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ndd 5
Vilma Fuentes
Gloria
roman
traduit de l’espagnol (Mexique)
par Virginie Gatti et Maxime Gaffiero
édition revue
par l’auteur
Minos
La Différence
13/08/2015 16:40
La gloria di colui che tutto move per
l’universo penetra, e risplende in una parte
più e meno altrove.
Dante
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Première partie
LE VOYAGE
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I
DESTINATION : CASABLANCA
Il est rare que les morts prennent congé. Sans que
nous le sachions, ils s’en vont sans dire adieu, un peu en
cachette, comme ces invités à une fête qui se souviennent brusquement d’un rendez-vous plus important et
s’échappent par une porte dérobée. Le temps passe avant
que nous ressentions leur absence : ils deviennent peu à
peu invisibles avant de disparaître, se dissimulent entre
les meubles, nous habituent à une présence vague, intermittente, diffuse, à peine perceptible. C’est peut-être leur
forme de courtoisie.
La dernière fois que nous nous sommes rencontrés,
Alberto est parti sans me dire adieu. Je dormais et nous
avons fini ainsi par nous séparer sans nous en rendre
compte. Cela arrive souvent avec les êtres les plus proches, ceux que nous croyons continuer à voir durant toute
la vie. Simplement, leur vie possède des mesures différentes. Il en arrive de même avec les désirs : ils durent
parfois plus longtemps que les souvenirs. Ils surgissent
soudain, légers, solitaires, souriants et limpides, au milieu d’un désert où il ne reste que le sable, fin et doré,
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volatile et infini, qui a coûté tant de siècles de labeur au
temps. C’est l’unique chose encore vivante. Le reste,
les souvenirs évoqués à notre guise, anniversaires, fleurs
desséchées, photographies jaunies, dates, lettres, amours
anciennes, appartient au passé. C’est une pure invention. Voilà pourquoi je me dis maintenant, après tant de
nuits passées à me rappeler Alberto, à me demander ce
que j’ai perdu à vivre loin de Mexico, que j’aurais mieux
fait de laisser le vent balayer tout cela. Apprendre à
oublier pour voir apparaître une nouvelle fois l’oublié.
L’unique chose qui a été.
Certains matins, de plus en plus rares, je ferme les
yeux et je revois, malgré les dix années écoulées, les
rayons de lumière vibrer dans l’air, tombant sur la table
en bois d’un bar de San Angel : la musique d’un jukebox danse dans le vent chaud qui vient de la rue et berce
les images qui jaillissent à son rythme. Les garçons vont
et viennent entre les tables, les bras chargés de plateaux
où reposent les assiettes fumantes et odorantes, les verres où les glaçons tintent, la bouteille de rhum, les coupes de tequila et de sangrita, les citrons verts. À nouveau
le temps, étranger à l’anxiété de l’attente, hostile au jeu
des apparences, oublieux de son propre cours, insomniaque, s’arrête et me soustrait au futur : l’amour sourit
et me dérobe ses autres visages. Les yeux clos, la voix
rauque, Alberto me raconte, cherchant les mots dans leur
propre écho, ce qui nous arrive à cet instant.
L’angoisse s’est envolée dans l’avion, parti il y a
une heure et qui, bientôt, après avoir franchi la frontière
mexicaine, fera escale à Houston avant de poursuivre
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son très long voyage qui, dans son vol contre le soleil,
ravira un jour au temps : ce jour dont il ne peut y avoir
de souvenir, où j’ai décidé de rester à Mexico.
J’avais surveillé l’heure, vu passer chaque minute,
calculé si je pouvais encore attraper cet avion avant son
départ. J’imaginai mon siège vide quand les aiguilles de
la montre m’indiquèrent qu’il était impossible d’arriver
à l’aéroport avant l’embarquement. Ce fut une heure
longue : vide comme la place qui m’avait attendue jusqu’au dernier moment, avant qu’une autre personne prît
mon siège dans l’avion. De même que, dans cette ville
de Mexico, les autres avaient occupé mon espace pendant toutes les années que j’avais vécues ailleurs, de
même, à ce moment-là, j’usurpais un lieu qui n’était plus
le mien, pendant qu’Alberto me parlait de tous ces jours
passés sans moi qui nous éloignaient, en nous séparant,
l’un de l’autre.
