Les cimetières des “esclaves turcs”

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Les cimetières des “esclaves turcs”
Régis Bertrand*
Les cimetières des “esclaves turcs”
des arsenaux de Marseille et de Toulon
au XVIIIe siècle
Parmi les problèmes posés par la présence d’“esclaves turcs” sur les galères de
France, figure celui de leur lieu d’inhumation1. Un cimetière musulman a existé
sous l’Ancien Régime près de l’arsenal de Marseille et un autre fut établi pour
les “Turcs” de l’arsenal de Toulon, lorsque la chiourme y fut transférée. Si ce dernier n’a guère laissé de traces dans la mémoire collective, il n’en est pas de même
de l’enclos marseillais. Dans une ville en contact étroit avec l’Empire ottoman
et ses dépendances, cet espace dévolu à l’islam a excédé sa fonction funéraire pour
devenir un lieu de prières. Il a de plus fait l’objet d’une tradition érudite qui a
nourri la légende selon laquelle une mosquée aurait existé à Marseille sous l’Ancien Régime, voire qu’elle subsisterait encore, au prix de démontages de ses
pierres d’appareil et de transferts successifs.
Des origines imprécises
L’origine d’un tel cimetière posait dès le XVIIIe siècle problème à l’administration. « Il n’a rien été trouvé dans les papiers du bureau sur l’établissement fait
pour cela à Marseille » écrit, le 5 janvier 1750, le marquis de Rouillé, secrétaire
* Université de Provence-Telemme.
1. Masson, 1937 : 279-401, 285, note 1, remarques sur le cimetière ; Zysberg, 1987 : 347 sq. ; le registre
des Arch. 3° rég. maritime (Toulon) 1 0106 bis, tenu entre 1682 et 1710, permet de mesurer l’importante mortalité des “esclaves turcs” pendant cette période.
REMMM 99-100, 205-217
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d’État à la Marine à l’intendant de la Marine F.-N. Levasseur de Villeblanche
lorsqu’il s’agit de réaliser celui de Toulon ; et F.-N. de Villeblanche lui répond
le 29 janvier :
« j’avais écrit à M. de Sinety pour savoir de luy si le cimetière qui est établi à Marseille pour les Turcs avait été fait aux frais du roy ou si le corps des esclaves l’avoit
fait à ses frais. Cet ordonnateur m’a répondu que par la recherche qu’il en avait fait
dans les registres du contrôle il n’avait rien pu découvrir sur cela2. »
Certains historiens ont transformé en évidence cette remarque prudente de
l’annaliste marseillais J.-J. Grosson formulée en 1777, alors que le cimetière
vient de soulever un menu incident avec la régence d’Alger :
« Les mahométans disent que ce droit leur a été acquis par réciprocité de ce que
les puissances barbaresques nous ont permis d’établir des chapelles dans les
bagnes des esclaves chrétiens qui sont dans leurs états. Nous n’avons pu vérifier
ces titres mais cette opinion nous paraît porter un caractère de raison et de
vérité » (Grosson, 1777 : 213-214 ; 1778 : 297-298)3.
Grosson énonce en fait ici le principe qui semble à l’origine du cimetière.
Aucune trace de sa fondation n’a pu être retrouvée ; en revanche, la très longue
lettre qu’Hadji Chaban, dey d’Alger, adressa le 23 juillet 1691 à Louis XIV renferme, parmi d’autres griefs, le suivant :
« Mon très cher ami, il y a en ce pays des cimetières pour les étrangers et pour les
esclaves chrétiens, mais à Marseille, il n’y a point de cimetière pour les Musulmans
et il est impossible de creuser des fosses sur le bord de la mer, parmi les rochers. C’est
une grande punition pour eux que cela soit ainsi […]. Ici, il meurt vingt esclaves
par jour ; on les enterre dans leur cimetière, selon leur religion, en lisant leurs livres
et leurs prières. Des peuples qui craignent Dieu ne font pas de ces actions-là. […]4 »
Ponchartrain, secrétaire d’État à la Marine, semble avoir fait répondre oralement « à chaque article » de cette lettre par Denis Dusault, l’administateur du
Bastion de France5. Il est possible que l’engagement de principe de créer un
cimetière pour les musulmans ait été alors pris, d’autant que sa réalisation posait
assez peu de problèmes. À la différence du cimetière qui sera ultérieurement
créé à Toulon, le « cimetière des esclaves turcs » de Marseille paraît étroitement
lié à celui des galériens, apparemment réalisé à la fin du XVIIe siècle dans la dernière phase des travaux d’aménagement de l’arsenal6. Or, le droit canon inter2. Arch. 3° rég. maritime (Toulon) 1 A1-35 f° 164 ; Arch. nat. Marine B3-481 f° 50-51 (et copie Arch.
3° rég. mar. 1 A1-202 f° 154).
3. Ces textes sont apparemment la seule source imprimée concernant le cimetière antérieure au XIXe
siècle. Exemple de leur utilisation abusive : Mazuy, 1854 : 299.
