RENONCER à LA MAGIE DE L `EXCEPTION ET à LA SUFFISANCE

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RENONCER à LA MAGIE DE L `EXCEPTION ET à LA SUFFISANCE
h o m él i e d u n eu f o c to b r e, v i n gt- sep t i èm e d i m a n ch e d u t em p s o r d i n a i r e a n n ée c
renoncer à la magie de l’exception et à la suffisance de la règle
«Où
sont les neuf autres ? » « Qu’as-tu que
tu n’aies reçu ?» (1 Co  4, 7) L’Écriture
interroge souvent « à temps et à contretemps » (2 Tm  4, 1). L’Église, Mater et Magistra, est aussi
en sa liturgie dominicale « Mère et Maîtresse » : porteuse,
transmetteuse, de ces interrogations divines. Elle nous
présente ce récit de la vie de Jésus parmi bien d’autres
épisodes de l’Évangile pour notre édification et salut.
C’est aujourd’hui la scène d’un Samaritain, un étranger, reconnaissant, face à neuf autres hommes mieux établis,
mais ingrats. Un sur dix... Qu’est-ce que Jésus veut nous
montrer ? Est-ce qu’il désigne par là le nombre des élus
comme on l’a souvent cru ? Si ce n’est pas le cas, comment vivons-nous nous-même par rapport aux grâces
reçues ? Éprouvons-nous de la gratitude ? Vivons-nous
dans la reconnaissance christique ou dans la suffisance
réglementaire ? En italien, la langue populaire dit de
celui qui n’est pas correct, pas assez reconnaissant ou
écoutant : è un disgrazzioso, il est un dis-gracieux !
Homélie du dimanche 23 octobre : fr. Gilles-Marie Marty
Un pour dix ! Le pourcentage est faible. Et pourtant tous
ont été guéris. En toile de fond, par cette guérison collective, Dieu ne veut-il pas montrer son désir permanent
que tous les hommes soient « sauvés et parviennent à
la connaissance de la vérité » (1 Tm 2, 5) ? Mais cela ne
peut se faire sans nous. Même si Dieu peut infléchir les
événements, il ne force personne. Il laisse à notre liberté
toute latitude pour nous tourner vers le bien, avec le
secours de sa grâce toujours offerte.
Dieu n’est « cause de salut » que pour « ceux qui lui obéissent », enseigne explicitement l’Écriture (He  5, 9). « Vous
dites : “Seigneur, Seigneur ”, et vous ne faites pas ce
que je vous dis » (Lc 6, 46), avertit Jésus. C’est la misère
de notre liberté quand elle dit non au Christ et à son
Corps, l’Église. La liberté est un bien, mal agir est un
mal et un malheur. Pourtant Jésus ne tend pas de piège :
il indique la voie normale de la loi juste qui est bonne
à tous égards (cf. Rm  3, 2 ; 3, 31). Qu’attend-il ? Lui le
sauveur des hommes espère le retour, à travers lui, au
donateur de tout don, le Père des lumières, la source
de tout bien, dont il témoigne qu’il est issu : la voilà la
reconnaissance attendue.
De quel côté nous reconnaître dans cette parabole ? Du côté
des neuf qui, guéris par Jésus, ayant accompli leur devoir,
ne reviennent pas spontanément à lui puisque la règle
semble suffisamment réalisée, ou du côté de celui qui
seul s’est démarqué des premiers par un élan de gratitude personnelle ? Au bénéfice de ce lépreux rétabli et
en quelque sorte grazzioso – gracieux, la juste critique
contre l’esprit des moutons de Panurge, évoqué par la
littérature depuis Rabelais et bien avant, remarque qu’il
n’est jamais facile de se désolidariser d’un groupe bien
unifié.
Pour les dix lépreux soudés par leur guérison puis leur périple de Galilée vers Jérusalem, la liberté n’est-elle pas en
définitive au cœur de l’enjeu spirituel de cet épisode, et
si bien mise en valeur par Jésus ? Que ferons-nous pour
témoigner de notre amour et de notre reconnaissance
pour le Christ si celui-ci nous demande de nous démarquer d’un péché ou d’une structure de péché qui se met
en place ? Comment dépasser la pression ou le pouvoir
du groupe dominant, gouvernant avec iniquité ?
Nos amis musulmans font l’expérience fréquente de la puissance de la Oumma, l’unité communautaire musulmane,
qui les empêche de se désolidariser de leurs coreligionnaires : des musulmans coranisés, modo hanbalites,
c’est-à-dire à compréhension littérale, qui commettent
des violences et des meurtres, et qui sont rarement désavoués par l’immense masse des musulmans français.
Individuellement ils le voudraient bien : en groupe c’est
presque impossible de les faire se mouvoir. Serons-nous
rivés à notre tour à demeurer chez nous quand la maison
est ébranlée, voire en feu ?
L’appel à accomplir avec nos moyens, non seulement des
actions d’urgence quand la nécessité s’impose, telle
l’action de Jésus venant au secours des lépreux, retentit
aussi en nous dans l’appel à la sainteté par notre travail
quotidien, notre vie au jour le jour : en plus des actes
extraordinaires de nécessité, « l’unique moyen d’aller
à Dieu est d’accomplir fidèlement les tâches les plus
humbles, les plus banales les plus quotidiennes de l’existence – mais sans y croire [sans y investir plus de prix
que l’absolu réservé à Dieu et à l’amour du prochain].
Faire comme tout le monde, sans être comme tout le
monde. Renoncer à la fois à la magie de l’exception et à
la suffisance de la règle » (Gustave Thibon).
Loin de vouloir se mettre en valeur dans l’envoûtement de
l’anomalie, le dixième lépreux est re-venu généreusement à Jésus, sans calcul ni réserve, pour le remercier
et surtout pour glorifier Dieu. Cet homme ne sait pas
encore que revenir à Jésus et glorifier Dieu peut s’accomplir dans un même acte. C’est ce que nous réalisons
à chaque eucharistie et aujourd’hui. L’eu-charistie est
une action de grâce, celle de Jésus-Christ tournée vers
le Père, celle de la Tête jamais sans son Corps. L’appel
à l’action de grâces retentit dans la Bible de l’Ancien au
Nouveau Testament : « Rendez grâce au Seigneur, car il
est bon, car éternel est son amour ! » (Ps  118, 1). Mais
plus encore dans le Nouveau Testament qui appelle à
le réaliser sans trêve : « Par lui [Jésus-Christ], offrons à
Dieu un sacrifice de louange en tout temps, c’est-à-dire
le fruit de lèvres qui confessent son nom » (He  13, 15).
Prions pour recevoir en ce jour l’élan de l’action de grâce,
celui du retour au Christ, à l’instar de l’ardeur du
Samaritain rétabli et plein de gratitude. Puisse la « foi
mue par la charité » (Ga 5, 6) venir à notre secours dans
cette tension, vécue par chacun en sa pauvreté, et que
nous révèle ce magnifique épisode du lépreux guéri, reconnaissant et louant Dieu.
f
r. Édouard Divry