au
« divan », mettant ainsi l'accent sur cette passivité liée à la prostitution de bordel :
« [c]ette vie inactive les plonge dans un état de torpeur permanent, perceptible dans le
relâchement de leur corps et le vide qui habite leur regard 84 ». C'est précisément parce
qu'elle est attirée par ce type de vie, par cette paresse du corps et de l'esprit 85 que l’Élisa
de Goncourt entre à son tour dans une de ces maisons où les femmes « passaient les
heures inoccupées dans l'espèce d'ensommeillement stupide d'un paysan conduisant, sous
le midi, une charrette de foin86 ». Les chapitres liés à la vie de maison dans le roman
peignent un tableau peu flatteur de l'état des personnages qui entourent Élisa, des filles
qui partagent sa destinée jusqu'au fils de la maison, qui se mourant au fond de son lit,
devient un exemple pour les filles : « un joli jeune homme pâle, si pâle que papa et
maman l'envoyaient coucher neuf heures sonnantes 87 ». Bien qu’Élisa s'occupe de ce
jeune homme malade, elle tombe rapidement à son tour dans l'oisiveté qui définit sa
nouvelle maison ; se laissant tout d'abord porter par son succès pour refuser toutes tâches
que sa condition devrait ordonner (« [e]lle pouvait s'affranchir des corvées de l'amour,
son linge était changé tous les jours88 »), elle utilise son temps libre pour se mettre à la
lecture et à rêver d'amours qu'elle ne connaîtra jamais : « absente de corps et d'esprit de la
maison, la fille, autant que lui permettait l'idéal bas et borné de sa nature, vivait dans un
vague et généreux soulèvement, dans le rêve éveillé d'actions grandes, nobles, pures,
dans une espèce d'hommage de son cerveau à cela que son métier lui faisait profaner à
toute heure89 ». Edmond de Goncourt montre dans ce texte que c'est cette paresse, celle-là
même qui caractérise la fille de maison, qui est à l'origine de sa chute : en tombant dans
82
83
84
85
86
87
88
89
Ibid.
Ibid.
Abécédaire. p. 83.
« 'Elle avait plein le dos de l'existence avec sa mère […] elle aurait du plaisir à se voir à la campagne...
et au moins là, elle pourrait dormir tout plein », Goncourt, op. cit, p. 23.
Idem, p. 31.
Ibid, p. 28.
Ibid, p. 35.
Ibid, p. 44.
41
un état de désœuvrement physique, la fille se voit forcée de recourir à la rêverie qui
l'éloigne de la réalité de sa condition et l'exclut de sa propre profession. Il semble ainsi
que dans ce roman, l'environnement même de la prostituée soit responsable de sa ruine :
la maison close semble à première vue être un lieu presque salvateur pour la fille, elle en
est finalement sa perte.
Il arrive parfois aussi que nos filles de maison – et même les courtisanes –
s'échappent de l'espace dans lequel le lecteur est habitué à les voir : une sortie dans la rue,
dans les bois, peut aussi avoir un effet sur la narration. Cette sortie hors de l'espace
assigné apparaît d'autant plus grave et criminel que la rue – ainsi que le bois de Boulogne,
dont la réputation contemporaine est un héritage des grands jours de la prostitution – est
assimilée à un vice sale et misérable. Car la rue, c'est le terrain de la souris, de la
tapineuse. La rue, c'est là où Nana a commencé, lorsque Gervaise et Coupeau
détournaient le regard et prétendaient ne pas savoir où leur fille se rendait, là où « [l]es
filles, la jupe relevée […] attendaient dans l'ombre des portes, appelaient, ou bien
passaient pressées, hardies, […] jetant à l'oreille deux mots obscurs et stupides 90 ». A
l'extérieur, tout devient sombre et sale, comme si la rue n'avait d'existence que la nuit, ou
plutôt comme si l'enveloppe de l'obscurité faisait jaillir mal et luxure de derrière les
réverbères. Même l'escalier, qui dans la maison close se veut presque solennel pour le
plaisir du client, devient un lieu ouvert et corrompu, propice à a débauche : « [l]e gaz
était éteint déjà dans l'escalier. Je montai lentement, allumant d'instant en instant une
allumette-bougie, heurtant les marches du pied, trébuchant et mécontent, derrière la jupe
dont j'entendais le bruit devant moi91 ». Cette misère qu'inspire la prostitution de rue
provient notamment de son illégalité : si certaines filles sont tolérées parce qu'inscrites, la
grande majorité de ce commerce dont les limites ne sont pas définies spatialement est
clandestine. Le point de vue de Parent-Duchâtelet sur cette forme de prostitution permet
de comprendre le lien qu'elle crée avec la misère et la détresse physique et mentale de ces
filles de rue : « c'est [la prostitution clandestine] qui corrompt et pervertit l'innocence »,
« à l'heure actuelle, ce n'est pas dans les maisons tolérées que les jeunes filles se perdent,
mais bien dans les maisons clandestines, où on les attire par la rue et la violence ; c'est là
qu'on les séduit, qu'on les prépare, qu'on les façonne au libertinage et qu'on les
90 « L'Odyssée d'une fille », p. 45.
91 Maupassant, « LArmoire » in Les Prostituées, op. cit., p. 73.
42
prostitue ». Le choix même des mots du médecin dans cette étude de la clandestinité nous
permet de comprendre la grande différence entre la rue et les intérieurs tolérées du
commerce sexuel. En effet, Parent-Duchâtelet emploie le verbe « prostituer » uniquement
dans ce contexte illicite, comme si la fille de maison ou la courtisane n'était pas une
prostituée à ses yeux : le terme prend un sens négatif qui ne semble plus définir que la
fille de rue, associée à la violence et à la déchéance.
Il faut donc s'attendre à une perturbation de la narration quand celle-ci se déplace
de l'intérieur vers l'extérieur, puisque celui-ci apparaît comme un espace déconcertant où
rien n'est proprement défini puisqu'il va vers sa propre dégradation. Ce n'est pourtant pas
ce que nous avons vu plus haut avec Marguerite Gautier : bien que celle-ci devienne un
tout autre personnage lorsqu'elle quitte son appartement à Paris pour la campagne de
Bougival, c'est de manière positive que ce changement s'opère. On observe le même type
de bouleversement avec les filles de maison, notamment dans « La Maison Tellier » et La
Fille Élisa. Dans la nouvelle en effet, l'auteur sort consciemment les prostituées de leur
habitat naturel pour les confronter à un monde ouvert et apparemment plus audacieux.
Dans le train qui les emmène loin de chez elles, les filles continuent d'être elles-mêmes,
leur statut ne leur échappe pas : elles sont encore à l'intérieur. Cependant une fois qu'elles
ont atteint la campagne, on note un profond changement, venant notamment du regard
que les autres personnages posent sur elles. Hors de leur maison, il semble qu'elles ne
soient plus filles mais bien au contraire des « dames de la ville92 » qui oublient ellesmêmes leur réalité : « [l]es habitants venaient aux portes, les enfants arrêtaient leurs jeux,
un rideau soulevé laissait entrevoir une tête coiffée d'un bonnet d'Indienne ; une vieille à
béquille et presque aveugle se signa comme devant une procession 93 », « 'Merci surtout à
vous, mes chères sœurs, qui êtes venues de si loin, et dont la présence parmi nous, dont la
foi visible, dont la piété si vive ont été pour tous un salutaire exemple 94 ». Ainsi, hors de
leur maison, dans un espace plus apparemment plus libre que celui d'où elles viennent les
filles de la maison Tellier ne sont même plus des prostituées, mais presque des saintes,
des anges venues pour renforcer la foi sur Terre. L'ironie chez Maupassant est palpable
dans le style, cependant il est évident que la sortie de l'intérieur vers l'extérieur est un
moyen pour lui de voir les personnages sous un nouveau jour.
92 « La Maison Tellier », p. 170.