4. Cité par Plantet, 1889 : I, 313-314. Le passage sauté précise l’origine de cette remarque : un Turc de
la suite de Mehemet Elemin, ambassadeur du dey, étant mort à son arrivée à Toulon et y ayant été
enterré, son cadavre a été déterré de nuit et en partie brûlé. L’ambassadeur l’a fait immerger hors du port.
5. Si l’on en juge du moins par Plantet, 1889 : I, 365.
6. Un cayer des forçats qui ont été enterrés dans le cimetière de l’abbaye Saint-Victor de Marseille dans l’année 1680 indique le lieu d’ inhumation des galériens catholiques ou “nouveaux chrestiens” décédés à l’hôpital des galères avant la création des cimetières de l’arsenal (Arch. dép. Bouches-du-Rhône 1 H 804).
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disant l’inhumation en terre bénite des non-catholiques imposait d’exclure de façon
distincte une parcelle du périmètre soumis à la bénédiction. Il suffisait de la
séparer du reste de l’enclos par un mur pour créer deux cimetières, l’un réservé
aux « forçats chrétiens »7 et l’autre aux « esclaves turcs ». Il est cependant possible
que les esclaves aient aménagé eux-mêmes à une date qui n’est pas précisée l’enclos qui leur fut ainsi laissé et en particulier qu’ils y firent construire, peut-être
avec l’aide de négociants musulmans séjournant dans le port, le petit édifice qui
est signalé par les textes du XVIIIe siècle.
Les cimetières marseillais
Le cimetière était primitivement situé sur les terrains achetés en 1685-1688
pour l’agrandissement de l’arsenal ; la superficie de 18 455 cannes carrées qui avait
alors été acquise sur la Rive neuve du port se révéla très supérieure aux besoins
et près de 12 000 cannes carrées restèrent en dehors du nouvel arsenal (Clier, 1985).
C’est sur cette partie que furent initialement établis les cimetières des « Turcs
esclaves du roi » et des galériens. Ils étaient approximativement situés à l’angle
des actuelles rues Sainte et de la Paix, sur une parcelle acquise du sieur de Villages, à proximité des fabriques de tuiles de ce dernier8. Un rapport des échevins
établi en 1782, alors que ces enclos ont disparu, précise que celui des « forçats
chrétiens (...) était par dessus, séparé seulement par une ruelle »9. Celle-ci semble
avoir été en fait pratiquée au détriment du cimetière musulman, peu après sa création, si l’on en juge par la plus ancienne mention retrouvée de son existence, cette
remarque du consul de France à Alger Philippe-Jacques Durand dans une de ses
lettres à la Chambre de commerce de Marseille, datée du 18 octobre 1698 :
« les Turcs des galères à Marseille font de grosses plaintes sur ce qu’on a abattu partie des murailles de cimetière ; ayez la bonté, Messieurs, d’y donner ordre10 ».
Ces deux enclos, mal placés et sans doute trop étroits posèrent vite des problèmes. Un rapport adressé en juillet 1723 par le subdélégué J.-P. Rigord à l’intendant Lebret note qu’
« il serait nécessaire de (les) transporter ailleurs et en un endroit dont l’odeur ne
puisse pas nuire à la santé publique11 ».
7. Les textes ne signalent que deux cimetières ; le problème du lieu d’ensevelissement des forçats protestants, condamnés “pour la foi”, se pose donc pour ce premier cimetière. La visite pastorale de la paroisse
Saint-Ferréol par Mgr de Belsunce, effectuée le 16 août 1714, qui incluait l’arsenal, se borne à signaler
« le cimetière Saint-Louis où l’on enterre les forçats des galères », copie de l’original disparu dans Bibl.
mun. Marseille Ms 2103 f° 149.
8. Arch. mun. Marseille EE 166 et DD 55. Localisation fournie par Laforet Auguste, 1861 : 173 n. 2.
Ces tuileries ont donné son nom à la rue de la Teulière.
9. Arch. dép. Bouches-du-Rhône C 3825.
10. Grammont de, 1890 : 62. Une lettre de Durand à Pontchartrain, datée du 12 janvier 1699 et citée
par Plantet, 1889 : II, 55 confirme que le cimetière a été « en partie détruit » pour des raisons vicinales.
11. Arch. mun. Marseille EE 166 ; Rigord précise que le cimetière des forçats chrétiens mesurait 400 cannes
et celui des esclaves turcs 220 cannes (1 600 et 880 m2).
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La même année la communauté entra en possession de la partie des terrains
du Champ-Major qui n’avait pas été intégrée à l’arsenal et commença à la lotir.
Mais
« comme le voisinage de ces cimetières pouvait éloigner les acquéreurs »,
elle décida de les faire transporter
« sur un autre terrain joignant les lices intérieures des murailles, aussi commode que
le précédent12 ».
Ce transfert fut réalisé en 1725 et permit de libérer une parcelle précieuse qui
fut vite occupée ; en 1782 le sous-directeur du parc d’artillerie pouvait rappeler
que cet ancien cimetière était
« cy-devant par la rue Sainte, dans l’isle aujourd’hui où M. de Surian a fait construire
des bâtiments considérables qu’on appelle vulgairement au portail de fer mais endessous plus près de la rue Sainte que le portail (...) ; nombre de gens qui existent
encore l’ont vu et l’assurent ».
