Charles Péguy, « le triomphe de la République » (1900

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Charles Péguy, « le triomphe de la République » (1900
Charles Péguy, « le triomphe de la République » (1900)
Présentation par Danielle Tartakowsky
http://www.eleves.ens.fr/home/vaisserm/peguy/francais/critique/articles/DTartakowki.htm
L'indispensable
Au sortir de l'affaire Dreyfus, le 19 novembre 1899, le groupe allégorique du sculpteur
Jules Dalou, dit " le Triomphe de la République ", est inauguré à Paris, place de la
Nation. Dans le premier numéro des Cahiers de la Quinzaine, Charles Péguy décrit le
cortège réuni pour la circonstance à l'appel du journal socialiste La Petite République.
Le document
La République avait triomphé le 11 novembre par la décision de la Haute Cour : cent
cinquante-sept juges contre quatre-vingt-onze avaient ce jour-là repoussé les conclusions
de la défense, présentées et défendues la veille par Me Devin, tendant à faire déclarer
l'incompétence. Puis la République avait triomphé le jeudi 16 par le vote de la Chambre :
trois cent dix- sept députés contre deux cent douze avaient voté l'ordre du jour, présenté
par les Gauches, " approuvant les actes de défense républicaine du Gouvernement " ; les
mots de défense républicaine avaient été proposés par M. Vaillant et plusieurs socialistes,
et acceptés d'eux par le Président du Conseil. Enfin la République triompha dans la rue
par la procession du peuple parisien le dimanche 19, le grand dimanche. Comme les
prêtres catholiques réconcilient ou purifient par des cérémonies expiatoires les églises
polluées par l'effusion du sang ou par le crime honteux, comme ils ont récemment fait
une réparation pour l'église Saint-Joseph, ainsi trois cent mille républicains allèrent en
cortège réconcilier la place de la Nation. La Petite République et Gérault-Richard avaient
eu l'initiative de cette manifestation, comme ils avaient eu, avec toute l'opinion publique,
l'initiative, en des temps plus difficiles, d'aller à Longchamp. Nous rendrons cette justice
aux adversaires de la République de constater que cette fois-ci encore ils firent tout ce
qu'ils pouvaient pour que la manifestation fût grandiose. M. Paulin Méry fit coller sur les
murs de grandes affiches rouges, émanant d'un Comité d'action socialiste et patriotique
dont il s'intitulait, bien entendu, le délégué général. Le bureau du Conseil municipal fit
donc apposer des proclamations officieuses. La Commission exécutive de
l'agglomération parisienne du Parti ouvrier français avait fait poser des affiches beaucoup
plus modestes, un quart ou un demi-quart de colombier, car officiellement les guedistes
n'ont pas d'argent ; ces affiches d'un rouge modeste, au nom de je ne sais plus combien de
groupements parisiens, avertissaient le lecteur que, le gouvernement et M. Bellan ayant
interdit le drapeau rouge, les vrais socialistes et les vrais révolutionnaires étaient par là
même exclus de la manifestation. Il était midi et demi passé quand on forma le cortège.
