La douce symphonie du crépuscule, Chapitre 3

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La douce symphonie du crépuscule, Chapitre 3
Chapitre 3
Je viens de me rendre compte que, vu que j’étais dépassé par les
événements, j’en ai oublié de parler un peu plus de moi, ce qui n’est pas poli du
tout. Bon, je vais vous faire une meilleure présentation qu’un peu plus tôt.
Moi, c’est Frank. Frank Elduin. J’ai 17 ans, et suis d’origine elfico-atlante.
De par cette nature hybride, je suis métamorphe de naissance. Voilà, l’essentiel
est dit, mais je sens qu’il va encore y avoir des petits malins qui en voudront
plus. Donc, je reprends.
Sous ma vraie forme, je suis moche. Ça, c’est dit. Pour mieux vous
expliquer, je vous invite à chercher une photo de lamproie, une de Gollum dans
Le Seigneur des Anneaux, une d’un alien de la série éponyme avec Sigourney
Weaver dedans, et une image du Slenderman du jeu vidéo Slender, sur Internet.
Alors, pour faire simple... J’ai une peau blafarde, un nez inexistant
remplacé par deux fentes façon Lord Voldemort dans Harry Potter, deux gros
yeux globuleux d’une pâleur désastreuse et une bouche remplie de petits crocs
comme ceux d’un brochet. Autre détail notable, la petite lanterne naturelle qui
pendouille comme un filet de bave devant mon front.
Oui, je vous avais prévenu que je suis pas le sosie de Brad Pitt.
Pour la suite, disons que, de une, j’ai les pieds palmés, dans le style Donald
Duck ; de deux, j’ai des épines dans le dos le long de ma colonne vertébrale, des
tentacules partant de mes omoplates, des bras qui pendouillent jusqu’au sol,
parce que je suis obligé de me tenir accroupi sous ma véritable apparence,
terminés par deux mains griffues qui ont souvent rayé le parquet du salon, et
que j’ai une queue (non, aucun jeu de mots salace) longue de deux mètres.
Et le titre de l’homme le moins sexy de l’univers est décerné à... Frank
Elduin !
Eh oui ! La nature aime bien faire faire des blagues aux hybrides... Enfin...
Surtout aux hybrides elfe-atlante.
Autre détail notable, je porte une marque de naissance à l’épaule gauche.
Bon, là, je sens qu’il y en a encore qui veulent en savoir plus.
Je suis né le 3 mars 1996 dans une maternité d’Atlantis. Ma mère avait
caché mon existence à la famille atlantéenne, et pour cause ! Quand ils ont vu le
monstre que j’étais, et suis encore, surtout dans une culture où la beauté prime
sur tout, ils ont voulu savoir qui était le papa, papa qui avait de lointaines
origines elfiques, et là, ils nous ont bannis... (Petite rectification, j’ai une marque
de presque-naissance à l’épaule gauche) Parce qu’avoir un papi dans les hautes
sphères de l’Atlantide, ça aide, quand on doit lancer un rituel de bannissement
et qu’il faut des liens avec la famille... Résultat, trois jours après ma naissance, je
porte en bleu azur la Marque de l’Exilé, dont je ne pourrais jamais me défaire.
En tout cas, j’ai eu beaucoup de chance, une famille de dauphins m’a aidé
à remonter à la surface... Enfin, c’est ce dont j’ai toujours rêvé, donc ne vous
moquez pas !
Bon, oui, je ne me suis pas noyé au beau milieu de l’océan Atlantique.
Mais je n’ai jamais vu de dauphin de ma vie. En fait, ben... Prévenu de mon...
existence, le bureau atlantéen de l’Association s’est chargé de mon
rapatriement, ainsi que celui de ma famille, vers le seul pays ayant une structure
spécialisée dans la prise en charge d’hybrides. À savoir, la France.
Après avoir vécu trois ans dans une crèche spécialisée, ils se sont vite
aperçu que quelque chose clochait avec moi. Enfin, tout cloche en moi, mais
c’était un truc tellement louche que ben voilà. Un jour, j’avais perdu mon
doudou (un joli lapin jaune dans un pyjama bleu) sous une armoire normande.
Personne ne semblait avoir remarqué mes pleurs, alors que je braillais comme
un métalleux à un concert d’Iron Maiden. Et là, réaction instinctive : mioche veut
doudou, doudou il aura. C’est beau, la nature... Ma main s’est transformée en
une parfaite réplique de la peluche (c’est que je l’aimais, mon lapinou) au
détriment de quelques centimètres de queue (toujours pas de jeu de mots
graveleux, non, je vous vois venir).