Les deux cimetières furent donc transportés par les échevins sur un terrain
contigu à la lice intérieure des remparts,
« acquis en 1723 par la communauté du sieur Roch Grimaud et des recteurs de [la
confrérie de] la Rédemption des captifs et payé de ses propres deniers ».
La communauté les fit entourer de murailles par acte de prix-fait passé le 29
novembre avec François Pelore maître-maçon. L’ensemble représentait 540 toises
carrées (environ 2 046,6 m2)13.
Il est plus difficile de localiser ces nouveaux cimetières. L’on peut les situer par
recoupement dans l’îlot compris entre les actuels cours Pierre-Puget et rue Roux
de Brignoles, laquelle épouse la forme des anciennes lices. En 1756, on leur
adjoignit celui de la paroisse Saint-Ferréol, transféré à la demande des voisins de
l’église.
Le bagne de Marseille ayant été supprimé par ordonnance de Louis XV du
27 septembre 1748, ses forçats furent conduits à Toulon. Trente-quatre Turcs
avaient été achetés à Gênes en 1742 ; ces esclaves sollicitèrent alors par l’entremise du dey d’Alger la création à Toulon d’un cimetière spécial sur le modèle de
celui dont les musulmans jouissaient à Marseille. Ils l’obtinrent en 1750. Une
lettre de l’intendant de marine F.-N. de Villeblanche indique à cette occasion :
« les Turcs demandèrent que ce cimetière soit établi comme celui qu’ils ont à
Marseille, où il s’y trouve une mosquée, un puits, un hangar pour leurs dévotions
funèbres et un local destiné à la chaux et outils nécessaires aux inhumations des
Turcs14 ».
12. Selon un rapport de la fin du XVIIIe siècle (Arch. mun. Marseille DD 55).
13. Selon un rapport du 25 septembre 1759 rédigé par Duprat, ingénieur en chef des places de Marseille,
Arch. dép. Bouches-du-Rhône C 3637. Ce document signale que « cet emplacement est divisé en trois
parties ». Ce qui laisserait penser que la portion réservée aux « forçats chrétiens » comprenait une parcelle
catholique et une protestante. (Arch. mun. Marseille DD 138).
14. Arch. nat. B3-482 f° 350-351 (lettre du 16 décembre 1749).
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Il y avait donc dans l’enclos marseillais un ensemble cultuel dont l’importance
ne doit sans doute pas être exagérée. Grosson précise qu’
« il y a au fond de ce cimetière un petit édifice dans lequel les esclaves turcs qui étaient
sur les galères allaient faire leurs prières à certains jours ».
Il ajoute :
« C’est apparemment cet édifice dont M. de Voltaire fait mention, lorsqu’il dit qu’on
bâtit à Marseille une mosquée. Si cet édifice n’en a pas l’apparence, il n’en est pas
moins vrai qu’il sert au même usage15. »
Cette dernière remarque suggère que ce bâtiment ne présentait extérieurement
aucun des caractères de l’architecture islamique telle que les Marseillais pouvaient
la connaître par leurs voyages et les gravures. Cet édifice était sans doute aussi
discret que les chapelles catholiques établies dans les Échelles. Aucun document
n’indique que ces installations existaient déjà dans le précédent cimetière et elles
pourraient être un indice de « la belle époque de l’amitié franco-turque », au temps
de l’ambassade du Provençal Villeneuve, ancien lieutenant général civil de la sénéchaussée, et en particulier du renouvellement des Capitulations qu’il avait obtenu
en mai 1740 ; c’est en fait à ce dernier texte interpreté lato sensu que pourraient
se référer les Algériens qui, comme l’on va voir, revendiquent en 1774 l’usage de
cet oratoire par réciprocité des chapelles chrétiennes existant dans leur pays16.
En fait, l’usage cultuel du cimetière dut commencer assez tôt, si l’on en juge par
une allusion d’une lettre de Pontchartrain à Hussein-Dey du 15 septembre
1706 :
« Je ne vous parle pas de Marseille : vous avez été sans doute informé par ceux qui
sont revenus d’Alger qu’on leur laisse la liberté d’exercer leur religion et qu’ils y sont
traités avec humanité » (Plantet, 1889 : II, 54-55).
Le cimetière de Toulon17
Lorsqu’en 1748 les galériens furent transférés à Toulon, il n’ existait pas dans
cette ville de cimetière réservé aux forçats ; ceux qui étaient catholiques étaient
ensevelis dans le cimetière de la paroisse Saint-Louis. Le consul de France à
Alger, Lemaire, s’étant fait l’écho de plaintes parvenues jusqu’au dey (l’on aurait
15. Grosson, 1777. La remarque attribuée à Voltaire n’a pu être retrouvée dans les indices analytiques et
topographiques des diverses éditions de ses Œuvres complètes. Elle ne figure nullement en particulier
dans son œuvrette versifiée Le Marseillois et le lion.
