MEP/Ces gens-là

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MONIQUEBOSCO
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MARS 2003. Il fait nuit sur Bagdad. La 25e heure a sonné.
Fin de la trêve. Le rideau se lève sur le monde de la
guerre. La guerre est là, et la peur se réveille. Comment
entrer dans le chaos ? Vous vouliez la paix, mais pas
n’importe laquelle, gagnée à la sauvette.
Vous acceptiez une guerre-éclair, rapide, sans trop
de morts ni de sang. Une guerre tel un jeu vidéo, pas une
vraie mais « virtuelle », où l’on peut jouer avec les vieux
jouets des enfants. Comment ne pas aimer ce sentiment
de plonger dans l’horreur, un bref instant, sur les montagnes russes de l’enfance, avec le cœur qui bat trop
vite, les cris, l’épouvante feinte ?
Tout est feinte, désormais, dans ce vieux nouveau
monde où vous attendez avec moi que la mort fasse son
ménage.
Tant de travail à faire, pour essayer de changer la
donne.
Depuis longtemps, « ces gens-là » ne voient rien
venir de ce qu’on leur avait promis. Promesses irréfléchies, certes, mais promesses qui furent faites et doivent
être honorées. Pas de prescription. Des témoins sont
encore là, à leur poste, et les cicatrices de l’autre « Grande
Guerre » sont loin d’être refermées ou oubliées. On
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n’oublie jamais la guerre, avec sa nuée de malédictions et
fléaux. Cette mémoire-là ne se laisse pas refouler aussi
facilement que les autres, mémoires de dates et de
noms, qui se cachent dans les replis de l’âge et du cerveau. Pour la retrouver, intacte, aucun effort. Elle a
laissé des traces si profondes qu’un rien les fait remonter en surface. On n’oublie pas, on ne s’habitue pas non
plus quoi qu’en dise la chanson.
Et, avec la guerre, fleurissent les chansons, ces
temps des cerises, ces Madelon, ces Lili Marlene, ces
coquelicots du cœur. Moi, je chante faux et je ne peux
pas les fredonner. D’ailleurs, pour celle-ci, je n’ai rien
entendu de nouveau, aucun refrain martial ou mélodie
sentimentale.
Elle ne sera pas comme les autres, cette guerre-ci,
car on a tellement annoncé qu’elle n’avait pas le droit de
son côté et que le pire en sortirait, inévitablement, qu’on
finit par s’étonner de tant de prophéties de malheur.
Jamais je n’avais assisté à semblable concert, unanime,
sans une note de désaccord. Tous ensemble, pétris de
bons sentiments, agitant des drapeaux blancs, arborant
avec fierté, au revers de leur veston, des insignes pacifistes. Seules de rares femmes, quelques Cassandre égarées dans la nouvelle distribution des rôles, se permettent de dire que, parfois, il faut s’engager. On brûle de
les brûler, ces fausses Jeanne d’Arc. Il ne s’agit plus de
« bouter hors de France » les Anglais, mais de les suivre
sur le chemin escarpé de la guerre. Le monde semble
s’être réveillé avec une formidable gueule de bois et plus
personne ne désire se battre comme si les spectres des
« gueules cassées » du passé hantaient encore les
mémoires et que rien ne paraissait plus redoutable que de
s’enrôler et subir un même sort.
Personne ne désire se retrouver en mille morceaux, incapable du moindre geste, réduit à la souffrance
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de l’écartèlement, à l’impuissance de la mutilation.
Voilà ce qui effraie ces nouveaux pacifistes, si nombreux
aujourd’hui mais qui, hier encore, ne rêvaient que d’en
découdre ! Est-ce une véritable révolution qui s’est
développée dans les cœurs ?
Mais l’époque n’est pas fertile en miracles et cette
évolution vers le mieux, la tolérance, l’horreur devant la
mort, l’agressivité des armes – (même les « conventionnelles » comme on ose les appeler) –, serait inouïe.