93 Idem, p. 169-170.
94 Ibid, p. 179.
43
Mais il semble que ce soit chez Goncourt que le récit pâtisse le plus d'un
changement d'environnement et qu'il suive le schéma décrit par Parent-Duchâtelet : il n'y
a effectivement pas que le personnage qui soit sujet à une modification, mais aussi la
narration même. Elisa sort de la maison – ou plus exactement du café – où elle travaille
pour une promenade avec son amant, c'est-à-dire son client le plus régulier qu'elle aime et
dont elle croit être à son tour aimée. Goncourt prépare la « sortie95 » comme un
événement d'importance en mettant l'accent sur tous les préparatifs de la jeune femme et
en attirant ainsi l'attention du lecteur : « [p]endant des heures, avant l'une des ces sorties,
Élisa parlait à ses compagnes, avec une effusion fiévreuse et bavarde, du plaisir qu'elle
allait avoir à passer toute une journée avec 'son petit homme chéri', de la fête qu'elle
faisait de se promener avec lui dans la campagne, bien loin dans la campagne96 ». Le
lecteur s'attend donc à un rapport complet de cette promenade, d'autant que la narration
l'a habitué à suivre la jeune prostituée dans chacun de ses mouvements, à constamment la
regarder, comme au travers d'une serrure. Cette narration naturaliste est donc bouleversée
par l'ellipse temporelle qui prend place quelques paragraphes plus loin et qui est
matériellement signalée par une ligne de points, comme pour insister la suspension
narrative. Le réalisme du texte est ainsi remplacée par une certaine qualité qui
correspondrait aujourd'hui au genre policier : un mystère nouveau s'installe. Il s'agit ici
d'un véritable jeu avec le lecteur : ses attentes sont à la fois surprises et modifiées car le
texte a changé de style. C'est plus tard que l'on comprend l'effet de la promenade au bois
de Boulogne sur la fille et sur le texte car, comme elle, celui-ci souffre d'une sorte
d'amnésie causée par l'atmosphère du bois :
l'air était tout bourdonnant de petites bêtes volantes... des odeurs sucrées,
ressemblant au goût du miel des cerisiers en fleurs de son pays, montaient des broussailles
couchées sur les tombes... il n'y avait pas encore de feuilles aux arbres, mais tout plein de
bourgeons gonflés et luisants... et au milieu de cela, elle voyait devant elle le visage de son
amant qui avait sur la figure un rire bête et tout drôle […]... alors elle avait été prise d'un
vertigo, par un besoin de tuer, par une furie d'assassiner...97
Ainsi, tout comme Élisa s'enivre de la nature qu'elle redécouvre autour d'elle, le texte à
son tour est pris de ce « vertigo » qui est la cause de l'ellipse narrative : comme si la
95 Goncourt, op. cit., p. 86.
96 Idem.
97 Ibid, p. 117.
44
sortie de l'espace clos avait un impact direct sur le récit, montrant alors au lecteur la
fragilité des frontières entre intérieur et extérieur non seulement en littérature, mais aussi
dans le cas de la prostitution parisienne. Il semble ainsi que les bois, tout comme la rue,
puisse avoir des conséquences fondamentales voire fatales pour certains personnages de
notre corpus, prouvant à nouveau que l'espace est un élément crucial de l'esthétique de la
– ou plutôt des – prostitution(s) dans ce dernier.
Il apparaît donc qu'il y ait une très forte relation entre la narration et les espaces
dans lesquels elle évolue : ils semblent en effet s'influencer les uns les autres, comme s'ils
étaient pris dans ce cercle vicieux incessant de conséquences. Selon l'environnement dans
lequel l'auteur la place, la prostituée a une expérience différente des autres, une
expérience qui, nous l'avons vu en première partie, mène pourtant universellement vers
une chute sans possible salut. Si sa mort est un topos de sa condition, sa vie, cependant,
dépend presque entièrement de l'espace qui lui est attribuée : nous avons vu que les divers
types de prostitution sont définis par ces espaces, et notamment par la question
intérieur/extérieur. Si la rue représente un danger d'abord légal puis physique pour la fille,
il apparaît aussi que les intérieurs soient néfastes pour la santé des courtisanes ou des
filles de maison : ce n'est parce que l'on cache la débauche dans des appartements
luxueux que celle-ci n'a pas d'effet sur les femmes qui sont finalement rongées par le vice
de leur inévitable profession. Toutefois, il ne faut pas simplifier la narration et ses effets
sur le texte à sa relation avec l'environnement : il faut aussi se pencher sur les questions
de point de vue ou de focalisation pour comprendre comment de telles relations peuvent
se mettre en place dans les textes à l'étude.
2. Questions de narration et de point de vue
Afin de compléter cette étude de l’esthétique de la prostitution dans les œuvres de
notre corpus, il faut se pencher sur une question cruciale et essentielle en littérature : celle
du point de vue, de la focalisation narrative. Car ce qui frappe, dans ces récits, ainsi que
dans les nombreuses œuvres d’art de l’époque, c’est la dureté de ce regard exclusivement
masculin porté sur la prostituée : en effet, à l’exception de la nouvelle « L’Odyssée d’une
fille » de Maupassant – qui mérite ainsi une attention toute particulière dans une optique
45
comparatiste – dont le récit enchâssé donne une voix à la cocotte, nous avons ici affaire à
des textes avec un narrateur masculin et à la focalisation toujours externe à la femme.
Cette absence de voix féminine, qu’elle soit celle d’une prostituée ou non, a une
influence prodigieuse sur l’objectivité et le réalisme de l’écriture, mais aussi sur l’acte de
lecture lui-même : il est donc nécessaire de s’arrêter sur ces questions de narratologie et
leur rapport aux actes d’écrire et de lire.
a. Le cas particulier de « L'Odyssée d'une fille »
Contrairement aux autres œuvres du corpus et au reste des nouvelles de
Maupassant, « L’Odyssée d’une fille » donne enfin la parole à la prostituée. Il s’agit de
l’unique occurrence où la narration change de point de vue, même si l’on a affaire à une
narration métadiégétique. Un narrateur masculin est en charge du récit-cadre mais c’est
bel et bien la prostituée elle-même qui narre le récit enchâssé. La mise en place de ce
second récit prépare déjà le lecteur à l'originalité du texte qui va suivre. La relation qui
s'établit tout de suite entre les deux personnages permet au narrateur extradiégétique de
s'excuser pour sa connaissance et son rapport de l'histoire qui va suivre : on n'a pas ici
affaire à un client qui rapporte les propos d'une femme qu'il aurait payée, mais bien à un
homme vertueux et innocent qui résiste aux avances d'une fille perdue : « Elle voulut
m'embrasser. Je me reculai avec horreur ; et d'une voix dure : / -Allons, f...-moi la paix,
n'est-ce pas98 ? » Ainsi, le lecteur qui n'y prêterait pas attention sympathise avec ce
narrateur que la destinée seule a mis sur le chemin de cette fille. Mais il semble pourtant
que le choix des mots fait par Maupassant remette en question cette supposée innocence
du narrateur, comme pour présager le second récit qui met tous les hommes dans la même
catégorie : en parlant constamment de son « dégoût », de son « horreur » ou encore de sa
« tristesse99 », le narrateur tombe en effet dans l'hyperbole. Car malgré cette prétendue
difficulté à dépasser les prostituées qui l'abordent (« J'allais, appelé par toutes, pris par la
manche, harcelé et soulevé de dégoût100 »), cet homme regarde, observe même toutes ces
femmes : « Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissant entrevoir un bas
blanc à la lueur terne de la lumière nocturne, attendaient dans l'ombre des portes,
98 Maupassant, Guy de. « L'Odyssée d'une fille » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris :
Folio, 2015 [1883], p. 47.
