Une question d`honneur - La bibliothèque du Chesnay

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Une question d`honneur - La bibliothèque du Chesnay
Une question d’honneur
Merki pousse doucement la porte qui s’ouvre en grinçant légèrement. Le flic
reste immobile dans l’encadrement et entame l’examen rapide de la chambre d’un
coup d’œil circulaire. Les stores en partie baissés ne lui accordent qu’un mince aperçu.
Il ferme les yeux et inspire profondément. Un rituel bien huilé que nombre de ses
collègues éludent, se privant ainsi des premières impressions capitales que peuvent
laisser une scène de crime. Le Capitaine Merki, lui, est de l’ancienne école.
C’est d’abord la forte odeur de renfermé qui lui saute aux narines. La chambre
est visiblement très rarement aérée. La pièce sent la transpiration, le tabac froid. Pas
de trace de drogue, semble-t-il. Une légère odeur de parfum, ou peut-être de
déodorant vient à peine recouvrir les émanations de transpiration. L’individu qui occupe
les lieux n’est, sans surprise, pas un fanatique de l’hygiène corporelle. Du genre à
mettre du déodorant sans avoir pris soin de se laver auparavant. Tout ce que Merki
abhorre. Lui, le maniaque qui emporte en permanence avec lui brosse à dents et
dentifrice dans un petit étui hermétique, juste à côté de son arme.
Le policier rouvre lentement les yeux et entre dans la pièce. Il piétine un
pantalon de survêtement jeté sur le sol, roulé en boule au milieu de la pièce. Ça non
plus, il ne le supporte pas. Lui à qui ses modestes parents ont toujours appris à
respecter les habits, à en prendre grand soin afin de les conserver en état le plus
longtemps possible : le foyer n’a pas les moyens de renouveler la garde-robe des cinq
enfants. On se repasse les habits de génération en génération, tant pis pour le petit
dernier qu’il est. Voir le pantalon roulé ainsi, jeté sur le sol, lui arrache un rictus de
rage. Les gamins d’aujourd’hui n’ont pas ce respect. Leurs placards regorgent de
fringues qu’ils ne mettent finalement que si peu. Et ce travers ne concerne
malheureusement pas que les filles. Les garçons n’ont plus rien à leur envier, à ce
niveau-là. Ils passent dorénavant le même temps devant le miroir, à s’engluer les
cheveux de gel, à tortiller des fesses afin de s’assurer que le caleçon dépasse de la
bonne longueur.
Merki pousse un profond soupir. La nouvelle génération de garçons le
désespère. Un vrai comportement de tapettes ! jure régulièrement Merki au risque de
passer pour un vulgaire homophobe. Ce qu’il n’est pas, bien entendu. Ainsi qu’en
témoignent le respect et l’amitié qu’il éprouve toujours pour son collègue, le Lieutenant
Eloi, qui a pourtant récemment annoncé – avoué ? – son homosexualité devant tout le
commissariat, fatigué qu’il était des quolibets crachés par ses collègues à la gueule de
la plupart des détenus. Bon, ça n’a rien changé, les blagues grossières et
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discriminatoires étant maintenant prononcées avec un sourire bon-enfant (en la
présence d’Eloi, seulement). Mais les relations entre Merki et son collègue n’ont pas
changé non plus, même si le Capitaine laisse dorénavant passer Eloi devant lui : on ne
sait jamais avec ces gens-là…
Poussé par une immuable habitude, Merki ramasse le pantalon et le plie
soigneusement pour le poser sur la chaise du bureau. Adidas. Trois bandes dorées.
Une autre caractéristique hautement agaçante de cette nouvelle génération qui ne voit
pas plus loin que le bout de sa mèche ou de sa crête. Comment ont-ils pu se muer
ainsi en publicité permanente pour les grandes marques de sportswear ? Des millions
d’adolescents transformés en autant de mannequins, défilant quotidiennement dans
les rues, dans les lycées, les collèges, les écoles primaires, voire maternelles pour
certains, accumulant la double absurdité de faire une publicité totalement gratuite à
des marques auxquelles ils achètent les vêtements au prix fort. Le top du marketing est
là, se dit Merki en posant le pantalon.
