masterproef_Inne Van den Elsen
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Universiteit Gent Faculteit Letteren en Wijsbegeerte Taal- en Letterkunde: Frans-Spaans Academiejaar 2008-2009 Les fantômes de Marie Darrieussecq Verhandeling voorgelegd tot het behalen van de graad van Master in Taal- en Letterkunde: Frans-Spaans door Inne Van den Elsen Promotor : Prof. Dr. Pierre Schoentjes Avant-propos La rédaction de ce travail n'aurait sans doute pas été possible sans l'aide et le soutien du Professeur dr. Pierre Schoentjes, mon promoteur. Je lui suis reconnaissante pour tous ses conseils ainsi que pour sa disponibilité et sa confiance. J’exprime ma gratitude à Mlle Theeten qui m’a aidée à trouver des manuels de littérature contemporaine. Je tiens à remercier mes parents pour leur appui moral et ma sœur aînée, Lien, qui a rédigé son mémoire dans le domaine de l’anthropologie, pour ses conseils pratiques. Finalement, je souhaite remercier mon ami Robin pour ses mots encourageants. 1 1. Introduction Les fantômes sont-ils les personnages principaux dans les romans de Marie Darrieussecq ? Les héroïnes se trouvent en effet en compagnie des fantômes, elles voient des présences spectrales, voire les sentent. Dans ce mémoire, nous aborderons le sujet des fantômes dans les romans de l’écrivain. Nous tenterons de décrire ces spectres aussi bien que leur « terre d’élection » et les implications de leur apparition. Nous essaierons de voir dans quel sens les fantômes jouent un rôle primordial dans l’œuvre romanesque. Pourquoi apparaissent-ils ? La question est de savoir si l’intervention des fantômes trouve ses racines dans un motif, dans une cause plus profonde. Les fantômes occupent une place centrale, mais ils n’apparaissent pas toujours de la même façon. Il sera intéressant d’étudier la manière d’apparence. A cette fin, nous expliquerons plus en détail notre interprétation du terme « fantôme ». Nous serons amenée à traiter les deux formes fondamentales des fantômes. Nous proposerons à cet égard deux interprétations qui correspondent à leurs deux principales formes d’expression. Afin de mieux comprendre la problématique, nous nous pencherons sur toutes les facettes en relation avec les fantômes. Nous tenterons d’examiner les conditions dans lesquelles les fantômes opèrent. Nous voudrions montrer que ces fantômes surgissent dans un environnement spécifique, dans des circonstances particulières. Quelle est la « fonction » principale de ces fantômes ? Nous introduirons une perspective qui nous paraît intéressante : nous essaierons de démontrer qu’ils forment une espèce de substitut. Il faut, nous semble-t-il, partir de la constatation suivante : les fantômes ont tendance à apparaître après une perte, ou bien en relation avec des hantises et des souvenirs chassés de la mémoire. Les fantômes naissent en rapport avec un certain vide : Dans l’écriture novatrice de Darrieussecq, la mer s’impose en tant qu’élément-espace narratif, symbolique et rythmique. Les images, les figures, les mythes et légendes maritimes se renouvellent avec la force de la houle ; et l’eau salée, la masse mordante, rongeante et apaisante, s’allie à une conception particulière de la féminité, de la maternité, de l’absence matérialisée en fantôme et de la mémoire.1 Dans cette citation, Adela Cortijo Talavera justifie la thèse centrale de ce mémoire qui est que les fantômes comblent des lacunes. Bien entendu, les spectres ne remplacent pas toujours un 1 Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l'œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de València, p. 1. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf, date de la consultation : 23 octobre 2008). 2 mort ou une personne disparue, mais ils devraient toujours remplir un vide. Bref, nous tenterons de démontrer que dans tous les livres, les fantômes surgissent auprès des femmes esseulées, endeuillées et tourmentées pour compenser un manque. Notre analyse repose sur une lecture personnelle et attentive des textes de Marie Darrieussecq. L’écrivain possède une fantaisie foisonnante, ses textes abondent en éléments extraordinaires, nous nous limiterons à ceux relatifs aux fantômes. Nous nous rendons compte que le fait de se concentrer sur l’aspect fantomatique comporte le risque d’une approche assez subjective. C’est pourquoi nous nous baserons sur les textes et nous étayerons nos hypothèses et nos raisonnements avec des passages précis. Nous analyserons tous les romans « darrieussecqiens » sauf Le Bébé (2002). Ce livre traite de la naissance de son bébé et est plus biographique et plus sentimental. Il s’agit d’un éventail d’impressions et de constatations sur la maternité. Dans ce livre il n’y a pas de fantômes, donc il n’est pas pertinent pour ce mémoire. Il faut bien noter que tout au long de ce mémoire, nous désignerons les personnages principaux en utilisant le terme « femmes ». Il y a une exception, notamment dans White où Peter est également un personnage principal. Comme il s’agit d’une seule exception, nous préférons parler des « femmes » ou des « héroïnes » en référant aux protagonistes des livres. Dans le corps du texte, la division en plusieurs parties s’est faite pour la clarté et elle permettra de dévoiler une certaine progression. Il existe évidemment des chevauchements entre les différents chapitres. Ce sont les fantômes qui relient tous les chapitres. Dans l’introduction de chaque chapitre, nous mentionnerons les généralités qui valent pour tous les textes et parfois, s’il y en a, nous évoquerons des particularités dans quelques livres. Afin de situer les romans nous présenterons brièvement, dans cette introduction, l’œuvre de Marie Darrieussecq. A cette fin nous établirons le parallélisme entre les textes. Dans le chapitre « Analyse des textes », nous avons distingué plusieurs thèmes que nous développerons dans quatre sous-chapitres. Chacun de ces chapitres comporte une analyse des sept romans étudiés. Nous nous concentrerons sur les convergences entre les différents romans, mais nous commenterons aussi succinctement quelques divergences frappantes. Tout d’abord, nous porterons l’accent sur deux aspects essentiels : la solitude et l’angoisse. Nous approfondirons l’environnement des fantômes c’est-à-dire les situations dans lesquelles ils se présentent. Quelles sont les conditions qui se posent dans l’entourage des 3 héroïnes pour que les présences fantomatiques apparaissent ? Nous sommes invitée à regarder de plus près l’origine de toutes les « difficultés ». Le point de départ nous sera donné par la solitude. Tous les livres de Marie Darrieussecq témoignent d’une atmosphère solitaire qui se montre rassurante et étouffante à la fois. Nous creuserons cette idée et examinerons comment cet aspect influe sur la conduite des héroïnes. Nous verrons que la solitude conduit les femmes à une angoisse et qu’elle stimule une réflexion existentielle. La vacuité constitue un fil conducteur qui unit les thèmes de la solitude et de l’angoisse. Après avoir étudié quelles sont les « conditions » qui font que les personnages recourent à leur monde propre et à leur imagination, nous discuterons les modes d’apparition et les profondeurs de l’imagination. Nous focaliserons notre attention sur leur tendance à la fuite. Cette inclination attise la fantaisie et aboutit à la création d’un univers propre apte à accueillir les fantômes. Ensuite, nous aborderons la manifestation ultime des fantômes, c’està-dire leur apparition effective et les effets de leur présence sur les protagonistes. Nous essaierons de démontrer qu’ils forment une espèce de substitut. Cependant leur manifestation a pour conséquence une certaine aliénation et un déséquilibre. Nous analyserons la démence de ces femmes agitées qui se blottissent dans leur imagination. Nous rencontrerons donc des femmes qui vacillent à des degrés divers jusque dans la folie. Non seulement les conditions sont similaires dans tous les livres, mais la « réaction » est aussi fortement comparable. Les fantômes enchaînent les idées de tous les chapitres. La présence des fantômes dans l’œuvre de Marie Darrieussecq nous amène à approfondir la manifestation de ces spectres. Nous expliquerons ici ce que nous entendons par « les fantômes ». Le mot « fantôme » doit se comprendre en deux sens. D’abord, pris au sens large du terme, les fantômes font référence à un autre univers. Il s’agit d’un monde propre dans lequel les femmes s’enfuient. Elles laissent libre champ à leur imagination, aux rêveries et aux hallucinations. En un mot, elles s’inclinent à l’affabulation et s’enfoncent dans un monde imaginaire. Ensuite, au sens strict, les fantômes se limitent