99 Idem.
100 Ibid, p. 46.
46
appelaient, ou bien passaient pressées, hardies, vous jetant à l'oreille deux mots obscurs et
stupides101 ». De plus, au regard du corpus qui entoure ce texte, et même des autres
nouvelles avec lesquelles celle-ci est publiée, il est difficile de croire à la vertu de ce
narrateur : l'amalgame des textes de Maupassant devrait préparer le lecteur à remettre en
question le discours du personnage masculin. La position du premier narrateur est donc
compromise par le spectacle de son propre langage. C'est pourtant au travers de cette voix
suspecte qu'est introduit, intradiégétiquement, le récit interne de la fille.
Cette seconde partie du texte est introduite rapidement, au travers d'un dialogue
qui confronte les deux voix dans une dispute sur la situation de la prostitution même : le
narrateur extradiégétique se fait alors le messager d'une France pudibonde et bienpensante, qui ignore les misères des classes inférieures tandis que la fille défend tant bien
que mal le peu d'honneur que la vie a bien voulu lui laisser. En quelques lignes
seulement, Maupassant met en scène une lutte des classes qui l'autorise à justifier son
choix de narration pour le récit enchâssé : donner la parole à la prostituée permet ainsi au
lecteur – du XIXème siècle notamment - d'accéder à ce qu'il voit d'ordinaire de loin, au
travers d'un médium subjectif. Ce lecteur est alors mis dans la même position que le
narrateur extradiégétique : « Une sorte d'intérêt me prit pour cette abandonnée102 ». Enfin,
le récit s'ouvre sur la phrase simple : « Elle me la [son histoire] conta 103 ». Ce qui frappe
tout d'abord dans le récit enchâssé, c'est le langage auquel l'auteur fait appel : il embrasse
tout à fait la parlure de la protagoniste et s'accorde le droit de modifier la langue écrite au
profit d'une oralité socialement vraisemblable : « J'sais-ti, moi ! », « V'là qu'un jour104 »,
« Je vas t'à Rouen105 », « y a les fossés et l'herbe ousqu'on peut même se coucher106 »... Ce
n'est pas seulement au travers de cette modification vulgaire de la langue que Maupassant
emprunte la parlure de sa protagoniste, mais aussi par sa singulière oralité : il met en effet
en avant le fait que ce récit, contrairement à celui qui l'encadre, est oral, qu'il tient plus
dans sa forme du conte que de la nouvelle. Cette oralité se ressent dans la tendance qu'a
la fille à interpeller son interlocuteur, non parce qu'elle attend de sa part une réponse,
mais bien dans un tic de langage caractéristique de sa classe sociale : « [ç]a arrive à tout
101 Ibid, p. 45.
102 Ibid, p. 47.
103 Ibid.
104 Ibid.
105 Ibid, p. 49.
106 Ibid, p. 50.
47
le monde, n'est-ce pas ?107 », « [q]u'est-ce que vous auriez fait à ma place ?108 ». Cette
technique permet à l'auteur de forger une relation entre la narratrice et le lecteur, qui
reçoit le récit directement, sans altération apparente par la narration extradiégétique. Le
« vous » de la seconde question n'est ainsi pas seulement dirigé depuis la fille vers son
auditeur, mais aussi depuis l'auteur vers son lecteur.
Il n'y a pourtant pas qu'au travers du langage que Maupassant crée un lien entre le
lecteur et le personnage : il met aussi en place une certaine sympathie, une pitié même,
par le contenu du texte. Si les mots du récit-cadre créent le doute quant à l'honnêteté du
narrateur, on ne peut en dire autant du récit enchâssé : le lecteur ne s'interroge pas quant à
sa véracité, il met toute sa confiance dans cet être misérable qu'est la fille. Si le doute est
impossible, c'est bien à nouveau grâce au langage : il semble en effet que la fille soit
parfaitement incapable de construire un mensonge aussi élaboré, tout simplement parce
qu'elle ne saurait pas utiliser les mots pour piéger son public ; elle ne maîtrise pas
suffisamment bien la langue. C'est là le grand paradoxe de la nouvelle et le génie de
Maupassant : a priori, le lecteur ne devrait pas sympathiser avec une prostituée, car la
sympathie amène à la catharsis puis à l'identification. Le lecteur bien-pensant du XIXème
siècle – et pourquoi pas celui du XXIème – ne désire pas cette identification, il cherche
plutôt à se distinguer, comme le narrateur extradiégétique, d'un tel personnage. C'est
cependant la profonde innocence de la jeune fille qui touche le lecteur et l'emmène vers
une compassion qu'il n'imagine même pas : « Il n'y avait plus à dire non. Qu'est-ce que
vous auriez fait à ma place ? Il en prit ce qu'il a voulu ; […] il retourna tenir les chevaux,
pendant que l'autre m'a rejointe. J'en étais honteuse que j'en aurais pleuré, monsieur. Mais
je n'osais point résister109 ». Comme dans ce court extrait, la fille est souvent placée,
réellement et grammaticalement dans une position passive : elle reçoit littéralement
l'action. C'est au travers de cette subtilité de l'écriture que le lecteur peut prendre parti
pour la fille, puisqu'elle est toujours la victime plutôt que la criminelle même. Dans sa
première tentative de prostitution, on remarque ainsi que le client est le sujet de l'action
de manière constante, tandis que la protagoniste n'est plus qu'un objet entre ses mains :
« Il me fit passer un pont, puis il m'emmena au bout de la ville, dans un pré qu'était près
107 Ibid, p. 48.
108 Ibid, p. 50.
109 Ibid, p. 50.
48
de la rivière […]. Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nous étions
venus110 ». Ce qui frappe peut-être le plus dans cette construction grammaticale, c'est que
ce soit la fille elle-même qui en soit en charge : elle assume – consciemment ou non –
cette passivité qui semble la définir.
Face à cette odyssée de malheur, le lecteur ne peut donc nier l'humanité d'un
personnage tel que celui d'une fille : le récit enchâssé lui ouvre les yeux sur une réalité
qu'il rejette peut-être en termes de réel. Le choix du titre est d'ailleurs intéressant en luimême : bien qu'il sous-entende l'obstacle, la difficulté, il y a une idée implicite
d'aventures et de fin heureuse. Ulysse, malgré les dix années, les monstres et les obstacles
qui séparent son départ de Troie et son retour à Ithaque, a bel et bien droit à une réunion
avec Pénélope et Télémaque. Lorsque Maupassant fait le choix de ce titre, il trompe son
lecteur : l'attente que le substantif « odyssée » crée s'oppose à la certitude que le
personnage de la prostituée est toujours lié à une destinée tragique. Nous avons ainsi vu
jusqu'ici que la prostituée, qu'elle soit courtisane, fille de bordel ou simple fille de rue, ne
peut jamais aspirer à une vie meilleure : pourquoi alors un tel titre ? Il semble que l'auteur
veuille par là mettre l'accent sur les nombreuses difficultés rencontrées par la jeune fille,
comme pour montrer qu'avant d'atteindre sa fin sûrement tragique, elle sera confronté aux
pires monstruosités que la réalité de sa condition puisse apporter. Le lecteur, bien que
choqué par la violence du récit, n'est donc pas étonné par les viols et les vols auxquels la
narratrice est soumise. Le fait que la protagoniste soit aussi cette narratrice permet alors
de retirer à l'odyssée toute sa valeur poétique fictionnelle pour la placer dans un réalisme
sale et contemporain à son écriture.
