la bande dessinée sur le terrain
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la bande dessinée sur le terrain
neuviemeart2.0 > thèmes > genres, thèmes, motifs > Les bandes dessinées de non-fiction > la bande dessinée sur le terrain la bande dessinée de reportage la bande dessinée sur le terrain par Vincent Bernière [janvier 2002] Tintin, reporter au Petit Vingtième, Fantasio, envoyé spécial du Moustique, Ric Hochet, journaliste à La Rafale, Jeannette Pointu, reporter photographe, Clark Kent alias Superman, journaliste au Daily Planet... Avec tous ces personnages fictifs, parmi les plus illustres, ayant embrassé la carrière de journaliste, il était dit qu’un jour ou l’autre, la bande dessinée se préoccuperait plus particulièrement de reportages. Longtemps, la bande dessinée européenne ne s’est contentée que d’aventures et jamais, dans Tintin et Spirou, il n’est réellement question de métier, le journalisme offrant simplement d’évidentes commodités romanesques. D’accord, Fantasio cherche parfois à devancer Seccotine sur un scoop (et vice versa !), mais personne n’a jamais vu Tintin suer devant sa Remington ni se creuser la tête pour rendre compte d’un reportage au Tibet. Pourtant, à mesure que son lectorat se diversifie, que le moyen d’expression et ses auteurs mûrissent, que le monde et la société évoluent, le neuvième art aborde une sorte d’adolescence thématique. Dans cet esprit, la bande dessinée de reportage s’affirme aujourd’hui comme un genre en plein développement. Bien entendu, le dessin d’actualité dans la presse ne date pas d’hier, pas plus que les carnets de voyages. Et nombreux sont les dessinateurs qui pratiquent depuis longtemps le repérage dessiné en s’inspirant, dans leurs récits de fiction, de l’actualité ou de l’histoire plus ou moins récente. Les aventures de Jonathan par Cosey, de Stéphane par Ceppi, les premiers albums d’Enki Bilal et de Pierre Christin, pour ne citer que ces quelques exemples, regorgent d’incursions de l’actualité dans le récit. Par le biais de l’expérience vécue, d’autres auteurs élaborent un récit directement lié à l’histoire immédiate : Michel Duveaux perdu dans Beyrouth, Baudoin en résidence à Vitrolles [2], Wolinski à Cuba [3], Marjane Satrapi dans l’Iran des mollahs [4]. D’autres encore illustrent en bande dessinée l’actualité de société, tels Loustal, Mattotti, Kamagurka et Pfarr choisissant chacun de raconter en bande dessinée un fait divers pour Das Magazin, le supplément dominical du Tages Anzeiger de Zürich [5]. Évidemment, on ne trimballe pas avec la même facilité une armada télévisuelle et un carnet de croquis. Et puis, il y a dans le dessin une part de vérité différente, plus personnelle mais pas moins importante que dans une photographie cadrée. Quant à être sur place lors d’un événement extraordinaire, c’est rare, ça vaut de l’or et ça s’appelle un scoop. En ce sens, les témoignages de Sacco restent ce qu’ils sont et, bien qu’il s’en défende, on est en droit de poser la question de leur authenticité au même titre que pour, les informations contenues dans n’importe quel article de presse. Palestine, par exemple, regorge de témoignages spontanés sur les malheurs de la guerre. Ce qui, comme chacun sait, est une réalité mais aussi une nécessité d’expression de la part du peuple palestinien. Au reste, Sacco n’a jamais caché son engagement en faveur des Palestiniens ici, des Bosniaques ailleurs. C’est aussi l’une des grandes forces du récit en bande dessinée : l’usage subversif. De fait, un lecteur sera d’autant plus touché par un événement qu’il sera embarqué dans une suite de séquences narratives. On avait déjà pu s’en rendre compte avec Fax From Sarajevo, de Joe Kubert, qui n’était, somme toute, que le compte rendu, réalisé deux ans après les faits, d’un seul témoignage direct [19]. Mais l’objectivité est, on le sait, un vœu pieu. Même dans les tentatives les plus extrêmes de sobriété dans les moyens et dans l’expression, par exemple les documentaires