à de véritables présences spectrales. Les héroïnes aperçoivent effectivement des ombres et finissent par se persuader qu’elles existent réellement. La première acception est présente dans tous les romans. La deuxième s’applique moins à Truismes et à White. En tout cas, dans tous les romans, ils contiennent en germe les fondements d’un univers tout à fait neuf et fictif. Les fantômes apparaissent auprès des femmes qui s’obstinent dans leur résistance à la réalité, partiellement voulue mais aussi inconsciemment. La création d’un autre univers et leur « passage » dans un 4 au-delà en témoignent. Elles glissent ainsi dans un univers irréel. Les fantômes deviennent réels, existants. L’ensemble des romans présente donc une unité qui réside dans les motifs utilisés : la perte, l’absence, les craintes, la tentative de faire une fugue... D’ailleurs, tous ces thèmes se rattachent mutuellement dans la mesure où tout gravite autour des fantômes. Tout en reconnaissant le fait que les fantômes diffèrent d’un livre à un autre, il faut remarquer qu’ils surgissent dans des circonstances analogues et qu’ils devraient toujours remplir une certaine lacune. Sur un site dédié à l’œuvre de Marie Darrieussecq, nous avons trouvé un entretien avec l’auteur. Les journalistes l’interrogent sur son intérêt, voire sa fascination pour les fantômes ; voici la réplique de la romancière : Le non-dit est ce sur quoi avance l'écriture, ce qu'elle explore comme une terre vierge ou engloutie. Du non-dit naissent les fantômes. Les enfants y sont particulièrement sensibles: ils entendent les spectres secouer leurs chaînes dans les greniers, ils croient aux monstres sous les lits, ils perçoivent le grouillement des créatures dans les placards... Ce qu'on leur cache est toujours de l'ordre de la mort ou de l'ordre de la sexualité; et ces questions fondamentales, passées sous silence, les obligent à se structurer par fantasmes, à faire confiance à leur imaginaire pour élucider le monde. […]. A l'échelle conjugale, familiale, sociale, ce qui est passé sous silence se fait entendre d'une façon ou d'une autre : c'est un des topos de la psychanalyse. Ecrire, c'est donner voix aux fantômes. C'est d'ailleurs directement le thème de mon second roman, Naissance des fantômes. Une femme, là encore, invente sa propre voix, sur le vide laissé par son repère central, son mari -- autre forme d'aliénation que la conjugalité vécue sur ce mode. Ce qui lui manque lorsqu'il disparaît, et qui est bien plus que la problématique présence de l'autre, personne ne le lui rendra, sinon elle-même, par ses mots et sa pensée autonome. Les phrases disent l'angoisse, elles sont longues, percées de virgules, de parenthèse, à la recherche du mot qui manque, du fin mot de l'histoire...2 Dans la réponse à cette question, Marie Darrieussecq nous explique que les femmes, tout comme les enfants, évoquent les fantômes. Elles ont recours à leur fantaisie afin de combler des lacunes et afin de compenser les non-dits, c’est-à-dire la « censure » qui voile la vérité du passé. Nous lisons ici donc une explication à l’appui de notre thèse centrale. La coopération entre la mémoire et la fantaisie est apte à faire revivre quelqu’un. L’écrivain déclare d’ailleurs que des souvenirs refoulés rejaillirent inéluctablement, par exemple sous forme des hantises ou sous forme de spectres. Afin de mettre l’œuvre dans son contexte, nous esquisserons brièvement les thèmes récurrents. L’auteur s’est penchée sur le sujet de la crise d’identité des femmes protagonistes. 2 Entretien réalisé par Becky Miller et Martha Holmes en décembre 2001. Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre 2008. 5 Un événement douloureux, parfois non spécifié, les a blessées. C’est une condition nécessaire qui peut être le motif de leur conduite et l’amorce de leur délire. La mort imprévue, la disparition, la solitude, l’angoisse, l’identité, le poids du passé, la censure du passé, la fugue, l’impossibilité d’échapper aux hantises et la « folie » qui en résulte sont des thèmes récurrents dans les livres de Darrieussecq. A cause de l’absence d’une personne et l’incompréhension d’une société « hostile », les personnages se retirent de plus en plus dans leur intériorité et s’isolent davantage. Les thèmes revenants d’un livre à un autre assurent l’unité de l’œuvre d’un auteur qui effleure délibérément de nouvelles formes avec chaque livre. Ainsi, elle adopte des points de vue différents, changeant la perspective et par là aussi l’écriture appropriée. L’écriture varie, mais les mêmes questions se manifestent. Par exemple, dans Bref séjour chez les vivants, Marie Darrieussecq reproduit les pensées de quatre femmes, une mère et ses trois filles. Le lecteur est invité à décrypter les idées décousues, voire les fantasmes. Le roman est rythmé par des phrases inachevées qui donnent l’impression de suivre au près leurs pensées. Nous citons à cet égard Isabelle Martin : La talentueuse romancière de Truismes revient avec un livre sur la mémoire et l'absence, où elle prend le risque de l'expérimentation : pari réussi. ... Fugue, fuite, disparition, présence-absence, somnambulisme, accidents de mémoire : le roman joue de tous ces thèmes en d'infinies variations, sur le mode du fragment et du collage, en n'utilisant que le seul monologue intérieur.3 Dans un compte-rendu sur Bref séjour chez les vivants, Jordan Shirley souligne également l’uniformité thématique de l’œuvre de Marie Darrieussecq : Factors such as her emphasis on moments of intimate crisis, and the intense awareness of loss which drives her writing thematically and formally, […] Darrieussecq's fictional universe is thematically obsessive; like Patrick Modiano, she has in essence one story to tell. The disappearance of loved ones, solitude and mourning, ghosts and hauntings, broken families and family secrets are the raw materials to which she returns with therapeutic determination, working them up then unravelling them to reintegrate them into new and formally more ambitious patterns.4 Dans tous les romans « darrieussecqiens », les héroïnes sont confrontées à une forme de solitude. Dans la plupart des cas, une mort ou un départ est à l’origine de cette sensation de vide. Il y a deux livres « déviants », notamment White et Truismes. Dans White le vide est recherché, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il est moins écrasant. Dans Truismes, 3 Isabelle Martin, Le Temps, septembre 2001, sur Bref séjour chez les vivants, Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2008. 4 Jordan Shirley, « “Un grand coup de pied dans le château des cubes” : formal experimentation in Marie Darrieussecq’s Bref séjour chez les vivants », The Modern Language Review, samedi 1ier janvier 2005, p. 52, 53. 6 l’égoïsme et l’incompréhension sont à la base de la sensation d’être abandonné. Quoi qu’il en soit, il règne incontestablement une solitude pesante dans tous les textes. La tristesse, les angoisses irrationnelles ainsi que les obsessions se répercutent sur la condition physique et surtout mentale. Toutes ces femmes traversent une crise identitaire et se fourvoient dans leur intériorité. Elles se posent des questions existentielles et se demandent comment se maintenir. Les personnages entament donc une quête identitaire et recherchent des explications. Des choses passées sous silence accaparent leurs pensées et changent en obsessions. Leur fébrilité et leur acharnement dans les fantasmes annoncent leur « folie ». Les personnages semblent en quelque sorte des « victimes » de la fatalité. Ils s’isolent en voulant se protéger d’un monde trop dur et réaliste. Toutes les héroïnes se retirent. Tantôt figurément, c’est-à-dire dans leur esprit, tantôt un retrait au sens littéral s’ajoute au retrait dans l’esprit. Or, l’attraction de l’isolement constitue un piège étant donné que les femmes se rendent dans des zones mentales où les frontières entre la lucidité et la folie s’avèrent extrêmement vagues. Elles s’établissent dans des domaines périlleux. Les univers de ces femmes se caractérisent tous par leur caractère impénétrable et complexe. En créant un univers très personnel, elles tombent dans un traquenard tendu par elles-mêmes et s’aliènent de plus en plus. Ainsi elles se transformeront en « victimes » de leur imagination inouïe. Il se produit le contraire de ce qu’elles ont ambitionné, à savoir une diminution du désordre. Elles se heurtent à une opposition de la part de la société et de la part de leur esprit. Pour illustrer nous citerons Christiane Boutaudou : Il n’est donc pas facile de vivre au « Pays », si l’on entend par là le monde d’aujourd’hui dans les complexités de sa toute nouvelle mondialisation. Face à lui, Marie Darrieussecq, dans son roman « Le Pays », dresse le portrait d’une héroïne moderne, tout à la fois mère et écrivaine comme elle. Confrontée au monde, celle-ci ne répond pas par une solution unique, mais par tout un nuancier d’attitudes et de comportements au spectre large, dont certains, marqués par la nouveauté, sont à l’image même du monde neuf qui lui est proposé.5 Ce que Boutaudou postule à propos du Pays, vaut pour tous les romans de Marie Darrieussecq. La société est menaçante. Aussi, les héroïnes, s’inventent-elles des univers fictifs. Leur imagination facilite l’émergence des fantômes. La médiation de ceux-ci devrait alléger la perte de leur « équivalent » vivant qui vient de décéder. Tout cela cette nous incite à traiter le sujet des « fantômes ». 