Donner ainsi la parole à la fille crée le dégoût chez le client, un dégoût qui se
transmet dans la conclusion du récit-cadre, comme si la découverte de l'humanité de la
fille avait fondamentalement perturbé l'homme soit-disant bien-pensant et innocent. Alors
que l'ouverture du récit était basée sur une répugnance de ce que la prostituée représente
aux premiers abords (le vice et la maladie entre autres), on a ici affaire à une toute
nouvelle forme d’écœurement de la part du narrateur extradiégétique : celle liée à la
réalisation que tout être puisse être confronté à une telle réalité. La fille a quitté sa
fonction initiale et silencieuse, et elle est maintenant regardée au travers le spectre de sa
vie innocente passée. Lorsque le narrateur déclare qu'il avait « le cœur serré », le
110 Ibid, p. 51.
49
sentiment est partagé par le lecteur : on se retrouve face à cette compréhension de l'Autre,
un Autre qui partage une intériorité de la même valeur que la nôtre. Subitement, on sort
de ce « quelques-uns » du début de la nouvelle pour arriver à un « tout le monde » global
et implicite. Cette fille, cette prostituée qui peuple l'art et la littérature est un être à part
entière, un sujet à qui il a été donné le pouvoir de penser et de sentir. En plongeant son
narrateur extradiégétique et son lecteur dans la noirceur de la narration intradiégétique,
Maupassant délivre une vérité qui va au-delà de la représentation artistique : dans un
sens, cette expression du personnage par le discours direct présente une modernité – en
terme de psychologie de l'être – qui égale celle des modernistes du début du XXème
siècle lorsqu'ils mettent au point le flux de conscience. Le résultat est fondamentalement
le même, bien que l’œuvre de Maupassant soit réduite au dévoilement de l'intériorité de
la prostituée plutôt qu'à celle de l'humanité. De plus, cette combinaison originale entre la
voix masculine et la voix féminine offre au lecteur la possibilité d'un choix rare dans la
littérature du XIXème siècle : celui-ci peut en effet choisir de suivre une des deux voix. Il
peut en effet prendre le parti de la narration intradiégétique et poser sur la prostitution un
regard distant et effrayé, fuir au travers d'une condescendance ironique la réalité de la
misère (« Pauvre fille !111 »), ou embrasser pleinement le récit enchâssé de la fille et
refuser de juger les personnages tombés aussi bas de l'échelle sociale et humaine.
b. L'absence de focalisation interne : remise en question du réalisme et mise en
place d'une fiction typiquement masculine
Cependant, si nous nous arrêtons si longuement sur la nouvelle de Maupassant,
c'est bel et bien parce que nous la traitons comme une exception à l'intérieur même du
corpus : il s'agit du seul texte qui présente si directement un semblant d'intériorité du
personnage réifié qu'est la prostituée. Pourtant, cette nouvelle nous permet aussi de lire le
corpus comme une collection de textes typiquement masculins, c'est-à-dire qui non
seulement s'adresse à un lectorat gouverné par la patriarchie sociale mais aussi écrit d'un
point de vue exclusivement mâle. En effet, si Maupassant nous donne à entendre le récit
d'une chute dans la vente du corps féminin par la voix même de ce dernier, on ne peut
111 Ibid, p. 53.
50
s'empêcher de découvrir le regard masculin caché implicitement derrière cette voix
principale. Le premier indice qu'a le lecteur de cette présence auctoriale est la nature
poétique du texte même : effectivement, à plusieurs reprises, le récit de la fille semble
particulièrement bien construit, argumenté au travers d'images et de comparaisons. Bien
que l'auteur ait emprunté la parlure du personnage, il lui prête aussi son habilité à
raconter une histoire de manière convaincante et touchante : « Il faisait noir à ne pas voir
les fossés, et j'entendais des chiens qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu'on
entend la nuit ? Des oiseaux qui crient comme des hommes qu'on égorge, des bêtes qui
jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tant de choses que l'on ne comprend pas 112 ». Cette
description que la fille fait de la nuit frappe le lecteur car elle sort presque totalement de
la continuité du récit : le langage en lui-même a perdu toute vraisemblance et l'auteur,
masculin, apparaît sous les mots. Cet homme de littérature, cet auteur éduqué, applique à
la fille de campagne les peurs de la ville, comme si le point de vue changeait subitement :
la narratrice devient alors un topos de la femme faible, qui part à la recherche de l'homme
qui pourra la protéger. Lorsqu'elle déclare : « [j]e pris par des rues où il y avait des
femmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces cas-là, monsieur, on fait ce
qu'on peut113 », elle semble oublier que ce sont ces hommes, ceux-là mêmes dont elle
cherche à attirer l'attention, qui sont responsables de sa chute. Maupassant révèle ainsi
par là le pouvoir masculin sur le sexe féminin dans la société française de la seconde
moitié du XIXème siècle, ainsi qu'à l'intérieur même de l'écriture. La réflexion de la
narratrice n'est pas celle d'une femme qui aurait subit des violences masculines, mais bien
celle de l'auteur masculin, qui donne à lire au lecteur une voix implicitement modifiée par
son propre regard.
De plus, à travers cette « odyssée », Maupassant ne met pas en avant un récit
individuel, mais bel et bien une aventure universelle qui englobe toutes les prostituées qui
peuplent la littérature. Pour preuve : la narratrice/protagoniste n'a même pas de nom. Elle
pourrait être n'importe quelle fille, n'importe quelle courtisane à ses débuts : le récit en
lui-même pourrait constituer le prologue des autres textes de notre corpus. En cherchant à
humaniser le personnage, l'auteur la rend plus invisible que jamais : elle n'est plus qu'une
voix – qui plus est fautive – et perd corps et identité (on apprend même qu'elle est
112 Ibid, p. 48.
113 Ibid, p. 50-51.
51
orpheline, un élément littéraire typique pour refuser au personnage une individualité et
une personnalité). La seule description physique qui soit faite est la suivante : « Elle
n'avait pas vingt ans, bien que fanée déjà114 ». On ne sait donc rien de cette jeune fille
sinon que la fatigue de sa situation se lit sur son visage : dans ce cas donc, humanisation
correspond aussi à universalisation. C'est par là que « L'Odyssée d'une fille » rejoint les
autres textes du corpus : si la nouvelle cherche à donner une voix au personnage, elle
oublie cependant d'en faire un être à part entière, qui, au lieu de représenter l'intégralité
d'un groupe social comme s'il pouvait être tout à fait uniforme, aurait une identité
littéraire suffisamment marquante pour laisser une trace définitive.
En effet, les textes à l'étude présentent continuellement leurs personnages
féminins par le biais d'une voix masculine narratrice mais aussi d'une focalisation
toujours externe à la femme : on choisit de regarder celle-ci, et plus particulièrement la
prostituée, par l'image qu'elle projette et non par l'être qu'elle est. La Fille Elisa
d'Edmond de Goncourt est peut-être le meilleur texte pour exemplifier cette réalité :
l'auteur fait le choix d'une narration et d'une focalisation externes qui ont pour effet de
créer une distance entre le personnage et le lecteur. Dès le prologue, Élisa est mise au
loin, derrière le public, les avocats et la Cour de son propre procès : « [l]a femme allaitelle être condamnée à mort ?115 » L'article défini utilisé ici n'est pas référentiel : c'est le
mot d'ouverture, la mise en place d'un incipit qui apprend au lecteur à ne pas s'attacher au
personnage. Cette impression d'éloignement continue au fil du texte, notamment avec
l'utilisation de l'imparfait, même lorsqu'il s'agit d'actions uniques : « […] quand Élisa
rentrait, la nuit tombée, elle se glissait dans la cuisine […]. Marie Coup-de-Sabre […]
remarquait que, sous les ongles, il y avait une petit ligne rouge comme aux ongles des
femmes qui ont fait des confitures de groseille dans la journée (Déposition du
témoin)116 ». Dans cet extrait, l'action est presque inaccessible au lecteur, ainsi que la
protagoniste : le mélange de la narration littéraire à la déposition judiciaire met le lecteur
dans la même position que le public du procès plutôt que dans celle du témoin : Élisa est
une étrangère pour lui, elle n'est définie que par des faits rationnels qui pourraient
s'appliquer à plusieurs femmes de sa position. Comme la fille de la nouvelle de
Maupassant, Elisa n'est pas un personnage en particulier, mais plutôt la représentante
114 Ibid, p. 46.
115 Goncourt, op. cit., p. 9.
116 Idem, p. 87.
52
fictive de toute une supposée classe : l'absence de focalisation interne, d'une voix pour la
prostituée, rend donc cette dernière totalement inaccessible et presque humainement
invraisemblable tant elle est factuellement réaliste.
