Et si lire c`était vraiment grandir

Transcription

Et si lire c`était vraiment grandir
Pierre Graas
Coup de cœur 2016
ET SI LIRE C’ETAIT VRAIMENT GRANDIR ?
Le gamin dévalait à vélo les petites routes sinueuses menant de Sasserotte
à Theux. Il aimait sentir le vent fouetter son visage et siffler à ses oreilles.
Ses parents lui interdisaient la grand route et sa circulation dangereuse. Il
descendait donc les chemins asphaltés qui serpentaient entre des haies
vives, pédalant même pour reprendre de la vitesse entre les tournants qu’il
« coupait » allègrement.
C’était son seul plaisir quand il rejoignait le matin l’école primaire.
Les études ne l’avaient jamais vraiment intéressé, lui qui préférait déjà
aider ses parents à la ferme. C’était plutôt une obligation dont il s’acquittait
péniblement, classé depuis longtemps parmi les cancres.
Bien qu’en 5° année et ayant redoublé deux fois, c’est à peine s’il savait lire
et écrire. Ce qui le sauvait quelque peu, c’était un esprit d’observation affuté
et une certaine curiosité pour les choses de la nature. Il glanait ainsi
quelques points dans l’une ou l’autre matière moins théorique.
Il était le plus âgé de sa classe, mais aussi paradoxalement le plus petit.
Simon n’avait pas grandi normalement ; sans être véritablement atteint de
nanisme, ses membres inférieurs semblaient avoir connu un retard de
croissance. Il se retrouvait en classe avec des gamins plus jeunes que lui
mais qui le dépassaient d’une tête.
Les enfants étant souvent cruels, sa taille lui valait aussi des quolibets
divers : « bébé », « minus », « passe-partout »… qui n’étaient pas pour
arranger son allergie à l’école. Sitôt les cours finis il s’enfuyait presque et
enfourchait son VTT pour regagner son village.
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La route descendue si allègrement exigeait beaucoup d’efforts dans
l’autre sens mais ça ne l’effrayait pas, lui qui se distinguait seulement au
cours de gymnastique. Il moulinait vaillamment pour remonter à son
rythme, quitte à mettre pied à terre et pousser sa bécane quand cela
devenait vraiment trop dur.
Un jour où il faisait un peu chaud il eut l’idée d’aller s’acheter une boisson
avant de remonter. Il quitta la rue Hovémont par l’étroite voie Hocheporte
pour débouler sur la place du Perron qu’il traversa sans même quitter le
large trottoir, puis s’engagea sur le rond point entre 2 voitures et fonça sur
la place Vinave vers la supérette Delhaize.
Il posa son vélo contre le panneau de signalisation juste devant la porte et
alla chercher une canette de soda.
C’est en récupérant sa bicyclette qu’il remarqua la curieuse construction
attachée au poteau supportant le panneau « sens interdit » : une petite
maison bleue munie d’une porte vitrée.
Simon déchiffra péniblement les lettres blanches : boi – te - à - li – vres ;
sur le côté, quelques mots : « des livres pour vous à emporter à lire ».
Cette installation ne devait sans doute pas le concerner ; c’était sûrement
pour les adultes. La curiosité fut pourtant plus forte que la gêne : il se
dressa sur la pointe des pieds pour atteindre la petite poignée et tira sur le
bouton de bois.
La porte ouverte, sa taille ne lui permettait cependant pas de voir l’intérieur
de la boîte mystérieuse. Il se tint d’une main au poteau et, à bout de bras,
parvint à sentir le contenu : des gros livres, des moyens, des petits ; un
petit ce serait peut-être mieux pour lui…
Une couverture glacée, toute fine, à la forme particulière, retint son
attention ; il se saisit du mini livre et referma la porte.
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Ca ne ressemblait pas aux livres de classe : à peine 20 centimètres de
haut sur 8 de large ; sous la couverture bleue brillante décorée d’un visage
finement dessiné, une trentaine de pages de petits textes à la mise en forme
particulière ; un titre « l’espérance, la revue des poètes en herbe ».
Il ne saisissait pas bien ce que cela voulait dire mais commença à examiner
les textes à l’intérieur. Parfois très courts ou plus longs, des petites phrases
regroupées par 4, avec des mots qui se ressemblaient à la fin: « ennui, mes
nuits ; larmes, désarme… »
Il parvint à déchiffrer quelques courtes lignes : « Suffit d’une bougie Pour
éclairer mon cœur Pour lui rendre la vie Et chanter le bonheur »
« C’est joli » se dit-il et moins ennuyeux que les textes des livres qu’on lit
à l’école ! Le livret en poche, il remonta chez lui.
