quel regard ces textes portent-ils sur les femmes

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quel regard ces textes portent-ils sur les femmes
Question de corpus sur le personnage de roman
Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2013-2014 – 1ère S 1
Le personnage de roman du XVIIe siècle à nos jours
Texte A : Victor Hugo, Les Misérables, 1862.
Texte B : Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
Texte C : Romain Gary, La Vie devant soi, 1975.
Question
Quel regard ces textes portent-ils sur les femmes du peuple ?
Question de corpus sur le personnage de roman
Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2013-2014 – 1ère S 1
Texte A : Victor Hugo, Les Misérables, 1862.
La mère de la petite Cosette, Fantine, se trouve dans une extrême misère après avoir été renvoyée de
l’usine de M. Madeleine. Les Thénardier, chez qui sa fille est en pension, lui racontent que Cosette est
malade afin de lui soutirer de l’argent. Elle en vient à vendre ses dents pour subvenir aux besoins de sa
fille.
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Fantine jeta son miroir par la fenêtre. Depuis longtemps elle avait quitté sa cellule du second pour une
mansarde fermée d’un loquet sous le toit ; un de ces galetas dont le plafond fait angle avec le plancher et vous
heurte à chaque instant la tête. Le pauvre ne peut aller au fond de sa chambre comme au fond de sa destinée qu’en
se courbant de plus en plus. Elle n’avait plus de lit, il lui restait une loque qu’elle appelait sa couverture, un matelas
à terre et une chaise dépaillée. Un petit rosier qu’elle avait s’était desséché dans un coin, oublié. Dans l’autre coin,
il y avait un pot à beurre à mettre l’eau, qui gelait l’hiver, et où les différents niveaux de l’eau restaient longtemps
marqués par des cercles de glace. Elle avait perdu la honte, elle perdit la coquetterie. Dernier signe. Elle sortait
avec des bonnets sales. Soit faute de temps, soit indifférence, elle ne raccommodait plus son linge. À mesure que
les talons s’usaient, elle tirait ses bas dans ses souliers. Cela se voyait à de certains plis perpendiculaires. Elle
rapiéçait son corset, vieux et usé, avec des morceaux de calicot qui se déchiraient au moindre mouvement. Les gens
auxquels elle devait lui faisaient « des scènes », et ne lui laissaient aucun repos. Elle les trouvait dans la rue, elle les
retrouvait dans son escalier. Elle passait des nuits à pleurer et à songer. Elle avait les yeux très brillants, et elle
sentait une douleur fixe dans l’épaule, vers le haut de l’omoplate gauche. Elle toussait beaucoup. Elle haïssait
profondément le père Madeleine, et ne se plaignait pas. Elle cousait dix-sept heures par jour ; mais un entrepreneur
du travail des prisons qui faisait travailler les prisonnières au rabais, fit tout à coup baisser les prix, ce qui réduisit
la journée des ouvrières libres à neuf sous. Dix-sept heures de travail, et neuf sous par jour ! Ses créanciers étaient
plus impitoyables que jamais. Le fripier, qui avait repris presque tous les meubles, lui disait sans cesse : Quand me
payeras-tu, coquine ? Que voulait-on d’elle, bon Dieu ! Elle se sentait traquée et il se développait en elle quelque
chose de la bête farouche. Vers le même temps, le Thénardier lui écrivit que décidément il avait attendu avec
beaucoup trop de bonté, et qu’il lui fallait cent francs, tout de suite ; sinon qu’il mettrait à la porte la petite Cosette,
toute convalescente de sa grande maladie, par le froid, par les chemins, et qu’elle deviendrait ce qu’elle pourrait, et
qu’elle crèverait, si elle voulait. — Cent francs, songea Fantine. Mais où y a-t-il un état à gagner cent sous par
jour ?
— Allons ! dit-elle, vendons le reste.
L’infortunée se fit fille publique.
Question de corpus sur le personnage de roman
Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2013-2014 – 1ère S 1
Texte B : Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, 1936.
Après le succès de son premier roman, Voyage au bout de la nuit, paru en 1932, Louis-Ferdinand Céline
publie Mort à crédit, dans lequel il raconte l’enfance de son personnage en partie autobiographique,
Ferdinand.
La mort de la concierge Madame Bérenge occupe le premier chapitre du roman. Ferdinand est médecin
mais n’est pas parvenu à sauver la vieille dame. Le narrateur accorde au récit de sa disparition une
importance essentielle : c’est l’incipit du roman.
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Nous voici encore seuls. Tout cela est si lent, si lourd, si triste... Bientôt je serai vieux. Et ce sera enfin fini.