5 Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 8. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 7 2. Analyse des textes 2.1 La solitude 2.1.1 Introduction La solitude forme un fil rouge dans l’œuvre de Marie Darrieussecq. Chacun de ses livres baigne dans une solitude aiguë qui nuit aux héroïnes. Ramenées à elles-mêmes, la solitude les oblige à réfléchir à l’existence terrestre et à leur condition. Aussi tentent-elles de s’évader ; d’esquiver leurs pensées et d’échapper au vide. Insistons sur le fait qu’il est parfois difficile de signaler précisément ou d’indiquer de façon exacte cette perception de solitude puisque cette vision est basée sur une impression générale. Cette empreinte émane de l’intensité du néant abstrait mais persistant dans lequel vivent ces femmes et de la vacuité qui envahit leur conduite ainsi que leur conception de la vie. Cette sensation d’une solitude profonde mène d’ailleurs à l’angoisse aussi bien qu’à l’aliénation profonde qui caractérisent toutes ces femmes. L’étrangeté est à la base d’une mise en question de l’existence.6 Une sorte de contradiction saute cependant aux yeux : nous constatons que cette solitude est à la fois « choisie » et involontaire. Bien que les personnages s’isolent délibérément et soient repliés sur eux-mêmes, la solitude s’avère pressante. Cette opposition s’explique peut-être parce que les personnages se voient contraints à se retirer, c’est-à-dire que la société et le déroulement des choses imposent leur retrait. D’une part, ces femmes veulent être seules ; mais d’autre part, elles se sentent abandonnées. Les abus, la disparition, la perte ou la mort d’une personne aimée en sont responsables. Elles seront plongées dans le vide et la solitude d’autant plus qu’elles ont affaire à l’indifférence et à l’incompréhension des autres, même de leurs proches. La solitude s’impose donc contre leur gré, elle est due à la cruauté de la vie. La plupart d’entre elles ont tendance à s’isoler. Elles cherchent désespérément un refuge et ainsi elles s’inclinent donc, en partie volontairement, vers la solitude qui les effraie tant. En outre, la solitude est ressentie comme une pression inéluctable car elle les laisse 6 Cette problématique sera creusée dans la deuxième partie de cette étude. 8 seules avec leurs pensées et avec elles-mêmes. Bref, la solitude maîtrisera leurs méditations et dominera désormais leur existence. Si cette solitude se manifeste souvent de façon amère et impérative, c’est qu’elle est en rapport étroit avec les fantômes. La solitude est une condition essentielle pour l’apparition d’un monde imaginaire et irréel, voire surréel. Il nous semble que les fantômes comblent, ou sont susceptibles de remplir, le vide laissé par un déménagement et surtout par une disparition ou par un décès. Au moins, ils constituent un remède général pour surmonter le néant qui caractérise dorénavant leurs jours et leur monde. Dans ce sens, les fantômes consolent ces femmes qui se sentent délaissées et enfermées dans un univers solitaire.7 Ces femmes y ont donc recours pour se rassurer, faute de mieux. Aucune autre solution n’étant disponible, les personnages sont forcés à recourir à une aide radicale et à prendre une mesure rigoureuse. Quitte à en devenir folle, elles s’enfonceront dans leur univers imaginé. En effet, à cause de la solitude, ces femmes « créent », voire nécessitent les fantômes, ou mieux : elles instaurent cet autre univers au-delà du réel comme un antidote pour la réalité. Il paraît que les fantômes s’alimentent de la solitude et que la solitude, à l’inverse, nourrit les fantômes étant donné qu’ils font leur apparition dans les mondes vides, conçus comme déserts et désolés. Cette interaction suscite le développement d’un monde parallèle qui a ses racines dans la tête et dans l’imagination de la femme en question et qui remonte à une conception idéaliste et idyllique de la société, notamment celle d’un espace exempté de la mort et de la souffrance. Cet univers parallèle finira par se répandre dans le monde quotidien et aux occupations journalières des héroïnes sans qu’elles en comprennent les périls effectifs. Elles se faufilent dans un monde de plus en plus irréel, instable et incohérent et du fait, elles seront en proie à une déraison ingénue, mais également périlleuse. De surcroît, le monde hostile accueille docilement les fantômes. Etant victimes de la carence d’une personne chérie, les femmes sont très sensibles aux vicissitudes de la société. Les fantômes fonctionnent comme une sorte de point de repère dans une société qui a fait vaciller toutes les certitudes antérieures. La solitude se voit donc aiguisée par le vide omniprésent et inévitable. Ce vide s’infiltre dans tous les recoins de leur existence et fait chanceler bien des certitudes. Le monde 7 Exception faite pour Truismes et White, ici, les fantômes ne sont pas vraiment conçus par les femmes, ils sont tout simplement là. Nous y reviendrons. 9 sera réduit à un vide immense et insurmontable dans lequel l’individu se rétrécit de telle sorte que l’anéantissement est imminent. Le vide provient en effet de l’existence solitaire de chacune des femmes, mais il est intensifié davantage par le vide diffusé par la société froide et distante. Les gens ne s’intéressent guère aux autres, ils ne s’occupent que d’eux-mêmes et de leurs propres intérêts. Il n’est pas étonnant que, dans ce type de société, des gens qui connaissent des problèmes s’aliènent consciemment.8 2.1.2 Truismes Dans Truismes, la solitude de l’héroïne est associée indissociablement à sa condition de femme. La solitude résulte de la stigmatisation dont elle est objet. Dans la société dépeinte par Marie Darrieussecq, les femmes sont considérées comme faibles et inférieures. Comme l’héroïne revendique une part d’indépendance en travaillant dehors, elle servira de cible des railleries et des sévices sexuels des hommes. Les abus ainsi que l’égoïsme et l’indifférence des autres nous frappent, tous ces facteurs contribuent à ce sentiment de solitude et d’incompréhension. Avide de pouvoir, personne ne se soucie des faibles. Chacun veut se préserver et garantir son intérêt personnel. Ainsi, cette femme est embauchée à dessein d’exploiter ses qualités. De même, son petit ami, Honoré s’éprit d’elle car elle est jeune, saine et belle. Quand on ne peut plus bénéficier d’elle, tout le monde la laisse tomber froidement et la repousse impitoyablement. C’est le cas du directeur, d’Honoré, de ses clients et même de sa mère. Il convient de préciser que Marie Darrieussecq ne fait pas la leçon morale, le texte joue sur l’ironie.9 La femme se voit confrontée à un monde injuste et terriblement ingrat, d’abord en tant que femme et ensuite en tant que truie. Elle s’est fait huée maintes fois comme un animal et même comme un monstre. L’association femme – monstre ou bien la corrélation entre la féminité et la monstruosité ainsi que son mise en rapport avec l’anormal et l’altérité est 8 9 Nous aborderons le thème du vide existentiel et déconcertant plus en détail dans le chapitre suivant. Dans le deuxième chapitre, nous reviendrons sur cette remarque. 