MEP Les Mille et Une Nuits 15,2

Transcription

MEP Les Mille et Une Nuits 15,2
Pascal Bancourt
Les Mille et Une Nuits
et leur trésor de Sagesse
Éditions Dangles
Distribuées et diffusées par D. G. DIFFUSION
Z.I. de Bogues
31750 ESCALQUENS
ISSN : 0182-063X
ISBN : 978-2-7033-0690-0
© Éditions Dangles, 2007
B.P. 17147 – 31671 Labège cedex
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation
réservés pour tous pays.
INTRODUCTION ’
ne se mesure pas à sa richesse matéL
rielle, à son expansion territoriale ou à la force de ses armées, mais à
l’empreinte que gravent dans la mémoire collective les plus brillantes proA GRANDEUR D UNE CIVILISATION
ductions de son génie. À son époque glorieuse, la culture arabe donna naissance à d’illustres créations artistiques et littéraires qui continuent, de nos
jours encore, à soutenir son prestige. L’une de ces œuvres impérissables, Les
Mille et Une Nuits, a acquis une renommée universelle ; l’énoncé de son
titre suffit à faire resurgir une atmosphère mêlée d’enchantement, de splendeur et de mystère liée à la magie d’un Orient fabuleux. Cette réputation
n’a rien d’immérité ; l’homme moderne aurait beaucoup perdu du sens de la
beauté s’il n’avait goûté aux émotions, d’une rare qualité, qu’offrent de tels
ouvrages d’exception quand on ressent, par leur intermédiaire, que quelque
chose de profond traverse les barrières de la réalité pour éclairer une existence insipide et froide.
Les Mille et Une Nuits transportent le lecteur dans un monde irréel où
l’on pénètre sans difficulté. Toutefois, ni les apparences ni les habitudes de
pensée n’autorisent à réduire ces histoires à une fantaisie gratuite. Leur
objectif premier n’était pas de divertir ni de fournir un dérivatif à l’ingratitude de l’existence, mais de communiquer un message d’une haute portée
qui appelle l’homme à se comprendre lui-même. Cela suppose que l’on
regarde Les Mille et Une Nuits comme la transcription, sous l’aspect de fables
allégoriques, d’un enseignement que dispensaient autrefois d’authentiques
maîtres spirituels. L’un des moyens qu’employèrent les écoles de Sagesse
pour transmettre leur savoir fut de le travestir sous forme de contes. Dans
les confréries soufies, les maîtres avaient coutume d’instruire leurs élèves en
leur contant des histoires allégoriques, plus efficaces qu’un cours théorique
abstrait. Ces récits inspirés, plutôt que d’asséner une pensée sentencieuse,
distillent une sagesse que l’intellect cérébral à lui seul ne capte pas dans son
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LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
entier. Le côté récréatif des contes agit comme une ruse ; quand la vérité
entre dans l’oreille sous cet habillage, elle s’insinue dans l’âme de l’auditeur
par le biais d’images vivantes. L’aspect facétieux de ces fables se concilie fort
bien avec le sérieux du sujet ; le soufisme, qui fut l’un des principaux inspirateurs des Mille et Une Nuits, a lui aussi comporté une face volontiers comique
et frondeuse.
De tout temps, les contes traditionnels, et pas uniquement ceux du
monde arabo-musulman, ont fait miroiter aux hommes la présence du mystère, car leur imaginaire voile une pensée hermétique profonde. Leurs allégories éveillent dans le psychisme de subtiles résonances en servant de
support à des idées que le mental ne peut saisir dans toute leur étendue, et
dont une partie restera toujours inexprimable avec les mots, mais auxquelles
sont réceptives les couches profondes de la conscience. Les contes ont
recours au langage suggestif de l’image pour transmettre des vérités qui
échappent à l’intellect ordinaire. C’est cette force évocatoire des symboles,
leur efficacité à toucher les facultés extrasensitives de l’âme, qui confère aux
récits leur climat mystérieux et fascinant.
À mesure qu’on élucide le symbolisme des contes, on se convainc qu’ils
répondent à une préoccupation constante touchant à l’accomplissement de
l’être humain et à la finalité de l’existence. La civilisation arabo-musulmane
qui vit naître ces écrits n’a pas seulement brillé par son esthétisme, son
raffinement et son avancée dans les sciences du monde extérieur ; il fut un
temps où son élite intellectuelle possédait un avantage considérable dans
la connaissance de l’homme. Les modalités subtiles de la conscience sont
devenues à notre époque un territoire inconnu, alors qu’elles firent autrefois l’objet d’une science approfondie. Les aventures que relatent en images
Les Mille et Une Nuits ont pour cadre la vie intérieure de l’être humain, et
c’est pourquoi, dans quelque endroit profond de la conscience, le lecteur se
reconnaît dans le message que délivrent ces histoires, et il reste sensible à
l’appel qu’elles lui adressent à entrer en contact avec sa propre réalité essentielle.
Les récits fabuleux n’ont donc pas pour finalité d’exorciser d’obscures
craintes ancestrales, ni de servir d’exutoire à des fantasmes inavoués dont
le raffinement littéraire maquillerait le caractère honteux. Il n’est nullement
question de récuser la puissance des stimuli enfouis dans l’inconscient, ce que
la psychanalyse a fort bien mis en lumière, mais on ne fera jamais accepter
à un authentique amoureux des arts l’idée selon laquelle l’inspiration ayant
donné corps aux cathédrales, à la Joconde de Léonard de Vinci, au Requiem
de Mozart ou à la Comédie humaine de Balzac n’aurait pris source que dans
le besoin de sublimer un obscur conflit intérieur. Les Mille et Une Nuits
n’auraient pas suscité un tel émerveillement si leur sujet réel, la réalité invi8
INTRODUCTION
sible de l’âme humaine, se réduisait à un chaos d’excitations instinctuelles.
Dans les épisodes où le héros croise des êtres infernaux ou lumineux, un lecteur averti apprend à reconnaître les pouvoirs créateurs présents en luimême. Cette façon de regarder les personnages ou les créatures surnaturelles
des contes comme figurant soit des composants immatériels de l’être
humain, soit des puissances agissant dans son intériorité, nous implique
dans ces récits ; elle enrichit notre représentation de l’homme en révélant
son fonctionnement ainsi que les possibilités d’évolution dont il est porteur.