Il est venu tant de monde dans ma chambre. Ils ont dit bien des choses. Ils ne m'ont pas dit grand-chose. Ils sont
partis. Ils sont devenus vieux, misérables et lents chacun dans un coin du monde.
Hier à huit heures Madame Bérenge, la concierge, est morte. Une grande tempête s'élève de la nuit. Tout en
haut, où nous sommes, la maison tremble. C'était une douce et gentille fidèle amie. Demain on l'enterre rue des
Saules. Elle était vraiment vieille, tout au bout de la vieillesse. Je lui ai dit dès le premier jour quand elle a toussé :
« Ne vous allongez surtout pas !... Restez assise dans votre lit ! » Je me méfiais. Et pus voilà... Et puis tant pis.
Je n'ai pas toujours pratiqué la médecine, cette merde. Je vais leur écrire qu'elle est morte Madame Bérenge
à ceux qui m'ont connu, qui l'ont connue. Où sont-ils ?
Je voudrais que la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits s'écroulent, que le printemps ne
revienne plus, que notre maison disparaisse.
Elle savait Madame Bérenge que tous les chagrins viennent dans les lettres. Je ne sais plus à qui écrire...
Tous ces gens sont loin... Ils ont changé d'âme pour mieux trahir, mieux oublier, parler d'autre chose...
Vieille Madame Bérenge, son chien qui louche on le prendra, on l'emmènera...
Tout le chagrin des lettres, depuis vingt ans bientôt, s'est arrêté chez elle. Il est là dans l'odeur de la mort
récente, l'incroyable aigre goût... Il vient d'éclore... Il est là... Il rôde... Il nous connaît, nous le connaissons à
présent. Il ne s'en ira plus jamais. IL faut éteindre le feu dans la loge. A qui vais-je écrire ? Je n'ai plus personne.
Plus un être pour recueillir doucement l'esprit gentil des morts... pour parler après ça plus doucement aux choses...
Courage pour soi tout seul !
Sur la fin ma vieille bignole, elle ne pouvait plus rien dire. Elle étouffait, elle me retenait par la main... Le
facteur est entré. Il l'a vue mourir. Un petit hoquet. C'est tout. Bien des gens sont venus chez elle autrefois pour me
demander. Ils sont repartis loin, très loin dans l'oubli, se chercher une âme. Le facteur a ôté son képi. Je pourrais
moi dire toute ma haine. Je sais. Je le ferai plus tard s'ils ne reviennent pas. J'aime mieux raconter des histoires. J'en
raconterai de telles qu'ils reviendront, exprès, pour me tuer, des quatre coins du monde. Alors ce sera fini et je serai
bien content.
Question de corpus sur le personnage de roman
Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2013-2014 – 1ère S 1
Texte C : Romain Gary, La Vie devant soi, 1975.
La Vie devant soi, publiée sous le pseudonyme Emile Ajar, raconte la vie du petit Momo, jeune garçon
arabe qui est élevé par une nourrice juive, Madame Rosa. Le roman obtient le prix Goncourt. L’extrait
suivant constitue l’incipit du roman.
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La première chose que je peux vous dire c'est qu'on habitait au sixième à pied et que pour
Madame Rosa, avec tous ces kilos qu'elle portait sur elle et seulement deux jambes, c'était une vraie
source de vie quotidienne, avec tous les soucis et les peines. Elle nous le rappelait chaque fois qu'elle ne
se plaignait pas d'autre part, car elle était également juive. Sa santé n'était pas bonne non plus et je peux
vous dire aussi dès le début que c'était une femme qui aurait mérité un ascenseur.
Je devais avoir trois ans quand j'ai vu Madame Rosa pour la première fois. Avant, on n'a pas de
mémoire et on vit dans l'ignorance. J'ai cessé d'ignorer à l'âge de trois ou quatre ans et parfois ça me
manque.
Il y avait beaucoup d'autres Juifs, Arabes et Noirs à Belleville, mais Madame Rosa était obligée de
grimper les six étages seule. Elle disait qu'un jour elle allait mourir dans l'escalier, et tous les mômes se
mettaient à pleurer parce que c'est ce qu'on fait toujours quand quelqu'un meurt. On était tantôt six ou sept
tantôt même plus là-dedans.
Au début, je ne savais pas que Madame Rosa s'occupait de moi seulement pour toucher un mandat
à la fin du mois. Quand je l'ai appris, j'avais six ou sept ans et ça m'a fait un coup de savoir que j'étais
payé. Je croyais que Madame Rosa m'aimait pour rien et qu'on était quelqu'un l'un pour l'autre. J'en ai
pleuré toute une nuit et c'était mon premier grand chagrin.
