Auditer, une mission impossible ?
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Auditer, une mission impossible ?
REPÈRES ET TENDANCES COMPTES FINANCE NATIONAUX Auditer, une mission impossible ? BERNARD COLASSE* L Les scandales financiers ont mis sur la sellette la profession de commissaire aux comptes. Renforcer l’indépendance des professionnels en édictant certaines incompatibilités, ou en déconnectant le choix du cabinet d’audit de la direction générale de la société auditée, c’est bien. Mais ces mesures ne résoudront pas la difficulté centrale : pour exercer sa compétence technique, qui nécessite un large accès à l’information, l’auditeur doit développer de bonnes relations avec l’audité, ce qui risque d’affecter son indépendance ; s’il dresse des barrières, il perd en capacité d’investigation. Surmonter ce dilemme demande une grande habileté et une solide déontologie. L es « affaires », à commencer évidemment par Enron-Andersen, ont mis l’audit légal, ce qu’il est convenu d’appeler en France le commissariat aux comptes, sous les feux de l’actualité et de la critique. Sociétal N° 39 Ce qui est mis en cause par ces affaires (qui ne s'expliquent d'ailleurs que partiellement par les défaillances ou les fautes des auditeurs), indépendamment de leurs aspects pénaux qui se dévoilent progressivement, c'est la capacité de l'auditeur à émettre une opinion de qualité sur les comptes de l'entreprise, autrement dit une opinion à laquelle on puisse faire confiance. De nombreuses propositions1 sont faites pour que l’audit retrouve son 1er trimestre 2003 38 * Professeur à l’université Paris-Dauphine (Crefige), membre du Conseil national de la comptabilité (CNC), Bernard Colasse a dirigé l’Encyclopédie de comptabilité, contrôle de gestion et audit (Economica, 2000). E-mail : [email protected] « honneur perdu », dont certaines devraient être inscrites dans la prochaine loi sur la sécurité financière : création d’un Conseil supérieur du commissariat aux comptes chargé d’« auditer » la profession et de participer à l’élaboration de ses normes d’intervention, interdiction pour un cabinet d’auditer et de conseiller le même client, choix du commissaire aux comptes par le conseil d’administration de la société auditée et non plus par sa direction générale, rotation des responsables de dossiers au sein des cabinets, etc. Il n’est pas sûr que la mise en œuvre de ces propositions, pour la plupart de nature institutionnelle ou juridique, et qui ignorent la dimension sociale du problème, suffira pour restaurer la qualité de l’audit. LA SUPÉRIORITÉ DE L’AUDITÉ SUR L’AUDITEUR A quoi tient, en effet, la qualité de l'opinion émise par l'auditeur et la confiance que l'on peut lui accorder ? Essentiellement à deux choses : d'abord, à la capacité qu'il a de découvrir des anomalies, voire des infractions, dans le système comptable de l'entreprise auditée – disons de sa compétence ; ensuite, à sa volonté d'en rendre compte, ce qui suppose naturellement qu'il AUDITER, UNE MISSION IMPOSSIBLE ? soit indépendant de l'audité. La difficulté tient au fait que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, ces deux variables de la qualité d’un audit ne sont pas indépendantes et peuvent même être contradictoires. Cette infériorité n'est pas que technique, elle peut être intellectuelle : les services comptables et financiers des grandes entreprises ont d'excellents comptables et spécialistes en matière de réglementation – issus d’ailleurs quelquefois des grands cabinets La compétence de l’auditeur est d’audit –, et ils ne craignent guère collective : elle a les limites de tout les jeunes collaborateurs qui travail en équipe, et elle exige par effectuent sur place les travaux ailleurs le concours de d’investigation. Les audil’audité pour s’exprimer Le monde teurs sont conscients pleinement. Ce lien de ce problème et s'efentre compétence et des auditeurs forcent de pallier leur indépendance mérite et de leurs infériorité sur le terrain un examen particulier. en se dotant régulièreinterlocuteurs ment de nouveaux outils Parce qu’il détient l’in- dans les d’investigation. Ils le font formation dont il a entreprises aussi en