Quelques vieux militaires âgés de vingt-deux ans , récemment échappés de la caserne,
chantonnèrent en riant la sonnerie : Au drapeau ! quand on sortit du magasin le rouge
étendard. L'idée que l'on allait marcher en rangs, au pas, au milieu de la rue, éveillait chez
beaucoup d'assistants d'agréables souvenirs militaires, car invinciblement une foule qui
marche en rangées au pas tend à devenir une armée, comme une armée en campagne tend
à marcher comme une foule. Et ce qui est mauvais dans le service militaire, c'est le
service, la servitude, l'obéissance passive, le surmenage physique, et non pas les grandes
marches au grand soleil des routes. On se forma. Quelques-uns commandèrent en riant :
En avant ! Le premier rang était formé de porteurs de La Petite République. Ils avaient
leur casquette galonné, l'inscription en lettres d'argent. Trois d'entre eux portaient
l'étendard et les deux cartouches. Quand on aura socialisé même les fêtes socialistes, les
militants porteront eux-mêmes leur drapeau. Je ne désespère pas de voir Jaurès porter un
drapeau rouge de ses puissantes mains. Nous partîmes cinq cents par la rue Réaumur,
mais nous fûmes un prompt renfort pour L'Avenir de Plaisance, la puissante société
coopérative de consommation, avec laquelle nous confluâmes au coin de la rue Turbigo,
et qui avait une musique, ce qui accroissait l'impression de marche militaire. Place de la
République, c'était déjà la fête. Quelques gardes républicains à cheval ne nuisaient
nullement au service d'ordre. Au large de la place, des files de bannières luisaient et
brillaient. Un peuple immense et gai. Nous allâmes nous ranger boulevard RichardLenoir, je crois. C'est beau . Il passe des enfants, petits garçons et petites filles,
délégations des écoles ou des patronages laïques. On leur fait place avec une sincère et
universelle déférence. On pousse en leur honneur de jeunes vivats. Ils y répondent. Ils
passent en criant de leurs voix gamines, comme des hommes : Conspuez Rochefort,
conspuez. Cela est un peu vif, un peu violent, fait un peu mal. Mais par-dessus toutes les
conversations, par-dessus tous les regards, par-dessus toute rumeur montaient les chants
du peuple. Dès le départ, et sur tout le trajet, et pendant la station, et puis tout au long du
cortège, le peuple chantait. Je ne connaissais pas les chants révolutionnaires, sauf « La
Carmagnole », dont le refrain est si bien fait pour plaire à tout bon artilleur, et que tout le
monde chante. Je ne connaissais que de nom l'immense et grave « Internationale ». A
présent je la connais assez pour accompagner le refrain en roronnant, comme tout le
monde. Mais le ronron d'un peuple est redoutable. Ceux qui savent les couplets de
l' « Internationale » sont déjà des spécialistes. Aussi quand on veut lancer
l' « Internationale », comme en général celui qui veut la lancer ne la sait pas, on
commence toujours par chanter le refrain. Alors le spécialiste se réveille et commence le
premier couplet. Les chants révolutionnaires, chantés en salles closes, n'ont assurément
pas moins de paroles déplaisantes que de paroles réconfortantes. Chantés dans la rue
contre la police et contre la force armée, ils doivent être singulièrement et fiévreusement,
rougement ardents. Chantés pour la première fois dans la rue avec l'assentiment d'un
gouvernement bourgeois républicain, ils avaient un air jeune et bon garçon nullement
provocant. Ces chansons brûlantes en devenaient fraîches. A mesure que l'on approchait
de cette place, le service d'ordre, insignifiant d'abord, devenait notoire. Il avait été
convenu qu'il n'y aurait pas de police. De fait la haie, très clairsemée, un simple
jalonnement au milieu du boulevard, était faite par des gardes républicains. Mais il y
avait de place en place des réserves d'argent massées sur les trottoirs, taches noires
ponctuant la mobilité de la foule. Si ces hommes aux poings lourds ont des âmes subtiles,
les officiers, sous-officiers, brigadiers et simples gardes, les commissaires de police, les
officiers de paix, les brigadiers et les simples agents durent s'amuser chacun pour son
grade. En fait, plusieurs de ces gardiens de la paix riaient dans leurs moustaches. La
plupart se tenaient obstinés à regarder ailleurs avec une impassibilité militaire. Quelquesuns se tenaient un peu comme des condamnés à mort, ce qui était un peu poseur, inexact,
mais compréhensible. Ce qui devait le plus les étonner, c'était de se voir là. Nous sommes
si bien habitués nous-mêmes à ce que les hommes ainsi costumés nous sautent sur le dos