Avec l’angoisse disparurent aussi les derniers doutes. Je respirai, soulagée, quand la montre m’indiqua le
décollage de l’avion. La peine et l’anxiété s’estompèrent : la tristesse que je ressentais en pensant à Charles
qui, sûrement endormi à cette heure où Paris appartient
à la nuit, viendrait le lendemain à l’aéroport et m’attendrait, en vain. Demain à midi, il retournerait seul dans
un Paris bien ordonné comme ses stations de métro, ses
rues, ses horaires, ses immeubles et ses clochards. Un
Paris pâle et glacial en ce mois de janvier dont les images m’échappaient à la vitesse de l’avion et disparaissaient dans la vie qui palpitait autour de moi. Je regardai
les yeux fermés d’Alberto, silencieux à cet instant, ba-
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lançant sa tête au rythme de la chanson : Ta voix a pénétré mon corps et je la retiens prisonnière. La nuit dernière, nous l’avions écoutée vingt, trente fois, essayant
naïvement dans l’obsession de l’ivresse d’effacer par
cette répétition musicale le caractère éphémère de tout
acte et de nier le futur qui détruit tout.
Ce futur qui, ce matin encore, était mon départ pour
Paris : une nouvelle séparation avec Alberto mais aussi
la disparition de cette obsession qui m’envahissait dès
que je foulais la terre du Mexique, à laquelle j’avais tenté
d’échapper dix ans auparavant en venant à Paris, que
j’avais crue épuisée lorsque j’étais à Paris, mais qui réapparaissait à chaque retour, identique et violente, comme
si le temps vécu à Paris ne s’était pas écoulé à Mexico.
– Tu dois partir. Aller à Casablanca avec Charles.
Est-ce ainsi que l’on prononce ? dit Alberto en prenant
l’accent français. Oui, t’en aller à Casablanca, oublier
Paris, Mexico. M’oublier. Pourquoi es-tu restée ? Tu t’en
iras un jour ou l’autre. Il faudra bien que tu partes un
jour.
– Ne m’as-tu pas dit ce matin que tu regrettais mon
départ ?
– Si tu pars à Casablanca, je suis capable de prendre
l’avion pour te dire adieu.
J’ai ri en le voyant imiter les gestes de Bogart quand
il dit adieu à la femme aimée. Que m’importait à ce
moment-là que « Casablanca » fût pour Alberto une
manière de me dire adieu, si son sourire me disait tout le
contraire et était une invitation à rester auprès de lui ?
– Tu as dit que tu regrettais que je parte.
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– Une phrase, une simple phrase. Des mots, rien que
des mots qui n’ont de sens que si tu t’en vas, aucun si tu
restes. Tu fais perdre le sens aux mots. Pourquoi suis-je
venu à cette soirée ? Parce que tu t’en allais. Cette maudite manie que tu as d’interpréter et de tirer des conclusions de chaque phrase. On ne peut rien dire devant toi.
Tu ne laisses aucune place à la rêverie.
La fête d’adieu s’était terminée aux premiers rayons
du soleil. Indiscrets, ils avaient envahi chaque recoin de
la pièce, ils avaient illuminé les plis froissés de nos vêtements et les rides fatiguées de nos corps maltraités par
la nuit. Ils avaient évaporé subrepticement les restes d’alcool au fond des verres éparpillés sur les tables, le rebord des fenêtres, le piano, me réveillant brusquement à
ce jour si différent de la nuit qui venait de s’écouler. Ce
matin, comme ceux qui étaient passés ou à venir, était
chargé de nouveaux jours. Chaque fois plus lointains,
ils font de chacun de nous un être si vieux qu’il finit par
confondre sa vie, devenue routine, avec les souvenirs,
s’oubliant et oubliant jusqu’à sa naissance comme s’il
était ici depuis toujours et allait le rester à jamais.
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DU MÊME AUTEUR
La Castañeda, roman, La Différence, 1988 ; coll. « Minos », 2009.
L’Autobus de Mexico, roman, Actes Sud, 1995 ; coll. « Babel », 2008.
King Lopitos, roman, Les Allusifs (Canada), 2002.
Des châteaux en enfer, roman, Actes Sud, 2008.
Titre original : Gloria.
Cet ouvrage a été publié pour la première fois à La Différence en 1990.
© SNELA La Différence, 30, rue Ramponeau, 75020 Paris, 2009,
pour la traduction en langue française.
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