16. Sans doute par interprétation large de l’article 82 des Capitulations du 28 mai 1740 qui porte au sens
strict sur les religieux chrétiens à Jérusalem mais renferme une phrase suggérant la réciprocité.
17. Ce dernier a fait l’ objet de l’article de Joseph Fernand, « Le cimetière des forçats et des esclaves turcs
au Mourillon (Toulon) », Le Var Historique et Géographique, 23e an., n° 64, octobre-décembre 1935 : 377385, à utiliser avec prudence, car il contient plusieurs erreurs et ses citations sont parfois réécrites. L’auteur (ingénieur à l’arsenal de Toulon) a consulté l’essentiel des sources disponibles : Arch. nat., Marine
B3-481-482-495 et Arch. 3° rég. maritime (Toulon) 1 A1-33-35-36-199-202. L’on se bornera ici à le
compléter sur quelques points.
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forcé les esclaves « d’inhumer un de leurs compagnons dans un cloaque qui sert
d’égout à la ville »), L.-N. de Villeblanche répondit le 23 octobre 1749 à une
demande de renseignement du marquis de Rouillé :
« il n’y a jamais eu ici de lieu affecté pour inhumer ces esclaves ; on pourrait,
comme ils le désireraient, destiner un petit terrein qu’il y a dans le quartier de Castineau aux environs, qui serait entouré d’une muraille, dans lequel on pourrait établir un petit logement bas pour renfermer la chaux et les outils nécessaires pour leur
sépulture. Cette dépense pourrait monter environ à la somme de 200 livres18 ».
Rouillé approuva, estimant qu’
« il convient qu’ il y ait au port de Toulon un lieu affecté pour inhumer les esclaves
turcs de même qu’il y en a un à Marseille, c’est une condescendance qui peut
influer sur le traitement des esclaves chrestiens19 ».
Mais le terrain, trop humide, se prêtait mal à cette destination ; il fallut donc
prévoir de l’établir au quartier du Mourillon et les Turcs ayant voulu les mêmes
aménagements que ceux dont ils disposaient à Marseille, la dépense fut estimée
le 16 décembre 1749 à 2 400 livres. Les esclaves turcs demandèrent à creuser euxmêmes
« un puits dans l’enceinte de leur cimetière pour servir à leurs cérémonies20 »,
ce qui fut l’occasion pour onze d’entre eux d’une évasion21. Le cimetière fut
achevé en juillet 1750 au prix de 1 059 livres 9 sols et 11 deniers, prix très inférieur au total prévu car, selon L.-N. de Villeblanche, il avait
« fait convenir les esclaves turcs de substituer à la mosquée qu’ils avaient d’abord
demandée un simple couvert qui servira également à leurs prières et autres cérémonies funèbres22 ».
Le toisé de réception des travaux, réalisés par l’entrepreneur des fortifications, décrit le mur d’enceinte et la porte, et ne signale à l’intérieur qu’un
« hangard qu’on a fait à l’angle le plus au sud »,
dont la toiture prenait appui sur les murs d’enceinte et sur un pilier en maçonnerie, ce qui indique un aménagement fort sommaire. Le cimetière entra en
usage le 1er juin 175123. L’on n’en trouve guère mention ensuite24. Vraisembla18. Arch. 3° rég. maritime (Toulon) 1 A1-33 et Arch. nat. Marine B3-482 f° 246-247 (lettre du 23
octobre 1749).
19. Arch. 3° rég. maritime (Toulon) 1 A1-33 f° 161 (lettre du 23 novembre 1749 et non du 2 novembre
comme l’écrit Joseph, 1935).
20. Et non plusieurs fosses comme l’affirme Joseph, 1935 : 383. Arch. 3° rég. maritime (Toulon) 1 A1202 f° 173-174 (lettre de Villeblanche, 9 août 1750).
21. Les évadés furent retrouvés et rachetés à Livourne (cf. ibidem f° 174, 180-183 et 1 A1-35 f° 302-305,
321, 1 A1-36 f° 325).
22. Arch. nat. Marine B3-495 f° 67-68 (lettre de Villeblanche du 23 juillet 1750 avec toisé donnant le
détail des travaux) ; copie (sans le toisé) dans Arch. 3° rég. maritime (Toulon) 1 A1-202 f° 169.
23. Il est localisé avec précision et signalé (“cimetières des Turcs”) sur un plan manuscrit du Musée du
Vieux-Toulon reproduit dans Forget Mireille, Illustration du Vieux Toulon, Avignon, 1983 : pl. 45. Ce
document anonyme est daté du “milieu du XVIIIe siècle” par l’auteur.
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blement désaffecté de facto à la fin du XVIIIe siècle, son sol servit en 1834 à l’ établissement de la scierie lors de la construction de l’arsenal du Mourillon, les
ossements extraits étant transportés au cimetière du cap Sepet, à Saint-Mandrier25.
Le “cimetière des Turcs” marseillais
Après le transfert de la chiourme à Toulon le “cimetière turc” de Marseille perdit son utilité ; il ne devait plus guère subsister d’esclaves musulmans à Marseille
et il n’y en eut plus lorsque – s’il faut en croire Grosson – « on eut renvoyé (...)
tous ces mahométans dans leur patrie »26.
