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V
comme Vian
Marc Lapprand
V
comme Vian
LE FOND DE MON CŒUR
Je vais être sincère — une fois n’est pas coutume —
Voilà :
Je serai content quand on dira
Au téléphone — s’il y en a-t-encore
Quand on dira
V comme Vian...
J’ai de la veine que mon nom ne commence pas par un Q
Parce que Q comme Vian, ça me vexerait. (OC 5, p. 167)
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Cher Marc Lapprand, V comme Vian est le
superbe travail d’un connaisseur et admirateur de Boris
Vian. Ce travail va certainement encourager et aider les
nouveaux chercheurs à découvrir les multiples facettes
du talent de Bison Ravi.
Je suis, moi-même, ravie que par votre talent,
Boris Vian s’implante durablement sur l’Amérique
continentale, de l’extrême Nord à l’extrême Sud,
depuis la baie d’Hudson jusqu’à la Terre de Feu, en
passant par les mers Caraïbes. Boris Vian y sera un
excellent ambassadeur de la langue française.
Bien à vous,
Madame Ursula Vian Kübler
À Marie Raspberry,
et à Martin Winckler
Sommaire
Introduction
13
Afnor
Brasier
Colin
Dieu
Ellington
Formaliste
Guerre
Humour
Incipit
Jaune
Khon
Lurettes
Masques
Nénuphar
Onze
Panthéon
Queneau
Ruptures
Surréalisme
Technique
Unheimlich
Ville-d’Avrille
Wolf
Classé X
Yvonne
Zénobie
19
27
35
43
51
59
69
77
85
95
105
115
123
131
139
149
157
165
175
185
193
203
213
223
231
241
Ouvrages cités
Remerciements
249
253
Introduction
Artiste complet, Boris Vian est aujourd’hui considéré comme
un classique de son époque, lui qui fut pourtant — Sullivan à
part — quasiment inconnu en tant qu’écrivain de son vivant.
Le succès phénoménal de L’Écume des jours, et son accueil
invariablement chaleureux depuis sa réédition chez Pauvert
en 1963, notamment auprès d’un jeune lectorat qui se reconnaît volontiers dans ses personnages, plaide éloquemment
en faveur des qualités de cet écrivain.
Le parcours de Vian, qui s’étend de l’Afnor à Zénobie,
est rempli d’obliques et de traverses parfois inattendues.
Au plus près de la critique consacrée à Boris Vian, il se veut
métaphorique de la vie et de l’œuvre de ce touche-à-tout
Introduction / 13
de génie. Totalisant plus de dix mille pages, la récente édition critique des Œuvres complètes de Vian, dont la Librairie
Arthème Fayard a livré le quinzième et dernier volume en
mai 2003, a donné la pleine mesure de la grande diversité
d’un talent qui explore avec un même bonheur le roman, la
nouvelle, la poésie, l’écriture dramatique ou encore la musique et la chanson.
Lorsqu’un écrivain est passionné de classifications et
que son œuvre se construit sur des principes organisateurs
qui manifestent son goût pour les listes et les énumérations,
il semble naturel de penser son œuvre au prisme d’un abécédaire. C’est bien le cas de Boris Vian. La contrainte de l’abécédaire offrait un cadre idéal pour traiter d’un écrivain aussi
multiple en ses incarnations qu’éclectique en ses représentations. Ouvrage fondamental, Les Vies parallèles de Boris Vian
de Noël Arnaud, paru en 1966, constitue encore aujourd’hui
la référence obligée de toute étude sur la vie et l’œuvre de
Boris Vian. Il importait donc que le présent essai n’en soit
pas une réécriture. « Vies parallèles », par sa filiation à Plutarque, et comme l’illustre sa table des matières, entendait
englober tous les champs intellectuels et biographiques de
l’écrivain, selon une progression plus ou moins chronologique : « L’enfance / L’adolescence / L’École centrale / Capbreton
/ Le Major / Les divertissements de Ville-d’Avray / L’ingénieur
/ Le musicien / Le figurant [...] » Le piège était là, bien tendu,
de fouler une avenue déjà tracée, et la formule de l’abécédaire le rendait encore plus dangereux. Mais il y a plus : la revue
Obliques faisait paraître en 1976 un numéro spécial intitulé
Boris Vian de A à Z qui, à la différence des Vies parallèles, s’intéressait avant tout à l’œuvre. Son sommaire couvrait tout
l’alphabet sans hésiter à multiplier les entrées à une même
lettre (Contrastes ; Collages ; Cinéma ; Critique ; Cosinus). La
priorité était de présenter, sans en omettre aucun, tous les
grands titres (Arrache-cœur ; Automne à Pékin ; Équarrissage pour tous ; Écume des jours). Il est enfin un troisième
ouvrage, et non des moindres, qui se pose lui aussi en contremodèle : c’est le Dictionnaire Vian de Gilbert Pestureau (1985),
répertoire intelligent de tous les personnages de la fiction
vianienne, alphabétique par obligation. On peut donc avanIntroduction / 14
cer que le présent ouvrage s’appuie malgré lui sur ces trois
modèles, et s’en nourrit tout autant qu’il s’en distingue et les
complète.