10 développée dans un article intéressant par Catherine Parayre10 et est également mentionnée dans une étude de Lorie Sauble-Otto11 : However, the protagonist is the only character who undergoes a complete and lasting metamorphosis and who is considered a monster. She certainly does not think of herself as such, but she mentions a number of scenes when she is shown and exposed as if she were an incredible phenomenon. (The word monster derives from the Latin "monstrum," prodigy.) Pig Tales is indeed about showing. The young saleswoman at the perfume store exhibits her body to customers and lures them into the store. Her job turns her into a monster, and the metamorphosis into an animal is the visual manifestation of her social status […] The young woman's disempowerment results both from social oppression and from her inability to voice her experience. This double constraint is also apparent in her obsession with beauty. She struggles constantly to appear attractive to her boyfriend and to other men. One of her motivations in accepting her job is that she will get discounts on beauty products. She also spends a lot of time trying on clothes and often describes her efforts to look beautiful. In fact, she considers herself beautiful. Never realizing how much such a concern makes her an object that men either consume or discard, she proves unable to connect her fate to her looks. Nevertheless, her problematic perception of beauty leaves the reader with the impression of an unresolved crisis. […] Deutsch and Nussbaum also associate monstrosity with femininity: "The cultural construction of femininity [is] natural monstrosity." (9) These variable associations show how unstable any definition of monstrosity is likely to be. Monstrosity is a convenient label for any powerful individual or group to attach to potentially threatening "others.12 Catherine Parayre postule que cette femme est animalisée à cause du traitement qu’elle reçoit des hommes. L’oppression sociale et la discrimination provoquent une application forte à répondre aux exigences des hommes. Cette coquetterie, qui n’ose s’avouer, la convertit en marionnette des hommes, voire en simple bien de consommation. Son excès de zèle démontre d’ailleurs sa niaiserie, mais elle est maudite dans la mesure où elle est poussée violemment dans ce rôle dénigrant. Lorie Sauble-Otto prône d’ailleurs que cette femme raconte son histoire afin de se maintenir, c’est-à-dire qu’elle rédige son histoire fabuleuse et incroyable pour garantir son existence. Dans l’entre-deux brumeux où elle réside, l’écriture constitue son seul lien avec l’humanité. Ainsi elle réclame le droit d’exister et du coup, c’est un moyen de contrôle qui lui permet d’éviter l’isolation et la solitude. En d’autres mots, en écrivant, elle se sent humaine et vivante, mais il se peut aussi qu’elle écrive l’histoire de sa transformation en animal pour montrer la bestialité des autres dans cette société corrompue. Nous reprendrons cette vision dans la partie dédiée à l’identité. Dans l’extrait suivant, Sauble-Otto explique sa vision : 10 Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier 2003, p. 49 – 59. 11 Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French (Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 59 – 66. 12 Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier 2003, p. 52, 53. 11 In Truismes the social status of women in general is made quite clear simply by the kind of work that is available to them […]. The narrator’s continued and at times aggravated mutation, perhaps caused by nuclear pollution and/or the chemical encountered in the perfume shop, drives her into isolation and a precarious existence. […] Where anger and anarchy rule, the act of writing or of telling one’s own story becomes the protagonist’s only way to exist truly in a world that neither recognizes nor values their existence. Writing provides them the only way to be real. Creating a text represents their being, their very survival, and is the only means of communication in their stark isolated and apocalyptic environments.13 En effet, une grande partie de la solitude dans Truismes émane de l’insouciance et du désintérêt des autres. Cette femme n’est pas vraiment seule ; en revanche, elle est entourée de ses supérieurs, de ses collègues et de ses clients ; mais elle est complètement négligée, ce qui est d’ailleurs bien pire. Marie Darrieussecq critique le dédain à l’égard des femmes et par extension elle milite en faveur de « toutes » les classes opprimées par une masse qui se croît la norme. La citation ci-dessous plaide en faveur de cette vision : Le directeur de la chaîne m’avait prise sur ses genoux et me tripotait le sein droit, et le trouvait visiblement d’une élasticité merveilleuse. […]. Le directeur de la chaîne tenait mon sein droit dans une main, le contrat dans l’autre main. […]. Ses doigts étaient descendus un peu plus bas et déboutonnaient ce qu’il y avait à déboutonner […].14 Afin de trouver un travail, la femme-truie doit se vendre. Elle accepte de vendre son corps et elle ne réagit pas aux avances du directeur. Il la palpe impudemment comme une marchandise puisqu’elle ne sera qu’un produit de divertissement dans son établissement. Il ressort d’emblée qu’il veut profiter d’elle et qu’il la considère comme un objet. Elle doit rapporter. La femme-truie évoque les pratiques malsaines et déroutantes de la parfumerie, faisant allusion au mercantilisme du directeur de la chaîne : J’avais de plus en plus de clients masculins à la boutique, et ils payaient bien, le directeur de la chaîne passait presque tous les jours pour ramasser l’argent, il était de plus en plus content de moi. Mes massages avaient le plus grand succès, je crois même que le directeur de la chaîne soupçonnait que je m’étais mise de ma propre initiative aux massages spéciaux, alors que normalement on laisse un peu de temps à la vendeuse avant de l’y inciter.15 Bref, ce sont les clients de la parfumerie qui exhibent des instincts bestiaux et qui possèdent des envies animales. En fait, il s’agit des clients, et des hommes en général, ils donnent libre cours à leurs passions sans réfléchir aux effets ou sans se préoccuper d’autrui. Le pouvoir de la peloter donne aux clients une certaine supériorité et le sentiment de la réduire à un objet 13 Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French (Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 60. 14 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 12, 13. 15 Ibid., p. 19. 12 sexuel. Cette attitude leur procure d’une impression d’infaillibilité c’est-à-dire qu’ils se sentent intouchables et puissants. La femme-masseuse, dans sa position inférieure et vulnérable, flatte la vanité de ses clients. Une fois obtenu ce poste, elle n’a plus de choix, si elle veut garder son emploi elle doit s’assujettir et obéir à leurs vœux. L’égoïsme est légion dans cette société. Voici un passage où l’auteur illustre cela : Moi je n’ai plus eu la cliente pour bavarder, et je me suis retrouvée toute seule avec ce problème de mes règles. […]. Les clients, au moins, n’avaient pas ce genre de préoccupations. Ils ne me regardaient pas pour savoir comment j’allais ; en fait c’est d’eux qu’ils s’occupaient, ça les rendait fiers de pouvoir me tripoter. Ça m’arrangeait, au fond, leur espèce d’indifférence, parce que je trouvais que je prenais un peu trop d’embonpoint, et que je n’était plus si joli qu’avant ; mais comme je ne recevais que des habitués à la boutique, je n’avais pas à craindre des regards nouveaux qui m’auraient pour ainsi dire vraiment vue.16 Sa situation s’envenime quand elle commence à grossir et à se transformer subtilement, tous ceux qui ont profités d’elle renoncent impitoyablement à elle. Ainsi, son conjoint, Honoré, ne veut plus d’elle parce qu’elle s’est enlaidie.17 De façon semblable, le directeur réduit son salaire parce qu’elle a pris du poids et qu’elle a subi des changements corporels extérieurs.18 Dès lors elle sera introduite dans une forme de solitude extrêmement âpre, accentuée par la négligence. Bien qu’elle soit entourée de gens, elle est foncièrement seule. Les hommes tentent avant tout d’assouvir leurs propres appétits charnels ; sa naïveté et son innocence apparente n’empêchent pas qu’elle s’en rend compte progressivement. C’est d’ailleurs en cela que consiste son évolution ou sa métamorphose principale. Elle vivra une prise de conscience qui fait augmenter sa défiance à l’égard des hommes. Ces illuminations l’encouragent à rechercher la compagnie des animaux. Elle s’achète un cochon d’Inde et un petit chien pour compenser la solitude. Ces nouveaux amis constituent une véritable source de consolation et de bonheur car les humains sont indifférents et insensibles. Comme nous venons d’invoquer, la métamorphose anticipe à une modification de sa conscience. Elle conçoit les abus dont elle a été victime. Ainsi, par deux fois elle se montre récalcitrante vis-à-vis Honoré puisqu’elle exerce un métier et contre son chef. Mais en tout cas elle doit payer cher ses « révoltes ». Elle en endure immédiatement les conséquences 16 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 25. Ibid., p. 47. 18 Ibid., p. 48. 