Le flic se dirige vers la fenêtre et lève le store, laissant la lumière blafarde d’un
énième jour de pluie éclairer la pièce. Merki s’assoit sur le rebord de la fenêtre et
attaque un examen plus poussée de la chambre. Le lit est défait, le pyjama jeté en
travers, une paire de chaussettes noire de crasse roulée près de l’oreiller. Au-dessus
du lit, des posters de rappeurs, tous plus tatoués les uns que les autres, prenant des
pauses agressives qui ne les rendent pas moins efféminés aux yeux de Merki. Ils sont
là, exhibant leurs grosses voitures, leurs femmes avec leurs gros seins, leurs grosses
armes factices, sûrement pour cacher une masculinité aussi réduite que leur cerveau.
Le flic sourit intérieurement devant la philosophie de comptoir de commissariat qu’il
vient de déballer. Il regrette parfois ses jugements hâtifs, récoltés d’une éducation
spartiate et entièrement patriarcale. Mais on ne se refait pas. Pas à son âge.
Contre le mur, à côté du lit, une petite bibliothèque faiblement garnie. Merki
penche la tête sur le côté pour lire les titres des cinq bouquins. Deux mangas, trois
livres à la tranche noire, dont un titre intrigue le policier : "Les hommes qui n’aimaient
pas les femmes". Merki s’avance vers l’étagère, visiblement contrarié. La réponse qu’il
est venu chercher tiendrait-elle dans ce titre, dans ce livre ? Il prend le bouquin, le
retourne pour lire la quatrième de couverture qu’il parcourt rapidement. Un polar, un
simple polar. Rien qui ne puisse l’aider.
Merki repose le livre et prend les autres volumes qu’il feuillette rapidement. Il lui
est déjà arrivé de trouver des pièces compromettantes, photos, lettres, coincées au
milieu d’un bouquin. Mais une nouvelle fois, sa recherche d’indices échoue.
Il se retourne et regarde une nouvelle fois autour de lui. Merki se penche sur le
lit, soulève la couette en grimaçant, regarde sous l’oreiller, sous le matelas. Rien à
signaler. Le flic se redresse et avance vers l’armoire dont il fait glisser les portes
coulissantes. La réserve de Footlocker ! Adidas, Puma, Nike, Airness… Trois
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sacoches : Louis Vuitton, Nike, Lacoste. Sans compter ce que le gamin porte
actuellement sur lui. Les maths n’ont jamais été le fort de Merki et il serait bien
incapable de compter le nombre d’heures de travail que représente cette indécente
accumulation de fringues et d’accessoires. Il sait simplement que lui et ses quatre
frères auraient été les rois du monde s’ils avaient pu se partager une telle garde-robe.
Merki secoue la tête. Comment a-t-on pu en arriver là ? Mais il se reprend rapidement :
il n’est pas là pour ça. Il a une enquête à mener, des doutes à lever ou à confirmer.
Tout le reste relève d’un jugement personnel et subjectif qui ne pourrait que nuire à ses
investigations. Méticuleusement, patiemment, il soulève chaque vêtement, fouille
chaque sacoche. Mais là non plus, il ne trouve pas la moindre indication.
Place au bureau qui, il l’espère, l’aidera enfin à avancer. Merki se laisse tomber
dans le fauteuil d’ordinateur à roulettes en soupirant. Son regard embrasse rapidement
le meuble, fait l’inventaire des tiroirs à ouvrir, des cahiers et des dossiers à consulter. Il
ne les emportera pas au commissariat. A moins qu’ils ne contiennent des éléments
utilisables comme preuves. La seule chose qu’il est sûr d’emporter, c’est l’ordinateur
portable refermé devant lui. Merki est un de ces flics de la vieille école, pugnace,
efficace, intuitif, observateur… mais totalement allergique aux nouvelles technologies.