développant besoin pour accomplir risque des relations extrasa mission, l’audité peut professionnelles avec les empêcher l’auditeur d’apparaître audités – mais avec le d’exprimer pleinement comme un risque de limiter leur sa compétence. indépendance. univers clos, En droit, les pouvoirs voire Juridiquement, l'indépend'investigation du com- corporatiste. dance de l'auditeur par missaire aux comptes rapport aux dirigeants de sont considérables, et le client qui l’entreprise auditée est censée gaentrave ses travaux commet un rantie par son mode de nomination délit. Dans la pratique, cependant, et par une série d'incompatibilités le client peut gêner de façon interdisant à une personne d'être plus ou moins subtile le commisnommée commissaire aux comptes saire aux comptes dans ses invesdans certaines circonstances. tigations ; par exemple, en tardant à lui remettre les documents qu'il LES RISQUES DE demande ; ou bien en lui remetL’ENDOGAMIE tant des documents « bruts de ais l'indépendance n'est pas fonderie », dont l'exploitation sera seulement une affaire de coûteuse en temps ; ou encore, respect du droit. Elle peut être en se montrant plus ou moins menacée, même lorsque ces incomdisponible pour répondre à ses patibilités sont respectées, dans questions, plus ou moins clair l'exercice au jour le jour de la misdans les réponses fournies, etc. sion du commissaire aux comptes. Bien évidemment, ces petites Ce dernier, on l’a vu, a besoin, pour manœuvres sont d'autant plus pouvoir manifester sa compétence, efficaces que la tendance est à la du concours de l'audité, et se trouve réduction des honoraires d'audit, dans une position d'infériorité par et par conséquent du temps passé. rapport à lui. Aussi peut-il être tenté Dans de nombreux cas, l'audité de pallier cette infériorité en dévese trouve donc, de fait, dans une loppant avec l'audité des « relations position de supériorité par rapport de parité »2, qui peuvent être non à l'auditeur (surtout lorsque celuiseulement professionnelles mais ci est un petit cabinet) et peut aussi personnelles. Les relations l'empêcher de manifester sa personnelles avec les dirigeants de compétence intrinsèque. M l’entreprise auditée, et en particulier avec le directeur financier, sont considérées par certains auditeurs comme nécessaires au partage de l'information et au bon accomplissement de leur mission. Souvent, ces relations s'enracinent dans une communauté d'origines sociales et de parcours universitaire et professionnel. A travers ces relations, le monde de l'audit, celui des auditeurs et de leurs interlocuteurs directs dans les entreprises, apparaît comme un monde clos et en quelque sorte endogamique, voire corporatiste… Ces mondes clos ne sont pas sans efficacité, mais ils peuvent être les lieux d'une pensée unique et conformiste, se révéler propices à des dérives déontologiques et éthiques – et, au pire, donner naissance à des comportements mafieux comme ceux que révèlent certaines affaires. Compétence et indépendance sont donc les deux variables, non pas séparées mais liées, de la qualité d'un audit. Entre elles, l'auditeur doit rechercher en permanence un difficile équilibre. On voit que, même si elles vont dans le bon sens et sont nécessaires, toutes les mesures institutionnelles, juridiques ou techniques envisagées ici et là pour améliorer la qualité de l’audit ne sauraient dispenser les professionnels d’une réflexion déontologique approfondie sur la façon dont ils pratiquent leur métier au quotidien, et sur la nature des relations – qui sont par essence des relations sociales – qu’ils entretiennent avec l’audité. L’auditeur ne peut être ni un policier ni un ami bienveillant ou compatissant, encore moins un conseiller zélé ou intéressé : entre ces attitudes extrêmes, il y a place pour des comportements équilibrés et efficaces, fondés sur une solide déontologie.l 2 Voir Chrystelle Richard, Contribution à l’analyse de la qualité du processus d’audit : le rôle de la relation entre le directeur financier et le commissaire aux comptes, Thèse pour le doctorat ès sciences de gestion, université de Montpellier II, 2000, 244 p. Sociétal N° 39 1er trimestre 2003 39