Une création littéraire gagne sa dimension universelle quand elle captive à la fois les enfants, les adultes et les sages, ces trois âges faisant référence à la sensibilité et à la maturité des individus plus qu’à leur année de
naissance. Le climat enchanteur des Mille et Une Nuits ne pouvait que plaire
aux enfants, dont le regard neuf est très réceptif. Dans la seconde classe
d’âge, les lecteurs adultes reconnaissent une incontestable qualité littéraire
aux versions de cet ouvrage qui leur sont destinées. Mais l’œuvre admet un
troisième niveau de lecture ; elle délivre un message subtil qui ne joue pas
pour rien dans son pouvoir de fascination, car ce message, même s’il échappe
à la conscience ordinaire, éveille un écho dans le psychisme profond. Sous
leur volontaire simplicité, les contes font entrer la sagesse en l’homme par
le biais de l’attraction qu’exercent sur lui la beauté et le mystère. Sans cette
astuce, l’individu resterait trop souvent sourd, craintif ou indifférent vis-àvis de la Vérité.
Pour faciliter la lecture des Mille et Une Nuits à un jeune public, on mit
entre ses mains des versions expurgées ; on estimait notamment prématuré
de livrer certains détails sur les relations intimes entre hommes et femmes
à des lecteurs n’ayant pas encore atteint l’adolescence. Mais on préserva le
contenu magique de ces contes, de sorte que les têtes juvéniles furent très
tôt imprégnées par l’enchantement des histoires comme celles d’Aladin,
d’Ali Baba ou de Sindbad le marin. Ce succès auprès des jeunes lecteurs a
cependant porté un certain préjudice aux Mille et une Nuits, car un public
mal informé les a longtemps réduites à un accessoire de récréation pour
enfants. Les spécialistes sont néanmoins revenus de ce préjugé qui, il y a
encore peu de temps, reléguait les contes au rang de divertissement destiné
aux enfants ou à un peuple ignorant ; leurs travaux accréditent l’idée selon
laquelle Les Mille et Une Nuits méritent bien mieux que de traîner une
connotation infantile.
Les Mille et Une Nuits ont vu leur place reconnue dans le registre des
compositions littéraires de premier rang. Les personnes cultivées qui ont
entrepris d’en lire l’une des traductions n’ont pas regretté leur curiosité; elles
eurent souvent la surprise de découvrir une œuvre riche, à la fois énergique, croustillante et raffinée, pimentée d’un humour très fin et parée
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LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
d’une incontestable qualité d’écriture. L’expression, ingénieuse et enjolivée,
cultive un style ornemental propre aux auteurs orientaux, habiles à ciseler
les phrases, à enrober le message de fioritures et à le revêtir d’images colorées. La puissance évocatrice des formules nous ferait presque partager la
saveur des plats aromatisés, la splendeur des habitations, l’ivresse des parfums d’Arabie ou l’éclat des joyaux qui rehaussent la beauté des femmes.
Derrière la sensualité libre et osée de l’expression, rien de vulgaire ou de
trivial ne transparaît. Le ton ludique du récit, prompt à célébrer les plaisirs
esthétiques et sensoriels, ne trahit aucun rejet du spirituel, en dépit des
apparences profanes avec lesquelles il se plaît à jouer. Le propos rayonne
d’une vie surnaturelle sans se départir de sa légèreté, assuré qu’il est de ne
rien perdre de l’éclat que lui communique la Vérité vivante.
Depuis la première publication en Europe des Mille et Une Nuits, le
public occidental a toujours fait bon accueil à ce produit d’un univers culturel autre que le sien. Ce succès, qui n’a jamais faibli et s’est étendu au monde
entier, ne repose pas uniquement sur l’attrait de l’exotisme ; bien qu’il
s’agisse d’une œuvre anonyme, Les Mille et Une Nuits n’ont rien à envier aux
ouvrages majeurs signés par des auteurs de renom. Ce monument de la littérature mondiale fait partie des rares écrits dont l’éclat soit comparable au
théâtre de Shakespeare ou aux épopées d’Homère, car il donne corps à des
images vivantes qui imprègnent la mémoire pour la vie. Si des personnages
fictifs comme Don Quichotte, Gulliver, Gargantua, Faust ou Robinson
Crusoë sont devenus des mythes depuis que le génie de leur créateur leur a
conféré une existence presque réelle, d’autres héros comme Aladin, Ali
Baba, Shéhérazade ou Sindbad le marin sont tout autant ancrés dans l’imaginaire collectif ; l’émerveillement que suscitent leurs histoires se perpétue
de façon intacte au-delà des siècles.
Comme toute création de premier ordre, la puissance évocatoire des
Mille et Une Nuits a inspiré diverses formes d’expression artistique. La littérature, le théâtre et les arts plastiques en ont reproduit les principaux thèmes.
L’exotisme du recueil s’est répandu dans les spectacles et dans de nombreuses images graphiques. Des artistes inspirés ont illustré les contes en
s’efforçant, parfois avec un louable succès, de restituer leur atmosphère
enchantée. Des ballets furent dansés sur ces histoires. En musique, le motif
fut repris par divers compositeurs, le premier qui vient en tête étant Nikolaï
Rimski-Korsakov, dont l’excellente suite symphonique, Shéhérazade,
reconstitue une ambiance orientale saisissante par la richesse de ses sonorités. Le cinéma ne tarda pas à s’emparer du sujet, et les dessins animés
n’ont pas manqué de mettre en forme quelques-uns de ses contes parmi les
plus fameux.
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INTRODUCTION
Les Mille et Une Nuits jouent sur divers ressorts susceptibles de toucher
le lecteur ; on y lit des récits d’aventure, des histoires d’amour, des fables
morales et des épisodes humoristiques. Des relations de voyage terrestres et
maritimes exploitent l’attrait de l’inconnu. On croise toutes sortes de figures
emblématiques : des personnages féminins au charme troublant, des représentants de tous les métiers à la fortune inégale, des sages, des rois et des
ministres, ou d’humbles personnages qui ne brillent pas moins par leur grandeur d’âme. Des êtres fantastiques, fées ou génies, sont parfois au centre du
tableau. On baigne dans une atmosphère d’une extrême diversité : dans
l’agitation des villes, des ports et des marchés, ou dans la solitude des déserts
ou des cimetières; dans d’opulentes demeures et de somptueux palais ou dans
de pauvres masures ; dans les sortilèges et le fantastique ou dans la piété
religieuse ; dans les bruyantes activités du jour ou dans le silence de la nuit ;
dans la plus haute élévation spirituelle ou dans l’insalubre ambiance des
ambitions et des passions qui gravitent autour des mirages de ce monde. Le
récit est toujours sujet à rebondissement, le héros pouvant passer du grand
luxe à la misère totale, de la volupté à la souffrance; mais derrière les drames
ou les triomphes et sous la familiarité du ton, le mystère garde le dernier mot.