sociaux de Raymond Depardon, l’inévitable esthétisation de l’image est bien là comme une interface. D’autres ont d’ailleurs choisi la fiction pour évoquer des situations personnelles ayant trait à l’actualité, tel Jean-Philippe Stassen avec Déogratias, une bande dessinée dont les événements se déroulent lors des massacres rwandais de 1994 [20]. C’est d’ailleurs suite à la rencontre entre Sacco et Stassen, aux festival d’Angoulême et de Bastia 2001, que ce dernier s’est lancé dans l’élaboration de Pawa, une bande dessinée de reportage sur la question rwandaise [21]. Stassen s’est à nouveau rendu au Burundi et au Rwanda au cours de l’année 2001, collectant nombre d’anecdotes et de témoignages, prenant des notes le soir dans sa chambre. Le livre regroupera des récits courts en bandes dessinées, quelques anecdotes plus ou moins légères et des précisions historiques, sans doute typographiées. Stassen traitera justement la question de la recherche de l’information, du brouillage idéologique, de la foi donnée aux témoignages dans un pays où le récit oral, qui se déforme de bouche en bouche, fait partie des mœurs... Son travail devrait paraître en 2002, ce qui pose aussi le problème de l’adéquation à l’actualité, décalage encore plus présent chez Sacco qui, en plus d’une certaine lenteur dans son travail de recomposition, doit encore faire l’objet d’une traduction pour les non anglophones. Dans les deux cas les questions d’actualité évoluent sans cesse et parfois très rapidement, ce qui est inscrit dans leur nature. Souvent, les travaux autobiographiques en prise avec l’actualité sont plus directs. On se souvient dès carnets d’errance d’Helena Klakocar [22] et plus récemment de Bons Baisers de Serbie d’Aleksandar Zograf [23], tous deux ayant trait au conflit serbes bosniaque mais à deux époques différentes... Des livres qui n’auraient sans doute pas existé sans les tourmentes de l’Histoire et qui ne sont pas le fruit d’une volonté particulière de leur auteur de transmettre de l’information d’un point de vue journalistique. Un genre encore à inventer Tous ces récits, on l’a vu, concernent des situations d’actualité particulières, des guerres, génocides et autres problèmes délicats. Bien entendu, cet aspect sensationnel fait leur force. Avec les reportages de l’Association [24], c’est différent. Il s’agit plutôt de courts récits de voyage quelquefois empreints d’actualité. Par exemple, quand Vanoli s’intéresse aux agissements politiques des paramilitaires mexicains du Chiapas, ou quand Baudoin traite du problème de l’excision dans les pays musulmans. Menu, quant à lui, tombe exactement dans le cas de figure évoqué plus haut, puisque son voyage en Égypte coïncide avec l’attentat de Louxor perpétré pendant l’hiver 1997, dans lequel 58 touristes furent assassinés. Du coup, son récit est le plus intéressant de l’Association en Égypte. Mais il ne suffit pas d’être sur place après la bataille, Wazem en fera les frais lors d’un séjour d’une semaine à Sarajevo qu’il évoque dans les derniers numéros de la revue Bile Noire et où l’on sent bien qu’il n’a pas grand-chose à raconter. On peut d’ailleurs noter que les dessinateurs profitent parfois de voyages organisés lors de manifestations festives ou professionnelles pour constituer un reportage. Ils ne partent donc pas forcément à la recherche d’information, ce qui est l’essence de tout travail journalistique... La plupart des auteurs de bande dessinée ne sont pas forcément rompus aux techniques de collecte de l’information, et c’est bien naturel. Ils racontent souvent ce qu’ils ont vu. Au mieux certains font-ils preuve, comme c’est le cas par exemple avec les auteurs de l’Association, d’un certain talent littéraire. Le projet du dessinateur David Prudhomme et du journaliste Christophe Dabitch ajustement l’avantage de combiner le travail d’un auteur de bande dessinée avec celui d’un professionnel, déjà auteur de plusieurs documentaires réalisés en Serbie et diffusés sur