MEP/Ces gens-là
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MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 5 MONIQUEBOSCO Ces gens-là MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 7 MARS 2003. Il fait nuit sur Bagdad. La 25e heure a sonné. Fin de la trêve. Le rideau se lève sur le monde de la guerre. La guerre est là, et la peur se réveille. Comment entrer dans le chaos ? Vous vouliez la paix, mais pas n’importe laquelle, gagnée à la sauvette. Vous acceptiez une guerre-éclair, rapide, sans trop de morts ni de sang. Une guerre tel un jeu vidéo, pas une vraie mais « virtuelle », où l’on peut jouer avec les vieux jouets des enfants. Comment ne pas aimer ce sentiment de plonger dans l’horreur, un bref instant, sur les montagnes russes de l’enfance, avec le cœur qui bat trop vite, les cris, l’épouvante feinte ? Tout est feinte, désormais, dans ce vieux nouveau monde où vous attendez avec moi que la mort fasse son ménage. Tant de travail à faire, pour essayer de changer la donne. Depuis longtemps, « ces gens-là » ne voient rien venir de ce qu’on leur avait promis. Promesses irréfléchies, certes, mais promesses qui furent faites et doivent être honorées. Pas de prescription. Des témoins sont encore là, à leur poste, et les cicatrices de l’autre « Grande Guerre » sont loin d’être refermées ou oubliées. On MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 8 8 • Ces gens-là n’oublie jamais la guerre, avec sa nuée de malédictions et fléaux. Cette mémoire-là ne se laisse pas refouler aussi facilement que les autres, mémoires de dates et de noms, qui se cachent dans les replis de l’âge et du cerveau. Pour la retrouver, intacte, aucun effort. Elle a laissé des traces si profondes qu’un rien les fait remonter en surface. On n’oublie pas, on ne s’habitue pas non plus quoi qu’en dise la chanson. Et, avec la guerre, fleurissent les chansons, ces temps des cerises, ces Madelon, ces Lili Marlene, ces coquelicots du cœur. Moi, je chante faux et je ne peux pas les fredonner. D’ailleurs, pour celle-ci, je n’ai rien entendu de nouveau, aucun refrain martial ou mélodie sentimentale. Elle ne sera pas comme les autres, cette guerre-ci, car on a tellement annoncé qu’elle n’avait pas le droit de son côté et que le pire en sortirait, inévitablement, qu’on finit par s’étonner de tant de prophéties de malheur. Jamais je n’avais assisté à semblable concert, unanime, sans une note de désaccord. Tous ensemble, pétris de bons sentiments, agitant des drapeaux blancs, arborant avec fierté, au revers de leur veston, des insignes pacifistes. Seules de rares femmes, quelques Cassandre égarées dans la nouvelle distribution des rôles, se permettent de dire que, parfois, il faut s’engager. On brûle de les brûler, ces fausses Jeanne d’Arc. Il ne s’agit plus de « bouter hors de France » les Anglais, mais de les suivre sur le chemin escarpé de la guerre. Le monde semble s’être réveillé avec une formidable gueule de bois et plus personne ne désire se battre comme si les spectres des « gueules cassées » du passé hantaient encore les mémoires et que rien ne paraissait plus redoutable que de s’enrôler et subir un même sort. Personne ne désire se retrouver en mille morceaux, incapable du moindre geste, réduit à la souffrance MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 9 Ces gens-là • 9 de l’écartèlement, à l’impuissance de la mutilation. Voilà ce qui effraie ces nouveaux pacifistes, si nombreux aujourd’hui mais qui, hier encore, ne rêvaient que d’en découdre ! Est-ce une véritable révolution qui s’est développée dans les cœurs ? Mais l’époque n’est pas fertile en miracles et cette évolution vers le mieux, la tolérance, l’horreur devant la mort, l’agressivité des armes – (même les « conventionnelles » comme on ose les appeler) –, serait inouïe. Le langage est lourdement mis à contribution de nos jours. Chacun se fait le chantre des mots de sa tribu, comme si seuls ces mots pouvaient être les garants de notre foi. Quelle convention de Genève ou d’ailleurs régira désormais les « lois de la guerre » ? Car il en existe, des lois, même