quand nous poussons certaines acclamations que nous demeurions stupides, poussant ces
acclamations, qu'ils n'en fussent pas déclenchés. Eux qui doivent avoir, depuis le temps et
par la fréquence, une autre habitude que nous, comme ils devaient s'étonner de ne pas se
trouver automatiquement transportés sur nos épaules ! Mais ils ne bougeaient pas, droits,
encapuchonnés d'obéissance passive. Au long du boulevard nous les considérions comme
on regarderait si une locomotive oubliait de partir au coup de corne du conducteur. Ils
négligeaient de partir. Le peuple était d'ailleurs d'une correction parfaite. Sans doute il
s'amusait à crier en passant devant eux les acclamations qui naguère les faisaient le plus
parfaitement sauter hors de leur boîte, les « Vive la Commune » ! et les « Vive la
Sociale ». Mais de cette foule immense et toute-puissante pas un mot ne sortit qui fut une
attaque particulière à la police adjacente; pas une allusion ne fut faite aux vaches ni aux
flics, et cela en des endroits où il y avait dix-huit cents manifestants pour un homme de
police. Si lentement que l'on aille à la place de la Nation, si éloignée que soit cette place,
tout de même on finit par y arriver. Depuis longtemps « La Carmagnole » avait à peu près
cessé, abandonnée un peu par les manifestants, un peu moins respectée, plus provocante,
moins durable, un peu délaissée. L' « Internationale », toute large et vaste, régnait et
s'épandait sans conteste. Le tassement de la marche nous avait peu à peu mêlés au groupe
qui nous suivait. Ce groupe avait un immense drapeau rouge flottant et claquant. On y
lisait en lettres noires : « Comité de Saint-Denis », et je crois, « Parti ouvrier socialiste
révolutionnaire ». Un citoyen non moins immense tenait infatigablement ce drapeau
arboré, brandi à bout de bras, et chantait infatigablement la chanson du « Drapeau
rouge ». Les camarades groupés autour du drapeau accompagnaient en chœur, à pleine
voix, le refrain. Cela pendant des heures. Cette admirable chanson réussissait beaucoup,
parce qu'elle était lente et large, comme une hymne, comme un cantique et, pour tout
dire, comme l' « Internationale ». C'était un spectacle admirable que la marche, que la
procession de cet homme au bras et à la voix infatigable, fort et durable comme un
élément, fort comme un poteau, continuel comme un grand vent. Et ce qui parfaisait le
spectacle était que l'homme et ses camarades chantaient une chanson qui avait tout son
sens. Le drapeau rouge qu'ils chantaient n'était pas seulement le symbole de la révolution
sociale, rouge du sang de l'ouvrier, c'était aussi leur superbe drapeau rouge, porté à bout
de bras, à bout de son bras, présent, vraiment superbe et flamboyant. Soudain les
barrages, les haies se resserrent. On sépare le cortège de la foule. Pelotons de gardes
républicains, pied à terre. Compagnies de pompiers, attention délicate. Nous y sommes. Il
est convenu qu'en passant devant Loubet on lui criera « Mercier au bagne », Mercier,
pour lui signifier que le peuple ne veut pas de l'amnistie. Nous y sommes. Plus de soldats,
mais seulement des gardiens paisibles aux habits bleus ou verts, gardiens de squares et
jardins. Tout à coup un grand cri s'élève à cinquante pas devant nous : « Vive la
République » ! Nos prédécesseurs ont oublié Mercier. Nous-mêmes sommes saisis devant
la République de Dalou et nous crions comme eux : « Vive la République ». Ce n'était
pas la République amorphe et officielle, mais vive la République triomphante, vive la
République sociale, vive cette République de Dalou qui montait claire et dorée dans le
ciel bleu clair, éclairée du soleil descendant. Il était au moins quatre heures passées. Tout
cela en un seul cri, en un seul mot : « Vive la République », spontanément jailli à l'aspect
du monument, cri condensé où l'article la recouvrait sa valeur démonstrative. Aussi
quand le monument se leva pour nous, clair et seul par-dessus l'eau claire du bassin, nous
n'avons pas vu les détails de ce monument, nous n'avons pas vu les détails de la place.
Nous n'avons pas vu les deux anciennes colonnes du Trône, si libéralement attribuées par
les journalistes à Charlemagne, à Philippe-Auguste, et à Saint-Louis. Nous avons vu le
triomphe de la République et nous n'avons pas vu les moyens, les artisans de ce triomphe,
les deux lions attelés, le forgeron, madame la justice et les petits enfants. La République
triomphante, levée sur sa boule, s'isolait très bien de ses serviteurs et de ses servantes.