La sélection des vingt-six entrées de cet abécédaire privilégie des aspects aussi variés que marquants : le biographique (Afnor, Brasier, Ville-d’Avrille, Yvonne) ; les affinités
(Ellington, Panthéon, Queneau, Surréalisme, Technique,
Classé X) ; l’écriture (Formaliste, Incipit, Unheimlich) ; les
thèmes (Jaune, Nénuphar, Onze) ; le style (Humour, Lurettes, Masques, Ruptures) ; les cibles (Dieu, Guerre, Khon), et
enfin trois personnages-clés de la fiction vianienne (Colin,
Wolf, Zénobie). Une dominante pourtant les traverse toutes :
la propension au ludisme.
Ce goût du jeu, Vian le manifeste particulièrement dans
la manière dont il se sert du langage à la fois pour innover et
pour remettre en question l’ordre établi. Pour Vian, il faut
libérer le langage des conventions qui le régissent, car elles
sont autant d’obstacles à la liberté individuelle. Il ne fait pas
de doute qu’il s’agit pour lui, non pas de libérer l’inconscient
et par conséquent le désir, mission typiquement surréaliste,
mais de faire prendre conscience à ses contemporains que
leur affranchissement total doit se payer d’une remise en
question systématique des codes langagiers qui nous gouvernent. La tirade finale du Père des Bâtisseurs d’empire est
à ce titre exemplaire, et mérite d’être relue dans cette seule
perspective : l’homme a posé les barreaux de sa propre prison avec les mots de tous les jours — et le pire, c’est qu’il l’a
fait en toute conscience.
En jouant avec la langue, Vian se joue d’elle, de ses lieux
communs et de ses structures figées, autant de lettres mortes
à ses yeux. Il n’a de cesse de livrer une image inattendue, pour
produire un effet cocasse à la faveur d’un décrochage brutal
dans la cohérence sémantique. Si l’on considère que prendre
les mots au pied de la lettre constitue chez lui une figure d’affinité, c’est précisément parce qu’elle détruit instantanément
une image figée par l’usage. Vian a pour projet de déstabiliser
ainsi l’esprit petit-bourgeois, le consensus général, ce que
Barthes appelait naguère la doxa, qui le plus souvent rime
pour lui avec étroitesse d’esprit. Cette forme d’affranchisIntroduction / 15
sement qu’il revendique doit bel et bien s’accompagner d’une
libération des carcans du langage que la famille, l’école, et
plus tard l’éducation supérieure ont solidement renforcés au
cours des années, en donnant l’illusion qu’un langage stable
reflète de facto une image immuable du monde. Boris Vian,
issu lui-même de cette bourgeoisie qu’il dénigre, est passé
par toutes ces étapes formatrices qu’il critiquera violemment
dans L’Herbe rouge à travers les confessions de Wolf.
Son premier emploi à l’Association française de normalisation (Afnor) procure à l’ingénieur Vian l’occasion d’appliquer son attrait du jeu à tout ce qui représente la fixité.
Cette fonction de « normalisateur » qu’il occupe lui apprend
que tout cadre est fait pour être éclaté, et toute règle transgressée, ce qui deviendra autant un leitmotiv de son œuvre à
venir qu’un parti pris de subversion dans sa vie. L’Afnor sera
donc le moule de ses premières œuvres, et renforcera chez
lui un certain aveu d’excentricité.
De manière systématique, Boris Vian se distingue en
faisant exactement le contraire de ce que font ses illustres contemporains, ou à peu près. On imagine mal Sartre
allant jouer du blues au piano le soir dans des cabarets de
la rive gauche, quoiqu’il aimât incontestablement le jazz,
ou Beauvoir chanter avec Juliette Gréco sur les planches du
Tabou. De même que l’on conçoit difficilement Malraux
en train de publier des romans sulfureux sous un pseudonyme. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, l’intellectuel en
France tenait le haut du pavé, et ne pouvait faire le pitre
impunément. Cela explique, par exemple, pourquoi Vian
n’a pu tenir longtemps ses Chroniques du menteur aux Temps
modernes, malgré la largeur d’esprit de Sartre qui au début
s’en était amusé. Cela explique aussi l’océan de mépris que
Jarry — modèle incontestable de Vian — a traversé durant
sa vie misérable. Écrivain aux multiples visages, Vian n’est
pas pour autant un auteur « facile ». Par la lecture ésotérique dont il peut faire l’objet, L’Automne à Pékin, par exemple,
reste difficile d’accès. On mettrait volontiers ce roman au
même rang que Le Chiendent (1933) de Raymond Queneau.
On se plaît à penser que si la vie eût été plus généreuse
dans le modeste crédit temporel qu’elle alloua à Boris Vian,
Introduction / 16
mort à trente-neuf ans, ce dernier fût devenu de son vivant
un écrivain reconnu. Peu avant de mourir, il avait confié à sa
femme Ursula qu’il voulait se remettre à écrire des romans.
On aime imaginer ce qu’ils eussent pu raconter, dans le sillage
de L’Écume des jours, de L’Automne à Pékin ou de L’Arrache-cœur.
Contre toute attente, sa dernière œuvre magistrale est une
pièce de théâtre, Les Bâtisseurs d’empire, qui fut créée quelques
mois seulement après sa mort. C’est une pièce forte et émouvante, d’une remarquable originalité, qui place Vian comme
dramaturge aux côtés de Beckett, Ionesco et Adamov. L’adolescente de l’histoire, la petite Zénobie, est une sœur lointaine de la Zizanie de Vercoquin et le plancton, incarnation de la
jeunesse, la liberté, l’amour et la compassion. Chez Vian, les
adultes ont rarement raison et les jeunes n’ont jamais tort. Le
dernier chapitre de cet ouvrage conjuguera ainsi innocence et
vitalité, espoir et imagination, toutes composantes qui parcourent l’œuvre entière de Boris Vian, qui n’en finit jamais de
nous étonner et de nous captiver.
