kvm 4 : purely diagrammatic 2, besançon- séoul
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kvm 4 : purely diagrammatic 2, besançon- séoul
KVM 4 : PURELY DIAGRAMMATIC 2, BESANÇONSÉOUL-ANGERS, WORKSHOP Cette nouvelle série de documents, destinés à être activés tels des partitions de danse par des interprètes dans le cadre de workshops et autres performances collectives, commence par des pages extraites d’un ouvrage de John Harvey Kellog intitulé Man, The Master Piece publié en 1886. John Harvey Kellog est un médecin hygiéniste du XIXe siècle dont nous avons découvert le travail grâce à l’ouvrage de Beatriz Preciado intitulé Le Manifeste contra-sexuel. L’auteur y mentionnait le fait que le bon docteur Kellog, outre le fait d’avoir préconisé l’absorption de céréales au petit-déjeuner — ce pourquoi il est connu aujourd’hui — avait abondamment prescrit l’usage de techniques hydrothérapiques et également breveté des ceintures de chasteté — en fait une mini-cage anti-onanisme — pour lutter contre la masturbation infantile (à laquelle il prêtait tous les maux 1). Dans le chapitre How to Be Strong de Man, the Masterpiece, après quelques planches instruites par la typique logique réformiste de l’« avant-après 2 » (ici avec des muscles et sans les muscles), il fait la promotion de l’exercice physique à la maison en usant du mobilier domestique comme d’un véritable appareillage de gymnase (la première planche est en effet titrée : Home Gymnasium Apparatus [fig. 1-2]). S’inscrivant dans une philosophie (classique, voire ultra-conservatrice) que, après Michel Foucault, nous pourrions qualifier de « technologie de soi », John Harvey Kellog fait remonter ce type d’exercices aux grecs anciens et aux romains en occident, mais aussi aux indiens et aux chinois en orient (via l’invention d’ap1. Nous avons utilisé depuis cette longue liste d’« effet indésirables », de « dommages collatéraux », liés à la masturbation, dans Purely Diagrammatic 1 — Working Drawing…, une performance collective qui s’est tenue au Magasin, Centre national d’art contemporain de Grenoble, en février 2011. 2. Que nous retrouverons quasiment telle quelle chez Frederick Taylor ci-après (logique comparative basique dont se saisiront par la suite les publicistes). Il y a effectivement un avant et un après management scientifique et les sociologues parlent volontiers aujourd’hui de la « seconde révolution bureaucratique » pour qualifier l’ère néolibérale ; lire : Béatrice Hibou, La Bureaucratisation du monde à l’ère néolibérale, La Découverte, 2012. 64 Fig. 1 paratus spécifiques tels que les haltères, dumbelles, et les massues, Indian-clubs). Animal locomotion de Eadweard Muybridge a été publié une année plus tard (1887). Il témoigne quant à lui de l’influence grandissante de la photographie dans les arts et dans les sciences. C’est, en effet, grâce à la photographie que Muybridge avait résolu, quelques années plus tôt, en 1972, le fameux paradoxe de ÉtienneJules Marey qui déclarait que, un temps durant, les sabots d’un cheval au galop ne touchaient pas terre (malmenant ainsi la vision traditionnelle, largement faussée, du grand peintre équestre Ernest Meissonnier, notamment). Malgré l’utilisation de la très reconnaissable grille orthonormée 3, nombre de planches de Muybridge sont loin d’être stricto sensu scientifiques : on retrouve très clairement une « survivance » des beaux-arts dans les poses, académiques, de ces modèles vivants. Dans The Human Figure in Motion — An Electro-Photographic Investigation of Consecutive Phases of Muscular Actions (1901, réédité en 1913), on décèle également une forme de classement hiérarchique pour le moins discriminant entre les hommes athlètes tout d’abord (en haut de la pyramide des sujets nobles) et les forgerons au travail ensuite ; puis, après seulement, viennent les femmes (habillées quand elles proviennent de la bourgeoisie ; nues ou œuvrant à des simulacres de tâches domestiques pour les basses classes [fig. 3]) ; les enfants et les animaux enfin. 