Si le cimetière était sans doute presque désaffecté dans les dernières années de
l’Ancien Régime, le petit édifice cultuel qu’il renfermait continuait de servir de
lieu de prières aux musulmans de passage dans la ville. C’est du moins ce que suggère Grosson qui, après avoir évoqué le transfert de la chiourme à Toulon, signale :
« depuis lors, nous avons souvent rencontré le vendredi, des Mahométans voyageurs
qui allaient et revenaient de ce lieu ».
Son existence n’était pas oubliée en pays d’islam, ce qui provoqua les deux “incident(s)” de 1771 puis de 1774-1775, événements essentiels de sa discrète histoire.
En conséquence du traité signé entre Sidi-Mohammed et Louis XV le 28
mai 1767, deux marchands marocains firent en 1770 un séjour de plusieurs
mois à Marseille. La Chambre de commerce ayant mis le cimetière à leur disposition pour leurs prières, ils voulurent faire apposer sur
« le frontispice de la porte (...) une inscription en caractères arabes sur une pièce
de marbre qui porte que le lieu dont il s’agit est le cimetière ordinaire des musulmans qui se trouvent à Marseille, qu’ils peuvent y aller faire librement leurs prières
et que la clef en cas d’absence d’aucuns Turcs se trouve déposée à la Chambre de
commerce » ;
ils écrivaient aux dirigeants de cette dernière qu’
« ils seraient fort aises d’annoncer à leur maître (...) que les musulmans ont icy un
hospice comme les Chrétiens en ont dans leur pays ».
24. Sinon dans une lettre de l’intendant de la Marine Hurson à la Chambre de commerce de Marseille
du 19 février 1761, en réponse à des plaintes venues de la Régence d’Alger : « le cimetière subsiste en son
entier, les Turcs n’ont jamais eu de mosquée mais ils ont un endroit où ils s’assemblent pour faire les exercices de leur religion ». Arch. Chambre de commerce de Marseille G 6.
25. Joseph, 1935 : 384-385. L’auteur signale l’arrivée de bagnards musulmans à partir de la conquête de
l’Algérie et indique qu’ils furent inhumés dans une parcelle du cimetière central réservée au culte musulman. L’on ne trouve rien de semblable dans les archives communales qui permettent de suivre la réalisation de ce cimetière (actuel cimetière dit de Siblas). Il s’agit en fait de la portion non-bénite du cimetière catholique, qui devint de facto “musulmane” dans la mesure où existaient dans l’enclos des cimetières
protestant et juif.
26. Masson, 1937 : 150-151, s’est interrogé sur cette affirmation car, observe-t-il, « aucun document connu
n’en fait mention ». Une lettre de la Chambre à l’intendant Latour du 29 juin 1770 (Arch. Chambre de
commerce de Marseille B 49 f° 88-89) précise que les esclaves « furent renvoyés après le traité de paix fait
avec le roi de Maroc », soit le traité de Marrakech du 28 mai 1767.
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La Chambre était défavorable à cette demande qui aurait pu être considérée
comme un titre de possession ; elle craignait que les Turcs aient
« le dessein de faire une mosquée du pavillon qui y est renfermé »
et que
« ce lieu isolé pu(isse) servir de retraite aux brigandages et devenir un lieu de
débauche de la part de ces étrangers27 ».
Leur retour au Maroc semble avoir en fait laissé l’affaire sans suites.
Le 20 octobre 1774 Robert-Louis Langoisseur de La Vallée, consul de France
à Alger, écrivait à la Chambre de commerce :
« Il doit exister dans votre ville une enceinte murée et fermant à clef où les Turcs
et Maures avaient autrefois la liberté de faire leurs prières, leurs ablutions et généralement tous leurs actes de religion. Un Maure algérien, de retour depuis peu de
Marseille, a rapporté que malgré ses instances et ses démarches réitérées, auprès de
votre Chambre, tant pour lui que pour la cause commune des autres musulmans
de différents pays qui se trouvaient à Marseille en même tems, on lui a constamment refusé la clef de cet endroit dont il prétend qu’un particulier a aujourd’hui
jouissance au préjudice des Maures qui, dit-il avaient assez donné d’argent dans le
principe pour ne pas croire que cette sorte d’ asyle leur soient enlevé (…) Tel est
l’exposé de ces Barbaresques.28 »
Le consul ajoutait que la plainte n’était pas encore parvenue au dey, mais
qu’elle risquait de
« faire beaucoup de sensation dans ce pays (...) où une infinité de chrétiens libres
et esclaves professent leur religion publiquement, sans troubles, sans inquiétude et
dans des églises reconnues telles »
et ajoutait qu’
« une réciprocité limitée (...) est le plus sûr moyen d’assurer aux Chrétiens qui
sont dans ses états la libre jouissance de leurs privilèges en cette partie ».
Il indiquait encore :
« on prétend qu’un Maure étant décédé depuis peu à Marseille son corps aurait été
jeté à la mer, n’ayant pas été possible d’obtenir la permission de l’enterrer dans le
lieu autrefois destiné à la sépulture des Mahométans ».