Les vingt-six termes retenus ici occupent chacun une
place particulière dans la galaxie vianienne. Ils ont été
choisis selon des perspectives complémentaires, et sont
autant de rencontres, de collisions ou d’échos. L’ensemble
voudrait peindre un portrait fidèle et complet de l’auteur,
sans pour autant hiérarchiser les éléments déterminants de
sa vie et de son œuvre. Dans ce tableau composite, on peut
lire les chapitres dans n’importe quel ordre, ou suivre les
divers renvois qui les balisent, permettant ainsi une lecture
« tabulaire ». Au lecteur aguerri de Vian, cet ouvrage fournira peut-être le nouvel éclairage que permet le recul d’un
demi-siècle ; au lecteur novice, une porte d’entrée originale
qui lui donnera, nous l’espérons, le goût de le découvrir et
de l’apprécier. Il sera enfin loisible aux futurs étudiants du
grand Œuvre vianien de déceler quelques pistes fécondes
d’exégèses encore embryonnaires.
N. B. L’abréviation OC renvoie aux Œuvres complètes (Fayard).
Elle est suivie du numéro du tome dont sont extraites les
citations des textes de Boris Vian.
Introduction / 17
Tout d’un coup, ma physionomie se transforma,
et je me mis à ressembler à Boris Vian, d’où
mon nom. Sans entrer dans les détails, je vous
signale qu’à une époque indéterminée de ma
vie, je restais trois ans et demi à l’Association
Française de Normalisation, détruite depuis
par un incendie allumé par les soins de Jacques
Lemarchand, dissimulé entre deux parenthèses.
(Éléments d’une biographie, OC 14, p. 320)
Afnor
Les hasards de l’alphabet nous réservent une agréable
surprise en nous permettant d’entamer cet abécédaire par le
sigle qui représente non seulement le premier emploi officiel
du Bison Ravi, mais aussi un paradoxe aussi fameux que fallacieux : le génie en herbe iconoclaste et futur héraut de tous
les non-conformismes va débuter dans la normalisation.
Décidément, la pataphysique n’est jamais loin et Faustroll
eût pu nous éclairer de ses feux en la circonstance qui, avec
un peu d’anticipation, annonce déjà celui qui deviendra Boris
Vian. Jeune intellectuel issu d’une famille de rentiers, appartenant donc à un milieu bourgeois quoique non conventionnel, mais naviguant tout de même avec aisance dans les
A / 19
méandres du système laïque et républicain qui est l’apanage
de l’éducation française, Boris Vian se laisse emporter par le
courant de sa formation d’ingénieur et accepte d’emblée ce
poste de fonctionnaire patenté dans un organisme on ne peut
plus officiel. Pour mieux le noyauter, évidemment.
Ce paradoxe n’en est pas vraiment un dans la mesure
où deux attitudes se distinguent tout en étant complémentaires : l’anticonformisme, qui par nature rejette le
principe même du conformisme et des usages établis,
et le non-conformisme, qui exprime la non-adhésion au
conformisme, sans pour autant qu’il implique le rejet des
normes. C’est bien cette seconde posture que Vian assume,
car s’il propose, en homme libre, de ne pas se conformer,
il n’éprouve pas pour autant le besoin de se rebeller contre
les normes, et autres us et coutumes. Dans ce passage
extrait d’une de ses nombreuses revues de presse à la revue
Jazz Hot, il s’exprime sans ambiguïté sur ce point :
Au cas où je me serais mal expliqué, je continue à
préciser que le non-conformisme est innombrable
— et que vous auriez tort de confondre le non et l’anti
(qui est, assurément, de même nature que ce à quoi il
s’oppose). Refuser et attaquer ne sont pas DU TOUT
deux attitudes analogues. (OC 6, p. 606)
Vian est donc plus excentrique qu’anarchiste, plus dandy
que révolté. Par sa famille, son éducation, son milieu d’origine, il baigne dans un conformisme ostensible, en est parfaitement conscient mais n’en prend pas ombrage. Pourtant
ses parents étaient les premiers à afficher leur différence en
toute impunité, ce qui a servi de modèle salutaire aux quatre
enfants, dont le jeune Boris, très tôt dans sa vie. L’argent permet bien des choses, certes, et la famille longtemps à l’abri de
soucis financiers peut se consacrer à un mode de vie plus épicurien que pratique. La mère est férue d’opéra — ce qui vaudra à Boris son prénom, qu’il partage avec Godounov (celui
de l’opéra de Moussorgski) — et le père s’adonne parfois au
naturisme. L’éducation religieuse est plutôt mise entre parenA / 20
thèses. En revanche, un souffle au cœur décelé dès l’enfance
lui mérite une surveillance constante et qui l’accable. Sa mère
lui brandit tous les jours sa différence : il doit faire attention,
se ménager, ne pas faire d’excès (voir « Yvonne »).