Le message des Mille et Une Nuits restera lettre morte si nous ne voyons
dans ces narrations qu’une fantaisie parée tout au plus d’une valeur artistique
et littéraire. C’est en restituant la signification hermétique de leurs images,
parfois exagérées jusqu’à l’absurde, que ces fables dévoileront leur sens profond. Les contes initiatiques ne livrent pas leur témoignage au premier degré.
Au-delà d’une lecture immédiate aisément intelligible, ils invitent à ranimer l’enseignement dont ils sont porteurs. Leurs métaphores couvrent des
vérités difficiles à conceptualiser, car elles relèvent d’un domaine que n’appréhendent pas les facultés humaines ordinaires, mais l’être intérieur ne leur
demeure pas moins réceptif. Pour découvrir les perspectives que Les Mille
et Une Nuits ouvrent à la conscience, l’érudition académique s’avère d’une
utilité secondaire parce qu’elle n’aborde le sujet que de l’extérieur, à l’exemple des interprétations qui cherchent à asseoir les textes sur des faits historiques. On ne saurait davantage localiser dans le monde visible les lieux où
ces aventures fantastiques entraînent le lecteur, les repères géographiques
n’étant eux-mêmes que des indications d’ordre allégorique. Le réveil du
sens spirituel exige que l’on se rende réceptif à la dimension intemporelle
des contes qui doit se vivre au présent, et non dans un passé idéalisé.
Pour déceler les vérités qu’entendent dispenser les contes, une analyse
purement discursive ne peut suffire. Une interprétation satisfaisante serait
d’ordre ésotérique, si l’on appelle ésotérique toute approche qui conduit
l’homme à dépasser la conscience ordinaire. La compréhension se produit
par un acte difficile à définir, assimilable à un contact. Depuis son plus jeune
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LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
âge, l’homme appréhende les choses au moyen de l’analogie. Avant d’élaborer une pensée verbale, il perçoit par intuition; il n’apprendrait jamais rien
s’il ne devait compter que sur une formulation du savoir par les mots. Le
symbolisme des contes l’appelle à reproduire, dans le domaine du spirituel,
le procédé identique à celui qui opère de façon naturelle dès le premier
apprentissage de la vie. La démarche ne renie pas la pensée logique et
rationnelle, mais comme la raison tend à refouler ce qui lui échappe, il est
nécessaire de la prolonger en cultivant l’intuition, la seule faculté humaine
susceptible de livrer la clef de l’énigme. Le sens subtil de l’intuition est
assez mal réparti chez les individus, mais on peut l’éveiller au prix d’un
patient exercice de l’attention visant à développer l’ouverture.
De plus en plus de chercheurs ont relevé que les contes cachaient des
récits initiatiques et que leur langage symbolique exprimait une transformation de la personnalité, mais leur conception de l’initiation est restée
bien en deçà de la signification que prenait ce concept dans les anciennes
civilisations : celle d’une technique spirituelle éprouvée, apte à opérer une
véritable mutation de l’être. Les contes méritent d’être qualifiés d’initiatiques quand ils rendent compte de l’expérience réelle que tentèrent, en
d’autres temps, les candidats engagés dans leur propre transmutation. Les
récits dramatisent ce que vécurent ces initiés. Ils décrivent un schéma de
réalisation spirituelle en illustrant le parcours accompli dans l’univers intérieur, par lequel certains êtres éveillés accédèrent aux différents états de
conscience. Cette voie n’était pas accessible à tous en raison de ses dangers,
ce qui explique qu’elle ait été tenue secrète, et que son accès ait été restreint
à un petit nombre d’individus aptes à affronter l’épreuve sans s’exposer à de
sérieux dommages.
Une technique spirituelle suppose, pour être efficace, que les maîtres initiateurs aient possédé une parfaite connaissance de l’être humain, de sa
constitution et de son fonctionnement. Les auteurs ou les inspirateurs des
Mille et Une Nuits se firent l’écho de ce savoir. Les pays de l’islam eurent
leurs écoles initiatiques comme toutes les grandes traditions spirituelles du
monde, que ce soit en Inde, au Tibet, en Chine, dans l’ancienne Égypte,
en Grèce, dans le monde celte ou au Moyen Âge chrétien. Il n’y a que le
monde moderne qui ait perdu cette tradition, ce qui se ressent dans l’absence
de grands sages porteurs de lumières, que ne remplacent pas les prétendues
élites intellectuelles. Dans le monde musulman, les enseignements ésotériques furent véhiculés par au moins deux courants, très proches l’un de
l’autre, que furent le soufisme et l’alchimie. Le soufisme a inspiré non seulement Les Mille et Une Nuits, mais aussi bien d’autres œuvres poétiques qui
ont marqué la littérature persane et arabe. Quant à l’autre tradition ésotérique connue sous le nom d’alchimie, elle n’avait rien à voir avec l’image
12
INTRODUCTION
qui persiste encore de nos jours à son sujet, et qui réduit cette discipline à
une démarche naïve et empirique visant à fabriquer de l’or. L’alchimie
constituait une technique spirituelle assimilable au processus initiatique
par ses objectifs et ses procédés. L’approche ésotérique des Mille et Une Nuits
révèle, chez les anciens alchimistes arabes, la possession d’une science dont
les modernes ne soupçonnent pas la profondeur.