Incapable d’ouvrir un dossier, de rechercher un élément, de télécharger le moindre
fichier lié à ses mails. C’est à peine s’il sait les ouvrir, ces fameux mails. Donc il
ramènera l’ordinateur au poste et demandera à Legris de le faire parler. Legris n’est
pas intuitif, encore moins observateur, mais il est par contre aussi pugnace et efficace
que lui dès qu’il s’agit de technologies, nouvelles ou pas.
Merki fouille les trois tiroirs, patiemment, méticuleusement, un à un, poussant le
zèle à regarder sous le tiroir si une photo compromettante n’est pas collée. L’opération
est longue et fastidieuse car chaque tiroir est plus bordélique que le précédent. Des
cours à moitié déchirés, des évaluations plus ou moins bien notées – le plus souvent
moins, mais ça il le sait déjà – des posters de footballeurs célèbres, remplacés sur le
mur par les rappeurs qu’il a vu, des câbles emmêlés, des mouchoirs en papier
usagés… Manquerait plus que je tombe sur une capote, s’énerve le flic en refermant
sèchement le dernier tiroir.
L’examen du bordel qui a envahi le plateau du bureau n’est pas moins
fastidieux. Mais Merki s’y colle avec patience. Il veut être sûr de ne rien rater. Alors il
insiste, secoue chaque cahier, lit toutes les feuilles qui passent entre ses mains… Un
coup d’œil rapide à sa montre lui indique qu’il dispose encore d’une bonne heure avant
le retour d’un des habitants de la maison. Une heure. Largement assez pour aller au
bout de ses recherches.
Merki sent le coup de barre arriver. Il s’étire en gémissant et baille bruyamment.
-
Mais qu’est-ce que je fous là ? s’interroge-t-il à haute voix. A quoi ça sert ?
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Le flic secoue la tête en repensant à ses sordides investigations. Et s’il laissait
tomber ? S’il laissait les choses en l’état ? Ne serait-ce pas la meilleure chose à faire ?
Dans l’intérêt de tous ?
Merki balaye le doute d’un soupir. Flic un jour, flic toujours. Il ne peut pas se
laisser aller à hésiter. Il doit savoir. Ce n’est plus son métier qui est en jeu, c’est sa
conscience.
Alors il poursuit l’examen. Des feuilles, mélangées, raturées, des pochettes
plastiques, des photocopies… et enfin, coincée entre deux pochettes, collée par
l’électricité statique, une photo qui glisse lentement du classeur pour venir se poser à
l’envers sur le bureau. Merki la retourne machinalement, trop machinalement. L’image
lui brûle immédiatement les doigts. Il la relâche brusquement et la laisse retomber
devant lui.
Le flic vient de trouver LA photo. L’image qu’il cherchait. L’image qu’il redoutait,
aussi. Une preuve pratiquement irréfutable. Pratiquement, parce qu’il reste un doute.
Elle est certes très compromettante, très parlante, mais il peut toutefois ne s’agir que
d’un malentendu. Merki veut encore y croire. Lui qui habituellement mène ses
enquêtes en toute objectivité, sans se préoccuper de l’accusé, ni de la victime, est à
cet instant incapable de la moindre impartialité.
Il reprend la photo dans ses mains, la retourne à la recherche d’une annotation,
voire d’une explication, mais ne trouve rien. Rien d’autre que cette image provocatrice,
aussi pleine de sens que de non-dits. Merki repose la photo à l’envers devant lui, face
contre table. Ne plus regarder, ne plus voir ce qu’il avait toujours été incapable de voir
et qui vient de lui sauter à la gueule !
L’ordinateur viendra-t-il confirmer la désagréable sensation d’échec et de
dégoût qu’il ressent, ou viendra-t-il finalement sauver une relation qui vient de prendre
une sale tournure ? Merki prie silencieusement. Faîtes que ce ne soit qu’une
impression, un mauvais tour joué par une image trompeuse. Faites que je puisse
encore le regarder comme avant, que je puisse moi-aussi me regarder comme avant,
sans honte, sans haine.