3. Héritage paradoxal de l’anthropologue évolutionniste John Lamprey, qui utilisait un cadre en bois sur lequel étaient tendus des fils de soie pour « étudier » la physionomie de la population indigène malayenne dès 1868. Fig. 2 Fig. 3 Quelques années plus tard, Frank et Lilian Gilbreth dans Fatigue Study, The Elimination of Humanity’s Geatest Unnecessary Waste, A first Step in Motion Study (1916, réédité en 1919), appliquaient leur recherche photographique, très étudiée au cadrage et au montage, en vue de conférences ou de publications, au « management scientifique » 4. Ce qui nous intéresse prioritairement dans l’ouvrage de ce couple de proto-designers industriels, dans le cadre de notre projet KVM et de nos recherches sur le design et la performance, c’est la focale qu’ils portent, et les améliorations qu’ils apportent, à l’assise, aux sièges [fig. 4], dans le monde du travail, dans leur lutte contre la « mauvaise fatigue » (unnecessary fatigue : celle indue donc, ne résultant pas de la seule « bonne fatigue » liée au travail). Beaucoup plus connu et beaucoup plus brutal aussi dans ces écrits — ancien ouvrier, Frederick Taylor considère ni plus ni moins ses ex-collègues comme de vé- thématisées à l’extrême, il était impossible pour un ouvrier de les comprendre ; ritables « boeufs » inintelligents 5 —, rend directement hommage aux Gilbreth, dans mais là n’est pas le problème de Taylor —, qu’il apporta dans le secteur métallur- son ouvrage, mondialement célèbre, Principes d’organisation scientifique des usines gique notamment au moyen de règles de calcul complexes (mêlant jusqu’à douze (1912), en publiant un certain nombre de leurs clichés sur les améliorations appor- paramètres) permettant l’optimisation d’une machine-outil (une photographie, très tées dans le secteur de la maçonnerie (via la construction d’échafaudage — qui, statique, d’un tour industriel illustre ce chapitre [fig. 5]). À l’inverse des Gilbreth, ici en fait, ne sont rien d’autres, d’un point de vue formel, qu’un jeu de grilles en trois la démonstration ne passe pas tant par la photographie que par l’établissement dimensions). d’outils de calcul parfaitement abstraits, « purement diagrammatiques » (qui ont Taylor y présente également le type d’inventions — beaucoup moins concrètes : ma- nécessité selon ses dires jusqu’à vingt ou trente années pour être déterminés [fig. 6]). Ce sont ces derniers qui, d’une certaine manière, dépossèdent l’ouvrier de son 4. Lire le chapitre « Survey Photographs », in Fatigue Study, The Elimination of Humanity’s Geatest savoir-faire coutumier. Unnecessary Waste, A first Step in Motion Study, Franck B. Gilbreth & Lillian M. Gilbreth, The Mac- Le raccord que nous opérons ensuite avec l’architecte moderniste Le Corbusier est millan Compagny, New York, 1919, p. 31. 5. Contrairement aux Gilbreth, qui considèrent la fatigue du point de vue, peu ou prou, de l’« écologie sociale », comme « gâchis d’énergie » pour l’ensemble de la communauté humaine, Taylor vise lui à éliminer la « flânerie naturelle et systématique » des ouvriers — auxquels il prêtent une infinie mauvaise foi —, dans le seul but d’obtenir un rendement maximum, démultiplié, au sein de l’usine. Un exemple parmi d’autres de formule dévalorisante : « Cette besogne (la manutention de gueuses de fonte) est si simple et si élémentaire qu’il serait peut-être possible de dresser un gorille intelligent pour en faire un chargeur de gueuses plus économique qu’un homme », in Frederick Taylor, Principes d’organisation scientifique des usines, Dunod, 1912, p.56. 