Voilà comment on a découvert que j’étais métamorphe.
Depuis, ben, j’essaie d’avoir une vie à peu près normale, entre les cours, la
maison et l’Association. Enfin, facile à dire quand on doit toujours adopter une
forme humaine en public et se concentrer autant dessus que sur une leçon
d’électronique particulièrement louche.
Parce que oui, là, je suis en cours.
« Le courant dans le collecteur du transistor se note IC = βIB... Oui monsieur
Elduin ?
Oui, c’est bien moi qui te demande la parole, crétin...
- Je peux aller à l’infirmerie ? Je me sens vraiment pas bien, là..., que je dis
avant de m’effondrer sur ma table.
En même temps, je veux pas dire, mais laisser les vitres fermées par 32°C à
l’intérieur et à l’ombre, on aura vu plus intelligent. Et bien sûr, vu qu’on a eu la
bonne idée de m’élire délégué de classe, M. Lacroix ne sait pas qui désigner pour
m’accompagner.
Finalement, je sens qu’on me passe de l’eau froide sur le visage.
Quelqu’un me passe son bras sur l’épaule. Aller ! C’est parti mon kiki !
L’infirmerie est un petit bâtiment... enfin, plutôt un préfabriqué blanc
qu’on aurait redécoré pour qu’il ressemble vaguement à un bâtiment en grès. En
son centre, il y a une unique porte vitrée, encadrée par deux, toutes aussi
uniques, fenêtres en verre dépoli. Mon porteur inconnu sonne et me dépose
devant l’huis, me laissant en plan comme les chaussettes sales dans ma
chambre.
Quand monsieur l’anonyme est assez loin, je quitte mon air pantelant
d’ivrogne qui s’est pris une cuite monumentale pour prendre mon visage le plus
impassible possible. La porte s’ouvre et je n’ai pas à m’installer dans la salle
d’attente, vu qu’il n’y a personne. Troisième porte à droite. Ouverte, comme
toujours lorsque j’ai une mission en cours. Pourquoi, me direz-vous ? Parce
qu’ici, il y a Floriane.
Floriane, c’est l’assistante sociale de mon bahut. Vingt-quatre ans, un peu
plus petite que moi, de courts cheveux noirs encadrant un visage de poupon...
Floriane, quoi.
Massilia Sound System m’accueille dans son bureau alors que je m’installe
dans un moelleux fauteuil en cuir. D’ailleurs, j’en ai oublié de préciser que
Floriane est mon agent de liaison avec l’Association au sein de mon bahut. Pas
qu’il y ait tant d’Agents stagiaires que ça ici, mais c’est la plus qualifiée du bureau
parisien en ce qui concerne mes maladies. Parce qu’autant je résiste à une
épidémie de choléra sans problème, autant une simple gastro peut m’être fatale.
Eh oui, je vous avais bien dit que j’étais étrange !
Le son de la chaîne hi-fi fut baissé sur La Fille du Selecta alors que je posais
mon sac de cours au sol. Floriane entrait avec enthousiasme.
« Alors, Frank, c’était comment, l’électronique ?, me lança-t-elle.
- Ben, j’ai appris que les transistors bipolaires auront ma mort... Mais
sinon, tout va bien. Des nouvelles du vrai Awayën ?
- Plus ou moins... On nous a encore signalé trois cambriolages, et devine le
contenu du butin...
- Euh... Nombreux objets d’art atlante, dont des statuettes en cuivre ?
- Comme d’habitude, quoi... C’est pourquoi Walter m’a demandé à ce que
tu sois « malade comme un chien », ce sont ses mots, pour la semaine... Paul
t’attend sur le parking avec un topo sur la suite des événements.
Paul, c’est le coloc’ de Floriane. Cent-vingt kilos de muscles pour une tête
de plus que moi, ce gars de vingt-cinq ans a de longs cheveux noirs en catogan,
deux yeux francs couleur d’émeraude, et qui se laisse pousser une barbiche qui
lui sied à merveille. Il pourrait jouer dans un remake de Conan le Barbare que ça
m’étonnerait pas... Je ne l’ai jamais vu se battre autrement que dans des vidéos
de jeu de rôles grandeur nature. Et il est vraiment balèze.