Il ouvre le portable, perd quelques secondes à trouver comment le lancer,
attend avec angoisse l’allumage de l’écran, redoutant d’avance l’image qui va
s’afficher. Pas la photo, par pitié ! Ou une autre du même acabit. Maintenant que ses
doutes sont quasiment confirmés, Merki craint le pire. Par chance, le fond d’écran
représente une voiture tunée, image qu’il prend comme une faible lueur d’espoir.
Par chance, l’ordinateur n’est pas protégé par un mot de passe. Il pourra ainsi
poursuivre ses recherches sans l’aide de Legris dont il n’est plus aussi sûr de souhaiter
l’intervention.
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Merki parcourt les dossiers comme il a parcouru la chambre, un à un, de fond
en comble. Il ne sait pas vraiment ce qu’il cherche, il sait simplement que les jeunes
d’aujourd’hui conservent tout dans la mémoire de leur ordinateur, à défaut de savoir
faire marcher leurs propres circuits. Ou dans leur foutu smartphone, qu’ils
n’abandonnent que pour dormir. Et encore ! peste Merki.
Si le dossier Musique est plein à craquer, le dossier Photo est vide,
désespérément vide, ou heureusement vide. Merki ne sait plus que penser. La vision
cauchemardesque de la photo a brouillé son système de pensée.
L’absence de photos surprend Merki. Comme se peut-il, à l’heure du
numérique, du Iphone, à l’heure de Facebook et du grand déballage de soi, comment
se peut-il que le disque dur ne contienne pas la moindre photo ? Ces jeunes passent
des heures à se prendre sous toutes les coutures, dans toutes les positions, à se
mettre en scène avant de se projeter sur Youtube…
Il repense à son enfance, aux diapos que projetait son père sur l’écran qu’il
empruntait au boulot. Les photos de vacances, en général. Quelques dizaines
seulement, car les photos coutaient cher : l’appareil, la pellicule, le développement…
Et hors de question de rater, on ne pouvait pas effacer, à l’époque. Alors les photos
étaient rares, précieuses. Contrairement à cette triste époque, se dit Merki, où elles
sont devenues fréquentes, banales, sans saveur, sans histoire, sans âme. Vulgaire,
choquante. Comme celle qui est retournée sur le bureau et que le flic veut oublier.
Sans y parvenir.
Merki lance Firefox et attend l’ouverture d’une page internet. L’historique de
navigation ne lui en apprend pas beaucoup. Youtube, des sites de téléchargement
illégal, youtube, hotmail, youtube, L’équipe… et Facebook. Fréquemment. Très
fréquemment. Visite obligatoire et permanente de sa propre vie privée reflétée par les
messages des autres. Merki lance la page Facebook et aboutit sur une demande
d’identifiant et de mot de passe. Impossible d’aller plus loin.
Il pousse un profond soupir de dépit. Il sait qu’il va devoir faire appel à Legris,
malgré tout. Il referme le portable et le débranche. Il prend la photo, la retourne devant
lui et l’examine une dernière fois. Essayer d’aller au-delà des apparences, trouver une
excuse, un motif d’espérer qu’il s’est trompé…
Deux jeunes hommes, bras dessus, bras dessous, l’air heureux, insouciants : à
droite, Kevin Teissier, petite frappe, dealeur, petit provocateur, un des meneurs lors des
dernières émeutes, un petit con de première que Merki a serré à plusieurs reprises
sans jamais pouvoir le mettre à l’ombre suffisamment longtemps. A gauche, Ryan
Merki. Son fils.
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Le flic fourre la photo dans la poche de sa veste, et quitte la chambre de son
rejeton, emportant sous son bras son ordinateur portable et ses secrets, prêts à être
dévoilés.