68 Fig. 4 et 5 à la fois logique et analogique — confer la célébration de la machine, ici sous la forme d’une turbine Brown-Bovery et du classeur Ronéo [fig. 7] comme modèle de rangement administratif pour les intérieurs domestiques 6. Logique parce que les « principes du construire » — l’étymologie du mot architecture, arkhè tekton — sont tirés de règles de calcul (à l’échelle du mobilier et du bâti) dans lesquelles est conventionnellement incluse — dans la continuité des représentations de Leonard de Vinci ou de Vitruve — la figure humaine (sous les traits stylisés, non genrés, bien connus du Modulor [fig. 8]). Ici s’arrête selon nous, du moins dans le développement chronologique que l’on en offre, l’ère moderne du fini pour céder la place à l’ère postmoderne du « fini-illimité » (pour reprendre les catégories établies par Gilles Deleuze après Foucault 7). Avec la découverte après-guerre, en 1953, de la double hélice de l’ADN par Francis Crick et James Watson 8, où à un nombre fini de gènes correspond un nombre illimité de combinaisons, commence en effet ce que nous pourrions appeler la « préférence pour la diagonale 9 ». Ce que nous avons choisi d’inaugurer par quelques dessins illustrant la célèbre « fonction oblique » de Claude Parent [fig. 9] 10. En contre-point de ces schémas, nous publions en annexe, les dessins — pour le moins ambivalents, à l’élégance néoclassique des dessins utopiques d’Étienne-Louis Boullée — que Claude Parent archi6. Les deux illustrations en question sont extraites de L’Art décoratif aujourd’hui (1925), Le Corbusier, Flammarion, 1996, p. 111 et 78. 7. Lire « Annexe : sur la mort de l’homme et le surhomme », in Foucault, Gilles Deleuze, Éditions de Minuit, 1986, p. 131-141. 8. Le titre de cette série d’ouvrages, Purely Diagrammatic, correspond en fait aux premiers mots de la légende du plus célèbre des diagrammes de XXe siècle, celui de la double hélice de l’ADN, publié pour la première fois par Crick et Watson dans le numéro du 25 avril 1953 de Nature (la légende de l’article « Molecular Structure of Nucleic Acids » commence en effet par ces mots : « This figure is purely diagrammatic… »). 9. Dix ans plus tard en 1963, l’architecte métaboliste japonais Kisho Kurokawa concevra son Helix City, qui reprend trait pour trait la forme hélicoïdale de la structure de l’ADN. Fig. 6 71 tecte a commencé à réaliser à partir de 1974 quand Électricité de France (EDF) lui confia la supervision de la conception de douze centrales nucléaires (il en construira lui-même deux : celle de Cattenom, en Moselle, en 1978, et celle de Chooz, dans les Ardennes, en 1984). Cette même fonction oblique est également présente en un sens dans l’architecture modulaire et nomade des dômes géodésiques de Richard Buckminster Fuller dont les applications, pour le moins paradoxales elles aussi, iront du gouvernement américain en pleine Guerre froide (pour les foires universelles de Kaboul [1956], Moscou [1959], Montréal [1967]), et de l’US Army (avec ses dômes héliportables utilisés pendant les guerres de Corée, 1953, et du Viêt Nam, 1954-1975), à la première communauté hippie de Drop City (1965), uniquement installée dans des dômes géodésiques psychédéliques 11. Buckminster Fuller lui-même a insisté sur la ressemblance formelle entre les dômes géodésiques, et leur principe de triangulation portante, et la vision fragmentée, stroboscopique, qu’il prête aux utilisateurs de LSD (Acide lysergique que la communauté de Drop City consommait plutôt consciencieusement 12). Comme le dôme géodésique, qui est en théorie « expansible », de l’échelle de maquette à celle de la ville de Manhattan, les visions provoquaient par le LSD débouchent sur un élargissement maximal de la conscience, visant une véritable et radicale sortie de soi (grid versus off the grid). Pour clore cette section occidentale, dans le domaine de l’architecture toujours, 10. Dans Vivre à l’oblique, Claude Parent s’en prend directement à la figure tutélaire de Le Corbusier : « Il faut parler de Le Corbusier car son nom est étroitement associé à une erreur capitale commises au nom du progrès et de l’évolution dans la structure de nos villes : la croyance dans l’habitation verticale à forte concentration, qui au lieu de résoudre les problèmes de sclérose urbaine n’a fait que les accroître au point de parvenir d’ici peu à l’asphyxie », in Vivre à l’oblique (1970), Claude Parent, Éditions Jean-Michel Place, 2012, p.15. 