Nous l'acclamions, nous la voyions seule et haute, et nous passions au pas accéléré, car il
fallait que le fleuve de peuple coulât. Quand nous voudrons regarder à loisir le
monument de Dalou, nous retournerons à quelques-uns place de la Nation, et nous
emporterons dans nos poches le numéro du Mouvement où est l'article de Deshairs. Il est
bien peu de citoyens qui n'aient alors donné un souvenir, une rapide pensée à Déroulède,
qui était venu chercher deux régiments si loin de l'Élysée et si près de la soupe du soir.
Vite on se ressaisit pour passer devant la tribune officielle, à gauche. On avait, au long du
cortège, crié quelque peu : « Vive Loubet ». On s'entraîne, on s'aveugle, on s'enroue sur
le « Au bagne Mercier », les chapeaux en l'air, les mains hautes, les cannes hautes. On
marche porté, sans regarder sa route. On tourne autour du bassin. On s'est enlevé. On
arrive. On cherche Loubet, pour qui on criait tant. Il n'est pas là. Vraiment, à la réflexion,
il eût été fou qu'il restât là pour tout ce que nous avions à lui dire. De la tribune on répond
à nos « Vive la Sociale » ! Beaucoup d'écharpes aux gens de la tribune. Ces citoyens n'en
sont pas moins ardents. Un dernier regard au peuple innombrable qui suit et qui tourne
autour de ce bassin. C'est fini. Au coin quelqu'un me dit : « ça été violent ici au
commencement, la police a enlevé un drapeau noir » . Cet incident passe inaperçu dans le
perpétuel mouvement du peuple. Je n'oublierai jamais ce qui fut le plus beau de la
journée : la descente du faubourg Antoine. Le soir descendait, la nuit tombait. Tout
ignorants que nous soyons de l'histoire des révolutions passées, qui sont le
commencement de la prochaine révolution sociale, nous connaissons tous la gloire de
légende et d'histoire du vieux faubourg. Nous marchions sur les pavés dans cette gloire.
Avec une sage lenteur les porteurs de La Petite République marchaient en avant de ce
nouveau cortège. Les gens du faubourg s'approchaient, épelaient, lisaient « La - Petite République - socialiste ; Ni - Dieu - ni – maître », applaudissaient, acclamaient, suivaient.
Rien ne distinguait plus le cortège et les spectateurs. Le peuple descendait dans la foule et
se nourrissait d'elle. On rechanta la vieille « Marseillaise », récemment disqualifiée
auprès des socialistes révolutionnaires par la faveur des bandits nationalistes. Tout le
faubourg descendait dans la nuit, en une poussée formidable sans haine. La dislocation
eut lieu pour nous place de la Bastille. Ceux de la rive gauche s'en allèrent par le
boulevard Henri IV. Groupés en gros bouquets aux lueurs de la nuit, les drapeaux rouges
regagnaient de compagnie leurs quartiers et leurs maisons. Les bals commençaient
bientôt.