Le décryptage de l’ésotérisme des Mille et Une Nuits, loin de dépouiller
l’œuvre de son parfum magique et enchanteur, doit éclairer d’une lueur
nouvelle la puissante émotion que génère l’appel du mystère, car dès que le
mental se met en phase avec la dimension profonde du récit, il donne vie
à ses images et à l’enseignement qu’elles véhiculent. Les Mille et Une Nuits
convient le lecteur à prendre part au voyage, conformément à la signification symbolique du mot : celle d’une évolution qui transforme l’individu
de l’intérieur, même s’il ne s’agit pas de lui faire revivre une mutation aussi
radicale que celle qu’affrontaient les anciens initiés. Le mystère appelle
l’homme à élargir sa perception pour prendre conscience de sa réalité
méconnue ; il réactive la mémoire secrète d’un savoir enfoui en lui. Cette
expérience, si limitée soit-elle, procure un sentiment vivifiant bien différent
d’une banale satisfaction intellectuelle. Cette porte ouverte sur un monde
décrit comme féerique n’a rien d’une fuite devant le réel, car elle participe
à la démarche par laquelle l’homme met au jour sa nature profonde, pour
conforter la certitude que son existence a un sens.
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AUX SOURCES DES MILLE ET UNE NUITS appelé en arabe Alf layla wa layla, Les Mille et Une
L
Nuits, nous vient d’un temps où brillait une civilisation savante et raffinée qui eut pour point de mire la prestigieuse cité de Bagdad. La capitale
E RECUEIL DE CONTES
de l’empire arabe, que le calife Al-Mansour fonda en 762 sur les bords de
l’Euphrate, devint le centre du monde arabo-musulman et aussi, pourraiton dire, la capitale intellectuelle du monde civilisé. À son apogée, sa population cosmopolite parlait toutes les langues, et diverses religions s’y côtoyaient
dans une mosaïque de peuples. Les poètes ont exalté la beauté de la ville
avec ses palais, ses maisons d’un luxe inouï, ses mosquées, ses jardins et ses
bains publics. Sa verte campagne, arrosée par les réseaux d’une technique
élaborée, offrait l’image du paradis terrestre. Dans le reste de l’empire, l’irrigation fit verdir les sols, favorisant la diffusion de nouvelles cultures, tandis
qu’un artisanat réputé se développait, avec parmi bien d’autres activités la
joaillerie, l’orfèvrerie, la céramique, le tissage, la maroquinerie… En même
temps, les marchands arabes entretenaient des relations dans toute la Méditerranée, en Asie du Sud et jusqu’en Extrême-Orient.
Le déplacement de la capitale arabe de Damas vers Bagdad, qui suivit le
remplacement de la dynastie omeyyade par les Abbassides, entraîna des
conséquences majeures; l’intellectualité arabe, en se rapprochant des limites
orientales de son domaine, s’enrichit au contact des aires persane et indienne.
À l’héritage culturel méditerranéen se superposa l’héritage asiatique, et la
splendide cité de Bagdad, située à un croisement de civilisations, devint
un creuset intellectuel où les arts furent poussés au raffinement. Ses philosophes, ses musiciens, ses artistes et ses savants élaborèrent une culture de
premier ordre en assimilant les antiques sciences des Mésopotamiens, des
Égyptiens, des Grecs, des Perses et des Indiens. C’est ainsi que les Arabes
découvrirent la numérotation indienne, qui favorisa tant l’ingénierie et la
recherche scientifique. À Bagdad, l’université al-Mustansria, qui fut la pre15
LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
mière université au monde, contribua à la renaissance de l’esprit humain ;
en rassemblant toutes les connaissances de l’époque, elle devint un foyer de
développement scientifique. Son impulsion anima les autres universités du
monde musulman, que l’Occident chrétien prendra pour modèles ; Bassora,
Samarcande, Damas, le Caire, Kairouan, Fez, Marrakech, Grenade et Cordoue
reprirent le flambeau d’al-Mustansria. Les sciences et les arts se propagèrent
dans ce terrain propice jusqu’aux portes de l’Europe, dont l’obscurité fut tempérée par les lumières de l’Orient.
C’est cet espace culturel, fruit d’un grand métissage, qui vit paraître Les
Mille et Une Nuits. Le monde arabe musulman a repris ce corpus dont l’origine lui était étrangère. La thèse dominante veut que le fond originel vienne
de l’Inde et qu’il ait gagné la Perse, où il aurait été recomposé et enrichi pour
donner naissance à un premier recueil appelé le Hazar Afsana, Les Mille
Contes (1). Cette œuvre, qui rapporte l’histoire de Shahrâzâd (Shéhérazade),
aurait été traduite en arabe à Bagdad, à une époque que l’on situe autour
de la seconde moitié du VIIIe siècle, quand des secrétaires persans firent
connaître des textes de leur culture d’origine. Au cours des siècles, les
conteurs arabes ont recopié et embelli ces fables indo-iraniennes islamisées,
qu’ils adaptèrent à leur milieu culturel, tandis que des ajouts ultérieurs intégrèrent au corpus des récits de l’Arabie préislamique, de l’Égypte antique,
des Grecs, des Syriens, des Hébreux, des zoroastriens et des soufis. À partir
de ces sources diverses, d’inspiration islamique et préislamique, les auteurs
successifs des Mille et Une Nuits ont ciselé une œuvre originale, devenue le
reflet vivant d’un monde en effervescence.
Il n’est pas sûr que le recueil indo-persan du Hazar Afsana soit parvenu
aux Arabes avec un nombre d’histoires égal à mille, et c’est probablement
en lui agrégeant des contes d’origines diverses, grecque, persane ou arabe,
que les lettrés seraient parvenus à ce total symbolique. En passant de Perse
en Arabie, la division en contes fit place à une division en nuits. Par la suite,
les fameuses nuits de Shéhérazade atteignirent le nombre intriguant de mille
et une. L’auteur anonyme de ce titre tant renommé, Les Mille et Une Nuits,
eut la bonne inspiration ; l’œuvre n’aurait pas rencontré le même succès si
elle avait gardé son intitulé initial des Mille Nuits. Le nombre mille fait
référence à l’éternité, au dépassement de la durée liée à l’existence terrestre ;
il laisserait néanmoins la sensation confuse d’une œuvre inachevée, alors que
le nombre mille et un marque un aboutissement. Il est dit, dans l’épilogue de
la version Mardrus (2), que la nuit après la millième « devint la date d’une ère
1. Nikita Elisséeff : Thèmes et motifs des Mille et Une Nuits (p. 20-23, Institut Français
de Damas ; 1949).