Simon n’en dit rien à ses parents. Sa mère préparait le souper. Son père et
son frère étaient occupés comme d’habitude à regarder à la télé une série
américaine.
Après avoir mangé et alors que les trois autres retournaient devant la
télévision regarder une émission de téléréalité, il leur souhaita le bonsoir
pour monter se débarbouiller puis rejoindre sa chambre. Au lieu de ses
habituels jeux vidéos, il prit le petit livre bleu pour se mettre au lit.
Le garçon fit l’effort de lire un petit texte, puis un autre. Les mots défilaient
sous ses yeux étonnés, puis les vers ; les poèmes prenaient vie l’un après
l’autre :
« Brève
rencontre »
« L’enfant
sauvage »
« Printemps »
« Mélancolie », les univers se succédaient, envoûtants, si différents… Une
bonne partie de la nuit y passa avant qu’il ne s’écroule de sommeil en
oubliant la lampe de chevet allumée.
Le lendemain matin c’était samedi ; pas d’école, mais l’occasion d’aller faire
un peu de compétition cycliste avec ses copains. La rue de la Hoëgne, peu
fréquentée, constituait leur terrain de jeu favori.
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Après quelques courses en ligne Simon abandonna néanmoins ses
copains sur un simple « à plus, je dois aller faire des courses ». Il ressentait
une certaine gêne à dire qu’il allait essayer de trouver d’autres livres ; on
allait encore se moquer de lui.
Il fila par une étroite ruelle bordée d’anciennes bornes de pierre et déboucha
en trombe rue Hocheporte, par le porche du petit Hôtel du Perron, semant
un début de panique parmi les touristes installés sur la terrasse. Frôlant le
Franchimontois de bronze, il prit la direction de la supérette mais, une fois
sur la place Vinave, se ravisa pour tourner à droite sous les grands arbres
et passer en dessous du pont.
Le panneau rond « maximum 2 mètres » le fit sourire : même sur son vélo
il ne risquait pas de les dépasser !
Revenu ainsi à l’autre extrémité de la rue de la Hoëgne, il s’assura que ses
copains n’y étaient plus puis posa son vélo contre le mur de pierres
surmonté de grilles anciennes protégeant un petit jardin.
Le grand bâtiment de briques rouges aux larges fenêtres l’impressionnait
quelque peu, sans qu’il y ait jamais pénétré. Il se décida néanmoins à
franchir la grande porte vitrée largement ouverte, monta le long escalier
droit bordé d’une multitude d’affiches colorées et, rassemblant tout son
courage, poussa la porte.
Devant lui s’ouvrait un vaste espace empli de rayonnages mystérieux.
A gauche, un long comptoir en bois chargé de piles de livres derrière lequel
une aimable dame l’interpella : « Bonjour jeune homme, tu as une carte de
la bibliothèque ? »
« Non, Madame, mais je ne sais pas encore très bien lire ; je voulais juste
un renseignement »
« Pas de problème, que veux-tu savoir ? »
« Dans les boîtes à livres, on a le droit d’en prendre combien ? »
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« Mais autant que tu veux, du moment que tu les lis ! »
« D’accord, merci, alors je vais y aller »
Dégringolant l’escalier, il récupéra son vélo, repassa sous le pont et
s’approcha de la fameuse boîte.
Il se dressa à peine et eut la surprise de constater qu’il en voyait maintenant
le contenu ; on avait sans doute descendu la maisonnette…
Après avoir examiné quelques livres il jeta son dévolu sur « Les voyages de
Gulliver » pour remonter jusqu’à la fermette familiale.
Il commença à lire durant l’après midi et reprit sa lecture après le souper.
Le lendemain, dimanche, il y consacra une bonne partie de la journée.
Ces divers pays surprenants découverts par le héros de l’histoire semblaient
lui dire : « Il n’y a ni nains ni géants, ni Lilliputiens ni Brobdingnagians, mais
juste des êtres humains aux apparences et coutumes différentes… »
Lundi matin il descendit à l’école comme d’habitude mais ses condisciples
le regardèrent avec étonnement. Simon n’était plus ce petit garçon gêné et
timoré ; il semblait maintenant regarder les autres d’égal à égal.
Même l’institutrice qui lui fit lire un passage du manuel n’en revenait pas :
« Mais tu sais lire maintenant ! »
« Oui Madame, j’ai un peu appris chez moi »
« on dirait que tu as grandi aussi ! »
« je ne sais pas Madame, mais j’ai envie de passer en sixième à la rentrée »
« C’est formidable, Simon ; tu sais, lire ça change vraiment beaucoup de
choses… »
« Oui Madame, je crois que je vais aller m’inscrire à la bibliothèque »
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