Les Cahiers de la Quinzaine, 5 janvier 1900
Pour en savoir plus
En février 1879, l'élection de Jules Grévy à la présidence de la République achève le
processus de conquête du pouvoir par les Républicains. Dès 1878, le conseil municipal de
Paris dominé par les radicaux alliés aux socialistes avait émis le vœu qu'un monument à
la gloire de la république soit élevé dans la capitale. Le préfet Hérold nommé en 1879
relaie ce vœu. Au terme d'un concours organisé pour y satisfaire, le projet des frères
Morice l'emporte. Aussitôt mis en chantier, il est inauguré le 14 juillet 1883 sur la place
du Château d'eau désormais rebaptisée place de la République. Le groupe de Jules Dalou,
ancien communard tout juste amnistié, arrive en deuxième position. Il est acquis par la
ville pour usage ultérieur. Ce projet qui s'inscrit, aux dires mêmes de Jules Dalou " dans
une tendance Louis XVI " s'inscrit en réaction contre la sculpture académique (dont la
République des frères Morice constitue un bon exemple). Il représente une République
triomphante juchée sur le char de la nation, flanquée du Travail (un forgeron) et de la
Justice. Le génie de la Liberté les précède et les guide tandis qu'à l'arrière, la Paix répand
l'abondance. Des enfants symbolisent l'instruction, l'égalité, la richesse sur un mode
lyrique et dynamique. Une première version, réalisée en plâtre, est inaugurée le 21
septembre 1889, à l'occasion du centenaire de la République. L'inauguration définitive du
bronze a lieu dix ans plus tard, place de la Nation. La République qui désormais se dresse
sur cette place de l'Est parisien est tendue vers un devenir, coiffée d'un bonnet phrygien
qui laisse échapper sa chevelure et présente un sein dénudé. Elle constitue une parfaite
illustration des Marianne révolutionnaires et radicales dont Maurice Agulhon a montré
qu'elle se distinguent de Marianne d'une autre sorte, disciplinées et " sages ". Mais depuis
le début des années 1880, montre-t-il encore, ces images antagoniques ont cessé de
diviser les familles républicaines. C'est le contexte politique de la fin 1899 qui
brusquement décuple la puissance et la force métaphorique d'un projet conçu vingt ans
plus tôt. Le 22 juin 1899 s'est constitué le ministère Waldeck Rousseau dit de " défense
républicaine ". Le 19 septembre, le capitaine Dreyfus a été gracié par le président de la
République après avoir été condamné " avec circonstances atténuantes " lors de son
second procès devant le conseil de guerre. Le 21 septembre, un ordre du jour du général
Galliffet, ministre de la guerre déclare " l'incident clos ! ". Soit autant d'événements
propres à signifier le terme de l'affaire Dreyfus et la défaite des antidreyfusards. Mais
Charles Péguy appartient à cette fraction dreyfusarde qui se reconnaît mal dans le
compromis de 1899. Il tient cette issue politique qui s'est substituée à la place de
révolution dreyfusiste, cette révolution morale dont il attendait la régénération de la
France, pour une " décomposition du dreyfusisme ". Aussi retient-il d'autres dates pour
signifier la victoire de la République : la défaite de Paul Déroulède, traduit devant le
Sénat transformé en haute cour nonobstant les manœuvres dilatoires de son avocat (il sera
condamné le 3 janvier à dix ans de bannissement pour complot contre le gouvernement),
l'ordre du jour approuvant les mesures de défense républicaine où se sont impliqués les
élus socialistes et, enfin, l'irruption dans la " rue " du " peuple parisien " ; soit des
mesures et mobilisations de combat. C'est à la troisième d'entre elle que le texte est
consacré. L'inauguration qui se déroule en ce dimanche de novembre s'inscrit dans le
droit fil des fêtes de souveraineté initiées par le régime républicain. Le président de la
République et le gouvernement assistent à l'inauguration depuis une tribune officielle
dressée place de la Nation (comme prévu en 1883 lors de l'inauguration de la statue des
frères Morice, place de la République, mais annulé par crainte d'une manifestation
anarchiste), les enfants des écoles ont été mobilisés et la journée s'achève par des bals.
Une initiative socialiste vaut cependant à la journée de ne pouvoir se réduire à cela.