2. II, 107.
16
AUX SOURCES DES MILLE ET UNE NUITS
nouvelle ». Le nombre mille et un débute et se termine par le chiffre un, car
pour passer au degré supérieur et atteindre l’éternel présent, il faut revenir
à l’origine de toute chose, à l’Unité, la réalité ultime qui prime sur tout le
reste (3). L’unité qui s’ajoute à cet ensemble de mille nuits le transcende et
l’accomplit, parce que cette unité compte plus à elle seule que les mille
autres.
Dans presque tous les manuscrits dont on dispose, les récits, dont plusieurs s’enchaînent entre eux par un emboîtement en tiroir, se greffent sur
le cadre initial que constitue l’histoire de Shéhérazade. Ainsi, dans un conte
raconté par Shéhérazade, des personnages relatent l’un après l’autre leur
propre histoire ; l’un de ces interlocuteurs rapporte l’aventure d’un autre
personnage, lequel à son tour raconte d’autres histoires… Cette structure
ouverte et souple facilita, à différentes époques, l’incorporation de nouveaux
contes à ce noyau que forment les fameuses nuits de Shéhérazade. L’une de
ces ères les plus fécondes remonte aux IXe et Xe siècles, sous le califat abbasside, avec plusieurs récits où interviennent le calife Haroun al-Raschid et
son vizir Giafar. Une autre phase importante se situe au Caire à partir du
XIe ou XIIe siècle, sous le califat fatimide, avec un nouvel apport de contes
merveilleux. Le recueil acquit une forme stabilisée vers le XIIIe ou le
XIVe siècle, avec des textes en prose parsemés de poèmes, mais les rédactions
se poursuivirent jusqu’au XVIIIe siècle.
En 1704, le Français Antoine Galland, à partir de manuscrits qu’il rapporta de Syrie, publia la première traduction des Mille et Une Nuits dans une
langue européenne. Son édition, retraduite en d’autres langues, remporta un
succès immédiat. La découverte des Mille et Une Nuits suscita en Europe un
engouement pour l’Orient et ses mystères qui n’est jamais retombé depuis,
l’œuvre n’ayant cessé d’occuper l’imaginaire occidental avec une constante
faveur. Dans les années qui suivirent, de nouvelles traductions furent entreprises dans tous les pays. Entre-temps, on découvrit d’autres manuscrits
arabes, porteurs de récits inédits. Ces originaux, traduits en adaptant l’écriture au goût littéraire de leur époque, donnèrent lieu à de nouvelles versions.
Celle que publia Joseph-Charles Mardrus, au début du XXe siècle, relança
l’intérêt des milieux artistiques pour Les Mille et Une Nuits.
C’est Antoine Galland qui inséra à son recueil les fameuses histoires
d’Aladin, d’Ali Baba et de Sindbad le marin, que Joseph-Charles Mardrus a
reprises dans sa version. Partant de cette constatation, des exégètes modernes
prétendent exclure des Mille et Une Nuits ces récits qui ne s’y trouvaient pas
à l’origine, en dépit du fait que leur éviction priverait le livre de ses figures
les plus notoires. Mais les fervents supporters des Mille et Une Nuits, peu sou3. Cheikh Khaled Bentounès : L’Homme intérieur à la lumière du Coran (p. 41-42,
Albin Michel ; 1998).
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LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
cieux de ces considérations érudites, auront du mal à accepter qu’on ampute
l’œuvre des fictions qui contribuèrent pour beaucoup à sa renommée.
Sindbad, Aladin et Ali Baba sont désormais trop bien intégrés aux Nuits,
tant par l’habitude ancrée dans les esprits depuis des générations que par le
style de ces histoires, qui s’accordent fort bien au goût de leur famille
d’accueil. Ces contes ont gagné une légitimité telle que les versions arabes
ultérieures les ont adoptées. Antoine Galland ne fut d’ailleurs pas le premier
à grossir ce répertoire d’ajouts divers ; bien avant lui, les rédacteurs arabes
n’ont cessé d’insérer des contes à cet assemblage, pour lequel on ne connaît
aucune fixation définitive qui puisse servir de référence.
Sur le théâtre des Mille et Une Nuits que constitue la communauté arabe
musulmane vécurent d’autres groupes religieux comme les chrétiens, les
juifs et les zoroastriens. La cohabitation a parfois donné lieu à des réactions
d’incompréhension, mais les rédacteurs des Mille et Une Nuits firent preuve
d’un esprit d’ouverture tout différent de l’étroitesse qu’ont pu afficher
quelques-uns de leurs contemporains. Les contes mettent en scène un islam
tolérant, ouvert sur l’universel et prêt à intégrer les éléments étrangers
susceptibles de l’enrichir, qu’ils soient de source indienne, iranienne, grecque
ou chrétienne. Les penseurs musulmans ont proclamé ce qu’ils devaient à
ces divers fonds doctrinaux, qu’il s’agisse du christianisme oriental, du mazdéisme persan ou de la philosophie grecque, avec en particulier le pythagorisme et le néoplatonisme. Il faut également tenir compte de l’apport
hébreu et chinois, ainsi que de l’héritage mésopotamien transmis par les
Sabéens.
Les territoires devenus musulmans abritaient en outre d’anciens cultes
préislamiques dont la plupart héritaient de très vieilles mythologies ; ces
mythes étaient porteurs d’un message ésotérique dont peu de gens, à l’exception de quelques sages, saisissaient la portée. Dans la péninsule arabique, une
spiritualité vivante précéda longtemps l’apparition de l’islam; la Mecque fut
une cité sainte où les Bédouins se rassemblaient autour de la Kaaba, l’édifice cubique qui fut un sanctuaire polythéiste avant que Mahomet n’efface
de ses murs toute figuration. L’intolérance de certains califes n’empêcha pas
d’autres courants ésotériques, comme celui des Sabéens et celui des Coptes,
de se répandre dans les pays arabes depuis l’Égypte et la Mésopotamie. Les
Sabéens, les derniers héritiers de l’ancienne Chaldée, survécurent quatre
siècles en terre d’islam, où la religion dominante fut à leur égard tantôt
tolérante tantôt sectaire. De ces sources diverses, Les Mille et Une Nuits ont
repris les enseignements que la brillante imagination arabe reformula en
récits allégoriques, assortis à leur environnement culturel et religieux.
