Les rumeurs - Pierrette Beauchamp, auteure

Transcription

Les rumeurs - Pierrette Beauchamp, auteure
 La fille avant moi – Extrait du chapitre 3
─ Quelqu’un sait pourquoi Hélène a quitté son poste?
─ Mystère et boule de gomme, répondit Luc, mais d’après moi, tantine a
décidé de se payer un facelift complet pour défriper sa carcasse : on ne l’aura plus sur
le dos pendant un méchant bon bout!
Il leva sa canette de boisson gazeuse pour trinquer.
─ Bon débarras!
Un gros rire gras ponctua sa phrase, mais personne n’y fit écho. Un silence gêné
tomba.
Pauline n’en revenait tout simplement pas. Les deux gars de l’entrepôt, visiblement
mal à l’aise, regardaient ailleurs, le livreur s’éloigna pour aller fumer près de son véhicule
et Susanne affichait un air renfrogné. Caroline, assise à côté de Luc, lui donna une petite
tape sur les doigts.
─ Méchant garçon, gloussa-t-elle, Pauline va penser que tu es une bien
mauvaise langue.
Cette dernière haussa les épaules, écœurée. Après un moment, Caroline se pencha
vers Susanne.
─ Je ne sais pas vraiment grand-chose, fit-elle sur ton conspirateur, mais…
mardi… non mercredi, c’est ça, mercredi de cette semaine-là, Hélène est arrivée en
même temps que moi. Déjà, à cette heure-là, elle n’avait pas l’air dans son assiette.
« Plus tard, quand je l’ai croisée, ça n’avait pas l’air d’aller du tout : elle, toujours
souriante et pleine d’énergie, elle était toute blême. Je me souviens d’avoir pensé qu’elle
avait passé la nuit sur la corde à linge.
« Le lendemain matin, elle avait les yeux boursouflés comme si elle avait pleuré
pendant des heures… Quand je lui ai demandé si ça allait, elle m’a répondu qu’il y avait
de la mortalité dans sa famille. C’est tout. Ensuite, elle s’est enfermée dans son bureau
sans parler à personne.
« J’ai frappé à sa porte à un autre moment dans la journée — je voulais qu’elle
m’explique quelque chose sur une facture —, mais elle n’était plus là. Julie m’a appris
qu’elle avait pris congé pour le reste de la journée. »
─ Tu y crois, toi, à cette mortalité? lui demanda Susanne.
Caroline haussa les épaules en soupirant.
─ Plus ou moins. Ce n’est sûrement pas son fils, elle ne serait tout de même
pas entrée au travail. Son père? Sa mère? Un frère ou une sœur? À moins que… ce
soit, son chum…
─ Comment ça, son chum? Quel chum? coupa Susanne en fronça les
sourcils.
Contrairement à ses collègues, Susanne avait développé un lien d’amitié avec
Hélène Beaudoin : elles allaient au cinéma ensemble de temps en temps et finissaient leur
soirée devant un repas bien arrosé. Or jamais Hélène ne lui avait fait mention de la
présence d’un homme dans sa vie.
─ Tu la connais mieux que nous, tu devrais le savoir pourtant, répliqua
Caroline.
Voyant Susanne secouer la tête d’un air ahuri, Caroline s’adressa à la ronde :
─ Vous savez, cet homme qui vient la chercher tous les lundis pour dîner…
─ Attendez, attendez! Moi j’le sais! l’interrompit Luc en levant la main.
Hélène a une grrrosse peine d’amour : son chum l’a plantée pour une plus jeune!
Le rire grossier fusa une nouvelle fois. Susanne le fusilla des yeux :
─ Maudit, Luc, ce que tu peux être épais des fois! rugit-elle. Je veux bien
croire que tu ne la portes pas dans ton cœur, mais franchement, tu pourrais être plus
civilisé!
─ OK, OK, pogne pas les nerfs, c’était juste une farce! répliqua l’autre, piqué
au vif.
─ Une farce plate, oui, rétorqua-t-elle en le soutenant longuement du regard.
Vaincu, Luc piqua du nez dans sa boîte de poulet, s’empara d’une cuisse dans
laquelle il mordit rageusement.
« Et vlan dans les dents! » Pauline jubilait. Si elle ne s’était pas retenue, elle se
serait levée pour applaudir la représentante.
Un nouveau silence, entrecoupé des toussotements du livreur, plana un long
moment.
─ On est sans nouvelles d’elle depuis ce temps-là, reprit Caroline, incapable
de supporter le malaise plus longtemps. Julie ne sait rien, en tout cas, mais monsieur
Bélair doit être au courant : il nous a appris qu’Hélène est venue le voir très tôt, le
vendredi de cette semaine-là.
« Elle a tout de même pris le temps d’écrire un petit mot à sa remplaçante », se dit
Pauline, bien décidée à garder cette information pour elle.
Le livreur écrasa sa cigarette sous son talon, salua tout le monde et remonta dans la
camionnette. Les deux hommes d’entrepôt, silencieux depuis le début, se levèrent pour
ranger leur table à l’écart. De toute façon, les ragots de bureau ne les intéressaient pas, ils
préféraient jouer leur partie de crible quotidienne.
Caroline continua son récit.
─ Monsieur Bélair nous a fait part de l’absence d’Hélène “pour un temps
indéterminé”. Il nous a promis d’embaucher une remplaçante si son absence se
prolongeait.
─ Et voilà Pauline! conclut Luc dans une tentative de réintégrer la
conversation. C’est plate tout de même que tu ne saches pas combien de temps tu vas
pouvoir rester avec nous.
L’interpellée sourit.
─ Julie m’a dit qu’il y aurait sans doute encore du travail pour moi au retour
d’Hélène…
Luc s’éjecta de son siège, les yeux brillants, la bouche frémissante.
─ Tu vois, tu vois, explosa-t-il en s’adressant à Caroline. Qu’est-ce que je te
disais! C’est la maudite Beaudoin qui va l’avoir, la job! C’est depuis qu’a débarqué
icitte qu’a tisse sa toile. Yvan ne jure plus que par elle (il imita la voix de son oncle) :
“Hélène dit que… Hélène me conseille de… Heureusement qu’Hélène est là… ”
Madame sait tout et nous prend constamment en défaut…
Susanne bondit sur ses pieds.
─ Nous? Non, Luc. TE prend TOI en défaut. Uniquement TOI, corrigea-telle. Ici, personne à part toi n’a de problèmes avec Hélène Beaudoin!
─ On le sait bien! Toi, Susanne Marchand, t’es la présidente de son fan-club!
Pauline avait baissé les yeux. Elle n’avait qu’un désir : se trouver à des kilomètres
de là.
Susanne dévisagea le neveu du patron d’un air las…
─ Luc, soupira-t-elle, combien de fois faudra-t-il que je te le dise? Ça ne sert
à rien de partir en guerre contre Hélène, elle ne veut que le bien de Ciné-Vidéo…
─ Ah oui? Franchement Susanne, t’es pas mal naïve! Si elle voulait tant le
bien de Ciné, elle ne nous aurait pas plantés là au moment où on s’apprête à acheter
Cinéphile!
Susanne lui prit la main pour l’inciter à se rasseoir.
─ Allons, Luc, arrête t’énerver comme ça…
Le jeune homme soupira bruyamment avant de reprendre place.
─ Et puis, après tout, c’est juste ben bon pour Yvan. Il a l’air fou maintenant.
Dire que c’est moi maintenant qui essaie de le sortir du trou…
La fille avant moi, en librairie dès le 29 octobre 2015.