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ndd 5 Vilma Fuentes Gloria roman traduit de l’espagnol (Mexique) par Virginie Gatti et Maxime Gaffiero édition revue par l’auteur Minos La Différence 13/08/2015 16:40 La gloria di colui che tutto move per l’universo penetra, e risplende in una parte più e meno altrove. Dante Gloria.p65 9 06/01/2009, 10:31 Gloria.p65 10 06/01/2009, 10:31 Première partie LE VOYAGE Gloria.p65 11 06/01/2009, 10:31 Gloria.p65 12 06/01/2009, 10:31 I DESTINATION : CASABLANCA Il est rare que les morts prennent congé. Sans que nous le sachions, ils s’en vont sans dire adieu, un peu en cachette, comme ces invités à une fête qui se souviennent brusquement d’un rendez-vous plus important et s’échappent par une porte dérobée. Le temps passe avant que nous ressentions leur absence : ils deviennent peu à peu invisibles avant de disparaître, se dissimulent entre les meubles, nous habituent à une présence vague, intermittente, diffuse, à peine perceptible. C’est peut-être leur forme de courtoisie. La dernière fois que nous nous sommes rencontrés, Alberto est parti sans me dire adieu. Je dormais et nous avons fini ainsi par nous séparer sans nous en rendre compte. Cela arrive souvent avec les êtres les plus proches, ceux que nous croyons continuer à voir durant toute la vie. Simplement, leur vie possède des mesures différentes. Il en arrive de même avec les désirs : ils durent parfois plus longtemps que les souvenirs. Ils surgissent soudain, légers, solitaires, souriants et limpides, au milieu d’un désert où il ne reste que le sable, fin et doré, Gloria.p65 13 06/01/2009, 10:31 14 volatile et infini, qui a coûté tant de siècles de labeur au temps. C’est l’unique chose encore vivante. Le reste, les souvenirs évoqués à notre guise, anniversaires, fleurs desséchées, photographies jaunies, dates, lettres, amours anciennes, appartient au passé. C’est une pure invention. Voilà pourquoi je me dis maintenant, après tant de nuits passées à me rappeler Alberto, à me demander ce que j’ai perdu à vivre loin de Mexico, que j’aurais mieux fait de laisser le vent balayer tout cela. Apprendre à oublier pour voir apparaître une nouvelle fois l’oublié. L’unique chose qui a été. Certains matins, de plus en plus rares, je ferme les yeux et je revois, malgré les dix années écoulées, les rayons de lumière vibrer dans l’air, tombant sur la table en bois d’un bar de San Angel : la musique d’un jukebox danse dans le vent chaud qui vient de la rue et berce les images qui jaillissent à son rythme. Les garçons vont et viennent entre les tables, les bras chargés de plateaux où reposent les assiettes fumantes et odorantes, les verres où les glaçons tintent, la bouteille de rhum, les coupes de tequila et de sangrita, les citrons verts. À nouveau le temps, étranger à l’anxiété de l’attente, hostile au jeu des apparences, oublieux de son propre cours, insomniaque, s’arrête et me soustrait au futur : l’amour sourit et me dérobe ses autres visages. Les yeux clos, la voix rauque, Alberto me raconte, cherchant les mots dans leur propre écho, ce qui nous arrive à cet instant. L’angoisse s’est envolée dans l’avion, parti il y a une heure et qui, bientôt, après avoir franchi la frontière mexicaine, fera escale à Houston avant de poursuivre Gloria.p65 14 06/01/2009, 10:31 15 son très long voyage qui, dans son vol contre le soleil, ravira un jour au temps : ce jour dont il ne peut y avoir de souvenir, où j’ai décidé de rester à Mexico. J’avais surveillé l’heure, vu passer chaque minute, calculé si je pouvais encore attraper cet avion avant son départ. J’imaginai mon siège vide quand les aiguilles de la montre m’indiquèrent qu’il était impossible d’arriver à l’aéroport avant l’embarquement. Ce fut une heure longue : vide comme la place qui m’avait attendue jusqu’au dernier moment, avant qu’une autre personne prît mon siège dans l’avion. De même que, dans cette ville de Mexico, les autres avaient occupé mon espace pendant toutes les années que j’avais vécues ailleurs, de même, à ce moment-là, j’usurpais un lieu qui n’était plus le mien, pendant