La Chambre assurait le 10 février 1775 dans une longue lettre que ces plaintes
– la dernière surtout – étaient sans fondement. Elle niait d’ailleurs que l’ancien
cimetière turc de l’arsenal
« leur ait jamais servi de mosquée »
affirmant que
« les Barbaresques ont par les traités que nous avons avec eux la liberté d’exercer
leur religion chez nous comme nous chez eux mais cet exercice a toujours été fait
27. Arch. Chambre de commerce de Marseille B 49 f° 40, 88-89, 91-93 (lettres de la Chambre à Choiseul-Praslin puis à l’intendant Latour). Analyse plutôt approximative dans Masson, 1903 : 585.
28. Arch. Chambre de commerce de Marseille J 1370.
Les cimetières des “esclaves turcs” des arsenaux de Marseille et de Toulon… / 213
par ceux que le hasard a conduits à Marseille depuis quelques tems en particulier
dans les chambres qu’ils ont occupées »,
mais elle se contredisait aussitôt en signalant que les échevins avaient confié
la clef du cimetière à des Turcs barbaresques de passage qui en avaient fait
« un lieu de débauche qui servait à toutes sortes de désordres, qu’ils engageaient même
de jeunes enfants à les y suivre et qu’il en résultait un scandale affreux et intolérable ».
Cette clef avait été remise précédemment
« au courrier du roy de Marroc à la cour de France qui passa dernièrement en
cette ville et qui la demanda pour aller faire ses prières dans cette enceinte » ;
elle avait été ensuite remise à des Turcs de passage qui ne l’avaient pas rendue.
Les dirigeants de la Chambre concluaient en proposant que
« ce lieu destiné à faire les prières des Turcs et à les enterrer fût dans l’intérieur de
l’arsenal qui est la maison du Roy »29.
Cette dernière suggestion pourrait faire écho aux plaintes des « possédants-biens
du quartier du Champ-Major » qui avaient demandé en décembre 1774 le transfert des trois cimetières des forçats, des Turcs et de Saint-Ferréol30. Sartine rappela le 6 mars 1775 aux échevins et au corps consulaire « le droit qui est acquis
aux Turcs à cet égard par nos traités et dont ils nous laissent jouir tranquillement
chez eux. Il serait dangereux de ne pas leur accorder la réciprocité, et ce serait
leur montrer un exemple qu’ ils ne manqueraient pas d’imiter par représailles ».
Il concluait : « Vous aurez agréable de faciliter aux musulmans qui viendront désormais à Marseille la jouissance de leur cimetière ». Il excluait enfin « de changer
le local de ce cimetière »31.
Les avatars du cimetière furent alors révélés : sa clef avait été remise, par les
Turcs semble-t-il, au sieur de Pavola, consul de Raguse qui
« a fait travailler la terre du cimetière dont il s’agit. Il y a fait planter des arbres, il
en a fait réparer la muraille d’enceinte ; on l’a vu fréquemment s’y transporter
avec toute sa famille…32 ».
Le cimetière était bouleversé par sa transformation en jardin d’agrément.
Certes, sa muraille avait été réparée et même couronnée de « vitres », soit sans doute
de tessons de verre destinés à en empêcher l’escalade et le puits avait été curé ; mais
le consul avait fait « transporter d’hors des mauvaises pierres » qui marquaient apparemment l’emplacement des tombes33. L’architecte de la ville notait que
29. Arch. Chambre de commerce de Marseille B 55 f° 266-268. Les administrateurs de la Chambre
ajoutaient : « les Turcs n’ont jamais donné d’argent pour jouir de cette enceinte qui appartient à la communauté ».
30. Arch. mun. Marseille DD 138 et Arch. dép. Bouches-du-Rhône C 3825.
31. Arch. Chambre de commerce de Marseille G 6 et Arch. mun. Marseille DD 138.
32 Arch. Chambre de commerce de Marseille B 56 f° 37 et 39-40 .
33. À signaler que Grosson, année 1774 : 268, observe que le nivellement en 1773 des abords du cimetière pour construire des maisons voisines entraîna la découverte d’une « inscription arabe sculptée sur
une plaque de marbre blanc » – qu’il interprète comme… « un preuve du séjour des Sarrazins à Marseille ».
214 / Régis Bertrand
« le couvert du petit logement qui se trouve sur le fond du cotté du midy s’est écroulé
de fond en comble ».
Enfin la plantation de vingt-quatre pieds d’arbres fruitiers, de plantes et de
fleurs ne compensait pas l’abattage de « plusieurs gros pieds de figuiers, un poirier et un amandier »34. Le bâtiment cultuel ne semble pas avoir été ensuite restauré, sinon pour des fins utilitaires. Sartine fit intervenir l’intendant Latour pour
qu’il obtienne de M. de Pavola restitution de la clef qui fut remise à la Chambre
de commerce35.
En 1779 la Marine devait vider l’arsenal des galères de tout ce qu’il contenait
en prévision de sa démolition.