La spécificité arabe des Mille et Une Nuits se voit dans leur cadre géographique, avec des villes comme Bagdad, Bassora, Le Caire, Damas ou
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AUX SOURCES DES MILLE ET UNE NUITS
Alep. Des acteurs connus de l’histoire arabe, à l’exemple du calife Haroun
al-Raschid et de son vizir Giafar, trouvent place dans les contes, le procédé
consistant à ancrer le récit dans la réalité historique et géographique ayant
été maintes fois utilisé pour capter l’attention de l’auditoire. Il arrive cependant que les histoires confondent les époques et les personnages dont certains, en tout anachronisme, furent déplacés en des siècles antérieurs ou postérieurs à ceux où ils vécurent. C’est ainsi que Shéhérazade s’adresse au roi
Shâhriyâr, dont la dynastie sassanide dirigea la Perse du IIIe au VIIe siècle, pour
lui parler d’Haroun al-Raschid qui régna aux VIIIe et IXe siècles! Cette liberté
prise avec la chronologie n’est pas un signe d’incurie intellectuelle ; elle
invite le lecteur à rejoindre la dimension intemporelle où se positionne
l’œuvre. C’est dans cet espace élargi, affranchi des oppositions entre le
passé et le présent, entre le possible et l’impossible, et entre le réel et l’imaginaire, que le conte délivre sa parole.
Les besoins du message ont parfois obligé les contes à embellir leurs
acteurs. Le plus connu d’entre eux, Haroun al-Rachid (Aaron le Juste),
cinquième calife de la dynastie abbasside, régna de 786 à 809, à une période
considérée comme l’âge d’or de la civilisation arabo-musulmane. En sa qualité de calife, « remplaçant » du Prophète, il exerçait l’autorité sur tous les
musulmans à l’exception de ceux d’Espagne. Les Mille et Une Nuits ont
beaucoup contribué à la célébrité posthume de ce souverain, même si la réalité historique du personnage, qu’il serait plus exact de comparer à un
Saddam Hussein, fut bien éloignée de l’image enjolivée qu’elles donnent de
lui : celle d’un souverain sévère mais généreux, proche de ses sujets, redresseur de torts et garant de la justice. À la vérité, ce despote se montra aussi
capricieux, cruel et débauché que pouvait l’être un monarque oriental, gavé
de cruautés gratuites et blasé des nombreuses femmes recluses à sa merci dans
son harem.
Haroun al-Rachid laissa le soin de gouverner à son vizir Giafar, de la
famille d’origine perse des Barmécides, à qui les califes accordèrent leur
confiance depuis le début de la dynastie abbasside. Le très élégant et cultivé
Giafar fut un intime d’Haroun al-Rachid, jusqu’au jour où ce monarque
prit ombrage de la puissance et de la fortune des Barmécides, qui avaient
pourtant contribué pour beaucoup à sa gloire. Par une décision digne d’un
psychopathe, il fit trancher la gorge à Giafar et maltraiter son cadavre. Le
frère de Giafar ainsi que leur père, l’ancien grand vizir Yahia, furent jetés
dans des culs-de-basse-fosse, et les Barmécides bannis de toute charge officielle. Pour le reste, Haroun al-Rachid fut un gouvernant de faible envergure; il n’eut qu’à profiter du pouvoir qu’avaient consolidé ses prédécesseurs,
Al-Mansour et Madhi. Son originalité tient à l’habileté avec laquelle il sut
utiliser le luxe et les fastes comme instruments politiques. Après une triste
19
LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
fin de règne marquée par l’intolérance religieuse, il laissa son empire dériver sur la voie du déclin et de l’éclatement (4). Ainsi donc, chaque fois que
le calife Haroun al-Rachid interviendra dans un conte comme symbole
vivant de la Justice divine, il faudra pousser très loin l’abstraction quant à
ce que fut la sinistre réalité du personnage.
Plusieurs facteurs contribuèrent à la décadence de l’empire arabe. Sur le
plan politique, le califat abbasside fut inapte à sauvegarder son unité.
Comme l’a expliqué Fabre d’Olivet (5), une carence abrégea la durée de ce
régime, du fait que Mahomet n’avait guère songé à séparer l’autorité spirituelle du pouvoir temporel, de sorte que ses successeurs reprirent sur leurs
épaules la double charge que seul un prophète inspiré avait pu exercer
conjointement. L’empire, dont la prospérité reposait pour beaucoup sur
l’esclavage, déclina sous l’effet combiné de l’incurie administrative et des
révoltes qu’entraînèrent les injustices sociales. Sur le plan intellectuel, un
véritable recul prit date en 1019 quand le calife al-Qadir, sous la pression
de théologiens sunnites, interdit toute nouvelle interprétation du Coran et
du hadith en décrétant la « fermeture des Portes de l’Ijtihad », les portes de
la libre réflexion, sous prétexte que la recherche étant achevée, il ne restait
plus qu’à appliquer les explications qu’en avaient données les écoles juridiques. Les docteurs de la loi ne trouvèrent rien de mieux, pour préserver
leur pouvoir clérical, que d’amputer le message prophétique d’une dimension ésotérique qui leur échappait. Cet acte officiel, qui mit fin au libre
examen, stérilisa la pensée arabe pour des siècles. Depuis cette date fatale,
l’Orient arabe renonça à renouveler son inspiration et s’enferma dans une
rigidité qui le condamna à une longue décrépitude.
Après le pillage de Bagdad par les Mongols en 1258, la capitale ruinée
ne fut plus que l’ombre d’elle-même; mais le souvenir de sa splendeur passée
et son apport à la civilisation universelle ont continué à nourrir la fierté des
Arabes. Le califat abbasside, malgré les difficultés qui marquèrent son règne,
reste auréolé du souvenir d’une époque florissante. Une majorité d’Arabes
musulmans, Maghrébins y compris, garde la nostalgie d’un âge d’or où le
natif de Bagdad, du Caire ou de Damas se serait senti chez lui dans chacune
de ces cités, où les palais ouvraient leurs portes aux plus humbles des visiteurs,
et où le commerce rapprochait les gens plus qu’il ne les opposait. À l’heure
actuelle, à la suite de ce qu’il faut bien appeler « l’extinction des lumières »,
les Arabes, confrontés à l’importation brutale de modèles politiques étrangers sous forme de régimes policiers ou corrompus, vivent mal le décalage
entre la confusion du présent et la nostalgie de leur ancienne splendeur.