qu’Alberto me parlait de tous ces jours passés sans moi qui nous éloignaient, en nous séparant, l’un de l’autre. Avec l’angoisse disparurent aussi les derniers doutes. Je respirai, soulagée, quand la montre m’indiqua le décollage de l’avion. La peine et l’anxiété s’estompèrent : la tristesse que je ressentais en pensant à Charles qui, sûrement endormi à cette heure où Paris appartient à la nuit, viendrait le lendemain à l’aéroport et m’attendrait, en vain. Demain à midi, il retournerait seul dans un Paris bien ordonné comme ses stations de métro, ses rues, ses horaires, ses immeubles et ses clochards. Un Paris pâle et glacial en ce mois de janvier dont les images m’échappaient à la vitesse de l’avion et disparaissaient dans la vie qui palpitait autour de moi. Je regardai les yeux fermés d’Alberto, silencieux à cet instant, ba- Gloria.p65 15 06/01/2009, 10:31 16 lançant sa tête au rythme de la chanson : Ta voix a pénétré mon corps et je la retiens prisonnière. La nuit dernière, nous l’avions écoutée vingt, trente fois, essayant naïvement dans l’obsession de l’ivresse d’effacer par cette répétition musicale le caractère éphémère de tout acte et de nier le futur qui détruit tout. Ce futur qui, ce matin encore, était mon départ pour Paris : une nouvelle séparation avec Alberto mais aussi la disparition de cette obsession qui m’envahissait dès que je foulais la terre du Mexique, à laquelle j’avais tenté d’échapper dix ans auparavant en venant à Paris, que j’avais crue épuisée lorsque j’étais à Paris, mais qui réapparaissait à chaque retour, identique et violente, comme si le temps vécu à Paris ne s’était pas écoulé à Mexico. – Tu dois partir. Aller à Casablanca avec Charles. Est-ce ainsi que l’on prononce ? dit Alberto en prenant l’accent français. Oui, t’en aller à Casablanca, oublier Paris, Mexico. M’oublier. Pourquoi es-tu restée ? Tu t’en iras un jour ou l’autre. Il faudra bien que tu partes un jour. – Ne m’as-tu pas dit ce matin que tu regrettais mon départ ? – Si tu pars à Casablanca, je suis capable de prendre l’avion pour te dire adieu. J’ai ri en le voyant imiter les gestes de Bogart quand il dit adieu à la femme aimée. Que m’importait à ce moment-là que « Casablanca » fût pour Alberto une manière de me dire adieu, si son sourire me disait tout le contraire et était une invitation à rester auprès de lui ? – Tu as dit que tu regrettais que je parte. Gloria.p65 16 06/01/2009, 10:31 17 – Une phrase, une simple phrase. Des mots, rien que des mots qui n’ont de sens que si tu t’en vas, aucun si tu restes. Tu fais perdre le sens aux mots. Pourquoi suis-je venu à cette soirée ? Parce que tu t’en allais. Cette maudite manie que tu as d’interpréter et de tirer des conclusions de chaque phrase. On ne peut rien dire devant toi. Tu ne laisses aucune place à la rêverie. La fête d’adieu s’était terminée aux premiers rayons du soleil. Indiscrets, ils avaient envahi chaque recoin de la pièce, ils avaient illuminé les plis froissés de nos vêtements et les rides fatiguées de nos corps maltraités par la nuit. Ils avaient évaporé subrepticement les restes d’alcool au fond des verres éparpillés sur les tables, le rebord des fenêtres, le piano, me réveillant brusquement à ce jour si différent de la nuit qui venait de s’écouler. Ce matin, comme ceux qui étaient passés ou à venir, était chargé de nouveaux jours. Chaque fois plus lointains, ils font de chacun de nous un être si vieux qu’il finit par confondre sa vie, devenue routine, avec les souvenirs, s’oubliant et oubliant jusqu’à sa naissance comme s’il était ici depuis toujours et allait le rester à jamais. Gloria.p65 17 06/01/2009, 10:31 DU MÊME AUTEUR La Castañeda, roman, La Différence, 1988 ; coll. « Minos », 2009. L’Autobus de Mexico, roman, Actes Sud, 1995 ; coll. « Babel », 2008. King Lopitos, roman, Les Allusifs (Canada), 2002. Des châteaux en enfer, roman, Actes Sud, 2008. Titre original : Gloria. Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1990. © SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009, pour la traduction en langue française. Gloria.p65 4 06/01/2009, 10:31