Merki pénètre dans le bureau sans aucune sommation et pose l’ordinateur
portable sur le bureau, juste devant Legris.
-
Qu’est-ce que c’est ?
-
J’ai besoin que tu trouves toutes les photos qu’il y a dans cet ordi.
-
T’as besoin de ça pour quand ?
-
Tout de suite.
-
Eh ! Mec, j’ai déjà des trucs en cours.
-
S’il te plait, Legris, j’ai besoin que tu fasses ça pour moi, c’est important.
-
Ok, ok. Ça devrait pas être trop long. T’as trouvé ça où ?
-
Pas de question, s’il te plait.
-
Je vois. T’en as pas marre, des enquêtes parallèles ?
-
Tu peux même pas t’imaginer à quel point. Tu crois que tu peux aussi ouvrir le
compte Facebook du gars ?
-
Ça doit pouvoir se faire. Donne-moi une heure et je t’appelle.
-
Si ça te dérange pas, je vais rester là, voir ce que tu trouves.
-
Comme tu voudras. On cherche quoi ?
Le soupir de Merki est suffisamment éloquent pour mettre fin aux questions de
Legris qui attrape le portable et l’ouvre devant lui. Contrairement aux gros doigts de
Merki qui martelaient le clavier quelques minutes plus tôt, les doigts de Legris volent de
touche en touche. Les premières photos apparaissent à l’écran.
Merki prend une chaise et se pose juste derrière son collègue. Un dernier clic et
le diaporama établi par son fils défile lentement devant ses yeux. La plupart des
images sont d’une banalité affligeante. Prises depuis un téléphone portable, la qualité
est déplorable, le cadrage manqué la plupart du temps.
-
Je comprends pas à quoi ça leur sert de garder toutes ces photos, se lamente
Merki.
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-
C’est de l’art, ironise Legris. T’es trop vieux pour comprendre le désir
d’expression artistique de ces mômes, lance Legris.
-
Tu plaisantes ?
-
Oui, lâche l’informaticien en ricanant. En même temps, ils n’ont pas une vie
tellement plus intéressante que les photos qu’on voit. Au moins, c’est fidèle à
leur réalité de tous les jours.
-
Ça, tu peux le dire.
-
Je peux te demander qui c’est, ces mecs ?
-
La plupart sont connus de nos services. Vols, deal, émeutes, incivilités… ils ont
tout fait. Il y en a juste quelques-uns qu’on connait pas.
-
Pas encore, ironise Legris.
Merki prend la réflexion de son collègue comme un coup de fouet, alors que
son fils apparaît une nouvelle fois à l’écran aux côtés de Kevin Teissier. Proches. Très
proches.
-
Arrête l’image ! s’exclame brusquement le flic. Là !
-
Qu’est-ce qu’il y a ?
Merki plisse méchamment les yeux en fixant l’écran. Teissier a passé son bras
autour des épaules de Ryan. Les deux garçons sont de dos. Teissier semble pointer
son doigt vers un nuage de fumée. Merki se rapproche de l’écran. Au fond de l’image,
une voiture est en feu.
-
Tu peux avancer, lâche Merki, dépité.
L’image suivante a été prise dans la continuité. Les deux jeunes se font face, ils
sont hilares. Sur l’image suivante, ils se congratulent. Dans le dos de Legris, Merki se
lève et se prend la tête à deux mains. Comment est-ce possible ? Comment a-t-on pu
en arriver là ? Comment a-t-il pu ne rien voir ? Ses mâchoires se crispent, de colère,
de honte, de haine.
Les images suivantes n’apportent rien de plus. Le mince espoir qu’avait Merki
de voir ses soupçons infondés vient de s’envoler. La plupart des images montrent
Ryan et ce foutu Teissier, inséparables, unis pour le pire et pour le encore pire.
-
J’essaye Facebook ?
-
Vas-y, souffle Merki, au bord du gouffre.