Néanmoins, les auteurs cherchent parfois à donner une voix à la prostituée, mais il
semble qu'il leur soit impossible de le faire directement, comme chez Dumas fils avec le
journal des derniers jours de Marguerite. A ce moment, le narrateur rapporte ce qu'il a lu :
« [v]oici ce que je lus, et que je transcris sans ajouter ni retrancher aucune syllabe117 ». On
nous donne à ce moment l'impression d'avoir un accès direct à l’intériorité de la
courtisane, cependant il faut considérer par quels moyens cette supposée connexion entre
le personnage et le lecteur se fait : peut-on vraiment parler d'un accès direct aux pensées
de Marguerite quand celles-ci nous parviennent d'abord à travers l'écriture, puis par la
transmission du manuscrit, jusqu'au récit d'un narrateur auquel le lecteur est forcé de faire
confiance ? Même si, pour un temps, la narration semble embrasser le point de vue de
Marguerite sur le récit dont jusqu'ici Armand était responsable, elle ne le fait pas pour
découvrir le secret profond de cette femme blessée, mais bien pour expliquer des points
de l'intrigue qui ne ferait pas sens. Les mots de Marguerite sont ceux du détective qui
résout le crime à la fin du roman policier : nécessaires à la compréhension finale du texte,
mais en soi vides d'émotion. Marguerite elle-même s'excuse de sa lettre au début du
manuscrit : « je vous avais écrit une lettre ; mais écrite par une fille comme moi, une
pareille lettre peut-être regardée comme un mensonge, à moins que la mort ne la sanctifie
de son autorité, et qu'au lieu d'une lettre, elle ne soit une confession 118 ». Est résumée ici
la destinée de la voix féminine et prostituée : elle ne peut être entendue que lorsqu'elle
s'est éteinte, lorsque ses mots n'ont plus comme impact que le repos de son âme. Ainsi, ce
ne sont pas les mots – d'outre-tombe – de Marguerite qui permettent à Armand Duval de
se rétablir, mais ce sont au contraire ses propres mots qui le délivrent, comme si la parole
ne pouvait être libératrice et vraie que lorsqu'elle est masculine.
Mais il n'y a pas que les prostituées ou les courtisanes qui soient perçues
uniquement pour leur potentiel sensuel voire sexuel : il semble que ce soit le lot de toutes
les femmes de nos récits. Dans « La Maison Tellier » de Maupassant, l'auteur met en
avant le personnage de Madame, qui apparaît tout d'abord comme une figure d'autorité
117 Dumas fils, op. cit., p. 225.
118 Idem.
53
dans la maison, mais qui est traitée aux mêmes égards que ses filles. Comme elles, en
effet, la présentation de la veuve passe en premier temps par une description physique
plutôt que morale, insistant à la fois sur sa beauté et sur son corps : « [e]lle était grande,
charnue, avenante. Son teint, pâli dans l'obscurité de ce logis toujours clos, luisait comme
comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés,
entourait son front, et lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses
formes119 ». Madame Tellier est parfaitement inaccessible au lecteur : son statut de
tenancière en fait une figure particulière de la prostitution, cependant, l'auteur lui donne
cette forme physique spécifique dans le but d'attirer l’œil du lecteur, d'en faire un objet
comme le reste des prostituées. A tel point que la nouvelle se conclut sur ce qui
s'apparenterait à une chute (volontaire) de la maîtresse de maison. Elle finit effectivement
par succomber aux avances d'un des clients, et les mots choisis par l'auteur pour mettre au
jour cette aventure montrent au lecteur qu'il ne s'agit en rien d'un roman amoureux, mais
bien d'une transaction : « elle avait dans les coins de longs apartés avec M. Vasse comme
pour régler les détails d'une affaire entendue déjà 120 ». Comme les filles de sa propre
maison, Madame Tellier ne peut résister à l'appel de la chair et tombe à son tour dans un
vice apparemment typique de son sexe. Le fait que Maupassant choisisse de mettre le
point final à cette nouvelle au moment où ce personnage devient la femme sensuelle que
l'on s'attend à la voir devenir montre le type de regard que l'auteur pose sur elle : malgré
ses habilités commerciales, son autorité et la morale dont elle fait preuve face à son frère
débauché, c'est bel et bien son sexe et ce que celui-ci sous-entend qui la définit.
Étant donné l'espace dans lequel elle évolue, la chute de Madame Tellier est
cependant attendue : il semble que l'intérieur d'une maison close ne puisse être traité
qu'au travers de la sensualité qui s'en dégage. C'est pourquoi il est nécessaire de
s'intéresser à des personnages féminins qui ne sont apparemment pas liés aux questions
de prostitution : nous allons étudier pour cela le personnage de la comtesse Sabine de
Muffat chez Zola. Ce qui frappe tout de suite chez ce personnage, c'est sa dépendance au
personnage de son mari : la comtesse ne semble exister dans le roman que comme fairevaloir de Nana, comme si l'on cherchait à justifier et juger à la fois les actes du comte. De
plus, la première fois que la comtesse est décrite, l'auteur choisit le point de vue de
119 « La Maison Tellier », op. cit., p. 152.
120 Idem, p. 190.
54
Fauchery, un journaliste participant à la débauche parisienne générale qui semble ne voir
les femmes que comme de possibles partenaires sexuels :
Elle ne paraissait pas son âge ; on lui aurait donné au plus vingt-huit ans ; ses yeux
surtout gardaient une flamme de jeunesse, que de longues paupières noyaient d'une ombre
bleue […]. Mais un signe qu'il aperçut à la joue de la comtesse, près de la bouche, le surprit.
Nana avait le même, absolument. C'était drôle. Sur le signe, de petits poils frisaient ;
seulement, les poils blonds de Nana étaient chez l'autre d'un noir de jais. N'importe, cette
femme ne couchait avec personne […]. Elle ne couchait avec personne, cela sautait aux yeux
[…]. On aurait dit un essai, le commencement d'un désir et d'une jouissance […]. C'était une
bêtise sans doute ; seulement, l'idée le tourmentait, il se sentait attiré, son vice mis en éveil 121.
Dans cet extrait, le narrateur embrasse le point de vue du jeune homme en choisissant une
focalisation interne : le lecteur a ainsi un accès total à ce que celui-ci veut bien voir chez
la comtesse. On ne la voit pas vraiment, mais on observe l'image qu'elle renvoie à un
homme tel que Fauchery : elle est dans un premier temps définie par son absence de vice,
par l'impossibilité qu'elle s'adonne aux plaisirs de l'amour. A tel point qu'elle est effacée
par le souvenir de Nana et ce, non seulement dans le souvenir de Fauchery, mais aussi
dans la syntaxe même de la phrase : la comtesse n'a plus d'être, plus d'identité, elle
devient « l'autre ». La femme qui n'est pas un objet sexuel ne semble donc pas avoir de
place dans le récit : pourquoi ferait-on même l'effort de la regarder ? Dans cette scène du
dîner, la comtesse ré-apparaît cependant, uniquement lorsque le journaliste est mis en
face de sa sensualité implicite. En effet, lorsqu'il l'aperçoit assise sur une « grande chaise
de soie rouge capitonnée », il est intrigué par la possibilité d'une sexualité étouffée qui
chercherait à se libérer. La comtesse devient à ce moment une idée, puis une proie, c'està-dire l'objet sexuel par excellence. Comme Nana, la comtesse tient, par sa féminité
même, le rôle de la séductrice, celle qui réveille l'instinct primitif des personnages
masculins et est la source même du vice : à son tour, comme Madame Tellier chez
Maupassant, elle succombe aux avances de M. Daguenet, qui remarque lui-aussi le
potentiel sensuel de la comtesse. Il semble ainsi que le choix de focalisation de Zola joue
un rôle dans la construction du personnage : le lecteur devine dès cette description
subjective le destin de Sabine de Muffat.