À n’en pas douter, c’est un concours de circonstances
qui a motivé chez Vian cette attitude de décalage constant
par rapport au monde dans lequel il vit. Sa maladie cardiaque d’abord, qui le distingue de ses camarades de classe, car
il doit être entouré de soins et de précautions inhabituelles,
et bientôt le second conflit mondial, contre lequel son dégoût
ne tarde pas à se manifester, et de façon virulente (voir « Guerre »). Apparaît donc un jeune homme qui se sent différent de
ses contemporains, mais qui représente en même temps le
produit typique d’une génération studieuse qui se dirige tout
naturellement, et en l’occurrence à son corps défendant, vers
les grandes écoles pour y récolter des diplômes, et briguer
par la suite des postes de cadres et de hauts fonctionnaires.
Vian est admis à l’École Centrale des Arts et Manufactures
sans trop y croire, et décroche sa peau d’âne sans trop s’investir. Il en sort en juin 1942 à la cinquante-quatrième place
sur soixante-douze, section « Métallurgie ». Il a fait ce qu’on
attendait de lui, mais le métal n’est pas trempé. Pourtant Centrale est l’une des Grandes Écoles les plus ardues de France.
N’en tirant aucune gloire, il prouve inconsciemment que
c’était dans l’ordre des choses.
L’emploi qu’il décroche à l’Afnor s’avère une véritable
sinécure qui lui permettra de récupérer pas mal de choses
à son propre compte, à commencer par lui servir de modèle
pour le Consortium national pour l’unification (C.N.U.) où
siègent les Miqueut, Requin, Touchebœuf et autres grattepapiers de Vercoquin et le plancton. Dans ce roman, on assiste
à une véritable tentative de normalisation des surprisesparties, que les supérieurs hiérarchiques avalisent sans vraiment se rendre compte de quoi il s’agit, tout occupés qu’ils
sont à normaliser tout ce qui les entoure. La normalisation
quasiment élevée au niveau d’une idéologie inspire aussi à
Vian quelques poèmes, pas toujours bien reçus par son entourage professionnel. Ni compris d’ailleurs, et pour cause.
A / 21
C’est le lundi 24 août 1942 que Vian est nommé ingénieur
dans la normalisation de la verrerie, et qu’il inscrit dans son
calepin cette formule quasi liturgique, si l’on excepte l’article
arabisant : « Al Bison intravit in Afnor ». Il n’a que vingt-deux
ans, est fraîchement marié et déjà père d’un premier enfant,
Patrick, né le 12 avril de cette même année. Son directeur
général, Ernest Lhoste, se voit bientôt gratifié d’un éloge
en alexandrins intitulé « Hymne à Monsieur Lhoste » dont
l’exergue l’assure de la fidèle allégeance de son employé tout
frais émoulu : « Tout ce qui est Afnormal est nôtre ». Les deux
premiers des onze couplets (voir « Onze ») posent et l’heureux allocutaire, Lhoste, et le modèle poétique, Ronsard :
Ô Lhoste de céans, Grand Maître de l’AFNOR !
Je n’ai pour te chanter ni la voix du ténor,
Ni du vieux Josué la trompette terrible,
Ni de la nymphe Écho l’usage disponible,
Mais je possède un crayon jaune à mine tendre
Et l’art de versifier, sans pour cela prétendre
À parvenir au faîte où s’installa Ronsard.
Donc, je vais te louer ! Commençons sans retard !
(OC 5, p. 177)
Le reste du dithyrambe est à l’avenant, et après un passage
en revue de ses collègues de bureau, celui-ci se clôt sur l’évocation du « nom très vénéré du Maître de la Norme ! ». La
couleur du crayon, qui pourrait passer pour banale, est fortement connotée (voir « Jaune »), tandis que sa « mine tendre » ouvre une délicieuse ambiguïté permise par la syllepse,
figure vianesque par excellence.
À peine deux ans plus tard, en mars 1944, Boris Vian élabore un projet éminemment plus coruscant, une « Gamme
d’injures normalisées pour Français moyen », mieux connu
sous le simple appellatif de « Norme des injures1 ». La parodie
1
Révélé pour la première fois dans Les Vies parallèles de Boris Vian de Noël Arnaud.
A / 22
y joue à plein, car ce projet est conforme aux autres projets
de norme de l’association, comprenant en première partie
son objet et en seconde une typologie selon le type d’injurié,
avec sous-catégories :
1o Injuriés du sexe mâle :
— une personne de rang social supérieur
— une personne de rang social inférieur
— un intellectuel
— un capitaine au long cours
— un homme de loi
— un agent ou un militaire
2o Injuriés femelles
3o Injuriés ecclésiastiques
4o Injuriés du 3ème sexe (OC 14, p. 450)
Hélas ce projet de norme, qui prévoyait clairement des séries
pour chaque cas, s’en tint aux seuls injuriés, sans aller jusqu’à
offrir des exemples d’injures. Vian reste muet sur la catégorie
du troisième sexe, nous laissant conjecturer toutes sortes de
possibilités. On notera cependant l’asexualité des ecclésiastiques, que l’on peut lire comme le germe d’un anticléricalisme
qui sera particulièrement illustré dans son œuvre.