11. Lire : E3 — Energy and Everyone, une stratégie énergétique globale pour le vaisseau spatial terre ? World Game, 1969-1977, Richard Buckminster, Gene Youngblood, Medard Gabel, Éditions B2, 2012. 12. Acid Visions, l’architecture sous LSD, Felicity Scott, Éditions B2, 2012. Fig. 7, 8 et 9 73 ce principe de diagonalisation, doublé d’un phénomène d’horizontalisation, de la grille moderniste est également à l’œuvre dans les architectures théoriques, non construites, des architectes et designers italiens de Superstudio. Dans le célèbre projet Supersurface (1972), une grille horizontale chauffante envahit uniformément la surface de la terre [fig. 10] — ne laissant apparaître ici ou là que quelques morceaux de terre résiduels, intouchés —, permettant en outre de s’y plugger, d’y implanter son dôme, d’y vivre allongé, etc. C’est sur cette dialectique (assis-couché, occident-orient), significative selon nous du passage d’un hard power à un soft power, que nous voudrions nous concentrer pour finir. Cette « préférence pour l’horizontale » nous semble en effet pour le moins caractéristique du monde asiatique (n’oublions pas que le grand gourou du LSD, Timothy Leary, était également un fervent adepte du bouddhisme). Sans même parler de la mobilité de la grille moderne ici revisitée (sous la forme des portes, shoji, et cloisons amovibles, fusama, japonaises), ce que l’on appelle en coréen cette fois le ondol, un chauffage hypocauste, au sol, explique bien sûr cette « culture du sol » [fig. 11] spécifique à l’habitat oriental 13. Deux types de population nous semblent particulièrement intéressantes à analyser dans ce contexte. Ce sont, les retraités pour une part, fervents adeptes des saunas (où la chaleur provient également le plus souvent du sol), les hikikomori pour une autre, ces adolescents japonais « reclus », fans inconditionnels des nouvelles technologies informatiques. Tandis que leurs réalités virtuelles sont radicalement « augmentées » grâce à la technologie des réseaux, à cause de problèmes sociaux tels que le ratage scolaire et le chômage, ils font le choix de s’enfermer volontairement dans leur cellule d’habitation. Le « design intérieur » de ces dernières, constitué de déchets d’aliments et de produits culturels massifiés [fig. 12], ne nous semblait pas sans rapports, formels du moins, avec ces « travailleurs horizontaux » célèbres que sont André Malraux (dans l’élaboration de son Musée imaginaire [fig. 13]), Hugh Hefner, l’inventeur de Playboy, ou encore de Issei Sagawa, le célèbre anthropophage japonais [fig. 14]. Comme nous sommes nous aussi des travailleurs horizontaux, nous avons souhaité 74 Fig. 10, 11 et 12 finir la présentation de cet ensemble de documents par quelques vues de notre intérieur domestique, envahi par les résidus d’installations passées (chaises et mousses en tous genres dessinées par nos soins, tatamis, table basse – pyung sang en coréen, etc. [fig. 15]). Nous travaillons également, à l’heure de préparer les chemins de fer des livres d’images que nous réalisons, entourés d’images jonchant le sol. C’est pourquoi, plutôt que de proposer une conférence traditionnelle, appuyée par un non moins traditionnel Power Point, nous avons plutôt fait le choix de proposer d’activer ces documents analogiques, sous la forme de potentielles partitions à agir corporellement, lors de l’atelier que nous avons mené, et pour lequel nous avons réalisé cette édition, dans le cadre du séminaire « interculturalités performatives » du Diplôme universitaire Art-danse-performance de Besançon, le 4 juin 2013 14. 13. Lire à ce sujet : « La modernisation de l’habitat en Corée du Sud. Usage et images des appartements de style occidental », Valerie Gelezeau, in Annales de Géographie, 2001, t. 110, n°620, p. 405-424. 14. Le même matériau éditorial a par la suite été ré-expérimenté, en septembre 2013, lors d’un workshop à la Kaywon Art School, à Séoul, sur une invitation de Haeju Kim, ainsi qu’à l’École supérieure des beaux-arts d’Angers, à l’initiative de Sébastien Pluot, en novembre 2013. Fig.12 et 13 Fig. 15