Christophe Bataille Le rêve de Machiavel

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Christophe Bataille Le rêve de Machiavel
Christophe Bataille
Le rêve de Machiavel
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Christophe Bataille, né en 1971, est éditeur chez Grasset. Il est
l’auteur de plusieurs romans, parmi lesquels Annam (Arléa, 1993, Prix
du Premier Roman, Prix des Deux Magots), J’envie la félicité des
bêtes, (Grasset, 2002) et Quartier général du bruit (Grasset, 2006).
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« Il y a dix ans, je découvre, en lisant le volume Réforme de Michelet,
l’histoire du dernier amour de Machiavel.
Quelques semaines avant sa mort, Machiavel est surpris par la peste.
Florence est comme son tombeau. La ville est encerclée par des
soldats qui tirent à vue. Le monde se protège. Derrière les palissades,
on vit dans la peur, on abandonne ses enfants, on vole du pain gris, on
se lave au vinaigre. En quelques heures, l’humanité s’efface. La
Renaissance n’a pas lieu. Etrange enfer que cette ville somptueuse, où
se multiplient les meurtres et les viols. Sur les bords du fleuve, un
prophète réclame des bûchers. Une sorcière tombe en transe. On croit
voir la vierge serrant contre elle une aubépine en fleur.
Dans ces pages lyriques et angoissées, Michelet évoque le piège où
Machiavel se trouve. Telle est la fin du grand penseur politique, de
l’homme parfaitement civilisé, du voyageur, de l’intriguant, de
l’écrivain. Telle est la fin de l’homme de tête : mis à nu par la
maladie, ignorant, seul et qui ne cesse de trembler.
Mais Machiavel garde les yeux ouverts. Parmi les tombeaux, il
découvre « une jeune femme pâle et affligée, couverte d’habits de
deuil et étendue sur la terre. Des larmes amères sillonnent ses belles
joues, et tantôt elle arrache ses cheveux noirs ou se frappe le sein et le
visage. » Il approche, il se propose de l’aider, mais elle pleure, gémit,
s’effondre. « L’agitation de son sein était le seul signe de vie qu’elle
donnât. Alarmé de son état, je la délaçais, bien que ses vêtements ne
fussent pas très serrés. Je ne négligeai aucun moyen pour lui faire
reprendre ses esprits. Je fis si bien qu’elle rouvrit enfin les yeux et
exhala un soupir brûlant. » Enfin, il parvient « à la reconduire chez
elle. »
Plus tard, réfugié dans une église, il fait une deuxième rencontre qui
semble un rêve. « La nuit était déjà presque venue lorsque j’aperçus
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une jeune et belle dame en habit de veuve. Assise sur les marches de
la chapelle voisine, elle s’appuyait comme une personne accablée de
douleurs. Jamais je n’ai vu une créature aussi parfaitement belle ni
dont les charmes n’eussent un attrait plus vif. » Se pensant malade,
elle écarte Machiavel. « Ses paroles, sa voix, ses manières et le soin
qu’elle prenait de ma santé émurent tellement mon cœur que je me
serais précipité dans le feu pour elle. » Ils parlent. S’observent.
Machiavel se dévoile : « Quoique jusqu’à présent je n’aie pas été
enclin à prendre de compagne, votre gracieuse beauté et vos chagrins
m’ont tellement touché que je suis disposé à m’unir à vous. » Et il la
suit chez elle, « où elle renferma mon pauvre cœur avec elle. »
Dans une langue échevelée, sensuelle, Michelet réécrit le texte
originel de Machiavel – quelques pages qui sont une lettre adressée au
néant. Voici le grand homme « au milieu des fossoyeurs qui crient
« vive la mort! », comme c'était l'usage de chanter Mai et le
printemps. A travers les ténèbres, il croit voir passer la peste dans une
litière. C'était une jeune morte, traînée par des chevaux blancs. » Dès
l’ouverture de son volume, Michelet prend soin de citer les dépêches,
lettres, actes, chroniques du temps, rapports secrets qu’il a souvent le
premier compulsés. Mais que penser du texte de Machiavel ? Il est
suspect. Sa Description de la peste de Florence de 1527 est
moqueuse, sensuelle. Comme si la peste n’y était pas. Comme s’il
manquait la peur. Comme si Machiavel avait choisi de ne pas raconter
l’irruption du mal.
Alors Michelet rêve : l’abominable penseur politique, bientôt déchu en
adjectif, tombe amoureux au milieu des bûchers. Michelet rêve, et je
rêve son rêve à mon tour.
Je prends Machiavel à ses mots. Je le dénude. Je l’arrache à son nom.
J’en fais un homme. Pour Machiavel, il a fallu ce long chemin. Il a
fallu les voyages, l’exil, la torture, la peur, il a fallu les livres, la
gloire, les traités, les femmes, la bizarre course du temps pour qu’il ne
reste rien du grand esprit, rien de la gloire, rien de l’expérience. Car la
peste emporte tout.
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Voici en peu de mots le sujet de ma tragédie : j’écris un roman sur la
peur, la maladie, les rêves, le néant, un roman sur la pauvre science et
la glorieuse astrologie. Ou bien, après tout, est-ce un roman sur la nuit,
sur la marche, sur les poules noires et ce diable de vinaigre. Mais
j’oublie l’amour : c’est un geste d’amour qui renverse Machiavel et le
monde. »
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