Si l’on est tenté de voir dans cet exercice une incursion dans le domaine de l’absurde, on ne saurait minimiser
chez Vian un attrait précoce pour les listes, les énumérations et les classifications. Sa formation d’ingénieur n’y est
sans doute pas étrangère, mais il faut tenir compte chez
lui du goût avoué pour le canular et la mystification. On
peut l’interpréter comme une forme de noyautage : faire du
loufoque dans un cadre sérieux, autrement dit faire du loufoque — mais sérieusement — dans les cadres normés de
l’association. À l’époque où il élabore sa norme des injures,
il vient à peu près de terminer ses Cent Sonnets, qui sont un
modèle d’organisation, tout en pillant joyeusement la poésie classique qui lui sert de support (voir « Formaliste »). Il
A / 23
n’y a là rien d’« afnormal » pour un esprit aussi inventif que
le sien. Vian tient en haute estime les professions scientifiques et techniques, et méprise l’amateurisme en général,
qu’il associe volontiers à l’incompétence (voir « Technique »). Les injures faisant partie intégrante de la vie de tous
les jours, et n’étant pas l’apanage d’une catégorie sociale
déterminée, il est parfaitement logique d’en concevoir la
normalisation, tout en sachant pertinemment que celle-ci
contredit le principe même de l’injure, à savoir la liberté
d’expression de son émetteur. Après tout, puisque la langue est extrêmement codifiée, et que l’injure est largement
marginalisée par les dictionnaires usuels de son temps, il
devient alors pertinent pour Vian d’en envisager une classification et en corollaire une normalisation. C’est là une
forme d’intuition très prégnante chez cet écrivain, et qui
trouvera sa pleine mesure dans son adhésion au Collège
de ’Pataphysique. Céline avait inauguré dans ses premiers
romans un style intégrant à la narration tous les ressorts
de l’oralité, dont les hésitations, bredouillages, jurons,
mots obscènes et insultes. Comme Vian en était un lecteur
admiratif, du moins pour ce qui est du style, il anticipait
peut-être la venue d’une nouvelle norme littéraire, que par
la suite Queneau, Prévert, et lui-même bien sûr ont confirmée. Chez Vian, l’illustration la plus spectaculaire de ce
parti pris est sans aucun doute sa pièce de théâtre Série blême (1952), entièrement rédigée en argot et en alexandrins !
Le 15 février 1946, estimant que sa rémunération n’était
pas à la hauteur de ses aspirations, il démissionne de l’Afnor
pour aller à l’Office Professionnel des Industries et des Commerces du papier et du carton, grâce à l’appui de son ami
Claude Léon déjà en place. Son directeur voulait lui attacher
un second comme assistant, et Léon en fit profiter son ami.
Cette fonction peu exigeante de gratte-papier lui plaisait ;
elle plairait à Boris. Il y resta effectivement jusqu’en août
1947, non sans y avoir terminé L’Écume des jours et composé
en entier L’Automne à Pékin, dont de nombreuses épigraphes
en têtes de chapitres, venues se greffer là parfois avec l’aide
de Claude Léon, portent les traces des lectures éclectiques
des deux fonctionnaires en quête de distractions.
A / 24
La norme est une donnée virtuelle qui permet de mesurer
les écarts et déviances. Elle constitue un système organisateur qui régit les codes linguistiques, et sert également
d’aune aux sciences et techniques. Sa rigidité de fait invite,
par la force de l’imagination et de la créativité, à toutes sortes de subversions et de pillages. En poussant à la limite le
concept de norme, on peut envisager que créer, c’est fausser
la norme, passer outre ses cadres, la plier ou lui faire subir
une distorsion. Boris Vian en était conscient, et son passage
à l’Afnor n’a fait que le confirmer. À cet égard, il est tout à fait
possible que l’attrait tardif de Vian pour le sémanticien américain Alfred Korzybski soit une conséquence de son attitude
déviante par rapport à la norme. Korzybski (1879-1950) avait
élaboré le concept de « sémantique générale » en réaction à
la logique aristotélicienne. Dans un ouvrage volumineux,
Science and Sanity : An Introduction to Non-Aristotelian Systems
and General Semantics (1933), Korzybski remet en cause les
associations que le langage semble avoir figées.
Vian voit dans cette nouvelle philosophie la possibilité de rejeter la vision binaire du principe tutélaire de noncontradiction. Il avait découvert ce mode de pensée par l’entremise des premiers romans de science-fiction de Alfred E.
Van Vogt, Le Monde des Ā et Les Aventures des Ā, qu’il traduisit
avec jubilation dans les années cinquante. Van Vogt se base
très libéralement sur les principes de Korzybski. En le traduisant, Vian se fait le chantre d’un monde à valeurs multiples, et c’est peut-être encore une autre conséquence de
son apprentissage accéléré de la norme à l’Afnor. De toute
évidence, il ne se plie pas à ce monde orthonormé qui nous
fait croire à un ordre stable et figé. Il remet ces principes en
question, et les ébranle à grands coups de contre-propositions qu’il énonce avec force dans sa dernière pièce de théâtre, Les Bâtisseurs d’empire (1957). La longue tirade du père,
qui occupe tout le troisième acte, montre la portée dérisoire
du raisonnement logique face à l’absurde de sa situation. Il
est tout aussi impuissant devant le Schmürz, monstre insaisissable qui nargue la famille, que les autres protagonistes,
et ce ne sont pas ses bons principes scolaires — ou militaires, ce qui revient au même — qui vont le tirer de sa terrible
A / 25
solitude finale. Face à la logique raisonnante, l’absurde finit
toujours par triompher. Le père se ridiculise devant tout le
monde, mais ce faisant nous tend un miroir plutôt terrifiant
de notre condition humaine :
Retraite. Le mot n’est pas très juste. C’est-à-dire qu’il
est juste, évidemment, lorsque l’on considère l’une
de ses acceptions, courantes d’ailleurs : l’ermite dans
sa retraite, le bénédictin fait retraite... Mais dans
retraite, il y a aussi retraite... fuite devant l’ennemi.