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Là encore, Legris trouve rapidement la faille et la page personnelle de Ryan
Merki apparait sur l’écran. Et encore une fois, Kevin Teissier n’est pas loin.
Merki a quelques scrupules alors qu’il s’apprête à entrer dans l’intimité de son
fils. Lui qui pensait que leur relation était avant tout basée sur la confiance. Lui qui
pensait ne pas avoir commis les erreurs de son propre père, un être tyrannique, sans
aucune compassion, sans aucune écoute, sans aucune patience, sans aucune
émotion. Le voilà en train de surveiller son fils, de fouiller dans sa vie privée, sans
communication, sans échange. Il aurait voulu que les choses se passent différemment,
que Ryan vienne lui parler. Peut-être a-t-il voulu le faire, à un moment ou à un autre.
Peut-être Merki n’était-il pas disponible, pas prêt à l’écouter. Ce n’est jamais facile
d’avoir un père policier, Merki le sait. Il sait aussi qu’il peut parfois manquer de
patience, usé par des heures d’enquête, par des interrogatoires à rallonge, par des
avocats véreux à l’affût de la moindre erreur de procédure. Oui, il est sûrement en
partie responsable de la situation. Mais il est trop tard, le mal est fait. Et Merki doit
savoir le fin mot de l’histoire. Il est trop tard pour reculer.
Legris parcourt la page, montre à Merki de nouvelles photos. Des échanges
plus affligeants les uns que les autres, des messages bourrés d’insultes, de fautes
d’orthographe, de français… un niveau proche de zéro. Des commentaires plus niais
les uns que les autres, des congratulations, des défis, le tout d’un ridicule pénible.
Et puis ce message posté il y a deux jours, mentionnant une vidéo, suivis de
nombreux commentaires de félicitations et d’encouragements.
-
Qu’est-ce que c’est ? s’inquiète Merki.
-
Ils parlent d’une vidéo qui a l’air d’avoir fait pas mal d’émules.
-
Tu crois qu’elle est sur l’ordi ?
-
On va voir ça.
Legris pianote, ouvre des dossiers, lance une recherche de fichiers.
-
Elle est là ! s’exclame-t-il. On a de la chance que ces gamins soient aussi cons,
ils laissent tout traîner sur leurs ordis.
Un nouveau clic et l’écran devient noir. Des ricanements se font entendre dans
les haut-parleurs intégrés. Faiblement d’abord, puis ils semblent se rapprocher. L’écran
est toujours noir. Des bribes de dialogue parviennent à Merki. Il est question d’une
première fois, d’inquiétude, de bon moment…
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L’écran s’illumine. Une lumière vient d’être allumée, découvrant un vieux
matelas dans une petite pièce carrée sans fenêtre. La caméra semble être posée en
hauteur, sûrement sur une étagère. Une cave.
Quelqu’un rentre dans la pièce en chantant. Malgré la mauvaise qualité de
l’image, Merki reconnait Bacary Samba, qu’il a arrêté plusieurs fois, lui-aussi. Trois
autres jeunes font leur apparition dans la cave, casquettes sur la tête. L’un d’eux porte
un pack de bières qu’il pose au pied de l’étagère. On entend d’autres personnes
discuter dans le couloir, les voix se rapprochent. Eclats de rire, insultes…
Le cœur du flic fait un bond dans sa poitrine alors qu’il voit Tessier apparaitre à
l’écran, immanquablement flanqué de Ryan, qu’il tient par l’épaule. Les deux amis
plaisantent. Merki serre les poings de rage. Il voulait des preuves, tout est là devant lui,
immortalisé par la caméra d’un téléphone portable.
Tessier pose ses mains sur les épaules de Ryan et l’oblige à lui faire face. Merki
ne parvient pas à capter l’échange entre les deux jeunes, mais il voit son fils écouter
l’autre racaille avec autant de gravité que d’admiration. Ryan hoche la tête avec
hésitation et les deux garçons se prennent dans les bras sous le regard écœuré de
Merki, et celui plus attentif de Legris.