Toutes ces questions concernant l'écriture nous amènent cependant à nous
121 Zola, op. cit., p. 1150, 1153.
55
interroger sur l'acte de lecture en lui-même : nous avons certes établi que le point de vue
posé sur la prostituée dans notre corpus est strictement masculin, mais qu'en est-il du
regard du lecteur ? Il faut commencer par se demander pour qui ces textes sont écrits, qui
est le lecteur implicite, voire idéal, de nos auteurs ? Depuis l'école de Constance et la
mise en avant de théoriciens tels que Jauss et Iser, la critique littéraire s'est beaucoup
intéressée à la place du lecteur dans le texte : Umberto Eco a ainsi défini le concept
d’œuvre ouverte tandis que Pierre Bayard a mis en avant l'importance du bagage culturel
collectif et personnel du lectorat pour mener à bien la lecture et l'interprétation. Dans le
cas de nos œuvres, il semble essentiel de s'interroger sur cette figure du lecteur qui se
cache derrière l'écriture : à qui s'adressent nos auteurs ? La focalisation presque toujours
externe qu'ils utilisent semble nous empêcher de créer un lien avec les personnages, à
moins qu'ils ne s'agisse d'un sentiment de pitié : on regarde toujours ces protagonistes
féminins par dessus, comme si, aux côtés des auteurs, nous occupions une place
supérieure à elles. Les textes de notre corpus ne peuvent décemment s'adresser à des
femmes : celles-ci sont en effet mises à l'écart de l'acte de lecture. Que ce soit aujourd'hui
ou à l'époque même de l'édition de ces textes, la lectrice ne peut y trouver son rôle ; elle
ne peut que se mettre au niveau de son sexe méprisé mais ne s'en voit pas donner
l'opportunité. Si l'on prend l'exemple de Dumas et de la lettre finale de Marguerite que
nous avons étudiée plus tôt, il apparaît clairement que l'auteur ne pense pas un seul
instant à la possibilité d'un lectorat féminin : la douleur de Marguerite est oubliée derrière
les mots d'amour et de révérence qu'elle a pour Armand. « Ce matin, j'ai pris le lit […] ;
personne n'est auprès de moi, je pense à vous, Armand. Et vous, où êtes-vous à l'heure où
j'écris ces lignes ? Loin de Paris, bien loin, m'a-t-on dit, et peut-être avez-vous déjà oublié
Marguerite. Enfin, soyez heureux, vous à qui je dois les seuls moments de joie de ma
vie122 » : l'existence même de Marguerite n'est plus, celle-ci ne conçoit même plus sa vie
autrement qu'au travers d'Armand. Il s'agit bien là de renforcer le sentiment de puissance
et de supériorité du lecteur masculin ; on ne prend pas en compte la lectrice, qui ne peut
ni se reconnaître ni exister dans cette négation de soi romantique et fantasme typiquement
masculin : c'est là un point sur lequel les œuvres de notre corpus se retrouvent presque
unanimement.
122 Dumas fils, op. cit., p. 227.
56
Il apparaît donc que les œuvres de notre corpus peuvent être définies comme
faisant partie d'une fiction exclusivement masculine : le regard qui est posé sur la femme,
qu'elle soit une prostituée, une tenancière ou parfois même une simple maîtresse de
maison – au rang social plus ou moins élevé, n'est jamais celui d'une de ses pairs, mais
bien celui de l'auteur masculin. On ne voit pas la prostituée pour ce qu'elle est
fondamentalement, mais pour ce que les hommes qui l'entourent en font : il s'agit ainsi
d'une double-construction, d'abord littéraire, par les auteurs, puis, à l'intérieur même des
textes, d'une construction sociale, où la prostituée devient exclusivement ce qu'on attend
d'elle. Si « L'Odyssée d'une fille » de Maupassant se distingue tant du reste de notre
corpus, c'est qu'elle présente une exception qui confirme la règle : la surprise vient de
cette nouvelle identité qui cherche à se construire – avec plus ou moins de succès – à
l'intérieur du récit. L'esthétique littéraire de nos œuvres passent donc d'abord par un
certain plaisir voyeur du lecteur – masculin lui aussi – satisfait par la fiction mise en
place par des auteurs consciemment ou inconsciemment (c'est-à-dire au travers de
l'éducation de l'époque et de la société) misogynes.
Ainsi, après une étude plus poussée des techniques narratives auxquelles nos
auteurs ont recours, il apparaît que ceux-ci s'accordent à confirmer la nécessité d'une
chute féminine dans l’œuvre. Qu'elle occupe un espace intérieur ou extérieur, luxueux ou
misérable, la prostituée va de toute façon vers sa fin inévitable que sont la maladie ou la
mort. Chez Maupassant par exemple, on note la multiplicité de la destinée, qu'il s'agisse
de « La Maison Tellier » ou de « L'Odyssée d'une fille » : on ignore quelle sera
exactement la fin des personnages, mais il n'y a pas à douter que celle-ci sera violente et
pitoyable. Car c'est cette idée de pitié qui semble ressortir de cette étude : que ce soit en
terme d'espace ou de focalisation, la narration prépare le lecteur à ce sentiment pour le
personnage, un sentiment qui ne prétend pourtant pas sauver la prostituée. Le lecteur est
donc forcé d'observer, en suivant le regard voyeur et presque pervers d'une narration
masculine réaliste voire naturaliste, la fin de cette femme qui n'est alors finalement plus
ce qu'il semblait être dans un premier temps : un être de vices et de péchés que personne
n'est en mesure de sauver. Notre étude des espaces nous a permis de comprendre la nature
de la relation qui les lie à la narration et ainsi de percevoir l'importance qu'ils peuvent
57
avoir sur le texte : les personnages se voient souvent profondément changer par un
bouleversement de l'environnement, un bouleversement parfois partagé par la narration
elle-même, comme chez Edmond de Goncourt. Cependant, quel que soit cet espace où
évolue les personnages, ils sont toujours poursuivis par la construction littéraire dont ils
font l'objet : la subjectivité du regard posé sur les prostituées permettent au lecteur de ne
pas perdre de vue leur fictionnalité, de comprendre leur absence de voix et de singularité
féminine comme le signe fatal d'une fiction presque exclusivement masculine.
58
Conclusion
Que nous ont appris les œuvres à l'étude dans ce mémoire de la prostitution du
XIXème siècle ? Que reste-t-il, un siècle et demi plus tard, de cette population féminine
des rues du Second Empire parisien ? Chacun de nos textes, chacun de nos auteurs
dépeint à sa manière un monde paradoxal, qui hésite entre ténèbres et lumière, entre
amour et désespoir, entre splendeur et misère. Le réalisme qui s'empare du sujet permet,
dans un premier temps, de rendre justice aux femmes qui peuplent les bordels parisiens et
les romans. La complexité de ces personnages semble en effet les sortir des stéréotypes
pour lesquels on les connaît. C'est en faisant face à cette complexité que le lecteur peut
comprendre les actions de chacun de nos personnages. Chaque type de personnage est
construit sur une même base, qu'il s'agisse de la prostituée, du client ou de la patronne :
les deux premiers répondent ainsi à des clichés générés par leur sexe, par leur genre,
tandis que la troisième – figure essentielle de la prostitution – opère dans un univers où le
genre disparaît derrière les promesses de l'argent et du succès. Cette perception
particulière qui découle de cette absence de genre est ce qui crée l'intérêt pour ce
personnage prenant alors un rôle particulier dans les relations entre femmes et hommes
dans les œuvres.