Est-ce une fuite que cette ascension ? Un homme (il
va frapper le schmürz) digne de ce nom ne fuit
jamais. Fuir, c’est bon pour un robinet.
(OC 9, p. 1086 — voir « Zénobie »)
Heureusement, il existe un salut possible, car de ce constat
final qui joue sur l’ambiguïté du verbe « fuir », la conclusion
de Vian se déduit de manière cinglante : la norme, c’est fait
pour être subverti.
A / 26
Car je dois vous avouer que je viens d’acheter une
sensationnelle Richard Brasier 1911 avec frein à
pédale sur le différentiel et cabinets de campagne
sous le siège arrière. (Note de la Rédaction : c’est
rigoureusement vrai.)
Et si j’ai eu quelques ennuis avec les Durit, un peu
vieilles (quarante ans, ça commence à compter),
l’ensemble fonctionne de façon excessivement
irréprochable et fait l’admiration de la foule
amassée sur mon passage. (OC 6, p. 253)
Brasier
Ainsi Boris Vian claironne-t-il l’achat de sa nouvelle voiture
dans une revue de presse à Jazz Hot (no 45) en juin 1950. Dans
sa manière d’annoncer la bonne nouvelle, il se figure luimême trônant au volant du véhicule en constante parade
devant les foules ébahies, ce qui n’était pas loin de la vérité.
La voiture mythique, flanquée de son heureux propriétaire,
illustre la pochette de l’unique 33 tours de Vian interprète de
ses propres chansons, et de quelques rééditions en format
CD. C’est aussi l’une des deux seules photos en couleur que
l’on connaisse de Vian, l’autre étant en couverture du livre
B / 27
de Jacques Bens consacré à l’auteur2. Noël Arnaud raconte de
manière truculente comment Boris Vian, dès son permis de
conduire passé le 21 mai 1947, se mit à aimer l’automobile, et
même la vitesse, car il fréquenta diverses courses comme le
Grand Prix de Reims ou les 24 heures du Mans, souvent avec
son ami Claude Léon3. Si l’on peut aujourd’hui s’étonner de
l’âge relativement tardif de Vian à l’obtention de son permis
de conduire (27 ans), il ne faut pas perdre de vue que pendant
les cinq années de la guerre, le nombre de voitures autorisées dans la capitale était insignifiant, ce qui décourageait
évidemment toute velléité d’obtention du permis, sans parler des rationnements draconiens en carburant. Boris Vian a
donc envisagé ce rite de passage seulement au moment où
les approvisionnements de toutes les denrées essentielles
ont commencé à se normaliser.
Noël Arnaud nous indique ses acquisitions successives
en matière d’automobiles, à commencer par une BMW 6
cylindres, surplus de stock de guerre, constamment en panne selon son témoignage, puis une Panhard, modèle « panoramique » (1934) avec conduite au milieu. Ces deux modèles
correspondent à la fin de la grande époque des automobiles
surdimensionnées, et se révélèrent inadaptées aux nouvelles conditions économiques provoquées par l’effondrement des valeurs boursières en 1929, dont les répercussions
allaient se faire sentir durant toute la décennie suivante.
Il y eut ensuite deux cabriolets anglais, plus petits certes,
mais plus « sports », une Austin Healey d’abord, puis la belle
Morgan bleue, que Vian adorait. Et adorait conduire vite.
Avec Claude Léon, il apprend le dérapage contrôlé, et se met
à sillonner les routes de France à des allures excessives, ne
se souciant même pas à l’occasion de franchir un barrage de
police à toute allure : un bordereau daté du 6 janvier 1958 fait
état d’une amende à payer pour « Barrage forcé. Refus d’obtempérer4 ». Cette fois hélas, contrairement à ce qui se passe
2
3
4
(Bordas, 1976). Il est assis en tailleur sur une plage de Saint-Tropez en train
de lire The D.A. calls it murder, roman policier de Erle Stanley Gardner (1937).
Voir le chapitre « Les Casseurs de Colombes » des Vies parallèles, de Boris Vian.
Fac-similé dans Images de Boris Vian, p. 188.
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dans sa chanson « Le Petit Commerce », les flics ne l’ont pas
salué « comme un des leurs » (OC 11, p. 576).
Mais l’automobile de ses rêves, c’est bel et bien la fameuse Brasier 1911. Lorsque Vian l’achète sur un coup de tête, il
fait plus qu’acquérir un vieux tacot au charme désuet, il
revendique un art de vivre et de se déplacer qui va à l’encontre
de deux tendances : l’une conjoncturelle, à savoir l’énorme
essor technologique qui succéda à la Seconde Guerre mondiale, entraînant avec lui un engouement quasi obsessionnel pour les gadgets de toutes sortes de la part d’un public
redevenu optimiste et consommateur, et l’autre personnelle,
à savoir son goût marqué pour le progrès, les nouvelles techniques, et toutes les formes de sciences, futuristes ou carrément utopiques, ce qui semblerait contredire son adoration
pour cette vieille voiture. Mais, en l’occurrence, prime chez
Vian l’ingénieur admiratif d’une machine qu’il juge inusable, donc presque parfaitement conçue, ce qui est un critère
de premier ordre pour un homme obsédé par le phénomène
de l’usure en général, et du vieillissement en particulier.