si cela fait pouffer de rire bien des femmes. Nous sommes comme Carmen, croyant que l’amour, comme la guerre, ne « connaît jamais de lois ». Il semble qu’aujourd’hui cette légalité pèse lourd dans l’inconscient des peuples et qu’ils ne veulent pas la transgresser, quitte à commettre les pires horreurs quand ils estiment être dans le droit fil, du bon côté de ceux qui jamais ne se trompent, du bord des croisés du Bien (comme si cela pouvait exister). Car nous savons toutes, comme Ève, que le serpent se cache dans les plus beaux fruits et que chaque pomme recèle de mortels pépins. Quand cesse le vrai libre arbitre ? Je n’ai jamais su comment me situer dans ce domaine. Il est difficile de s’orienter dans ces régions inconnues, qui soudain s’offrent à nous. Faut-il prendre à gauche ou à droite ? Souvent, on avance en ligne droite, car il semble plus sage de demeurer au centre. Beaucoup de politiciens font de même, sans trop se poser de question. Heureux ceux que le doute n’entrave pas, n’effleure pas. Moi, je ne connais que des zones de turbulence. MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 10 10 • Ces gens-là Je prends fort peu l’avion, ces jours-ci. Je reste sur place dans la crainte que le moindre mouvement ne soit détecté par l’ennemi. Mais qui est l’ennemi ? Voilà qui rend notre position si inconfortable. Il faut se taire, « taisez-vous, méfiez-vous, des oreilles ennemies vous écoutent ». De quelle guerre date cet avis ? Je serais bien en peine de le dire. Toutes les oreilles amies semblent soudain avoir entendu d’autres refrains, écouté d’autres serpents. Plus moyen de dire à quiconque que « Midas, le roi Midas a des oreilles d’âne ». Est-ce bien utile que de colporter encore une fois ce ragot ? Pendant ce temps, le cercle amical, indispensable à tout être humain, se rétrécit. Car il faut en partager, des idées et des préjugés, pour demeurer au centre du cercle. Numéro d’équilibriste. Moi, j’ai toujours eu le vertige et détesté les excommunications d’André Breton et ses amis. Quelle violence chez ces poètes, quelle intransigeance ! À quoi sert la parole, si elle tue, écartant de la vraie vie ceux qui voulaient tout partager ? Ils ne sont ni loyaux ni fidèles, ces alliés de la première heure, de la première jeunesse. On se lançait alors dans l’amitié, tête en avant, yeux grands ouverts. On ne pouvait se tromper et on n’hésitait pas à conclure des alliances, sans prendre aucune garantie, car on refusait de croire à l’érosion des sentiments. Et voilà que le modèle, le champion, le précurseur se transformait en grand inquisiteur et qu’à peine sortis de la tutelle parentale, on se trouvait sous l’égide d’un autre juge qui ne nous passait rien, nous excommuniant pour des vétilles. D’une autorité à une autre, voilà qui n’était pas inscrit au contrat. Mais comme il n’y avait pas eu de contrat, à qui s’en prendre, sinon à nous, jeunes fous qui ne voulions rien savoir des sagesses anciennes. MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 11 Ces gens-là • 11 Elle nous rebutait, cette sagesse tant vantée par nos aînés. On voyait à quoi elle menait, cette affreuse sagesse qui ne débouchait que sur l’immobilité de la mort, le dédain des petites joies à notre portée. Demain, avec sa discipline, arriverait assez tôt ; on nous mettrait bien vite au pas en nous enrôlant contre notre gré, malgré nos cris et notre révolte toute neuve. La sagesse aurait, infailliblement, son heure, et il n’était pas sage de la choisir, déjà. D’ailleurs, on croyait qu’elle serait éternelle, cette jeunesse, et que nous demeurerions toujours fringants, piaffants, avides de la vivre, après les limbes de la longue enfance qui nous avait été si durement imposée. Plus personne, désormais, ne nous imposerait ces punitions légères mais harassantes à supporter. À nous la liberté. Mais il n’y eut pas de liberté, pas plus hier qu’aujourd’hui. Toujours, le destin s’en mêle et dès qu’une porte ou une fenêtre s’ouvre, une autre se referme. À force de courir, on s’essouffle. Était-ce vraiment la liberté que nous recherchions avec tant d’ardeur ou