Madame Rosa, a bien vu que j'étais triste et elle m'a expliqué que la famille ça ne veut rien dire et
qu'il a en a même qui partent en vacances en abandonnant leurs chiens attachés à des arbres et que chaque
année il y a trois mille chiens qui meurent ainsi privés de l'affection des siens. Elle m'a pris sur ses
genoux et elle m'a juré que j'étais ce qu'elle avait de plus cher au monde mais j'ai toute de suite pensé au
mandat et je suis parti en pleurant.
Question de corpus sur le personnage de roman
Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2013-2014 – 1ère S 1
Proposition de corrigé
Etape n°1 – Découvrir le corpus
3 textes
1) Hugo, Les Misérables. Roman réaliste publié en 1862, pendant sa période d’exil. Dans ce roman
emblématique de la littérature française, Victor Hugo décrit la vie de misérables dans Paris et la France
provinciale du XIXe siècle et s'attache plus particulièrement aux pas du bagnard Jean Valjean. C'est un
roman historique, social et philosophique dans lequel on retrouve les idéaux du romantisme et ceux de
Victor Hugo concernant la nature humaine.
2) Céline, Mort à crédit. Roman publié en 1936. XXe siècle. Entre deux guerres. Pas de mouvement littéraire
particulier. Roman autobiographique. Deuxième grand roman après le Voyage au bout de la nuit. Roman
qui évoque l’enfance du personnage, Ferdinand. Ici, c’est l’incipit qui évoque la mort de la concierge.
3) Gary, La Vie devant soi. Roman publié en 1975. XXe siècle. Pas de mouvement littéraire particulier. Prix
Goncourt. Ici encore, c’est l’incipit du roman. Découverte de deux personnages, Momo, qui parle à la
première personne, et Mme Rosa, la nourrice juive qui s’occupe de lui.
Trois romans qui mettent en scène des femmes du peuple : une prostituée chez Hugo, une concierge chez Céline,
une nourrice chez Gary.
Trois extraits qui portent un regard particulier sur ces femmes, longuement évoquées dans les extraits.
Trois extraits qui portent un regard sur la femme à travers un point de vue omniscient (Hugo) et un point de vue
interne (Céline, Gary).
Etape n°2 – Préparer sa réponse
Repérage et explication des mots-clés de la question :
Quel regard ces textes portent-ils sur les femmes du peuple ?
Regard = image, vision, tableau, idée, point de vue.
Il s’agit de s’intéresser à la façon dont ces femmes sont perçues et vues dans les textes ? Quel effet produisentelles sur les personnages qui les côtoient et le lecteur ? Quel(s) sentiment(s) inspire(nt)-elles ?
Porter un regard sur : considérer, émettre un jugement sur, observer, inspirer un sentiment
Les femmes du peuple : femmes de classe populaire, plus ou moins pauvres ou dans le besoin, prostituée,
concierge, nourrice. Deux d’entre elles sont mères. Observer leur situation personnelle : seule, au chômage,
malade, mourante, fatiguée…
On a donc 3 femmes à observer précisément. Il faut chercher dans les textes des éléments qui aident à
comprendre ce qu’elles provoquent comme sentiment chez le narrateur et le lecteur.
Question de corpus sur le personnage de roman
Lycée Louis de Broglie – Marly-le-Roi – Année 2013-2014 – 1ère S 1
Etape n°3 – Rédiger sa réponse
Hugo, dans Les Misérables, chef-d’œuvre qu’il publie en exil en 1862, tout comme Céline avec Mort à
crédit, paru en 1936 et Gary, récompensé par le prix Goncourt pour La Vie devant soi en 1975, proposent trois
romans mettant en scène des femmes du peuple. Quel regard les extraits proposés portent-ils sur Fantine, Madame
Bérenge et Madame Rosa ?
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De la femme pauvre au chômage qui se fait prostituée dans Les Misérables de Victor Hugo à la nourrice
vieillissante mais généreuse de La Vie devant soi de Romain Gary, en passant par la concierge décédée dans Mort à
crédit de Louis-Ferdinand Céline, notre corpus s’intéresse à des figures de femmes du peuple dans le roman aux
XIXe et XXe siècles. Mais chacun des romanciers porte un regard bien particulier sur elles. En effet, ces femmes
provoquent des sentiments précis sur les narrateurs.
