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ÉDITORIAL
par Antoine de Tournemire et Pierre Rigoulot
Sauver le mythe de la révolution cubaine ?
A VALEUR D’UN RÉGIME POLITIQUE se mesure, comme celle d’un arbre, à ses fruits. Le castrisme en porte, et de très amers, pour la population cubaine.
Les maisons qui s’effondrent par centaines en sont un, les canalisations crevées qui n’apportent plus d’eau potable en sont un autre, ainsi que les camions qui brinquebalent sur
de mauvaises routes leur cargaison d’hommes et de femmes las d’attendre un autobus ou
un train qui ne viendront plus. Tout comme la libreta, le carnet de tickets de rationnement en vigueur depuis 1962, qui donne accès à une maigre pitance.
Pauvre Cuba, pauvres Cubains. La Révolution a échoué à donner une vie décente à la
population. Et qu’on ne vienne pas nous parler de médecine gratuite – nous savons que
sans monnaie convertible on trouve difficilement de l’aspirine – ni de l’enseignement : le
bourrage de crâne par des maîtres sous-payés n’est guère un idéal enviable.
L
Au delà des vies gâchées par un quotidien lamentable, c’est tout le système qui est aujourd’hui en cause. Car les difficultés matérielles ne trouvent plus depuis longtemps de contrepartie dans les succès révolutionnaires des forces cubaines dans le monde. La pose combattante contre l’Ennemi extérieur qu’on allait pourfendre, de la Bolivie au Congo, puis en
Éthiopie et en Angola, est désormais hors de saison. Comme jadis Don Quichotte les
géants, Castro a combattu une ombre impérialiste accusée d’être la source de tous les
maux de la terre. Au mieux, il a combattu les moulins à vent que lui désignaient ses
maîtres soviétiques.
La société cubaine est exsangue. Les grandes chevauchées « internationalistes » sont hors
de saison et le seul mot de « socialisme » révulse la majorité des Cubains. Las des petits
trafics et des menus larcins aussi risqués qu’indispensables pour survivre loin des rodomontades d’une nomenklatura qui ne cesse de se féliciter de l’œuvre accomplie, ils se lancent à nouveau, au péril de leur vie, sur des radeaux de fortune pour atteindre les rivages
de l’Empire de l’Oncle Sam, officiellement abhorré[1].
1. Près de 500 personnes en moyenne, chaque mois, depuis le début de l’année 2008. Il faut remonter à 1994
pour assister à une telle vague de fuites.
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Castro va bientôt mourir et l’on ne peut que reconnaître dans l’histoire cubaine cinquante
ans d’un lourd et inutile gâchis.
Peut-on alors espérer un retour à la case départ ? Certainement pas. Le Parti communiste
cubain tient le pays en main et ne lâchera pas prise aisément. Il tente même aujourd’hui
une entreprise de rénovation et de relance du système politique castriste, sans attendre
l’échéance fatale qui guette le Lider maximo – preuve, s’il en était besoin, de l’urgence
d’une solution aux maux qui frappent l’île.
Le bilan catastrophique, nous ne l’inventons pas en effet. Les dirigeants cubains en sont
eux-mêmes conscients, et notamment ceux qui sont logiquement les mieux renseignés : les
dirigeants des services secrets comme Ramiro Valdés, récemment intégré au Bureau politique – ce n’est pas un hasard. Lors de la réunion du Comité central du PC cubain qui fut
le théâtre de cette promotion, le 18 avril 2008, Raúl Castro a bien défini les nouveaux
objectifs du Pouvoir en déclarant : « La production d’aliments doit constituer une tâche
principale pour les dirigeants du Parti… Il s’agit d’une question de haute sécurité nationale ». Ce n’est pas un hasard non plus s’il ne termina son discours ni par un cri de victoire – « Hasta la victoria siempre ! » – ni par le fameux Socialismo o muerte ! » mais avec
un très prosaïque « la réunion est terminée, merci beaucoup » ! Dans l’univers très codé
des réunions officielles du Parti unique et vu l’importance accordée jusqu’ici au Verbe par
la révolution castriste, on aurait tort de ne pas prendre note de cette rupture.
Le contexte où surgit ce nouveau style est neuf aussi. En quelques mois on est passé de la
récurrente condamnation de la société consumériste, propre au monde capitaliste, à la
légalisation de la propriété de téléphones mobiles, de fours à micro ondes et de lecteurs de
DVD. L’accès à Internet et l’entrée dans les hôtels jusque-là réservés aux touristes sont
désormais permis. Des incitations à la productivité et l’autorisation de gérer plus individuellement la terre, voire d’embaucher du personnel, ont été annoncées.