les chaînes européennes, notamment le remarquable Un cousin en Serbie. Les deux auteurs sont repartis à la recherche de ce personnage, le propre cousin de Dabitch. Peut-être qu’ici, l’alliance un peu perdue ces derniers temps entre un créateur d’images et un homme d’écrit sera fructueuse. Enfin, d’autres travaux choisissent de s’éloigner du sacro-saint reportage de guerre ou du récit de voyage pour aborder des sujets de société. Ainsi le récent travail d’Étienne Davodeau avec Rural ! (Delcourt, 2000), une bande dessinée qui traite de l’agriculture biologique et des problèmes d’environnement liés à la construction d’une autoroute. L’ouvrage bénéficie d’une préface de José Bové, personnage médiatique s’il en est. Comme Sacco, Davodeau s’est basé sur des interviews. À la lumière de sa bande dessinée, on peut penser qu’elles ne sont qu’écrites. Encore une fois, le souci d’authenticité semble avoir été de mise : l’auteur, qui n’a pas échappé à la tentation de se mettre en scène, a soumis son manuscrit à tous les protagonistes de son histoire pour approbation. Comme en littérature ou en cinéma, les auteurs qui parviendront à assumer les contraintes du reportage seront d’autant plus rares qu’il faut bien le dire, le genre est en gestation. Et il ne faut pas trop compter sur les éditeurs et sur les organes de presse pour en soutenir les évolutions. Soit les auteurs de bande dessinée se transforment en professionnels de l’information, ce dont on peut douter, soit ils continuent à nous faire part de leur observations en tant qu’auteurs, ce qu’ils sont indubitablement. Sacco, Stassen et quelques autres restent des cas particuliers. Le terrain à défricher est immense et presque tout − documentaires au long cours, études de société, reportages sur le vif... − reste encore à faire. Vincent Bernière Cet article a paru dans le numéro 7 de 9ème Art en janvier 2002, p. 46-55. Notes [1] Thierry Groensteen, La Bande dessinée depuis 1975, M. A, 1985. [2] Baudoin, La Mort du peintre, Z’Editions, 1993. [3] Wolinski, Monsieur Paul à Cuba, Albin Michel, 1998. [4] Marjane Satrapi, Persepolis tomes 1 et 2, L’Association, 2000 et 2001 [5] Loustal, Insolite, Éditions du Seuil, 1999. [6] Une exposition monographique de James Gilbray s’est tenue à la Tate Britain de Londres du 6 juin au 2 septembre 2001, assortie d’un excellent catalogue de Richard Godfrey et Mark Hallett, James Gilray, the Art of Caricature, Tate Britain, 2001. [7] Gustave Doré, Versailles et Paris en 1871, Plon, 1907. [8] Les dessins de Saul Steinberg provenant du procès de Nuremberg n’ont pas été réunis en recueil et pas un seul de ses livres n’est aujourd’hui disponible en langue française. Pour les dessins de reportages, ou pourra tout de même consulter Saul Steinberg, All In line, Harper & Brothers, 1944. [9] Will Eisner, Mon dernier jour au Vietnam, Delcourt 2001. [10] Robert Crumb, Sketchbook Reports, Cornélius,1999. [11] In François Cavanna, Bête et méchant, Belfond, 1981. [12] Les reportages en bandes dessinées de Cabu publiés dans Charlie Hebdo n’ont jamais fait l’objet d’un recueil. On pourra toujours admirer son coup de crayon dans Revoir Paris, éditions Arléa, 1996. Lire ici l’article de Bernard Joubert. [13] Riss, Le procès Papon, hors série Charlie Hebdo, 1998. [14] Riss, Le Tour de France du crime, hors série Charlie Hebdo, 1999. [15] Jacques Ferrandez et Alain Dugrand, Irak, dix ans d’embargo, Casterman, 2001. [16] Joe Sacco, Palestine, vol. 1 et 2, Vertige Graphic, 1996-1998. [17] Joe Sacco, Gorazde, vol.1 et 2, Rackham, 2001. [18] Joe Sacco, Soba, Rackham, 2001. [19] Joe Kubert, Fax de Sarajevo, Vertige Graphic, 1997. [20] Voir, sur ce site, l’étude d’Alain Agnessan. [21] Jean-Philippe Stassen, Pawa, chroniques des monts de la Lune, Delcourt, 2002. [22] Helena Klakocar V., Passage en douce, Fréon/L’atelier d’édition, 1999. [23] Aleksandar Zograf, Bons baisers de Serbie, L’Association, 2000. [24] Voir, dans ce dossier,l’article de Jean-Christophe Menu.