17 13 puisqu’on lui inflige une punition de sorte qu’elle n’osera plus contrarier personne. Ainsi, Honoré assassine son petit cochon d’Inde de façon brutale et la chasse finalement.19 A peu près simultanément, elle rencontre un homme politique nommé Edgar. Il lui offre son aide mais, en fait, lui aussi, il ne veut que profiter d’elle pour sa campagne politique. Il la considère clairement comme un objet d’étude, comme une curiosité, voire une excentricité, et comme une source de revenus. S’il l’exploite de façon efficace, elle pourrait rapporter des votes. Cette société en déchéance n’est plus viable pour elle, d’où peut-être la réaction subconsciente et saugrenue de son organisme. Son corps l’avertit des dangers qui la menacent et des infamies dont elle sera couverte si elle ne réagit pas. Le changement physique contribue à une prise de conscience, c’est-à-dire que le changement de son corps va de pair avec un changement mental qui débouche sur une prise de conscience. Il paraît donc que la conversion émotionnelle de l’héroïne se reflète dans la métamorphose physique. Les oscillations corporelles et les crises personnelles sont enchaînées étroitement. Plus on la repousse, plus elle subit des changements. Elle sera expulsée et ne sait plus où se rendre. Les autres ne se soucient pas du tout d’elle. Dans la rue, les passants l’ignorent franchement. Elle est bouleversée par le foisonnement de l’indifférence et de l’égoïsme. A l’exception d’Yvan, un compagnon d’infortune qui sera vite attrapé et tué par le SPA20, elle est complètement esseulée et incomprise. Afin d’échapper à cette existence déplorable, elle se retire sur un banc dans la banlieue mais, elle reste également visée par le SPA. Elle est attaquée par les préjugés des autres et par leur rejet de l’inconnu et de ce qui n’est pas conforme à la norme. Chassée par les humains, elle se réfugie dans la forêt et s’installe parmi les animaux. Elle caresse ce repos et la tranquillité de la campagne, le bois sera d’ores et déjà une sorte de repaire pour elle. Elle se retire donc finalement dans une forêt éloignée d’un monde perverti par les hommes. Elle se détourne de ce monde, mais ne qu’après la métamorphose complétée presque entièrement. En ce sens que la transformation de son corps constitue un avertissement. Sa métamorphose conduit à aiguiser la conscience et à la dessiller, signalant la nécessité de se mettre à l’abri de cette société ingrate. Kathleen A. Langan estime qu’à la fin du texte, les deux métamorphoses, physique et mentale, convergent : 19 20 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 67, 68. Ibid., p. 135, 136. 14 There is an omnipotent gravitational pull to the end of the novel. Merging the two worlds of the young sales clerk (mental and physical), the climax occurs in the very last ten pages of the novel: "Dans mes artères, j'ai senti battre l'appel des autres animaux, l'affrontement et l'accouplement, le parfum désirable de ma race en rut . . . l'envie de la vie faisait des vagues sous ma peau, ça me venait de partout . . . du plus ancien des races continuées." 21 Grâce à cette (quasi-)concordance des deux états, elle se réconcilie à la fin avec son état de cochon. Nous pouvons attribuer cette réconciliation en partie à l’environnement paisible, néanmoins elle ne réussit pas à quitter complètement l’entre-deux nébuleux. C’est la raison pour laquelle elle renoue avec son passé d’être humain en écrivant son histoire et en voulant la diffuser parmi ses congénères humains.22 Somme toute, la métamorphose jaillit de son intériorité et s’impose à cause de son mécontentement avec le courant des choses dans la société. La société est un catalyseur de cette transformation insolite. Dans Truismes, les circonstances de la métamorphose se résument donc à la corrélation entre les facteurs suivants : la solitude, la femme abandonnée ; les abus et l’indifférence des clients ainsi que de ses proches. Ces conditions se présentent également, selon une hiérarchie différente, dans les autres livres de Marie Darrieussecq et incitent ces femmes à métamorphoser ou à fuir afin de se couvrir de la société « haineuse ». 2.1.3 Naissance des fantômes Dans Naissance des fantômes, la disparition subite du mari de l’héroïne bouscule entièrement son existence. Il s’agit d’un départ entraînant un vide insurmontable qui envahit toute son existence. Le vide étant comme une tache qui se répand dans la totalité de son être et qui brouille sa perception de la réalité. Dès la première phrase, le personnage principal exprime sa solitude. A partir de là, il sombrera dans une solitude ainsi que dans une angoisse involontaire et il sera plongé dans un monde absurde. La femme se laisse submerger dans le manque jusqu’à s’aliéner de plus en plus du monde quotidien comme le montre la citation cidessous : C’est avec des photos de mariage creuses, des souvenirs de grossesses à échec, un regard froid sur leur vie de couple depuis sept ans et des images de sa propre paresse que cette femme vit, de manière paradoxale et banale, l’horreur de l’absence et de la perte de l’être aimé. 21 22 Kathleen A. Langan, “Truismes”, World Literature Today, LXXI, lundi 22 septembre 1997, p. 747. Nous y reviendrons dans la partie consacrée à la thématique de l’identité. 15 Très vite, « les miettes du réel » (24) disparaissent même, pour laisser parler le corps féminin, dans son impossibilité à dormir, dans ses angoisses proches de la crise d’hystérie, voire de la dépression qui l’amène à disséquer l’espace, les murs, les fenêtres, l’obscurité, les ombres, et, finalement, tous ces fantômes qui nous habitent, jusqu’à la limite du fantastique, ce fantastique qui était lui aussi, central dans Truismes. Vers la fin du roman, « L’assaut des fantômes » (115) et, en particulier, du mari, doué maintenant d’une autre dimension, vient de remplacer le vide intérieur de la narratrice.23 A l’instar de Martine Motard-Noar, nous pouvons en effet poser que son mari-fantôme remplace le vide laissé par la disparition du mari réel et tangible. La disparition soudaine et totalement imprévue de son mari est pour ainsi dire compensée par la présence de son esprit, de son fantôme. La femme puise dans sa mémoire pour faire resurgir son conjoint. Or, nous déduisons de ces paroles qu’elle n’éprouve pas un amour passionné pour son mari, elle l’aime plutôt pour sa présence consolatrice et son aptitude à apaiser ses peurs. Nous avons pu constater qu’elle juge son mari comme peu imaginatif et trop sérieux. Elle se plaint surtout de sa solitude et insiste sur l’égoïsme de son mari qui l’a abandonnée : Cette nuit, ma première nuit sans nouvelles après sept ans de vie commune, la question de sa disparition me laissait plus hébétée encore que celle de mon amour. Mais l’analogie me sauvait de la panique complète (de ce glas qui scandait mon attente de plus en plus abstraite, en me vrillant concrètement la poitrine) ; car il fallait bien me rendre à l’agaçante évidence que le choc d’adrénaline de sa disparition, ce choc que je repoussais de toutes mes forces, et dont j’essayais d’oublier que répétitivement il me déborderait toute et pulserait au bout de mes doigts, ce choc d’adrénaline était la preuve attendue de mon amour pour lui.24 Maintenant que son mari a disparu, la femme saisit son attachement pour lui. Sa disparition l’inquiète et l’émeut surtout parce qu’elle est consciente de l’irrévocabilité de la situation. Le passage ci-dessous exemplifie cela : Ce n’étaient pas ces nuits d’amour, disparues avec mon mari, qui me faisaient vaciller sous la douleur inédite de l’absence physique, comme je repoussais mon bol de soupe à peine entamé ; c’était le souvenir de ces soirées faussement solitaires, la perte de cette attente-là […]. La différence entre la présence et l’absence était finalement plus abstraite, mieux supportable pour l’esprit, que la différence, tout à fait concrète et envisageable, entre une nuit de fausse hantise (où va revenir celui qui est toujours là) et une nuit, mon ventre se creusait à cette idée, comme celles qui menaçaient désormais d’être les miennes.25 Petit à petit, l’héroïne comprend qu’elle est condamnée à rester seule. Cette idée la fait frémir d’émotion et surtout d’effroi. Marie Darrieussecq retrace minutieusement le processus physique de la disparition et ses répercussions psychiques sur l’esprit de cette femme. Elle est imprégnée et obsédée par l’absence et par le manque, autant mentalement que physiquement : « cette vérité physique : 23 Martine Motard-Noar, “Naissance des fantômes”, French Review, LXIII, 1999 – 2000, p. 163. Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 34, 35. 25 Ibid., p. 85. 