Ce type de manœuvre est pourtant connu. Elle avait été tentée, il y a une vingtaine d’années, en URSS, quand un certain Mikhaïl Gorbatchev chercha à sauver le socialisme soviétique en le réformant profondément. Il échoua. La tentative d’introduction des réformes
par l’apprenti sorcier fit imploser le système. Aussi les dirigeants cubains lorgnent-ils plutôt du côté de la Chine où cohabitent, au moins dans certaines régions et pour certaines
couches de la population, une nouvelle prospérité et le maintien du pouvoir du Parti communiste.
Pourtant l’expérience chinoise paraît difficile à appliquer telle quelle à Cuba. L’île n’a pas
les ressorts d’un développement économique à la chinoise. Ni la culture du commerce de
l’Empire du milieu. En outre, les dirigeants de l’économie cubaine sont aussi ceux d’une
armée et d’un parti gardiens du temple idéologique. Ils ne semblent pas mûrs pour
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reprendre à leur compte le cynisme des nouveaux patrons chinois. Les révérences à la
déesse Révolution n’ont pas encore cessé à La Havane alors que, depuis longtemps déjà, les
dirigeants chinois n’appellent plus les prolétaires du monde entier à s’unir et préfèrent
inciter leurs compatriotes à s’enrichir…
L’avenir est donc bien flou pour les chefs de l’armée cubaine. En tant que dirigeants économiques, ils auront quelques difficultés à adopter la voie des réformes. Mais leur rôle
traditionnel de militaire n’est pas moins difficile à tenir : pas de guerre en vue ; pas d’entreprise de déstabilisation préoccupante : les dissidents cubains sont des lutteurs magnifiques mais ils ne représentent pas une vraie force politique.
On put croire un moment que l’armée trouverait un second souffle grâce à l’association de
Cuba avec le Venezuela de Hugo Chávez et ses rêves de révolution continentale. Ruse de
l’histoire, l’ambition d’un général putschiste semblait pouvoir favoriser la résurrection du
mythe révolutionnaire à Cuba et sur tout le continent latino-américain. Mais l’entreprise
du général vénézuélien a aujourd’hui du plomb dans l’aile. Le « continuateur de Bolivar »
est même en mauvaise posture après son échec au référendum de décembre 2007, proposant
des amendements révolutionnaires à la Constitution, et après son échec à se présenter
comme médiateur entre les Farc et la présidence colombienne. Tentant de sauver sa mise
personnelle, Chavez a même appelé en juin 2008 les Farc à renoncer à la lutte armée, longtemps nec plus ultra de la stratégie des révolutionnaires latino-américains. Il a renoncé
aussi à imposer une loi qui mettait les Vénézuéliens dans l’obligation de collaborer avec les
services secrets, sous la menace de plusieurs années de prison…
Prenant acte des perspectives incertaines de Hugo Chávez, les dirigeants cubains ont
repoussé gentiment mais clairement l’idée chère à celui-ci d’une sorte de confédération
entre La Havane et Caracas et assistent sans trop intervenir, aux difficultés des alliés du
socialisme bolivarien en Équateur, en Bolivie et au Nicaragua.
La rage au cœur, le dirigeant vénézuélien laisse peu à peu s’imposer le modèle mis en
œuvre au Brésil par Lula, celui d’une évolution prudente vers plus de bien-être sans sacrifice des libertés. On ne serait pas étonné d’un rapprochement entre La Havane et Brasilia
à l’avenir…
Un congrès du parti communiste cubain a été annoncé pour la fin 2009. Et s’il se tient
vraiment (car nous sommes seulement dans le domaine de la probabilité : tout peut arriver, de la nord-coréanisation du pays au soulèvement de la population), il entérinera une
nouvelle stratégie économique incitant à l’initiative privée, favorisant l’accès au bien-être
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désormais dé-diabolisé mais cependant surveillé, car il est hors de question pour le Parti
de renoncer à son rôle dirigeant. Rien ne laisse prévoir une libéralisation économique
aussi importante qu’en Chine. Mais un relâchement de l’orthodoxie marxiste-léniniste est
possible, une manière de gorbatchévisme des années 1986-1987, quand ce dernier prétendait réformer pour le sauver un système en perdition, au nom du léninisme.
Que donnera la tentative cubaine de sauver la Révolution ? S’agira-t-il d’un replâtrage
sans lendemain ou d’un tournant « pragmatique » pour tenter de pérenniser un pouvoir
et une idéologie cinquantenaires, avec tous les risques que cela comporte ? S’agira-t-il du
sursaut d’un des confettis de ce qui fut jadis l’empire communiste ou de la première étape
de son effondrement ?
Ce numéro, autant qu’un dépôt de bilan, est l’annonce qu’une porte s’ouvre enfin.