Tout d’abord, dans l’incipit de Mort à crédit, le narrateur-personnage, médecin, parle de sa vieille
concierge malade, qu’il semble aussi avoir essayé de soigner. Il retranscrit alors ces paroles au discours direct :
« Ne vous allongez pas surtout !... Restez assise dans votre lit ! » (l. 10-11). En vain, puisque Madame Bérenge
finit par mourir. Il est donc investi émotionnellement, jusqu’à en dénigrer vulgairement « la médecine, cette
merde. » (l. 13). Cette femme compte pour lui, et il est le seul à être à ses côtés pour l’accompagner dans la mort
comme en témoigne la première phrase : « Nous voici encore seuls. » De même, dès la première page de La Vie
devant soi, c’est un petit garçon, Momo, qui évoque sa nourrice et l’amour qu’il a pour elle. Il y a donc également
une grande charge sentimentale dans le regard porté, malgré la prise de conscience par l’enfant du contrat financier
qui a abouti à son placement chez Madame Rosa. En dépit de la dimension financière, le regard porté par Momo
sur la vieille femme de Belleville est plein d’amour : « elle [le prend] sur ses genoux et elle [lui jure] qu’[il est] ce
qu’elle [a] de plus cher au monde. » (l. 24-25). De plus, le point de vue interne adopté par les narrateurs masculins
de ces deux textes facilite l’identification du lecteur aux sentiments qu’ils manifestent. Le lecteur est lui aussi
amené à considérer ces femmes avec bienveillance et empathie. En revanche, dans l’extrait des Misérables,
Fantine n’est pas vue à travers le regard qu’un homme porte sur elle, ce qui n’empêche pas la transmission
d’émotions au lecteur, comme en témoigne l’omniprésence du registre pathétique dans l’extrait. En effet, c’est une
femme qui souffre : elle est « pauvre » (l. 4), passe « des nuits à pleurer et à songer » (l. 18), et semble bien malade
comme le prouve l’expression « sentir une douleur » (l.19) ou le verbe « tousser » (l.20) Dans les trois extraits, les
femmes sont donc vues à travers un regard intime. Ainsi, Fantine est décrite dans sa chambre, dans l’espace privé.
De la même manière, Madame Rosa et la concierge de Mort à crédit sont associées au lieu parisien dans lequel
elles ont vécu, ce qui donne le sentiment d’une familiarité avec elles. Le regard porté sur ces femmes se caractérise
donc par l’amour et la pitié.
Malgré ces situations difficiles et des conditions de vie pitoyables, l’écriture romanesque participe aussi à
faire de ces femmes du peuple des héroïnes. Dans La Vie devant soi, le point de vue du petit garçon fait de Madame
Rosa une figure maternelle, d’autant plus hyperbolique qu’elle s’occupe de nombreux enfants, « tantôt six ou sept,
tantôt même plus » (l.15). Le regard naïf de l’enfant fait ressortir l’immense amour de la nourrice pour ses protégés,
au-delà de sa maladresse bourrue, qui revêt à la fois une dimension comique et émouvante. Comme le dit Momo au
début de l’extrait, Madame Rosa est « une vraie source de vie » (l. 3) qui, au-delà de l’ascenseur, « mérite » surtout
l’admiration et le respect. La figure maternelle atteint son paroxysme dans le personnage de Fantine, qui apparaît à
la fois comme une mater dolorosa et une figure du sacrifice, dans la mesure où elle est prête à tout pour sauver son
enfant. Ainsi, plus les Thénardier réclame de l’argent à Fantine, plus elle s’enfonce dans la misère : elle vit dans
« un galetas » (l. 3), elle est de plus en plus mal vêtue puisqu’elle sort « avec des bonnets sales » (l. 12) et elle se
résigne à vendre son corps en devenant « fille publique » (l. 37). La dimension maternelle est moins présente dans
le texte de Céline, qui joue plutôt sur le motif du chevalier et de sa dame, dans la mesure où Ferdinand est prêt à
mourir pour sa vieille concierge. Il voudrait en effet que « la tempête fasse encore bien plus de boucan, que les toits
s'écroulent, que le printemps ne revienne plus, que notre maison disparaisse » (l. 16-18). Cependant, on note à
chaque fois une forme d’héroïsation de la femme du peuple. Cette glorification des petites gens s’accompagne,
surtout dans Les Misérables, d’un discours social sous-jacent à propos de la misère, en particulier des femmes.
Chez Céline, l’indignation porte sur l’ingratitude des hommes, ce qui se traduit par un discours d’une profonde
violence, où s’exprime « toute [la] haine » du narrateur (l.35).
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Ainsi, dans ces trois extraits de romans, les romanciers portent un regard plein d’empathie, de pitié, de
respect sur ces femmes. Ils en font aussi des héroïnes en exprimant leur volonté d’élever un monument à ces figures
de femmes populaires en transformant la trivialité de leur quotidien en hommage littéraire.