4. Michel Gall : Le Secret des Mille et Une Nuits (p. 264-279, Laffont ; 1972).
5. Antoine Fabre d’Olivet : Histoire philosophique du genre humain (t. II, p. 83-84, L’Âge
d’Homme ; 1974).
20
AUX SOURCES DES MILLE ET UNE NUITS
Les califes ont parfois favorisé l’effervescence intellectuelle et artistique,
avec pour arrière-pensée politique de profiter de ses retombées, mais ils
n’en furent pas les inspirateurs. L’éclat de la civilisation arabo-musulmane
tenait à un tout autre facteur ; elle résultait de la présence en son sein de
grands sages inspirés qui lui servirent de flambeaux. On a appelé de noms
divers – maîtres, cheikhs, saints ou guides – ces porteurs de lumière. Une
connotation affectueuse leur a valu les noms de Père ou de Mère, car le
monde musulman compta des femmes parmi ces vénérables personnes. De
cette élite qui œuvra à l’élévation spirituelle du monde, l’Histoire a retenu
des noms illustres comme Ibn Arabi, Rumi, Ghazali, Ibn al-Farid, Abd
al-Qadir al-Jilani ou Rabi’a Adawiyya, mais la plupart, peu soucieux de
renommée, sont restés anonymes et ne furent connus que du petit nombre
de leurs élèves, à l’instar des artistes du Moyen Âge qui laissèrent un témoignage de leur talent sans signer leurs œuvres. Ils n’en exercèrent pas moins
une influence capitale.
Ces grands sages honoraient la religion musulmane, mais quelques-uns
parmi eux connaissaient la valeur des anciens cultes préislamiques qui
avaient autrefois prévalu sur le terrain où prêcha Mahomet. Ces anciennes
croyances, même sous leur forme polythéiste, n’ignoraient pas l’Unité
divine. Dans les anciens temps, on n’avait nul besoin de formuler de toute
force cette vérité, tant elle paraissait évidente ; c’est parce que les hommes
l’avaient perdue de vue que la prédication de Mahomet dut énoncer avec
autant d’insistance l’absolue unicité de Dieu (6). Une mythologie dégénère
en superstition quand son symbolisme n’est plus compris ; c’est alors que ses
figures polythéistes tournent à l’idolâtrie. Mahomet, en récusant les résidus
de polythéisme hérités des anciens cultes, s’efforça d’écarter tout risque de
semblable déviation. La foi nouvelle assainit l’entendement des fidèles et
épura les mœurs des populations converties. Son action éducatrice cultiva
dans le peuple la droiture, la charité, l’hospitalité et l’humilité devant Dieu,
tandis que la négation de tout intermédiaire entre Dieu et l’homme chassa
la superstition, car le vaste domaine qui s’étend entre la Divinité et le monde
terrestre, que les anciens cultes peuplaient d’entités fabuleuses, ne serait plus
surchargé d’éléments suspects de fantasmagories. Non que l’islam nie l’existence des êtres surnaturels, leur réalité étant même attestée par le Coran,
mais sa pratique religieuse n’accorde à ces créatures aucun rôle décisif dans
l’évolution spirituelle de l’individu.
Dans cet univers mental apuré, quelle place resterait-il pour les anciens
mythes ? Les antiques mythologies, atteintes par le discrédit qui frappait le
polythéisme, allaient-elles sombrer dans l’oubli ? L’enseignement ésotérique
6. René Guénon : Aperçus sur l’ésotérisme islamique et le taoïsme (p. 39, Gallimard ;
2003).
21
LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
dont était porteur cet héritage allait-il se perdre sans remède à seule fin de
ne pas heurter de sourcilleux gardiens du dogme ? Des sages orientaux,
conscients de l’enjeu, ne laissèrent pas disparaître un patrimoine hérité des
âges antérieurs, dont l’origine remontait à l’aube de la pensée humaine.
Leur intention ne visait en aucune façon à remettre en cause le message
public de l’islam ; ces maîtres se seraient bien gardés de nuire à la religion
officielle à laquelle l’ésotérisme ne s’oppose nullement. Mais pour que
l’héritage des temps anciens puisse survivre, son habillage dut changer ; il
prit l’apparence de contes, très vite fixés sous forme écrite, que les littérateurs arabes allaient au cours des siècles ciseler et embellir. De surplus,
l’expression par métaphores évitait d’engendrer un dogme rigide, préjudiciable à une pensée dont le fond reste insaisissable à un mental ordinaire.
Les références à Dieu et au Coran qui ponctuent Les Mille et Une Nuits
ne sont pas l’effet d’un formalisme stéréotypé ; il ne fait aucun doute que ces
textes soient profondément ancrés dans la religion musulmane, en dépit de
l’apparence profane et irrévérencieuse que leur donnent parfois certains
thèmes licencieux. L’héritage préislamique, patent dans les contes, ne signifie pas que Les Mille et Une Nuits aient voulu opposer un syncrétisme rival
au monothéisme officiel. Il n’était certes plus pensable d’incarner l’Invisible
sous l’aspect de dieux ou de déesses, car toute résurgence d’un polythéisme,
même atténué, aurait entraîné de violentes accusations de retour à l’idolâtrie. En revanche, les êtres surnaturels, comme les fées ou les djinns, pouvaient subsister dans l’imaginaire des contes en tant que puissances bénéfiques, maléfiques ou neutres, dans la mesure où ces entités n’y font jamais
l’objet d’une quelconque allégeance religieuse. Il est même attesté que nulle
puissance, hormis celle de Dieu, ne peut s’imposer à un héros doté d’une
volonté ferme.