Nouvelles discussions dans le couloir, une voix de fille vient s’ajouter au
brouhaha. Legris tourne la tête vers son collègue et lui adresse un regard inquiet.
-
Tu penses comme moi ?
Pour seule réponse, Merki hausse les épaules avec lassitude. Pourtant, il
semble que lui-aussi considère l’éventualité d’une tournante.
La fille apparaît enfin à la caméra. Elle avance timidement vers le centre de la
pièce où se trouvent Ryan et son nouvel ami. Merki se penche en avant en fronçant les
sourcils. Serait-il possible que… Oui, c’est elle. Il reconnaît la fille de l’Imam de la
mosquée des Acacias. Le flic ricane intérieurement : l’Imam et ses grands discours, le
voile, la soumission, le ramadan… S’il savait où se trouve sa fille au moment où il
prêche pour instaurer la charia dans la cité !
A l’écran, Merki voit Teissier se pencher vers l’adolescente et l’embrasser avec
fougue en lui malaxant les fesses. Elle ne semble pas se débattre, ni se plaindre,
même si elle n’y met pas le même enthousiasme que le voyou. Ryan regarde le
couple, visiblement mal à l’aise. Autour du trio, les autres jeunes ont entamé le pack de
bières, assis contre le mur.
Teissier recule de quelques pas, sort un objet de sa poche qui semble être un
appareil photo numérique et prend une première photo du nouveau couple. Il prononce
quelques mots et la fille entame un lent et maladroit strip-tease sous le regard
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hypnotisé du fils de Merki. Le flic ne sait plus que penser. Son regard passe de Ryan à
Teissier puis s’arrête plus longuement sur les formes de la fille de l’Imam qui se
retrouve totalement nue.
Un dernier ordre de Teissier l’incite à s’allonger sur le matelas aux pieds de
Ryan.
-
Non, non, pas comme ça, lance la voix grésillante du voyou. A quatre pattes !
L’adolescente s’exécute en silence. Ryan dévisage Teissier, l’air angoissé.
Celui-ci lui adresse des gestes d’encouragement. Merki croit même deviner un clin
d’œil. Il voit son fils prendre une profonde inspiration avant de baisser son pantalon et
son boxer en regardant autour de lui, l’air inquiet. Derrière Legris, le flic ne rate pas
une miette, son cœur bat bruyamment alors qu’il voit son fils s’agenouiller derrière
l’adolescente.
Merki voit Ryan se débattre gauchement avec le postérieur devant lui, quelques
mouvements d’ajustement, et il le voit s’enfoncer brusquement dans le sexe de
l’adolescente qui gémit bruyamment de douleur.
Un tonnerre d’applaudissements vient saluer le gémissement, symbole de la
perte de virginité de leur ami. Ryan, galvanisé par les encouragements de ses
compères s’active rapidement sans le moindre égard pour la malheureuse élue.
Legris se tourne vers Merki, l’air effaré.
-
Faut qu’on choppe ces gars, elle est mineure.
-
Et visiblement consentante, rétorque Merki, un large sourire aux lèvres.
-
Laisse tomber.
Merki se lève et referme le portable sous le regard incrédule de l’informaticien.
-
Qu’est-ce que tu vas faire ?
-
Rien, lâche Merki, visiblement soulagé.
-
Comment ça ?
-
Tu peux pas comprendre.
Non, Legris ne peut pas comprendre. La peur d’un flic, la peur d’un père. Peur
que son fils s’extrait du chemin que ses parents ont prévu pour lui.
Merki quitte le bureau de son collègue, l’ordinateur sous le bras, le cœur léger,
la conscience soulagée. Il a eu si peur de perdre son fils.
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Mais non, ce n’était pas ce qu’il croyait, l’honneur est sauf. Ryan n’est pas une
tapette ! Au contraire.
Je suis fier de toi, mon fils.
Merki n’est pas homophobe, mais quand même…
…pas de pédé chez les Merki !!
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