En effet, ces relations sont au centre des nos œuvres, ce sont elles qui définissent
les intrigues de nos récits, car, comme le rappellent les auteurs de l'Abécédaire de la
prostitution au XIXème siècle, « il n'y a pas de prostitution sans clients123 ». Les relations
qui sont décrites dans nos textes sont ainsi très complexes, toujours très libres et parfois
grivoises, à mi-chemin entre amour et haine, entre passion et rage. Les personnages de
Maupassant, notamment, se retrouvent souvent dans ces situations paradoxales où la
violence des sentiments engendrés par la transaction amoureuse révèle la profonde
difficulté de personnages masculins et féminins à exister dans le même récit : c'est bien
ce à quoi on a affaire dans des textes tels que « Le Lit 29 » ou « Mademoiselle Fifi ».
Malgré cette complexité, il ressort des œuvres un manque de respect global pour la
condition féminine – ce qui va donc plus loin que la classe des prostituées, on peut ainsi
123 Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. op. cit., p.66.
59
prendre en exemple le personnage de la comtesse de Muffat chez Zola dont la situation
conjugale et sentimentale précaire révèle la véritable place des femmes dans la société du
Second Empire – clairement traitée comme inférieure au sexe masculin. Cette infériorité
se retrouve d'ailleurs dans le traitement des destinées des personnages. Nous avons
effectivement trouvé que les œuvres, selon le point de focalisation que l'on adopte pour
les étudier, peuvent appartenir ou non au sous-genre romanesque du Bildungsroman. La
Dame aux camélias est peut-être le meilleur choix pour exemplifier cette remarque,
puisque l'auteur se sert directement de la tragédie de Marguerite Gautier, de son
incapacité sociétale, matérielle et morale à expier ses péchés, pour amener son
personnage principal – qui, bien sûr, n'est pas cette dame aux camélias qu'annonce le
titre, mais bien le narrateur intradiégétique masculin – à une meilleure connaissance du
monde, une maturité adulte qui définit les héros de Bildungsroman. Dans cette bataille
cachée entre les genres, les personnages masculins se voient alors donner l'avantage : la
chute n'est pas le sort qui leur est destiné.
Il est donc apparu qu'une certaine subjectivité envers le féminin traversait nos
textes, et c'est d'autant plus le cas lorsque l'on se penche sur les aspects esthétiques de
l'écriture plutôt que sur le contenu des œuvres. La narration passe ainsi avant ce qui est
narré, qui découle souvent de topos littéraires. Tel était le cas de la mort, sociale ou
physique, de la fille ou de la courtisane, présentée comme un résultat fatal de sa
condition. La vie de la prostituée quant à elle, semble être presque totalement soumise
aux espaces dans lesquels elle évolue. Nous avons vu en effet que ceux-ci pouvaient
avoir un impact direct sur la narration, qu'il s'agisse des grands appartements
haussmanniens que connaissent les courtisanes ou du bordel et de la rue que connaissent
les filles. Dans un cas comme dans l'autre, le climat et l'environnement qui entourent ces
femmes deviennent des personnages à part entière du texte, comme s'ils prenaient
finalement la place même des prostituées : c'est par là qu'on les définit, que l'on croit
savoir à quel type de femme on a affaire. Il est cependant intéressant de rappeler que la
nature de l'espace dans lequel le personnage évolue n'a pas de conséquences sur son
destin : la mort, ou la chute est toujours inévitable. Ce n'est donc pas sur l'intrigue, mais
sur la narration elle-même que l'environnement agit : c'est là ce qui est apparu chez
Edmond de Goncourt, lorsque le récit qui encadre sa fille Elisa s'est retrouvé
visuellement bouleversé par un soudain changement de climat. Dans ce roman, le choix
60
de la focalisation est apparu essentiel et en lien direct avec le caractère visuel du texte.
Mais cette question de focalisation a justement créé un nouveau problème, celui de la
voix narrative. Il se pose ici, autour de la question de la représentation, le problème de la
présence – objective ou non – du personnage de la prostituée. En effet, si celle-ci est déjà
diminuée dans l'intrigue pour mettre en avant les personnages masculins, son absence est
d'autant plus flagrante dans la narration : la prostituée n'a pas le droit à la parole dans les
textes de notre corpus. On la regarde au travers d'un personnage masculin et on parle
avec une voix masculine : on nie ainsi à la prostituée la possibilité d'exister dans le texte.
Une chose apparaît alors évidente dans l'étude de ces œuvres : la figure de la
prostituée y est représentée en absence, c'est-à-dire que ce n'est jamais vraiment à elle
que le lecteur a affaire. On s'intéresse aux personnages qui l'entourent, aux lieux dans
lesquels elle évolue, à son mode de vie et aux conséquence de celui-ci, mais pas à elle :
chez Dumas fils, on oublie Marguerite derrière le drame de la vie d'Armand, tout comme,
chez Balzac, le désespoir d'Esther passe après l'ambition de Lucien. Les auteurs, dans un
élan de réalisme qui définit la période où ils écrivent, semblent ainsi vouloir trop mettre
l'accent sur un climat dans lequel la prostituée évoluerait, pour tenter d'expliquer la
situation de celle-ci. Comme nous l'avons vu, il n'y a que peu de destinées possibles pour
la prostituée, comme si sa chute était inéluctable et directement liée à son environnement.
Nous avons en effet vu l'effet de ce dernier point sur la narration des textes même,
puisqu'il est apparu que les espaces dans lesquels les personnages interagissaient avaient
un impact sur la construction du récit. De plus, cette absence en creux de la prostituée
dans les œuvres de notre corpus se fait d'autant plus perceptible que celle-ci n'a pas droit
à une voix dans le texte. C'est là l'argument principal de notre étude de la prostitution et
de sa représentation : il se crée une division flagrante entre les genres, entre le masculin
et le féminin, le dernier étant directement jugé par le premier, à l'intérieur des textes
d'abord, mais aussi dans l'écriture et la narration elles-mêmes. Parce que la voix narrative
est presque unanimement masculine, tel est aussi le regard qui se pose sur les courtisanes
et les filles : c'est donc un certain type de représentation qui ressort de ces œuvres. Même
lorsque Maupassant – dans un souci d'objectivité ? – donne la parole à la prostitutée,
offre au lecteur le point de vue d'une de ces femmes, dans « L'Odyssée d'une fille », il
doit passer par une construction narrative métadiégétique où un personnage masculin est
en charge du récit-cadre, autrement dit du récit principal. Ainsi, le personnage féminin et
61
plus exactement la figure de la prostituée, ne s'appartient pas dans nos textes : elle est la
grande absente de la représentation comme de la narration ; un effet direct du point de
vue subjectif et de la voix typiquement masculine de nos auteurs qui se placent en juges
rendus nécessairement partiaux par la différence de genre qui les oppose à leurs
personnages.
Alors que, dans des salles tapissées de grands rideaux rouges interdites aux
mineurs où passaient en boucle les tout premiers films – ou plutôt court-métrages – à
caractère pornographique, le spectateur du musée d'Orsay devenait, lors de l'exposition
de l'hiver 2015-2016, visuellement un client de la prostitution, c'est intellectuellement
que le lecteur de nos œuvres se fait complice de la transaction et, ainsi, nos auteurs, qui
montrent les filles de toutes conditions sous tous les aspects de leur vie mise à nu,
deviennent à leur tour des proxénètes, des souteneurs qui ne s'assument pas. Dans
L'Histoire de la sexualité, Foucault s'intéresse à cette question de la prostitution, en la
percevant comme un « lieu de tolérance » :
la maison close et la maison de santé seront ces lieux de tolérance : la prostituée, le
client et le souteneur […] semblent avoir subrepticement fait passer le plaisir dans l'ordre des
choses qui comptent ; les mots, les gestes, autorisés alors en sourdine, s'y échangent au prix
fort. Là seulement le sexe sauvage aurait droit à des formes de réel, mais bien insularisées, et
à des types de discours clandestins, circonscrits, codés124.