« Notre dernière évacuation,
écrivait quelque temps après à l’intendant M. de la Geneste, sous-directeur
du corps d’artillerie,
m’a jetté dans les plus grands embarras et mis dans la nécessité de faire usage de
tout ce que j’ai pu trouver pour du moins avoir ces effets sous la clef. »
Un arsenal d’artillerie avait été établi sur les derniers terrains du ChampMajor qui n’avaient pas été lotis entre la nouvelle place Monthyon et les lices.
Le cimetière turc s’y trouvait enclavé et le directeur en obtint les clefs. Il y fit aussitôt entreposer
« des bois de fascinage, piquets, saussissons (...) avec une quantité considérable de
bois en grumes, attirails, bombes et autres » ;
il n’y restait plus qu’un étroit espace où les musulmans pouvaient enterrer leurs
morts et faire leurs prières36.
En 1781 la suppression définitive de l’arsenal et le lotissement de ses terrains
attirèrent l’attention sur
« le terrain servant de cimetière aux Turcs et aux forçats »,
qui avait été mis aux enchères avec les emplacements dépendant de l’ancien
arsenal37. L’arrêt du conseil du 12 avril 1782 maintint
« la communauté de la ville de Marseille dans la propriété des terrains qui ont
servi de cimetière aux forçats et aux Turcs et qui sont devenus inutiles »38.
La ville s’apprêtait à s’en défaire d’autant que les habitants des maisons voisines demandaient depuis longtemps leur transfert, ainsi que celui de Saint-Fer34 Arch. mun. Marseille DD 138 et Arch. dép. Bouches-du-Rhône C 3825.
35. Arch. dép. Bouches-du-Rhône C 3825.
36. Arch. dép. Bouches-du-Rhône C 3825, lettre du 26 avril 1782. M. de la Geneste soupçonne les Algériens qui demandent la clef du cimetière de vouloir y « commettre les libertinages les plus honteux » car
il prétend qu’aucun musulman n’est mort dans la ville. Il signale néanmoins incidemment que depuis l’occupation du cimetière par la Marine, deux inhumations y ont eu lieu.
37. Sur cette opération d’urbanisme, Gallerand, 1954.
38. Arch. mun. Marseille AA 7 art. 6 f° 132 v° et enregistrement par le Parlement de Provence, Arch. dép.
Bouches-du-Rhône (dépôt d’Aix) B 3458 f° 380-382.
Les cimetières des “esclaves turcs” des arsenaux de Marseille et de Toulon… / 215
réol qui leur était contigu39. Mais la Chambre de Commerce réclama le 17 avril
sa jouissance
« pour des Algériens qui se trouvent en grand nombre à Marseille en ce moment »
en ajoutant que
« les Turcs demandent que le cimetière soit évacué et qu’ils regardent comme une
espèce de profanation l’usage qu’on en avait fait ».
Le cabinet du maréchal de Castries, secrétaire d’État à la Marine, s’engagea à
le faire déblayer et à en rendre la clef afin de restituer aux Turcs « la jouissance
de ce local (qui) leur est exclusivement réservée par les traités ». On peut en fait
douter qu’il ait été déblayé ; l’on se contenta peut-être d’y admettre des inhumations, qui ne devaient pas être très fréquentes, sur les portions du sol qui
n’étaient pas encombrées. M. de la Geneste, sous-directeur du corps d’artillerie,
venait de suggérer au contraire un nouveau transfert du cimetière qui libérerait
ainsi un terrain dont l’arsenal avait besoin40. En 1784 « Hadji Ibrahim Aga, au
nom des Turcs établis à Marseille » demandait par l’intermédiaire de l’intendant la jouissance du « terrain situé près des remparts et destiné pour la sépulture des musulmans ». Les échevins répondirent que la clef en avait été prêtée
l’année précédente à quelques Turcs « à l’occasion de leur ramazan qui dure
ordinairement un mois » et qu’ils refusèrent ensuite de la rendre. La lettre que
le maréchal de Castries adresse à Latour le 26 décembre 1784 tranche singulièrement avec la doctrine qu’il défendait peu auparavant :
« Les musulmans n’ont sur cet emplacement d’autres titres que l’esprit même de
sa fondation dont l’objet était de leur assurer un lieu de sépulture. Ils ne peuvent
à la rigueur en prétendre la jouissance que pour cet usage et ils doivent être fort
reconnaissants de la facilité avec laquelle la clef de ce terrain leur est toujours
accordée sur leur simple réquisition. »41
C.-F. Achard considère en 1790 le cimetière comme disparu puisqu’il signale
à l’article “cimetières” de son Tableau de Marseille que « les Turcs en avaient un
autrefois tout auprès de celui de Saint-Ferréol » ([Achard], 1790 : I, 210). En fait
le cimetière semble avoir été totalement occupé par l’arsenal d’artillerie ; le 8 février
1792, le conseil général de la commune délibéra « de faire rendre libre (...) l’ancien cimetière des forçats et le terrain qui l’avoisine (qui) sont actuellement
occupés par divers effets que le sieur Bellon garde de l’artillerie y a déposés »42.
L’on peut douter qu’ une telle décision ait été appliquée. L’arsenal d’artillerie subsista à cet emplacement jusqu’en 1860 (Busquet ; Roberty, 1947 : 13-20)43.