Paradoxalement pour cet amoureux de la vitesse, les 80 km/
h du bolide en vitesse de pointe ne semblent pas nuire au
plaisir de la conduite. On peut imaginer combien de temps
lui prend le voyage qu’il effectue de Paris à Saint-Tropez en
1952, à une moyenne de quelque 45 km/h. Traitant avec déférence son palefroi mécanique, Vian se rend sur la côte pour
le tournage d’un court métrage de Paul Paviot intitulé SaintTropez, devoir de vacances, dont il a rédigé le commentaire
(OC 13, p. 221). On y voit diverses célébrités du monde du cinéma,
dont Boris sur sa fidèle monture, accompagné d’Ursula.
En mai 1953, par exemple, lorsqu’il se rend à Caen pour
les préparatifs du Chevalier de neige, spectacle à grande échelle
joué sur une musique de Georges Delerue qui sera créé en
août de la même année (OC 10), il y va en Brasier et jubile de
piloter le maire en personne, Yves Guillou, déjà enthousiasmé par le spectacle à venir, mais surtout conquis d’avance
par ce noble et antique attelage5. Cette automobile est faite
5
Photo reproduite dans l’édition originale des Vies parallèles de Boris Vian,
publiées dans la revue Bizarre, Nos 39-40, 1966, p. 171.
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pour satisfaire l’irréductible individualisme de Vian. Lui qui
se refusait à demander sa direction à un quelconque agent
de la circulation quand il s’était perdu dans une ville, lui qui
ne voulait dépendre de personne, il avait enfin trouvé une
voiture qu’il pouvait quasiment réparer lui-même, sauf en
cas de panne majeure évidemment. Conçue sans batterie,
elle démarre à la manivelle, et apparemment au quart de
tour. Comme l’essuie-glace est manuel, il ne tombe jamais
en panne, si tant est que l’endurance du poignet soit à la
mesure de l’ondée que l’automobiliste essuie. Cette torpédo
de la Belle Époque aurait totalisé plus d’un demi-million de
kilomètres selon l’aveu de son propriétaire, et Vian d’ajouter
nonchalamment qu’il s’est contenté de changer le carburateur d’origine, qu’il jugeait un peu trop gourmand.
La marque Richard-Brasier vécut de 1897 à 1930. Elle
est le fruit de l’union de deux constructeurs français, Henri
Brasier et Georges Richard. L’orthographe de « Brazier » que
l’on voit çà et là est erronée, et eût sans doute fait sourire
le Roland Barthes de S/Z. Elle vient peut-être d’un phénomène d’osmose avec le Z du chiffre onze de la date 1911 (voir
« Onze »). Mais qu’à cela ne tienne. Alors que la crise économique s’installe, le constructeur persista dans la fabrication
de modèles de plus en plus luxueux, ce qui l’amena à une
inévitable faillite. Il ne faudrait pas voir dans l’achat d’une
voiture de marque française de la part de Vian un côté résolument franchouillard. Il aurait pu tout aussi bien s’enticher
d’un modèle équivalent de marque étrangère. Après tout, la
Packard familiale d’avant-guerre était une voiture américaine, et il s’était nanti auparavant de deux belles anglaises de
sport. Mais quand il tombe sur la Brasier, c’est le coup de foudre. De couleur « gris artillerie » d’origine, elle se fait repeindre en blanc, la couleur de prédilection de Vian pour les voitures, car il l’associe symboliquement à la pureté mécanique.
Luxe suprême, il fait capitonner à neuf les sièges de cuir rouge. Si l’automobile semble jaune pâle sur la pochette du disque, c’est que la photo est vraisemblablement tirée à partir
d’une diapositive, et que les couleurs ont été artificiellement
rehaussées. Cette voiture d’un autre temps, avec conduite à
droite, transporte dans divers boîtiers ou tiroirs des pièces
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de rechange et tout l’outillage de secours nécessaire. Elle
possède un réservoir d’eau fraîche avec un robinet en laiton
pour faire un brin de toilette le long de la route, et même un
cabinet d’aisances installé sous la banquette arrière. On peut
voir dans divers recueils iconographiques plusieurs photos
en noir et blanc illustrant la Brasier et son chauffeur dans les
diverses situations que lui permet effectivement ce véhicule
de grande tenue6.
Il y a certainement une bonne dose d’excentricité et
un brin de drôlerie dans ce choix de voiture de la part de
l’homme que l’on imagine toujours pressé, et sans doute
des réminiscences des voyages en famille effectués dans la
belle Packard 1925, notamment entre Paris et la Normandie.
Dans les années vingt et trente, les voitures Packard sont
juste en-dessous des Cadillac. Elles représentent le haut de
gamme, dont le slogan « Ask the man who owns one! » ne
devait faire que des envieux, à plus forte raison en France.
Il y a là un goût manifeste pour le luxe suranné, tel qu’on le
reconnaît dans les voyages d’une autre ère, celle des croisières transatlantiques à bord de grands paquebots, et des
voyages terrestres en wagon-lit Pullman ou en limousine
avec chauffeur en livrée. Deux chroniques illustrent de
manière savoureuse le fantasme que Vian se construit du
passé, ce qui lui permet incidemment de critiquer la façon
dont les voitures modernes sont conçues, c’est-à-dire au
mépris du confort de ses occupants :
Et puis il y a le vieil adage : les voyages formeraient la
jeunesse. Celle-là, on a dû vous la faire souvent aussi.