Le langage est lourdement mis à contribution de
nos jours. Chacun se fait le chantre des mots de sa tribu,
comme si seuls ces mots pouvaient être les garants de
notre foi. Quelle convention de Genève ou d’ailleurs
régira désormais les « lois de la guerre » ? Car il en
existe, des lois, même si cela fait pouffer de rire bien
des femmes. Nous sommes comme Carmen, croyant
que l’amour, comme la guerre, ne « connaît jamais de
lois ». Il semble qu’aujourd’hui cette légalité pèse lourd
dans l’inconscient des peuples et qu’ils ne veulent pas la
transgresser, quitte à commettre les pires horreurs
quand ils estiment être dans le droit fil, du bon côté de
ceux qui jamais ne se trompent, du bord des croisés du
Bien (comme si cela pouvait exister). Car nous savons
toutes, comme Ève, que le serpent se cache dans les plus
beaux fruits et que chaque pomme recèle de mortels
pépins.
Quand cesse le vrai libre arbitre ? Je n’ai jamais su
comment me situer dans ce domaine. Il est difficile de
s’orienter dans ces régions inconnues, qui soudain
s’offrent à nous. Faut-il prendre à gauche ou à droite ?
Souvent, on avance en ligne droite, car il semble plus
sage de demeurer au centre. Beaucoup de politiciens
font de même, sans trop se poser de question. Heureux
ceux que le doute n’entrave pas, n’effleure pas. Moi, je
ne connais que des zones de turbulence.
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Je prends fort peu l’avion, ces jours-ci. Je reste sur
place dans la crainte que le moindre mouvement ne soit
détecté par l’ennemi. Mais qui est l’ennemi ?
Voilà qui rend notre position si inconfortable. Il
faut se taire, « taisez-vous, méfiez-vous, des oreilles
ennemies vous écoutent ». De quelle guerre date cet
avis ? Je serais bien en peine de le dire.
Toutes les oreilles amies semblent soudain avoir
entendu d’autres refrains, écouté d’autres serpents.
Plus moyen de dire à quiconque que « Midas, le roi
Midas a des oreilles d’âne ». Est-ce bien utile que de
colporter encore une fois ce ragot ?
Pendant ce temps, le cercle amical, indispensable
à tout être humain, se rétrécit. Car il faut en partager,
des idées et des préjugés, pour demeurer au centre du
cercle. Numéro d’équilibriste. Moi, j’ai toujours eu le
vertige et détesté les excommunications d’André Breton
et ses amis.
Quelle violence chez ces poètes, quelle intransigeance ! À quoi sert la parole, si elle tue, écartant de la
vraie vie ceux qui voulaient tout partager ? Ils ne sont ni
loyaux ni fidèles, ces alliés de la première heure, de la
première jeunesse. On se lançait alors dans l’amitié, tête
en avant, yeux grands ouverts. On ne pouvait se tromper
et on n’hésitait pas à conclure des alliances, sans prendre
aucune garantie, car on refusait de croire à l’érosion des
sentiments. Et voilà que le modèle, le champion, le précurseur se transformait en grand inquisiteur et qu’à
peine sortis de la tutelle parentale, on se trouvait sous
l’égide d’un autre juge qui ne nous passait rien, nous
excommuniant pour des vétilles. D’une autorité à une
autre, voilà qui n’était pas inscrit au contrat.
Mais comme il n’y avait pas eu de contrat, à qui
s’en prendre, sinon à nous, jeunes fous qui ne voulions
rien savoir des sagesses anciennes.
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Elle nous rebutait, cette sagesse tant vantée par
nos aînés. On voyait à quoi elle menait, cette affreuse
sagesse qui ne débouchait que sur l’immobilité de la
mort, le dédain des petites joies à notre portée. Demain,
avec sa discipline, arriverait assez tôt ; on nous mettrait
bien vite au pas en nous enrôlant contre notre gré, malgré nos cris et notre révolte toute neuve. La sagesse
aurait, infailliblement, son heure, et il n’était pas sage
de la choisir, déjà.
D’ailleurs, on croyait qu’elle serait éternelle, cette
jeunesse, et que nous demeurerions toujours fringants,
piaffants, avides de la vivre, après les limbes de la
longue enfance qui nous avait été si durement imposée.
Plus personne, désormais, ne nous imposerait ces
punitions légères mais harassantes à supporter. À nous
la liberté.
Mais il n’y eut pas de liberté, pas plus hier qu’aujourd’hui. Toujours, le destin s’en mêle et dès qu’une
porte ou une fenêtre s’ouvre, une autre se referme. À
force de courir, on s’essouffle. Était-ce vraiment la
liberté que nous recherchions avec tant d’ardeur ou
bien une sorte de justice à laquelle il faisait bon croire ?