Pierre Rigoulot revient sur un demi-siècle de castrisme et sur le décrochage progressif des
intellectuels à son égard. Leur enthousiasme pour une révolution qui leur donnait à nouveau espoir dans le socialisme fit d’abord place, à la fin des années 1960, à de sérieuses
réserves puis, avec le tournant du siècle, à un véritable rejet. La défaite idéologique, stratégique et économique du castrisme a transformé l’île en un Jurassic Park apparemment
aimable, où les touristes sont invités à louer des voitures, à séjourner dans des hôtels et à
se baigner sur des plages jusqu’ici interdites aux Cubains, bref, à participer financièrement au sauvetage de la révolution cubaine.
Marie-Lætitia Bouriez et Antoine de Tournemire ont recueilli, à l’abri des oreilles indiscrètes, des témoignages grinçants ou naïfs sur la vie quotidienne à Cuba.
Émettre une opinion critique est en effet un sport à risques sur la plus grande île des
Antilles, comme en témoigne la journaliste indépendante mais aussi « Dame en blanc »[2],
Miriam Leiva. Son mari, récemment libéré en raison de son âge, faisait partie des 75
journalistes et intellectuels condamnés lors du Printemps noir de 2003. Elle détaille les
épreuves quotidiennes qui assaillent les « anti-sociaux » osant écrire ce qu’ils pensent dans
un pays privé des « libertés si naturelles dans les démocraties séculaires ».
Ce numéro aborde aussi la question importante d’un enseignement mis fièrement en
avant par les autorités cubaines comme une preuve de la valeur de leur système politique.
On y découvrira de quelle façon l’enfant est habitué, en fait, dès l’apprentissage de la lecture, à intégrer l’idée du sacrifice ultime pour que triomphe l’homme nouveau.
L’extension du tourisme sexuel et la longue histoire de la répression de l’homosexualité,
2. « Les Dames en blanc »: groupe rassemblant des femmes de prisonniers qui demandent la libération des 75 du
Printemps noir – dont 59 sont encore en prison. Le mouvement est complètement indépendant politiquement et
vis-à-vis de l’Église, même s’il se réunit à Santa Rita, une paroisse de Miramar, chaque dimanche.
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telles que les présente le journaliste mexicain Sergio Téllez-Pon, ont aussi de quoi ternir
les fantasmes sur la liberté dont bénéficieraient les Cubains.
Ceux-ci ont le droit de rêver de liberté loin de l’île, mais courent de gros risques à vouloir
atteindre les rivages de Floride ou du Yucatan. Beaucoup se contentent, comme le montre
Lætitia Bouriez, de bénéficier des remesas grâce auxquelles les exilés cubains – ils sont
près de 2 millions sur une population de 11 ou 12 millions – renflouent eux aussi les
caisses vides de la Révolution.
L’île survit surtout du fait de la manne pétrolière que Chávez fournit à l’île, au tiers de son
prix international. Chávez, fils spirituel de Fidel Castro, paye ainsi son obole à celui qui l’a
reçu, dès sa sortie de prison après un coup d’État manqué, avec les honneurs réservés à un
chef d’État. Un mimétisme et des liaisons soulignés et analysées par Élizabeth Burgos.
Cuba compte encore 80 000 prisonniers. Plus que la France pour un nombre d’habitants
cinq fois moindre ! Un déplorable record mondial. Sans compter les terribles conditions
d’incarcération dont les échos, recueillis par Angel Mara, retournent le cœur.
Enfin, Rui Ramos évoque l’icône internationale de Che Guevara dans un portrait au
vitriol qui dissuadera peut-être quelques-uns de continuer à arborer sur leur t-shirt sa
figure christique.
L’heure d’abandonner le castrisme a sonné. La transition a bel et bien commencé, comme
le dit Brian Lattell dans une étude sur le pouvoir cubain, ci-dessous présentée, et qui
montre la complémentarité des deux frères Castro à la tête de l’État-Parti.
Les premières mesures prises depuis quelques mois ne bouleversent pas encore l’île. Elles
laissent voir, cependant, une nouvelle stratégie encore embryonnaire qui tient compte des
expériences de sortie du communisme des Russes et des Chinois et des tentatives concomitantes de leurs dirigeants de sauver leur pouvoir, voire le mythe de la Révolution.
Le congrès annoncé du PC cubain devrait sinon élire une nouvelle équipe dirigeante, du
moins annoncer de nouvelles priorités. L’entreprise est ardue. Il s’agit de rien moins que
de réussir là où Gorbatchev a échoué et de tenir compte d’une « voie chinoise » – développement économique à base d’initiative personnelle et maintien ferme du Parti unique –
difficile à appliquer à Cuba.
Il s’agit d’inventer un remède miracle à la maladie sénile du communisme.
Pierre Rigoulot et Antoine de Tournemire
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