24 16 l’absence de mon mari. »26. Sur une photo de leur mariage, elle croit même reconnaître un présage de la disparition de son mari : Mais devant la photo, c’est à ce moment-là (et à ce moment-là seulement) que je fus contrainte d’admettre, après une nuit sans sommeil ni repos, que mon mari avait disparu ; que mon angoisse était fondée, sans limites et sans repères. […]. Au lieu de mon mari, je tenais par la manche un costume raide et neuf, une perruque brune. […]. C’était la photo de sa disparition.27 Le vide causé par cette absence est responsable de l’écroulement de sa vie. Elle avoue qu’il provoque une aliénation : « […] l’absence de mon mari à mes côtés me désigne plus jamais comme un corps étranger. »28. L’héroïne perd le contact non seulement avec la réalité29, mais aussi avec elle-même et avec les autres. L’angoisse s’empare lentement d’elle et commence à déterminer sa conduite et à prédominer ses réflexions. L’inquiétude consécutive à ce vide et à cette solitude la paralyse de plus en plus ; d’où la nécessité impérative d’en sortir et de s’inventer un univers. Dans Le Nouvel Observateur Jérôme Garcin écrit que la carence absorbe entièrement la pensée de l’héroïne : « Naissance des fantômes » est le monologue de plus en plus délirant – au sens clinique du terme – d’une Pénélope moderne qui essaie de comprendre le sens à la fois physique et mental de cette disparition, fait l’apprentissage de la douleur, découvre l’étrange sensation d’être désormais en compagnie des fantômes, […] où l’espace abandonné par l’être aimé fait dans l’univers un trou d’autant plus grand que rien ne peut le combler.30 L’héroïne parcourt un processus analogue à celui du deuil, mais elle ne parvient pas à atteindre le stade ultime de l’acceptation totale, exactement comme ce sera le cas chez les autres personnages touchés par la mort dans les romans ultérieurs de l’écrivain. Tantôt elle récuse l’idée d’une disparition irréversible, tantôt elle paraît envisager de l’accepter. De temps en temps elle fait effectivement des concessions, mais jusqu’à la fin elle s’obstine dans sa naïveté et persiste à croire que son mari reviendra. Finalement, à défaut de mari réel elle se console de la présence de son mari-fantôme. Il s’agit clairement d’un mécanisme de défense, mais cette réalité de substitution n’est pas satisfaisante. Les citations ci-dessous corroborent que la disparition de son mari s’empare de la totalité de ses pensées. C’est une fixation, voire une véritable obsession : 26 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 32. Ibid., p. 49, 50. 28 Ibid., p. 52 , 53. 29 “In een ellenlange monoloog illustreert Darrieussecq hoe de heldin langzaam maar zeker alle vaste grond onder de voeten verliest.”, Marijke Arijs,“Marie Darrieussecq”, De Standaard, 15 février 2001, p. 12. 30 Jérôme Garcin, Marie Darrieussecq l’après-« truismes », Le Nouvel Observateur, n°1737, 19 février 1998, p. 1. 27 17 J’ai regardé dans la rue, pour voir si mon mari ne traversait pas ; j’ai tendu l’oreille, pour chercher à l’entendre dans l’escalier […], alors j’étais simplement penchée à la fenêtre en ayant désormais envie de me livrer à cette seule occupation : guetter au calme l’apparition de mon mari.31 Tout d’abord, l’attente s’avère une activité rassurante, mais elle devient contraignante. La femme est alarmée par la durée de son attente : J’ai voulu me détacher de la fenêtre pour aller voir l’heure, mais je suis restée là pourtant, à attendre encore un peu, à ne pas vouloir admettre que le retard de mon mari était de plus en plus bizarre, objectif, calculable en minutes et en quarts d’heure. […] Ne pas quitter la fenêtre, c’était important, je n’aurais attendu mon mari que le temps d’une pause devant la ville, comme n’importe quelle ménagère s’accordant une cigarette le soir […].32 Nous remarquons que l’espoir diminue considérablement : « Je suis restée seule à flotter dans le soir […]. »33. En regardant la télévision, elle s’imagine des accidents éventuels : « […] il me semblait qu’à tout moment le présentateur prendrait une mine grave pour annoncer la disparition de mon mari […]. »34. Elle continue cependant à chercher son mari, ce qui prouve que l’espérance ne s’affaiblit pas totalement. La solitude s’introduit dans sa vie. A mesure que ce vide s’accroît, la folie se faufile dans son existence.35 Elle espère d’abord ardemment que son mari réapparaîtra ; elle croit qu’il s’agit d’un malentendu et que son époux va bientôt revenir. Or, nous constatons un doute sous-jacent et continu parce qu’elle sait très bien que : « […] mon mari était un homme conséquent qui, ne m’aurait jamais laissée ainsi toute seule à m’inquiéter […]. » 36 . Pourvu que son mari soit un homme conséquent et responsable, il essayera d’éviter qu’elle se fait des soucis. Comme elle est sûre que son mari possède ces qualités, elle doit reconnaître que son départ est inquiétant et effectif : […] et d‘un coup ,j’ai compris que c’était vrai, que je ne rêvais pas, que mon mari n’état pas rentré ce soir après allé chercher la baguette, que c’était ça qui était le réel, que c’était ça qui existait.37 La vérité de la perte et ses effets l’atteignent lentement, cependant elle fait preuve d’un esprit changeant concernant l’acceptation de cette réalité angoissante. Elle oscille constamment 31 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 13. Ibid., p. 15, 16. 33 Ibid., p. 17. 34 Ibid., p. 18. 35 Ce sujet sera traité dans la quatrième partie. 36 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 22. 37 Ibid., p. 23. 32 18 entre l’espoir et le désespoir, mais ce dernier l’emportera au fur et à mesure que le temps avance. Cette absence transperce son cœur même si elle essaie de le refouler. Elle se blottit dans un coin de son appartement et s’isole dans ses pensées. Le vide sera rempli par la disparition de son époux, singulièrement par la pensée obsessive de son manque.38 Pour faire face au vide existentiel elle se crée un monde imaginaire dans lequel elle s’enfuie. De plus, elle commence à s’isoler et à se distancier des autres parce que ils détruisent l’artifice de son univers personnel et consolateur, c’est-à-dire l’illusion de l’infaillibilité. La disparition s’impose comme une vérité inéluctable et le vide s’installe partout. L’héroïne lutte contre l’absence, même au détriment de sa santé mentale. Elle refuse obstinément d’accepter la réalité. Finalement elle réussit à réprimer la réalité par le biais d’une fuite volontaire dans son imagination, même si cela signifie qu’elle s’affole légèrement. Par conséquent, elle se précipite délibérément dans un monde limitrophe, un univers côtoyant la réalité d’une part et l’irréalité d’autre part. C’est un univers établi dans son imagination dans lequel la présence des fantômes amadoue le manque acerbe de son mari. Elle va très loin dans la mise en doute de la réalité et du passé tant et si bien que l’hésitation affecte toutes les certitudes. La femme fait chavirer toutes les assurances à tel point que la réalité s’éparpille sournoisement et fait en sorte qu’elle s’aliène. Le vide l’écarte des autres ainsi que de ellemême, elle est reléguée dans un monde où règnent les lois de la solitude et du néant. Aussi, s’attache-t-elle désespérément à la trace fantomatique de son mari disparu. La citation cidessous nous renseigne sur les ravages de la solitude : Mais ce deuxième soir d’après la disparition de mon mari, la solitude que je voyais devant moi ne trouvait aucune comparaison […]. la solitude que je voyais devant moi était palpable, décoffrée et rugueuse, glaciale et pleine d’échardes. 39 Nous voyons que l’héroïne ressent une douleur et une angoisse vive.40 L’idée épouvantable que rien ne peut remplacer son mari la réduit au désespoir : 38 “Het gaat om de graduele wijzigingen in de bewustzijnstoestand van het hoofdpersonage na de plotse verdwijning van haar echtgenoot. Deze laat een leegte achter die zij, zowel binnen haar lichaam als in haar leefwereld, zal vullen met diens afwezigheid. Hierbij speelt het element water een belangrijke rol. Zij voelt zich opzwellen, zwanger worden van de afwezigheid die in de vorm van water (de materialisering van de leegte) door de dijken van haar lichaam dreigt te breken. Ook de werkelijkheid buiten wordt door hallucinante watervisioenen overspoeld: […]. Buiten- en binnenwereld lopen ook voortdurend in elkaar over.” “Het vreemde vindt zijn verklaring in de gevoelswereld van de vertelster, die een waar rouwproces meemaakt. Deze gevoelens gaan van schuld, woede en angst tot een vermoeden, niet van onttrouw, maar van liefdeloosheid bij haar man.”, Francis Cromphout, « Zwanger van water », Knack, 15 avril 1998, p. 95, 96. 39 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 82, 83. 