Les contes ont bien pour source l’imagination, ce qui n’autorise pas à ne
voir en eux qu’une fantaisie réduite à une simple récréation ; l’imagination, dans son sens supérieur, n’est pas une libre divagation mais un outil
de connaissance. Entre le monde sensible, physique, et le monde intelligible
se trouve le monde qu’on a appelé imaginal pour le différencier de l’irréalité
du monde imaginaire. Une chose peut exister, de façon tout aussi réelle, sur
le plan physique, sur le plan imaginal ou sur le plan spirituel. C’est dans cet
intermonde imaginal que les réalités spirituelles prennent corps sous forme
de visions prophétiques. Autrefois, les vrais savants avaient accès aux secrets
des différents mondes parce que leur faculté intellective fonctionnait de
concert avec leur faculté imaginative. L’interconnexion entre la pensée
philosophique, la vision prophétique et la faculté imaginale inspira les
contes, les fables et les épopées. Tout le secret des anciennes littératures
indienne, iranienne et arabe tient à leur capacité à transformer la doctrine
22
AUX SOURCES DES MILLE ET UNE NUITS
métaphysique en épopée, de façon à ce qu’elle devienne pour l’âme un événement partageable par un vécu. Grâce à ces récits visionnaires qui ne sont
ni des idéologies ni des théories abstraites, l’humanité n’a pas entièrement
coupé les liens avec l’univers spirituel et continue à se sentir concernée
par lui (7).
Divers courants initiatiques ont laissé leur marque dans Les Mille et Une
Nuits. En terre d’islam, le plus connu fut le soufisme ; mais il en a existé
d’autres, comme l’ismaélisme ou la naqshabandiya. Les Mille et Une Nuits
furent composées à une époque où l’initiation était encore une pratique
vivante ; avant qu’elle ne s’éteigne et que son savoir ésotérique ne se perde
sans remède, ses représentants ont pris soin de figer un maximum de cet
enseignement sous l’apparence des contes, à l’intention non seulement de
leurs disciples vivants, mais aussi des esprits curieux qui, dans la suite des
temps, sauraient percer leur signification.
Le soufisme représente l’ésotérisme ou l’intériorité de l’islam ; il se définit comme une voie initiatique ayant pour but d’atteindre la délivrance en
dépassant les limites de l’individualité. Sa démarche repose sur une méthode
éprouvée ; sous la direction d’un maître, le candidat suit un périple intérieur
qui le conduit à gravir la hiérarchie de l’être, sans qu’un tel cheminement
ne l’oblige à se retirer du monde (8). On trouvait des soufis dans toutes les
couches de la société, des plus humbles aux plus élevées ; plusieurs d’entre
eux furent médecins, commerçants ou artisans. Le soufisme inspira largement la culture, les arts et la littérature, la plupart des meilleurs représentants
de ce que l’islam compta d’écrivains, de poètes, de philosophes et de savants
ayant été soufis. À Bagdad, ce courant imprégna très tôt les milieux intellectuels, bien que le pouvoir ait parfois ressenti comme une menace le charisme des maîtres et l’influence des confréries. À certaines époques, le califat
abbasside persécuta les mouvements ésotériques suspectés de mettre en
péril l’ordre politico-religieux, et plusieurs soufis périrent victimes de son
inquisition. De nos jours, le soufisme participe pour beaucoup au renouveau
de l’islam, en dépit des fondamentalistes qui s’opposent à ses confréries.
Plusieurs voix soutiennent que le soufisme n’aurait guère préexisté à
l’islam, les premiers soufis ayant été des proches de Mahomet (9), alors que
selon d’autres avis autorisés ce courant remonterait à l’aube de l’humanité,
depuis que l’homme s’est mis à chercher la vérité. La réponse à cette question varie selon qu’elle se pose dans le fond ou dans la forme. Les connaisseurs s’accordent sur le caractère foncièrement coranique du soufisme, dont
la doctrine s’est développée à partir des dires du Coran et du Prophète, tout
7. Henri Corbin : L’Homme et son Ange (p. 250-253, Fayard ; 2003).
8. Éric Geoffroy : Initiation au soufisme (p. 11 et 19, Fayard ; 2003).
9. Gérard Chauvin : Soufisme (p. 31, Pardès ; 2001).
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SOMMAIRE Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Aux sources des Mille et Une Nuits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le message caché des contes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Avertissement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le roi Schahriar et son frère Schahzenan . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les nuits de Shéhérazade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’âne, le bœuf et le laboureur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le marchand et le génie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le vieillard et la gazelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le vieillard et les deux chiennes noires . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le vieillard et la mule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le pêcheur et le démon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le roi grec et le médecin Douban . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le mari et le perroquet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le vizir et le fils du roi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le prince aux jambes de marbre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les trois sœurs et les trois calenders . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire du premier calender . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire du deuxième calender . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’envieux et l’envié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire du troisième calender . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire de Zobéida . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire d’Amina . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Fin de l’histoire des trois sœurs et des trois calenders . . . . . .
Les sept voyages de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le premier voyage de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le deuxième voyage de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . .
Le troisième voyage de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . . .
Le quatrième voyage de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . .
365
7
15
25
35
37
43
48
53
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59
62
65
71
74
76
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135
140
LES MILLE ET UNE NUITS ET LEUR TRÉSOR DE SAGESSE
Le cinquième voyage de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . .
Le sixième voyage de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le septième voyage de Sindbad le marin . . . . . . . . . . . . . . . .
Les trois pommes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Noureddin Ali et Bedreddin Hassan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le bossu de Kachgar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire que raconta le marchand chrétien . . . . . . . . . . . . . .
Histoire que raconta le pourvoyeur du sultan . . . . . . . . . . . .
Histoire que raconta le médecin juif . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire que raconta le tailleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le premier frère du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le deuxième frère du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le troisième frère du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le quatrième frère du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le cinquième frère du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le sixième frère du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Fin de l’histoire du barbier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Abdoulhassan et Schemselnihar . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Camaralzaman et Badoure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Amgiad et Assad . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Noureddin et la belle Persane . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Beder roi de Perse et Giauhare . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ganem et Fetnah . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Alishar et Zoumourroud . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le dormeur éveillé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Aladin et la lampe merveilleuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
L’aveugle Baba Abdalla . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire de Sidi Nouman . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire de Hassan le marchand cordier . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ali Baba et les quarante voleurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Histoire d’Ali Cogia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le cheval enchanté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Le prince Ahmed . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Les deux sœurs jalouses de leur cadette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
La vocation actuelle des Mille et Une Nuits . . . . . . . . . . . . . . . . .
Références des contes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Références bibliographiques des ouvrages cités . . . . . . . . . . . . . .
Sommaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
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193
196
198
201
204
207
210
213
219
228
239
247
257
263
271
281
293
299
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