39. Arch. mun. Marseille DD 55 et DD 138.
40. Arch. mun. Marseille DD 138 et Arch. dép. Bouches-du-Rhône C 3825.
41. Ibidem.
42. Arch. mun. Marseille 1 D 2 p. 363-364.
43. En 1865 la construction d’immeubles à cet emplacement en 1865 conduisit à la découverte d’« une
grande quantité d’ossements humains disséminés sur presque toute la surface du sol à bâtir » ; ils furent
transférés au nouveau cimetière Saint-Pierre. Arch. mun. Marseille 1 I 764 a.
216 / Régis Bertrand
Le souvenir du cimetière ne fut pas entièrement perdu. Le préfet Delacroix
écrivait ainsi à Portalis sous l’Empire :
« avant la guerre, il y avait (à Marseille) une mosquée que la prospérité du commerce avec le Levant peut faire rétablir » (Levy-Schneider, 1921).
En juillet 1813, sept
« musulmans barbaresques négocians et capitaines de navires (...) présens en cette
ville de Marseille »
demandèrent l’autorisation d’établir un cimetière au quartier d’Endoume.
Ils faisaient observer que
« dans toutes les villes principales de commerce, soit en France, en Italie, en
Espagne, en Angleterre, en Allemagne etc les musulmans ont à leur disposition des
cimetières destinés à la sépulture des musulmans qui peuvent décéder en ces lieux
et c’est ainsi que les chrétiens en ont à Maroc, Alger, Tunis et Tripoli de Barbarie
etc. Il y a environ trente ans qu’il en existait un à Marseille et qui dans le tems de
la révolution a été détruit ; il était suivant le rapport de nos anciens compatriotes
au terrein où est aujourdhuy l’arsenal près le Cours Bonaparte ».
Ils se proposaient de l’établir sur
« la colline au dessus du four à chaux hors la porte Saint-Victor, appartenant à
M. Pagano ex-consul de Gênes en cette dite ville »,
soit à proximité du précédent mais hors de la ligne des anciens remparts44. Malgré l’appui du préfet et l’avis favorable du maire, il n’est nullement certain que
ce projet ait été réalisé ; du moins nous n’en avons trouvé ensuite aucune trace.
Au reste la création sous la Restauration du cimetière Saint-Charles, doté de plusieurs parcelles non-bénites, le rendit sans utilité.
Une mémoire spatiale diffuse de l’enclos d’Ancien Régime a pu subsister à la
fois parmi les quelques musulmans établis à Marseille et chez les Marseillais. L’on
doit en effet citer un curieux témoignage du Second Empire qui concerne les deux
fontaines de Saint-Victor et Saint-Ferréol – cette dernière dans la proximité
immédiate de l’emplacement de l’ancien cimetière :
« Cette eau (de la fontaine Saint-Victor) sert bien aux voisins mais elle est d’une
plus grande utilité aux habitants de Zanzibar, aux Arabes et autres mahométans de
passage à Marseille, qui viennent y faire leurs abutions. s’ils avaient le malheur de
perdre quelqu’un de leurs compagnons de voyage, nul doute qu’ils en vinssent au
milieu de la nuit, comme on l’a vu quelquefois à la fontaine Saint-Ferréol, y laver
le corps. » (Régis de la Colombière, 1860 : 48.)
Le souvenir le plus tenace du “cimetière des Turcs” est lié à la légende de la
« mosquée de l’arsenal ». L’édifice qui est aujourd’hui connu sous ce nom correspond en réalité à la partie supérieure du « Kiosque Bonaparte », guinguette
édifiée par Léon Cahier en 1860-1861 dans le jardin de la Colline, bien visible
sur des photographies de la rive sud du port prises dans la seconde moitié du XIXe
44. Arch. mun. Marseille 60 M 22. Le greffier de l’état-civil signalait que « le nombre des musulmans qui
meurent à Marseille ne s’élève pas au-delà de cinq à six individus par an à dater des dernières années ».
Les cimetières des “esclaves turcs” des arsenaux de Marseille et de Toulon… / 217
siècle (Bertrand, 1978 : 66-71). Ce bâtiment fut rasé en 1885 et ses pierres
d’appareil servirent alors à construire une maison au 291 rue Paradis. Lors de sa
démolition en 1926, le dernier étage de sa tour centrale, réputé être le vestige de
« la mosquée de l’arsenal » à cause de sa décoration orientalisante, fut remonté
dans le parc de la « Villa Valbelle », avenue du Prado, où ce fragment fut transformé en kiosque de jardin. Cette petite fabrique, au sort aujourd’hui incertain,
a perpétué jusqu’à nos jours le souvenir du modeste enclos des « esclaves turcs
» qui ne renferma jamais une construction aussi soignée (Dupuy, 1991 ; Bertrand,
1991 : Contrucci, 1995).
BIBLIOGRAPHIE
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et l’apport de Vauban », Provence Historique, t. XXXIV, fasc. 140, p. 147-161.
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— 1937, « Les galères de France (1481-1781). Marseille port de guerre », Annales de la Faculté
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