19 Mais l’espace laissé par lui restait vacant, le trou dans l’univers béait, et c’était là le scandale, qu’aucune loi connue de moi ne pouvait décrire, combler ou sanctionner.41 Si elle est entièrement occupée par l’absence de son mari, l’écriture là-dessus peut être considérée comme une thérapie ou comme possédant un effet thérapeutique quelque peu comparable à une fuite. Or, en même temps l’écriture aiguise sa conscience sur la disparition : Au lieu de mettre à plat mon expérience, l’écrire me la renvoyait comme une balle en pleine face, chargée exactement de l’énergie vampirique (une anti-énergie comme antimatière de trou noir) qu’avait injectée dans mes veines l’absence de mon mari. […] Mais s’il ne restais de moi qu’une coque vide, ce que j’avais été se dissolvait dans l’atmosphère pour participer presque harmonieusement à la réalité de l’absence et du vide, d’une façon désormais plus gazeuse qu’immobile.42 Elle se heurte à un mur d’incompréhension, le désintérêt et l’insensibilité des autres consolident la solitude. L’indifférence des gens la poignarde. A une fête organisée par sa mère, elle se fâche contre les autres parce qu’ils ignorent sa souffrance et qu’ils passent sous silence le départ de son mari, c’est-à-dire qu’ils l’acceptent simplement tandis qu’elle gardera confiance en sa rentrée. Hormis le fait que les gens sont égocentriques, l’expérience montre aussi que les gens sont trop pressés et trop occupés. Lorsqu’elle appelle son amie Jacqueline parce qu’elle se sent seule, elle apprend que l’empathie demande trop de ses forces : « Je suis occupée, m’a-t-elle dit, rappelle-moi plus tard. »43. Cette indifférence l’abat et la laisse totalement ébahie. Tout le monde fait comme si rien ne s’est pas passé, ils occultent le fait de la disparition : « Il fallait revenir hurler l’absence de mon mari […]. »44. Il est tout à fait intenable pour elle que les autres supportent le vide laissé par son mari. A cette fête, elle s’oppose nettement aux autres. Elle ne fait pas partie de la réalité, mais siège plutôt dans un autre monde : « Il aurait fallu que quelqu’un vienne, me prenne par la main, me parle, me dise de rentrer. »45. Elle implore l’appui ; elle désire que quelqu’un veille sur elle et fait en sorte qu’on la fasse rentrer dans le monde réel, le monde des vivants. Le pire de tout est qu’on se moque un peu d’elle et qu’on pense qu’elle est un peu folle. La police, par exemple, n’enquête pas vraiment de façon sérieuse la disparition de son époux. La police ne considère pas comme suspect le fait qu’un adulte disparaît. Et sa mère la réprimande en ce qui concerne son attitude et son inclination à être découragée. Elle éprouve 40 “Je voelt de angst in het lichaam van de vrouw haast vloeibaar worden, terwijl de leegte die haar man heeft achtergelaten, om haar heen lijkt te stollen.”, Wineke De Boer, “Zonder man”, De Volkskrant, vendredi 23 février 2001, p. 14. 41 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 143. 42 Ibid., p. 115, 116. 43 Ibid., p. 18. 44 Ibid., p. 134, 135. 45 Ibid., p. 137. 20 un sentiment de détresse dans la foule anonyme. Cette confrontation à une société tant froide que distante empire la solitude. La femme se sent terriblement seule et incomprise par sa mère, par sa meilleure amie et par le monde entier. Les deux personnes les plus proches d’elle ne s’intéressent pas vraiment à sa douleur, elles ne témoignent point de pitié. Tout comme dans Truismes, la figure de la mère indifférente réapparaît dans ce deuxième roman. Les deux mères n’offrent pas de soutien ni d’entendement.46 En fin de compte, dans le deuxième roman, la solitude revêt visiblement un rôle central. En outre, le sentiment solitaire attesté dans les deux premiers livres, découle des mêmes types de situations et manifestera des persécutions similaires. Nous tenterons de démontrer que tous les autres livres de Marie Darrieussecq suivront cette direction. 2.1.4 Le mal de mer Dans Le mal de mer, la solitude s’avère d’une nature plus ambiguë, plus que dans les autres livres elle se montre intentionnelle. En fuyant, l’héroïne décide de s’éloigner de la vie réelle pour organiser ses pensées à la mer. Elle choie la tranquillité qu’elle y retrouve, néanmoins nous avons l’impression qu’elle est agacée et que la vie solitaire l’agite. En d’autres mots, quoiqu’elle soit attirée par la mer et par le son rassurant des vagues, le pouvoir destructif et l’immensité de la mer l’effraient. L’héroïne s’isole d’abord volontairement, puis, elle recherche la compagnie des hommes, mais il ne s’agit clairement que des « amours » superficiels. Etant donné que nous ne connaissons pas les raisons de sa fuite, il nous est impossible d’en juger de façon fondée. Marie Darrieussecq ne nous fournit que parcimonieusement des explications sur les motifs de cette mère. Il paraît toutefois que cette escapade constitue pour cette femme troublée une nécessité. D’où l’air agitée, l’inquiétude et l’angoisse qui accompagnent cette fugue. Nous sommes portés à croire qu’elle est désorientée et que la fuite avive son désarroi interne. Le vide auquel l’héroïne se voit confronté semble être beaucoup plus vague étant donné qu’il ne dérive pas nécessairement d’une disparition physique d’un être aimé, mais 46 “Deze tweede roman kan gelezen worden als één lange metafoor. Volgens de schrijfster gaat het boek over de fundamentele eenzaamheid van de mens.”, Marijke Arijs, “Marie Darrieussecq”, De Standaard, 15 février 2001, p. 12. 21 plutôt de son intériorité. Il est issu d’une lutte intérieure qui se déroule dans les profondeurs inaccessibles de son âme. Il va de soi que ce type de solitude est très complexe comme le montre cette citation : Le ciel est énorme, beaucoup plus grand que la mer. Le ciel ne la touche pas, reste à distance ; et la côte, déjà, semble si loin, qu’elle comprend qu’on se noie de tant de solitude ; puisqu’il suffit de jeter un regard sur la terre, là-bas, sur les maisons, les terrasses et le glacier, pour se sentir abandonnée. 47 Il est question de la solitude fondamentale de la condition humaine ; c’est comme si la femme se noie parce qu’elle ne pourra jamais échapper à cette solitude. Elle se sent esseulée, même en compagnie de sa petite fille et des hommes de ce station balnéaire avec lesquels elle n’entretient que des relations fugitives. D’ailleurs, la mère et la fille ne semblent pas partager beaucoup. Chacune s’occupe de ses propres pensées et il y a à peine de conversation entre elles. La fille se sent d’ailleurs exclue, elle ne comprend pas les raisons de cette escapade, de ce « cache-cache » puéril. Bref, l’essentiel constitue le vide auquel est confronté l’héroïne qui tente de s’opposer à ce néant. Les deux réfugiées se sentent seules ensemble. La vastitude de la mer renforce encore le vide. Face à la mer, les marais, les remous et le ressac, l’individu se resserre littéralement et au sens figuré. Dans les premières pages figure une personnification de la mer ; elle s’empare de l’espace, de tout sans exception. Elle est vorace, violente et bruyante : C’est une bouche plus grande que toutes les bouches imaginables, et qui fend l’espace en deux […] quelque chose comme deux bras immenses qui s’ouvrent ; mais ce n’est pas exactement ça, ce n’est pas accueillant, c’est plutôt qu’on n’a pas le choix […].48 La mer exerce une attraction irrésistible et inexplicable, elle possède une force contraignante. Elle a par ailleurs un effet lavant et une influence lénifiante. Elle est censée ôter les soucis, mais la solitude freine cet effet purifiant. En outre la mer effraie la femme parce qu’elle lui tend un miroir et dévoile son état d’âme. La mer lui inculque la notion de la relativité de la vie. L’étendue de la mer et l’ampleur du néant exercent une influence énorme sur elle, c’est une pression puissante : « imposer au corps de rester debout face au vide »49. Il existe indubitablement une attraction et une répulsion devant l’infinité marine, le vide fascine et épouvante à la fois. 47 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 123. Ibid., p. 11. 49 Ibid., p. 13. 48 22 L’héroïne formule effectivement des considérations contradictoires. Tantôt la mer est rassurante : « […] mais avec le bruit de la mer, […], il semble que rien ne puisse arriver, que personne ne soit laissé tout à fait seul ici. »50. Tantôt la mer se révèle destructrice et dévorante. Elle provoque un silence menaçant et mordant. Le fragment suivant est révélateur à cet égard : Le bruit de la mer monte, comble ces trous de l’espace où sonnent plus ni oiseaux ni insectes. Pourtant ce qu’elle entend est comme une exagération du silence, un silence liquide, matériel ; sous la minuterie du sang dans son crâne, avec, par secousses, une branche qui claque […]. Elle écoute et le silence devient plus vaste encore ; emplissant la tente à ras bord, pulsant à ses tympans.51 L’omniprésence de la mer finit par laisser une grande absence en elle. Elle est inondée d’un sentiment d’absence virulente en présence de la mer et des autres : « […] elle marchera, lentement, longeant à pas rêveurs la grande absence de la mer. »52. 