Nous avons été une jeunesse folle de liberté, la liberté
pour tous – et il nous fallait la justice, une vraie justice,
pour tous également. Car ce n’était pas un désir égoïste
qui motivait ces jeunes d’alors, mais une quête commune, des idéaux communs et qui paraissaient à la fois
si proches et universels qu’on était certain de ne pas se
tromper. Alors, on se rua dans l’engagement, on s’enrôla dans des partis, à gauche toute. Pas question de
virer à droite, comme nos parents, nos pauvres parents
qui, n’ayant vraiment pas beaucoup de sous, tremblaient toujours de les perdre.
Pour une fois, je crois ne pas me tromper en affirmant que seuls les très riches comme les très pauvres
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peuvent se laisser aller à la générosité et au partage.
Dans le centre, le milieu, on ne peut se permettre cette
offrande, car il a fallu beaucoup lutter pour mettre ces
quelques sous de côté, se priver avec constance, se refuser des douceurs, et toujours compter, de peur de
perdre. La peur de perdre les a toujours hantés. Alors ils
ont fait les mauvais choix, des choix de fourmis, pendant que les cigales s’amusaient à danser tout l’été.
Mais là c’est la guerre qui s’annonce avec fracas, et
on retient son souffle. Il semble que les bonnes marraines que l’on connaissait depuis l’époque des contes
de fées, aient refusé de se pencher sur le berceau de
cette guerre dénoncée avec fracas avant même qu’elle
n’éclate. Tant de malédictions proférées, avec une virulence extrême. Et pourtant, à l’heure annoncée – avec
une heure de retard tout de même, pour que le compte
soit bon –, elle a éclaté, avec l’embrasement des premières bombes sur Bagdad.
Et aussitôt, chacun cria son indignation devant des
bavures, des bévues. Même les tempêtes de sable étaient
accueillies avec des sarcasmes. « Cela leur apprendrait. »
Oui, il fallait les punir, ces Américains. On voyait
d’un bon œil que Dieu lui-même s’en mêle. Le pape, lui
aussi, fit entendre sa voix. Illégitime, illégale, irréligieuse, elle était cela et son contraire, cette nouvelle
guerre dont personne ne voulait.
Le bon sens, la charité et des vertus encore inconnues exigeaient qu’on la mette au ban, cette nouvelle
croisade de guerre « préventive », cette chasse à l’homme
Saddam, ce tyran, ce despote. Mais les despotes ne
dérangent guère ceux qui ne vivent pas sous sa coupe, ou
qui y trouvent avantage, étant dans le cercle des favoris
du régime.
Et il y a toujours un cercle autour des plus affreux
criminels ; cercle de peur ou de connivence, peu
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importe, les tyrans ne sont jamais accessibles comme le
sont les politiciens démocrates. Alors, il faut les
prendre en patience jusqu’à ce que la patience finisse
par s’émousser. Tout s’émousse à la longue, insidieusement. On se croyait encore en pleine jeunesse, avec
un très long – trop long – avenir devant soi, et soudain il
faut se rendre compte de la réalité et que le mur, là,
devant soi, est celui du peloton d’exécution.
Comment aborder le sprint final ? Tant mieux
pour les sportifs endurcis et persévérants.
Je n’en fais pas partie. Il fallait se préparer depuis
longtemps, énergiquement.
La guerre demande des soldats en pleine forme,
physiquement et moralement, et non des mauviettes
qui me ressembleraient.
La différence entre cette guerre-là et les autres
tient sans doute au fait que les femmes sont intégrées
sur le champ de bataille avec des hommes de leur âge.
Sans doute pas la parité réclamée depuis des années,
mais un nombre suffisant pour que les officiels tiennent
à mentionner leur présence dans leurs communiqués.
Soldats et soldates, au garde-à-vous, dans le même uniforme bariolé. Même une guerre aussi bien « songée »
apporte son lot d’erreurs et d’anicroches, et voilà que
des femmes noires, brunes ou blondes se trouvèrent
prises au piège, comme leurs compagnons. Immédiatement métamorphosées en POW, prisonnières ahuries de
se retrouver aux mains de leurs ennemis. [...]