Mais comme à moi : incomplètement. Jamais on ne
vous a donné la forme finale obtenue. La forme finale
obtenue c’est la forme des vieillards, toutes les fois
qu’on voyage dans une voiture moderne. La jeunesse
la plus résistante ressort de là percluse de douleurs,
6
Boris Vian. Vérité et légendes, p. 104-105 ; Il était une fois Boris Vian, de Françoise Renaudot, p. 103-104, 118-119.
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courbée, pliée en huit, moulue, malheureuse et aigrie,
vieillie de cinquante ans au bas mot.
(OC 5, p. 562-563)
Sous-entendu : la jeunesse qui n’a pas eu la bonne idée de
se déplacer en Brasier ou autre modèle du même millésime.
Vian ne manque pas de vilipender ouvertement les toutes
nouvelles productions de l’industrie automobile française,
au format économique, et pour cause. On l’imagine mal à
l’aise, lui qui mesure un mètre quatre-vingt-sept, dans une
2CV Citroën ou une 4CV Renault. La première de ses chroniques s’intitule, justement : « Et dire qu’ils achètent des voitures neuves ! » (OC 5, p. 576) ; la seconde : « Mes vacances comme
en 1900 » (OC 5, p. 605). Elles parurent toutes deux dans la revue
mensuelle à grand tirage Constellation.
Dans la première, Vian fait ni plus ni moins l’article, et
vante les qualités de sa Brasier dans le menu détail. C’est à la
fois l’ingénieur qui s’émerveille de caractéristiques qui font
parfois sourire, mais qui ont pour souci manifeste de rendre
la voiture en question littéralement increvable, et le chauffeur accort qui, par sa hauteur sur la chaussée, la relative
lenteur de son véhicule et son exposition aux quatre vents,
se sent d’égal à égal avec les chauffeurs d’autobus. Et peut
badiner avec les cyclistes qu’il dépasse nonchalamment.
Dans la seconde, Vian fait un test. Ayant mis la main sur un
guide routier de 1905, il se propose un itinéraire pour vérifier
si les hôtels annoncés offrent toujours la même qualité de
service, compte tenu évidemment de l’ajustement des prix.
Dans l’un d’entre eux, il se réjouit d’avance de demander au
gérant actuel s’il peut y trouver :
une chambre noire pour la photographie, avec
lanterne rouge, eau et cuvette (c’est indiqué par un
petit losange noir), un dépôt d’essence Naphtacycle de
la Compagnie générale des pétroles de Marseille, et des
w.-c. bien tenus avec appareils de chasse à effet d’eau.
(p. 609)
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Comme il se doit, il ne rencontre que moquerie ou hilarité, cependant que la voiture dans laquelle il voyage suscite un étonnement bien compréhensible, quoiqu’en réalité en rapport direct avec les renseignements demandés
par son chauffeur.
Par ailleurs, ce goût tardif pour les automobiles et la
vitesse forge des amitiés qui ne se situent pas sur le plan
intellectuel, mais qui au contraire lui fournissent un dérivatif apprécié à ses contraintes littéraires et mondaines.
C’est autour du garage de son ami Peiny, à Colombes, dans
la banlieue parisienne, que se situent ces activités motorisées, avec entre autres Maurice Gournelle, qui allait devenir l’ami de presque toutes les occasions dans les années
cinquante. C’est là qu’il remise la belle Brasier pour l’hiver,
voulant lui épargner les intempéries et le froid saisonniers.
De ces rencontres souvent prétextes à des agapes bien arrosées, Boris Vian conçoit d’écrire un roman qui a justement
pour titre Les Casseurs de Colombes, et dont l’ébauche qui ne
dépasse pas quatre pages a paru dans les Œuvres complètes
(OC 3, p. 461-465). Il veut par la fiction faire revivre ce monde de
l’automobile qu’il a récemment découvert et qui lui a ouvert
la porte de ce petit cercle de gens simples et honnêtes qui
ne semblent heureux que les mains pleines de cambouis, et
à qui il souhaite rendre hommage.
Comme pour appuyer le dédain de Vian pour les cérémonies mondaines, le carton de faire-part discret de son
mariage avec Ursula Kübler arbore une photo où les deux
futurs époux siègent fièrement dans la Brasier décapotée. La
voiture, qui a donc hérité d’une vocation nuptiale, est arrêtée
dans l’arrière-pays de la côte d’Azur, et la légende annonce en
toute sobriété, en allemand : « Wir heiraten im Januar [
]
1954, in Paris » (sans mention du jour7).
L’amour de la Brasier chez Vian n’est ni un culte ni un
snobisme ; on peut le voir comme un trait d’excentricité
qui n’est pas sans rapport avec son goût pour les romans
de P.G. Wodehouse que lui et sa première épouse Michelle
7
« Nous nous marions le [
] janvier, à Paris. » Reproduit en fac-similé
dans Images de Boris Vian, p. 130-131. Le mariage eut lieu en fait le 8 février.
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appréciaient. Dans ces romans anglais de l’entre-deuxguerres est dépeint justement ce monde qui déambule
constamment en grand apparat. Et le prototype de Jeeves,
le majordome pince-sans-rire qui ne se démonte jamais,
eût constitué le chauffeur idéal de ce véhicule légendaire,
qui permet à Vian d’affecter de vivre dans un monde disparu, mais qu’il fait renaître chaque fois qu’il prend le volant
de sa Brasier 1911.
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