Marguerite de NAVARRE – L`Heptaméron – 1580-1592

Transcription

Marguerite de NAVARRE – L`Heptaméron – 1580-1592
Marguerite de NAVARRE – L’Heptaméron – 1580-1592
Sœur de François 1er, Marguerite de Navarre est une femme cultivée, amie des écrivains de son temps. Son
recueil de nouvelles, l’Heptaméron, a été écrit à l’imitation de celui de Boccace, le Décaméron (14ème siècle).
L’auteur italien avait imaginé que 10 personnages s’étaient réunis dans un château pour échapper à l’épidémie de
peste qui ravageait la ville. Chacun racontait une histoire par jour, pendant 10 jours. Le recueil compte donc au
total 100 nouvelles. Marguerite de Navarre met en scène quant à elle 5 hommes et 5 femmes retenus dans une
abbaye des Pyrénées. Chaque après-midi, ils se racontent des histoires. Le recueil n’a pu cependant être rédigé
intégralement. Il comporte 72 nouvelles, divisées en 7 parties, d’où le titre.
Une batelière s'échappa de deux cordeliers1, qui la voulaient forcer2, et
fit si bien, que leur péché fut su à tout le monde.
NOUVELLE CINQUIEME
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Au port à Goulon, près de Niort, y avait une batelière qui jour et nuit
ne faisait que passer un chacun. Advint que deux cordeliers dudit Niort
passèrent la rivière3 tous seuls avec elle ; et, pour ce que le passage est un des
plus longs qu'il y ait en France, pour la garder d'ennuyer, vinrent à la prier
d'amour : à quoi elle fit telle réponse qu'elle de voit. Mais eux, qui pour le
travail du chemin n'étaient lassés, ne pour froideur de l'eau refroidis, là n'aussi
pour le refus de la femme honteux, se délibérèrent4 la prendre tous deux par
force, ou, si elle se plaignait, la jeter dedans la rivière. Et elle, aussi sage et fine
qu'ils étaient malicieux5, leur dit : « Je ne suis pas si mal gracieuse que j'en fais
le semblant, mais je vous veux prier de m'octroyer6 deux choses, et puis vous
connaîtrez que j'ai meilleure envie de vous obéir que vous n'avez de me
prier. »
Les cordeliers lui jurèrent par leur bon saint François7, qu'elle ne leur
saurait demander chose qu'ils ne lui octroyassent, pour avoir ce qu'ils
désiraient d'elle. « Je vous requiers8 premièrement, dit-elle, que vous me juriez
et promettiez que jamais à homme vivant nul de vous ne déclarera notre
affaire. » Ce qu'ils lui promirent très volontiers. Ainsi leur dit : « Que l'un
après l'autre veuille prendre son plaisir de moi ; car j'aurais trop de honte que
tous deux me vissiez ensemble. Regardez lequel me veut avoir le premier. » Ils
trouvèrent très juste sa requête, et accorda le plus jeune que le plus vieux
commencerait ; et, en approchant d'une petite île, elle dit au beau père9 le plus
jeune : « Dites là vos oraisons10, jusqu'à ce que j'aie mené votre compagnon ici
devant en une autre île; et si à son retour il se loue de moi, nous le larrons ici
et nous en irons ensemble. » Le jeune sauta dedans l'île, attendant le retour de
son compagnon, lequel la batelière mena en une autre ; et quand ils furent au
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1
. Moine itinérant et mendiant, appartenant à l’ordre des Franciscains fondé au début du 13ème siècle par Saint François d’Assise. Une corde
leur sert de ceinture.
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. Prendre par la force, violer.
3
. La Sèvre niortaise.
4
. Décider de…
5
. Disposés à faire le mal.
6
. Accorder.
7
. Saint François s’Assise, qui fonda l’ordre des Cordeliers.
8
. Demande.
9
. Formule usuelle de politesse, employée par raillerie.
10
. Prières.
bout, faisant semblant d'attacher son bateau, lui dit : « Mon ami, regardez en
quel lieu nous nous mettrons. »
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Le beau père entre en l'île pour chercher l'endroit qui lui serait plus à
propos ; mais, sitôt qu'elle le vit à terre, donna un coup de pied contre un
arbre et se retira avec son bateau dedans la rivière, laissant ces deux beauxpères aux déserts, auxquels elle cria tant qu'elle put : « Attendez, Messieurs,
que l'ange de Dieu11 vous vienne consoler car de moi n'aurez aujourd'hui
chose qui vous puisse plaire. »
Ces deux pauvres cordeliers, connaissant la tromperie, se mirent à
genoux sur le bord de l'eau, la priant ne leur faire cette honte, et que si elle les
voulait doucement mener au port, ils lui promettaient de ne lui demander
rien. Et, s'en allant toujours, leur disait : « Je serais folle si, après avoir échappé
de vos mains, je m'y remettais. » Et, en retournant au village, appela son mari
et ceux de la justice, pour venir prendre ces deux loups enragés, dont12, par la
grâce de Dieu, elle avait échappé de leurs mains. Eux et la justice s'y en
allèrent si bien accompagnés, qu'il ne demeura grand ne petit qui ne voulût
avoir part au plaisir de cette chasse. Ces pauvres fratres13, voyant venir si
grande compagnie, se cachèrent chacun en son île, comme Adam14 quand il se
vit devant la face de Dieu. La honte mit leur péché devant leurs yeux, et la
crainte d'être punis les faisait trembler si fort, qu'ils étaient demi-morts. Mais
cela ne les garda d'être pris et menés prisonniers, qui ne fut sans être moqués
et hués d'hommes et de femmes. Le mari disait : « Ils n'osent toucher l'argent
la main nue, et veulent bien manier les cuisses des femmes, qui sont plus
dangereuses. » Les autres disaient : « Sont sépulcres par dehors blanchis, et
dedans pleins de morts et de pourriture. » Et un autre criait : « A leurs fruits
connaissez-vous quels arbres sont. »
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Croyez que tous les passages que l'Écriture dit contre les hypocrites
furent là allégués contre les pauvres prisonniers ; lesquels, par le moyen du
gardien, furent secourus et délivrés, qui15 en grande diligence16 les vint
demander, assurant ceux de la justice qu'ils en feraient plus grande punition
que les séculiers17 n'en sauraient faire ; et, pour satisfaire à partie, protesta
qu'ils diraient tant de suffrages et prières qu'on les voudrait charger. Par quoi
le juge accorda sa requête et lui donna les prisonniers, qui furent si bien
chapitrés du gardien, qui était homme de bien, que oncques plus18 ne
passèrent la rivière sans faire le signe de la croix et se recommander à Dieu.
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. Ange consolateur qui apparaît au Christ priant et souffrant au Mont des Oliviers. Emploi ironique.
. …aux dents desquels elle avait échappé.
13
. « Frères » en latin, employé ici ironiquement.
14
. Adam se cacha de la face de Dieu après avoir commis sa faute.
15
. L’antécédent de « qui » est le gardien.
16
. Très vite.
17
. Ceux qui vivent dans le siècle et ne sont liés à aucun engagement religieux. Les cordeliers échappent à la justice séculière et sont punis par
leur supérieur, ou gardien.
18
. Jamais plus.
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QUESTIONS :
1. Dégagez la structure de la nouvelle et donnez un titre à chacune de ses parties. Quels liens
voyez-vous entre elles ?
2. Montrez que ce récit est empreint de l’esprit humaniste de la Renaissance.
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