bien une sorte de justice à laquelle il faisait bon croire ? Nous avons été une jeunesse folle de liberté, la liberté pour tous – et il nous fallait la justice, une vraie justice, pour tous également. Car ce n’était pas un désir égoïste qui motivait ces jeunes d’alors, mais une quête commune, des idéaux communs et qui paraissaient à la fois si proches et universels qu’on était certain de ne pas se tromper. Alors, on se rua dans l’engagement, on s’enrôla dans des partis, à gauche toute. Pas question de virer à droite, comme nos parents, nos pauvres parents qui, n’ayant vraiment pas beaucoup de sous, tremblaient toujours de les perdre. Pour une fois, je crois ne pas me tromper en affirmant que seuls les très riches comme les très pauvres MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 12 12 • Ces gens-là peuvent se laisser aller à la générosité et au partage. Dans le centre, le milieu, on ne peut se permettre cette offrande, car il a fallu beaucoup lutter pour mettre ces quelques sous de côté, se priver avec constance, se refuser des douceurs, et toujours compter, de peur de perdre. La peur de perdre les a toujours hantés. Alors ils ont fait les mauvais choix, des choix de fourmis, pendant que les cigales s’amusaient à danser tout l’été. Mais là c’est la guerre qui s’annonce avec fracas, et on retient son souffle. Il semble que les bonnes marraines que l’on connaissait depuis l’époque des contes de fées, aient refusé de se pencher sur le berceau de cette guerre dénoncée avec fracas avant même qu’elle n’éclate. Tant de malédictions proférées, avec une virulence extrême. Et pourtant, à l’heure annoncée – avec une heure de retard tout de même, pour que le compte soit bon –, elle a éclaté, avec l’embrasement des premières bombes sur Bagdad. Et aussitôt, chacun cria son indignation devant des bavures, des bévues. Même les tempêtes de sable étaient accueillies avec des sarcasmes. « Cela leur apprendrait. » Oui, il fallait les punir, ces Américains. On voyait d’un bon œil que Dieu lui-même s’en mêle. Le pape, lui aussi, fit entendre sa voix. Illégitime, illégale, irréligieuse, elle était cela et son contraire, cette nouvelle guerre dont personne ne voulait. Le bon sens, la charité et des vertus encore inconnues exigeaient qu’on la mette au ban, cette nouvelle croisade de guerre « préventive », cette chasse à l’homme Saddam, ce tyran, ce despote. Mais les despotes ne dérangent guère ceux qui ne vivent pas sous sa coupe, ou qui y trouvent avantage, étant dans le cercle des favoris du régime. Et il y a toujours un cercle autour des plus affreux criminels ; cercle de peur ou de connivence, peu MEP/Ces gens-là 1/13/06 10:26 AM Page 13 Ces gens-là • 13 importe, les tyrans ne sont jamais accessibles comme le sont les politiciens démocrates. Alors, il faut les prendre en patience jusqu’à ce que la patience finisse par s’émousser. Tout s’émousse à la longue, insidieusement. On se croyait encore en pleine jeunesse, avec un très long – trop long – avenir devant soi, et soudain il faut se rendre compte de la réalité et que le mur, là, devant soi, est celui du peloton d’exécution. Comment aborder le sprint final ? Tant mieux pour les sportifs endurcis et persévérants. Je n’en fais pas partie. Il fallait se préparer depuis longtemps, énergiquement. La guerre demande des soldats en pleine forme, physiquement et moralement, et non des mauviettes qui me ressembleraient. La différence entre cette guerre-là et les autres tient sans doute au fait que les femmes sont intégrées sur le champ de bataille avec des hommes de leur âge. Sans doute pas la parité réclamée depuis des années, mais un nombre suffisant pour que les officiels tiennent à mentionner leur présence dans leurs communiqués. Soldats et soldates, au garde-à-vous, dans le même uniforme bariolé. Même une guerre aussi bien « songée » apporte son lot d’erreurs et d’anicroches, et voilà que des femmes noires, brunes ou blondes se trouvèrent prises au piège, comme leurs compagnons. Immédiatement métamorphosées en POW, prisonnières ahuries de se retrouver aux mains de leurs ennemis. [...]