Ce serait donc, ici, au travers de la littérature que l'acte de prostitution même se rend
possible, que son tabou explose au grand jour, devant le lecteur. Incapables de donner à
voir un spectacle objectif, de poser un regard clinique sur la prostituée – et, plus
généralement, sur la femme – nos auteurs se rendent coupables aux yeux de leurs
lecteurs, avec qui ils développent malgré tout une relation paradoxalement de
connivence. De fait, ce lecteur peut-il rétablir une justice dans cette représentation
presque absente de la prostituée ? Son statut de client l'autorise-t-il à défaire l'auteur de sa
souveraineté sur son texte ou est-il au contraire dans la même position que lui ? Il semble
alors que le seul moyen d'avoir un véritable accès objectif à la vie de prostitution de
l'époque soit par les textes à valeur clinique, c'est-à-dire les rapports de police, ou ceux de
médecins tels que Parent-Duchâtelet qui met au jour tous les problèmes authentiques de
la prostitution. Cependant, cette objectivité particulière crée deux problèmes, essentiels
124 Foucault, Michel. Histoire de la sexualité. Coll. « Tel ». Paris : Gallimard, 1994, p. 11.
62
dans le contexte de ce mémoire : tout d'abord, on remarque, qu'une fois de plus, la voix
féminine n'est pas entendue. L'absence de femmes médecins ou policiers crée de cette
manière un vide en terme de point de vue historique. Quant au second problème, il
dépend plutôt du genre littéraire sur lequel nous nous sommes penchés ici : la question
d'un réalisme objectif et féminin est-elle réellement nécessaire en fiction ? L'absence d'un
regard et d'une voix de la prostituée elle-même enlève-t-elle au plaisir de lire, qui,
quoiqu'on en dise, reste le moteur principal de la lecture, la seule véritable raison pour
laquelle, chaque jour, des milliers de personnes ouvrent un livre.
63
Bibliographie
Bibliographie primaire :
-Corpus :
Balzac, Honoré de. Splendeurs et misères des courtisanes. Coll. « Folio Classique ».
Paris : Folio, 2010 [1838-1847], 781 p.
Dumas fils, Alexandre. La Dame aux camélias. Coll. « Classiques ». Paris : Pocket, 1998
[1848], p. 25-250.
Gautier, Théophile. « Lettre à la Présidente ». Coll. « Petite Collection ». Paris : Mille et
Une Nuits, 1997 [1850], 47 p.
Goncourt, Edmond de. La Fille Élisa. Paris : Sillage, 2012 [1877], 157 p.
Maupassant, Guy de. « L'Armoire » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris :
Folio, 2015 [1884], p. 71-79.
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[1884], p. 54-70.
--------. « Mademoiselle Fifi » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio,
2015 [1882], p. 27-44.
--------. « La Maison Tellier » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio,
2015 [1881], p. 151-190.
--------. « L'Odyssée d'une fille » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris :
Folio, 2015 [1883], p. 45-53.
Zola, Emile. Nana in Les Rougon-Macquart II. Coll. « Pléiade ». Paris : Gallimard, 1961
[1880], pp. 1092-1745.
-Textes du même auteur :
Balzac
Illusions perdues. Coll. « Folio classique ». Paris : Gallimard, 1995 [1837], 699 p.
64
Le Père Goriot. Coll. « Le Livre de Poche ». Paris : LGF, 1983 [1835], 479 p.
Dumas fils
La Dame aux camélias. Pièce en cinq actes. In La Dame aux camélias. Coll.
« Classiques ». Paris : Pocket, 1998 [1852], p. 251-331.
Le Demi-monde. Books on Demand Ltd, 2014 [1855], 166 p.
Gautier
Émaux et camées. Coll. « Poésie ». Paris : Gallimard, 1981 [1852], 277 p.
Mademoiselle de Maupin. Paris : Charpentier, 1880 [1834], 421 p.
Goncourt
Goncourt, Edmond et Jules de. Germinie Lacerteux. Coll. « GF ». Paris : Flammarion,
1990 [1865], 308 p.
Maupassant
« L'Ami Patience » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015
[1883], p. 193-201.
« Boule de suif » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1879],
p. 95-150.
« Ça ira » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1885], p. 202213.
« Le Horla »
« Nuit de Noël » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1882],
p. 214-220.
« La Parure ». Coll. « Les Authentiques ». Paris : Ducolot, 1992 [1884], 47 p.
« Le Port » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ». Paris : Folio, 2015 [1889], p. 8091.
« Les Vingt-Cinq Francs de la supérieure » in Les Prostituées. Coll. « Folio Classique ».
Paris : Folio, 2015 [1888], p. 221-228.
65
Zola
La Curée. Paris : Fasquelle, 1954 [1871], 393 p.
La Faute de l'abbé Mouret. Coll. « Folio Classique ». Paris : Gallimard, 2006 [1875], 503
p.
Une page d'amour. Coll. « Folio ». Paris : Gallimard, 1989 [1877], 404 p.
-Autres œuvres littéraires dédiées à la prostitution :
Bibliographie secondaire :
-Ouvrages, chapitres et articles :
Monographies
Adler, Laura. Les Maisons closes : 1830-1930. Coll. « Pluriel ». Paris : Fayard, 2011, 264
p.
Authier, Catherine. Femmes d'exception, femmes d'influence. Une histoire des
courtisanes au XIXe siècle. Paris : Armand Colin, 2015, 384 p.
Beyssat, Claire Dupin de, Corbin, Alain et Pludermacher, Isolde. Splendeurs et misères,
Abécédaire de la prostitution au XIXème siècle. Coll. « M/'O ». Paris : Flammarion,
2015, 207 p.
Corbin, Alain. Les Filles de noce. Coll. « Champs Histoire ». Paris : Flammarion, 2015,
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Gonzalez-Quijano, Lola. Capitale de l'amour : filles et lieux du plaisir à Paris au
XIXème siècle. Coll. « Chroniques ». Paris : Vendémiaire, 2015, 320 p.
Horn, Pierre L., et Pringle, Mary Beth. The Image of the Prostitute in Modern Literature.
New-York : Frederick Ungar Publishng Co., 1984, 147 p.
Houbre, Gabrielle. Le Livre des courtisanes : Archives secrètes de la police des moeurs
(1861-1876). Coll. « Archives Contemporaines ». Paris : Editions Tallandier, 2006, 637
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Houbre, Gabrielle, Pludermacher, Isolde et Robert, Marie. Prostitutions. Des
représentations aveuglantes. Coll. « M/'O ». Paris : Flammarion, 2015, 232 p.
66
Lano, Pierre de. L'Amour à Paris sous le Second Empire. Consulté le 12 décembre 2015.
Disponible sur https://books.google.com.
Maugère, Amélie. Les Politiques de la prostitution. Du Moyen-âge au Xième siècle. Coll.
« Nouvelles Bibliothèques Thèses ». Paris : Dalloz Livres, 2009, 358 p.
Parent-Duchâtelet, Alexandre. La Prostitution à Paris au XIXe siècle. Coll. « Points
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Rounding, Virginia. Les Grandes horizontales : vies et légendes de quatre courtisanes du
XIXème siècle. Coll. « Anatolia ». Paris : Editions du Rocher, 2005 , 374 p.
Seymour-Smith, Martin. Fallen Women. London : Thomas Nelson And Sons LTD, 1969,
210 p.
Solé, Jacques. L'Âge d'or de la prostitution. De 1870 à nos jours. Paris : Plon, 1993, 666
p.
Articles et chapitres
Bernheimer, Charles. « Cashing in on Hearts of Gold: Balzac and Sue ». In Figures of Ill
Repute. Representing Prostitution in Nineteeth-Century France. Cambridge : Harvard
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--------. « Decomposing Venus: The Corpse of Naturalism ». In Figures of Ill Repute.
Representing Prostitution in Nineteeth-Century France. Cambridge : Harvard University
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Marion : American Association of Teachers of French, 1971, p. 117-128.
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68