Charles Péguy qui vient de créer les Cahiers de la Quinzaine pour échapper à l'autorité
décriée par lui des dirigeants socialistes se montre, ici, sarcastique tant à l'encontre des
guesdistes que de Jaurès. Du moins donne-t-il à voir un état du socialisme alors en
redéfinition ; en évoquant, au fil de sa description, l'agglomération parisienne du POF, le
POSR, Jaurès, un comité d'action socialiste et patriotique. Mais il évoque également ces
forces mobilisatrices d'une autre sorte que sont les conseillers municipaux socialistes ou
telle coopérative de consommation. Mais dans cette France du tournant du siècle où le
parti politique de type moderne demeure à naître (un congrès général des organisations
socialistes se réunira le 3 décembre à Paris), c'est aux journaux qu'il revient souvent de
mobiliser et d'organiser le plus grand nombre. Le 12 juin 1898, La Petite République de
Jaurès et Gérault-Richard a convié le peuple de Paris à venir à Longchamp ovationner le
président Emile Loubet, à l'occasion du grand prix hippique pour ainsi contrer l'action des
" antisémites, monopolisateurs du patriotisme " qui l'ont malmené quelques jours plus tôt
à Auteuil. Ce journal réitère ce 19 novembre en invitant le dit peuple à se rendre en
cortège à l'inauguration. Cette initiative, qui vise à conforter le gouvernement de défense
républicaine en donnant à voir son assise, est naturellement tolérée par les pouvoirs
publics. Elle vaut à cette journée d'être " à la série des inaugurations ce que les funérailles
de Victor Hugo sont à la série des obsèques nationales ", écrit Maurice Agulhon. " C'est
l'élément de cet ensemble que son ampleur exceptionnelle a porté au rang d'épisode
politique alors que le reste de la série continue à relever du folklore et du quotidien ". Ce
cortège s'inscrit dans le processus d'émergence de ce type d'investissement de l'espace
public distinct de l'émeute ou de l'insurrection qu'est la manifestation de rue. La
description qu'en fait Péguy donne à voir sa gestation. C'est sur cette même place de la
Nation que Paul Déroulède avait tenté d'entraîner la troupe dans la voie du coup d'Etat
lors des obsèques du président Félix Faure, le 23 février, en justifiant la comparaison
avec les processions expiatoires formulée par Péguy. Mais l'usage du terme " procession",
qui doit bien sûr à la culture de l'écrivain catholique, révèle aussi bien que cette forme
nouvelle d'investissement de l'espace public emprunte à des modèles anciens dont elle va
devoir se différencier : ainsi, celui de la procession, où longuement évoqué par une partie
des manifestants, du cortège militaire. Sans que ce cortège inédit puisse cependant se
réduire à l'un ou l'autre. Négocié et toléré, il s'impose comme une première tentative
réussie de cortège ordonné, l'occasion d'un apprentissage pour les manifestants comme
pour les forces de l'ordre. La police, l'armée (gardes républicains) et les pompiers ont été
mobilisés aux fins d'éviter tout accrochage. Les drapeaux rouges (et noirs, a fortiori),
interdits mais les bannières autorisées pour la première fois depuis la Commune. Elles se
déploient sans entrave, au cri parfois lancé de " Vive la Commune ", les officiels
choisissant simplement de se retirer avant leur arrivée, place de la Nation. La coexistence
des symboliques révolutionnaires et républicaines, tolérée sans enthousiasme excessif par
les autorités, est parfaitement assumée par les manifestants (sans théorisation d'aucune
sorte). Charles Péguy, présent dans le groupe de tête constate la progressive acculturation
de la jeune « Internationale » (publiée en 1887), avec « La Carmagnole », " la vieille
Marseillaise récemment disqualifiée auprès des socialistes révolutionnaires par la faveur
des bandits nationalistes " et « Le Drapeau rouge ». S'en suit un précipité original
empruntant à la fête de souveraineté autant qu'à la manifestation populaire que nous
proposons de nommer " manifestation de souveraineté ". Charles Péguy décrit le
processus à la faveur duquel la rue devient ce jour un espace symbolique, par la force de