Floriane encense la pièce en brulant des feuilles de cigüe fraîche et de
digitale, pour leur vertu toxique, dans un bol en obsidienne, pour sa vertu
esthétique, avant d’entamer un charabia incompréhensible. Pour ceux qui ne
comprennent pas le sumérien, je fais la traduction : « Que vous, qui êtes en
bouquet dans les mains de la Mort, fassiez paraître celui sur qui je vous souffle
malade. » Et pourquoi les langues mortes, me demanderont certains ? Parce que
la magie y est plus réceptive. Le must selon Jasper, un autre Stagiaire que j’ai
rencontré lors d’un séminaire, c’est le quenya. Mais vu que très peu de monde
peut se vanter de parler couramment haut-elfique, il y a des alternatives, comme
l’araméen, le grec, le gaëlique ou le sumérien. Ou, même si j’ai peur de paraître
égocentrique, en vieil atlantéen.
Eh oui, c’est pas en espéranto qu’on pourra bloquer un Balrog sur un pont en
pierre (Une allusion ? Où ça ?)
Et Flo me souffle la fumée âcre en plein visage. Bon, au moins une chose
est sûre : si la formule n’a pas marché, au mois je serais vraiment malade ! Elle
me tend un miroir de poche, dans lequel je me contemple sans tarder.
Et ben la vache ! Beau boulot... Je m’y connais pas vraiment en magie,
juste les sorts élémentaires, mais là, chapeau... Mon reflet a une peau presque
aussi blafarde que si j’étais sous ma véritable forme et j’ai des yeux gonflés
comme ça devrait pas être permis...
« Allez, le devoir t’appelle... », conclut l’assistante sociale en pointant la
porte du doigt. Je sors de la pièce en sifflant d’admiration.
Paul m’attend à l’extérieur, puis, sans un mot, m’accompagne à sa voiture
en claudiquant. Depuis qu’il a eu un accident de type ruade de troll, sa hanche
est fissurée, ce qui l’oblige à boiter la plupart du temps.
La Logan traverse les rues de Paris avant de se garer devant le musée du
quai Branly. Pourquoi ? Une grande exposition d’art grec. Et vu que l’Association
fait passer l’atlante pour du grec antique aux yeux des Normaux, c’est là que
viendra notre Arsène Lupin.
Attendez, je viens de parler des Normaux, là ? J’ai pris du retard... En gros,
les humains lambda, c’est les Normaux. Les créatures-qu’on-pense-qu’ellesexistent-pas-alors-qu’en-fait-si, comme les vampires, kobolds, goules, garous ou
autres trolls, entre autres, c’est les Anormaux. L’Association sert à gérer les
Anormaux pour que les Normaux continuent à ne pas croire en leur existence, et
ce en employant des Paranormaux, comme moi, qui sont des humains mais avec
une capacité spéciale, comme la Métamorphie dans mon cas. Mais non, faire
pipi vachement loin, ça compte pas.
Bon, revenons à nos moutons. Pourquoi est-ce que je sais que l’expo est la
cible de notre monte-en-l’air ? Premièrement, parce qu’un bon tiers des œuvres
exposées sont atlantes. Ensuite, parce que ça lui ferait un challenge de taille, et
que de ce que je sais de lui, défi est son deuxième prénom. Enfin, et surtout,
parce qu’il n’y aura pratiquement aucun vigile...
IJDEN EL'ADÈ ORĀN
VULDAR DAK...», je dis en regardant Paul.
«
Quand je vous disais que c’était pratique de parler atlantéen pour
pratiquer la magie, je rigolais pas ! Enfin, c’est pas de la magie à proprement
parler, c’est de la Likandh, une forme dérivée de la magie que les atlantes ont
créé avec l’aide des elfes il y a... pfiou... belle lurette.
Là, j’en ai perdu certains, il me semble, avec mon histoire de sort. Je fais la
traduction : « Ijden ellad ounèt’ren orān vûldar dak... Ce qui signifie « Dans la
brume, rien ne peut percer... »
Autre précision, il y a plusieurs façons de pratiquer la magie. Pour la
Likandh, il s’agit de phrases bien codifiées et récitées de façon poétique (encore
cette foutue de culture du Beau...) et qui ne nécessitent pas d’ingrédient spécial
la plupart du temps, contrairement à la magie fondamentale dont je vous ai
parlé plus haut, avec la fumigation à la cigüe et digitale.
Voyant les traits de Paul se tordre, s’étrécir, pour enfin disparaître de la
surface de ce monde, j’ai compris que j’ai plutôt réussi dans mon incantation.
Sourire intérieur. Parce que la dernière fois que j’ai tenté de lancer un sort en
Likandh, la seule chose que j’ai réussi à faire, c’est faire exploser un pot de fleurs
dans le salon.
C’est parti. On est dans la place.