L`Humanité des débats – 15/12/08 http://www.humanite.fr

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L'Humanité des débats – 15/12/08 ­ http://www.humanite.fr/Emanciper­le­temps­humain
Emanciper le temps humain
Par Jean­Louis Sagot­Duvauroux, philosophe (1).
Durant des millénaires et dans un grand nombre de sociétés, l’activité humaine a été répartie par les puissants selon deux modes opposés. Une petite classe de privilégiés se consacrait à plein temps au développement des aspects cognitifs et symboliques de la civilisation, aux délices du luxe et de l’art, à la pensée et à la science, aux vertiges de la toute­puissance qu’autorisent les cruautés de la guerre et de la répression, à l’exercice du pouvoir, aux plaisirs. Pour ceux­là, travailler, c’était déchoir. Et en effet, ils avaient devant eux, sous leur autorité, l’affreux spectacle du travail, un mot né du latin « tripalium », instrument de torture aux trois pals : la servitude, la peine et l’abrutissement. Assujettis à cette classe de privilégiés, les autres en effet trimaient et eux aussi à plein temps.
Le capitalisme naquit en Occident d’une classe besogneuse, la bourgeoisie, qui, en renversant le pouvoir des anciens maîtres ajouta à sa besogne les hautes tâches qu’ils s’étaient réservées et que les travailleurs, bourgeois compris, nommaient oisiveté. Le travail cessa d’être représenté comme une déchéance. Il devint une valeur. Mais tout s’y mélangeait. Le patron, harassé d’occupations, désignait cet engagement libre, souvent gratifiant et qui concourrait d’évidence à sa prospérité sous la même appellation doloriste que celle employée pour désigner les travaux de force effectués par son manoeuvre, sous ordres et contre un salaire suffisant à peine à survivre. Le mot travail était partagé, mélangé, mystifié, mais les trois pals restaient globalement réservés aux mêmes.
Dès ses premiers textes, le mouvement ouvrier mit donc au premier rang de ses objectifs la diminution du temps de travail contraint et prit comme horizon l’abolition du salariat. Ses réussites ont été spectaculaires. Dans les pays industrialisés, elles ont véritablement transformé l’existence du grand nombre. Grâce à l’action syndicale et politique des salariés, des gains de productivité ont pu être consacrés à la diminution du temps de travail au lieu d’être engloutis dans les profits du capital. L’élargissement du temps libre s’est accompagné d’inventions sociales hautement civilisées qui solidarisent en profondeur la société. C’est par exemple, en France, le cas de l’école obligatoire et gratuite durant le temps de l’enfance, de l’assurance sociale contre le chômage, de la retraite par répartition ou des congés payés. Les circuits capitalistes ont ainsi perdu l’usage de flux d’argent considérables. Une part importante du temps humain a cessé d’être utilisable pour la valorisation du capital (…). Ces premiers espaces partagés de libre activité et de temps gratuit, même fragiles, en recul parfois, menacés, dessinent la possibilité d’un changement radical de la civilisation.
L’émancipation ne se fixe pas de bornes dans la libération du temps humain. L’idée d’une érosion continue du salariat et de toute forme d’activité contrainte lui convient tout à fait. Elle s’appuie sur d’importantes avancées, qui permettent d’ores et déjà d’expérimenter les bienfaits de la libre activité. Elle ne craint pas l’explosion de la productivité du travail, qui bouleverse de nombreuses tâches et qui conserve d’immenses perspectives au niveau planétaire du fait du sous­développement imposé aux pays du Sud. Mais elle s’oppose à la conduite capitaliste de l’économie, qui use de ces progrès pour accumuler sans fin les marchandises et les capitaux, sans bénéfice pour la liberté du plus grand nombre. Elle travaille à enrayer cette mécanique absurde afin de métamorphoser ces avancées techniques en temps libéré. Face à la propagande capitaliste qui dénigre la libre activité, en l’assimilant à la paresse ou en lui déniant efficacité et sérieux, les partisans de l’émancipation impulsent un nouveau rapport culturel des êtres humains à leur temps de vie et à l’activité qu’ils y déploient. Ils agissent pour placer la libre activité en axe de nos existences et pour remettre à leur place, périphérique et toujours moins nombreuses, les heures que nous sommes contraints de vendre pour pouvoir faire notre marché. Ils méprisent et combattent tous les dispositifs qui conduisent à évaluer monétairement notre temps, notre potentiel d’activité et finalement notre personne. Ils trouvent très raisonnable et très bénéfique de reconnaître à notre existence un caractère inaliénable, non pas de temps en temps, mais toujours.
(1) Prochain ouvrage
à paraître : Émancipation, aux Éditions La Dispute.

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