sa charge narrative qui soudain modifie le sens. Avant d'atteindre la place de la Nation, le
cortège présente une dimension revendicative affirmée (jusque dans les slogans scandés
par les enfants). Les manifestants entendent protester contre le projet d'amnistie
(finalement voté le 24 décembre 1900). Mais à la vue soudaine de la statue, le cortège
qui se voulait porteur d'une exigence se mue en acte de foi, transfiguré qu'il est soudain
par la puissance évocatoire de cette " république de Dalou qui montait claire et dorée
dans le ciel bleu clair, éclairée du soleil descendant ". Le phénomène se reproduit peu
après faubourg Saint-Antoine. Le cortège soudain s'inscrit dans l'espace de cet acte
désigné pour fondateur de la République qu'est le 14 juillet. Il " réactualise [par là même]
un mythe ou peut-être plus précisément récite un récit ou inscrit un texte dont il donne à
lire la légende[...], le legendum, récit, légende, mythe déjà inscrit dans l'ordre des lieux et
de leurs noms " (Louis Marin). La mémoire de la grande révolution, soudain réactivée par
ceux qui foulent la mémoire des pavés donne, en retour, sens à la pratique manifestante et
la légitime. En constituant les rapports que la révolution entretînt avec la rue en matrices
susceptibles de déterminer le sens et la portée de tout cortège. Tandis que cette nouvelle
modalité du peuple en marche réactive à son tour le sens enfoui et devient une modalité
vivante et non plus pétrifiée du marquage de l'espace public. La description de Charles
Péguy devient à ces divers titres une construction visionnaire. D'abord parce que
l'érection de la république de Dalou met un terme au marquage monumental de l'espace
parisien, en laissant place à des marquages d'autre sorte dont cette démonstration pourrait
bien avoir été l'expression première. Mais aussi bien parce que l'appropriation
revendiquée de la symbolique parisienne et de sa puissance ne s'impose pas aussitôt. Il
faudra des décennies pour que cette appropriation pacifique de l'espace public par des
manifestations qui réactivent le sens enfoui autant qu'elles lui doivent sa force deviennent
la norme admise et ce n'est qu'à partir de 1935 que le triangle République-Nation-Bastille
s'imposera comme l'espace " naturel " des démonstrations populaires. Du moins ce texte
visionnaire contribue-t-il à donner sens et puissance à la journée.
Pour aller plus loin
Maurice Agulhon et Pierre Bonte, Marianne, les visages de la République, DécouvertesGallimard, 1992
Maurice Agulhon, Marianne au pouvoir, Flammarion, 1989 ; Quand Paris dansait avec
Marianne, Editions Paris-Musées, 1989
Jean-Denis Bredin, L'Affaire, Julliard, 1983
Géraldi Leroy, Péguy entre l'ordre et la révolution, Paris, 1979
Raymond Huard, La Naissance du parti politique en France, Presses de Sciences
Politiques, 1976
Danielle Tartakowsky, Le Pouvoir est dans la rue, Aubier, 1998
Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, PUF, 1974, vol. 2
Glossaire
Charles Péguy (1873-1914)
Né à Orléans, il est reçu à l'Ecole normale supérieure en 1894. Il prépare l'agrégation de
philosophie, publie en 1897 sa Jeanne d'Arc. Il dirige en même temps le groupe d'études
socialistes fondé par Lucien Herr et collabore à de nombreuses revues socialistes. En
1898, il crée la librairie Bellais qui sera un des centres de la propagande dreyfusiste au
quartier latin. Bientôt exclu de cette entreprise, il fonde en janvier 1900 Les Cahiers de la
Quinzaine, " le journal vrai " dont le but sera de " dire la vérité par dessus-tout ". Déçu par
le compromis républicain qui met terme à l'affaire Dreyfus et hostile à la politique de
Combes, il s'éloigne du socialisme éthique qui avait caractérisé ses engagements premiers.
Il opère alors une conversion patriotique et religieuse qui imprègne toute son oeuvre.
Edouard Vaillant (1840-1915)
Membre de la première internationale et communard, il revient d'exil en 1879. Elu
conseiller municipal en 1879 puis député en 1893, il était blanquiste. Fondateur du comité
central révolutionnaire devenu en 1898 le parti révolutionnaire français.
Victor-Henri Rochefort (1830-1913)
Journaliste, écrivain et homme politique. En 1868, il fonde La Lanterne dont il est
l'unique rédacteur. Elu en mai 1869 député de Paris, il siège à l'extrême-gauche et fonde
La Marseillaise qui devient l'organe officieux de l'Internationale. Emprisonné après la
manifestation organisée lors des obsèques du journaliste Victor Noir, il est libéré le
4 septembre. Membre du gouvernement provisoire, président de la commission des
barricades, il démissionne après le 31 octobre 1870. Elu député de Paris à l'Assemblée
nationale, il ne participe pas à la Commune. Il est toutefois déporté en nouvelle Calédonie.
Après l'amnistie, il fonde L'Intransigeant. Député de Paris en 1885-1886 puis
démissionnaire, il devient partisan du général Boulanger qu'il suit à Bruxelles. Amnistié
en 1885, il sera antidreyfusard et nationaliste.
Auguste Mercier (1833-1921)
Général de l'armée impériale, il participe à l'expédition du Mexique et à la guerre de 1870.
Ministre de la guerre entre 1893 et 1895, il fait traduire Dreyfus en conseil de guerre. Elu
sénateur en 1900
Jules Dalou (1838-1902)
Sculpteur formé à l'Ecole impériale des arts du dessin et à l'enseignement de Carpeaux.
Jusqu'en 1870, il est employé à Paris dans les chantiers de sculpture de Paris. Durant la
Commune, il est membre de la fédération des artistes dirigée par Courbet qui le nomme
conservateur du Louvre. Il s'exile en Angleterre et rentre en France avec l'amnistie. Il
rencontre le succès comme portraitiste et auteur de monuments publics.
Paul Déroulède (1840-1914)
Ecrivain, prend part à la guerre de 1870 et publie en 1872 les Chants du soldat. Il est un
des fondateurs de la Ligue des patriotes dont il devient le président en 1882. Nationaliste,
partisan de Boulanger, il est élu député d'Angoulême (1889-1892). Réélu en 1898,
farouche antidreyfusard, il tente vainement un coup d'Etat à l'occasion des obsèques du
président de la République Félix Faure. Arrêté, il est condamné à dix années de
bannissement. Il préside jusqu'à sa mort la Ligue des patriotes.
POF
Au congrès de Roanne de 1882, les guesdistes s'érigent en organisation indépendante.
Dans les années 1890-1893, cette organisation devient le premier parti français de type
moderne avec des organisations locales et régionales (les agglomérations), une direction
et un programme national. Son apogée se situe dans les années 1893-1899 (295 000
électeurs en 1898).
POSR
Le parti ouvrier socialiste révolutionnaire est fondé en 1890 par Jean Allemane. Les
allemanistes conservent de leur passé broussiste leur foi dans le socialisme municipal
mais ils s'affirment " parti d'action révolutionnaire " fondé sur " la distinction des classes "
et ayant pour fin l'instauration du communisme. Il se distingue des autres courants
socialistes par son ouvriérisme et par le rôle primordial qu'il confère au syndicat. Cette
spécificité contribue à expliquer son implantation dans l'Est parisien et les banlieues Nord
et Est.
Emile Loubet (1838-1929)
Avocat, élu en 1876 député républicain de la Drôme et réélu jusqu'en 1885 où il devient
sénateur. Ministre des travaux publics en 1887-1888, président du conseil en 1892,
ministre de l'Intérieur en 1892-1893, il est élu président du Sénat en 1896. En 1899, il est
élu président de la République et le demeure jusqu'à la fin du septennat.
Carmagnole
L'auteur de cette chanson née à la suite du 10 août 1792 est inconnu. Ses couplets sont
certainement une œuvre populaire collective ; plus de deux siècles durant ils ont été repris
et réécrits au gré des grèves, manifestations, mobilisations.
Le Drapeau rouge
Cette chanson fut improvisée par Paul Brousse en 1877 durant son exil en Suisse. A son
retour en France après l'amnistie, Paul Brousse devient le dirigeant du courant
" possibiliste " et se désintéresse de la chanson. Achille Le Roy la publie en France sans
nom d'auteur en 1885, 1887 puis rajoute des couplets de son crû et finit par la signer.
© Association des Amis du Maitron 2003
http://biosoc.univ-paris1.fr/histoire/textimage/gloss4.htm

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