2.1.5 Le Pays Dans le quatrième roman, Le Pays, la solitude de la narratrice survient selon deux degrés ou encore sous deux types de manifestations ; notamment la mort de son frère aîné, Paul, et la névrose ou la psychose de Pablo, son frère adopté. Ces deux pertes, due l’une à la mort et l’autre à la folie, pèsent lourdement sur l’héroïne. Elle frôlera elle-même un certain type de folie et fouillera la frontière d’un monde au-delà de la réalité. Elle habite le monde réel, mais elle interrompt son existence réelle délibérément de fugues itératives vers un univers moins hostile et donc irrévocablement moins réel.53 La citation ci-dessous nous instruit de la portée de cette mort et du vide absolu qui en découle : Il nous manquait, il manquait à chacun d’entre nous, à mon père, à ma mère et à moi, comme si le lien (aussi solide qu’un mortier), comme si le matériau dont nous étions faits c’était sa chair à lui : tous nés de lui. Si un atome est un noyau autour duquel tournent des électrons, alors notre chair comportait plus de vide, constitutivement, que celle des autres humains. Nous étions du pays si l’on voulait ; mais ce pays était le royaume du vide […]. Une plage cafardeuse, là-bas dans le creux de l’Europe, un rivage lointain dont je m’étais enfuie, débarquant à Paris comme sur une autre planète, recommençant une autre vie – commençant ma vie.54 Avec la mort de son frère, elle a perdu une partie essentielle et indispensable de soi. L’héroïne décrit cette perte comme si elle était détachée de son identité, ou au moins comme 50 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 89. Ibid., p. 29. 52 Ibid., p. 94. 53 Voir aussi dans la partie sur la création d’un univers propre. 54 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 90. 51 23 si elle était privée d’un composant vital de son être. La perte se présente comme une fêlure dans le « bastion » de la famille. L’héroïne décide de déménager à Paris, convaincue, et croyant à tort, pouvoir oublier. Son retour nous renseigne sur la vanité de cette entreprise. Elle a pu constater que la distance spatiale n’équivaut pas à l’oubli, ni à une sorte de renaissance mentale ou une réincarnation. Elle ne peut pas échapper à elle-même ni à ses souvenirs et à ses pensées. L’être humain ne peut pas se débarrasser de son passé, il faut savoir manier ses sentiments et apprendre à situer les événements. Marie Rivière est obligée de vivre avec ellemême et doit donc apprendre à faire face à la solitude laissée par ces deux pertes, mais elle n’y arrive manifestement pas. Ce fait est confirmé par l’extrait suivant : […] lui, s’il était vivant quelque part, le subitement mort, l’enfant perdu devenu grand, lui, ce pays, il n’en faisait pas toute une histoire. A la lettre p ou à la lettre y, « pays yuoangui », qu’est-ce que ça voulait dire ? […] Le point aveugle pour ce frère obtus […] Avait-il même l’illusion vague d’un exil ?…un lieu sur la carte où pointer son doigt, où rentrer s’il se sentait perdu…mais son point d’origine était une entrée vide dans le dictionnaire – lieu de naissance : néant.55 Dans sa mémoire, ses deux frères se confondent de plus en plus, pour elle, leurs identités sont indissolublement liées au hiatus causé par leur « départ ». Elle parle ici de Paul qui est décédé ; mais aussi de Pablo, livré à la folie, qui s’est fourvoyé. Il a adopté une autre identité et a répudié la sienne parce qu’elle n’entraîne que des douleurs et des maux. Son identité constitue pour lui un fardeau lourd parce qu’il sait parfaitement qu’il remplit la fonction de substitut. L’abnégation s’effectue donc puisque la réalité s’avère cruel pour lui. L’héroïne a tendance à l’imiter et à copier cette conduite. Elle aussi, elle veut s’esquiver furtivement et « trahir » son identité. Une autre mort qui a profondément marquée sa vie, est celle de sa grand-mère, Amona. Elle aime visiter l’hologramme de sa grand-mère dans la Maison des Morts, bien qu’elle éprouve des sentiments contradictoires quant à ce concept qui revient à une espèce de classification dans laquelle on catalogue les morts. L’image virtuelle de sa grand-mère est avant tout un artifice et ressemble à un fantôme. L’effigie présente donc deux côtés : d’un côté elle lui permet de revoir sa grand-mère ; mais de l’autre, cette représentation se révèle restreinte et factice. Sa grand-mère lui manque, mais elle comprend que l’hologramme est décevant. Les morts sont irremplaçables, exactement comme il était erroné d’avoir voulu remplacer Paul par un autre enfant qui en a subi les conséquences : « On avait adopté Pablo à 55 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 92. 24 la place. »56. Cette contemplation soulève des questions sur le deuil ; elle se demande par exemple comment faire face. Elle envisage différentes réactions et conclut que, quoi qu’il en soit, la réalité s’avère dure si un bien-aimé est arraché brusquement. Le Pays respire une atmosphère de mélancolie. Or, c’est irréfutablement un endroit à deux visages ; le pays de l’enfance recèle des souvenirs nostalgiques d’un passé volé, mais en même temps, ce pays a été témoin de l’irruption de la mort, soulignant ainsi l’irréversibilité de ce passé. Il est lié indissociablement au manque de son enfance ainsi que de ses frères qui sont demeurés en arrière, là dans ce pays, dans ce passé. L’héroïne veut se faire accroire parfois que ses frères retardent sur les autres, sur les vivants. Elle aime à se mentir que dans le Pays elle tombera sur eux parce qu’ils y sont restés, intacts comme au passé. Nous pouvons établir le lien entre la mélancolie et la solitude : les deux se caractérisent par une tristesse élevée et par une langueur. Dans le Pays ces sentiments se rejoignent à la croisée du passé et du présent. Rien ne revient, tout est éphémère. Le Pays est un endroit vague qui contient une grande ambivalence en renfermant le passé ainsi que l’avenir. Tout comme le vide, il calme et intimide en même temps. Bien que le temps ait émoussé ses souvenirs, les souvenirs lui rejaillirent sans cesse. Ici nous trouvons une illustration de l’idée de la relativité et de la vacuité de l’existence humaine : Se tenir debout sur la Terre, dans le cosmos et le néant : l’écriture et cette sidération c’était la même chose, c’était constater notre présence face au vide, et là, comme on pouvait, penser.57 Le résumé figurant au quatrième de couverture confirme la présence et le développement des thématiques de la solitude, du décès et de l’exil temporaire ou de l’extirpation d’une personne à son pays : Une femme rentre au pays. Elle est fille, petite-fille, épouse, mère et sœur. Ce dernier point est le lieu des secrets. Cette femme court, déménage, achète des meubles et en laisse d'autres, se pose quelques mois et écrit je de temps en temps. La Maison des Morts l'attire comme un casino attire un joueur, mais son mari est contre, heureusement. […]. Marie Darrieussecq nous permet d'éprouver toute la métaphysique des origines, la question de la filiation. et livre une analyse perspicace des effets de la solitude et du déracinement.58 56 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 177. Ibid., p. 227, 228. 58 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005. 57 25 2.1.6 Bref séjour chez les vivants Nous regarderons maintenant de plus près la thématique examinée de la solitude dans le roman le plus élaboré de l’auteur, à savoir Bref séjour chez les vivants. Dans ce roman kaléidoscopique, Marie Darrieussecq entrelace admirablement les mémoires de quatre femmes apparentées par le sang et par la solitude. L’absence se manifeste à plusieurs degrés : l’absence concrète dans l’espace, l’absence absolue d’une personne décédée et la carence plus abstraite… Non seulement ces femmes doivent envisager le manque des personnes enlevées par la mort, mais aussi celui des personnes éloignées dans l’espace. C’est pourtant autour de la lacune laissée par la mort de Pierre que tout gravite. Cet accident rapproche et coordonne les membres de la famille, il occupe une place centrale dans leurs mémoires. Dans un article sur ce roman, Shirley Jordan corrobore ce jugement : Bref sejour concerns protagonists who have 'moved on' in temporal terms. Their tragedy is not a recent shock but a festering blight on their lives. Nevertheless, the impact of Pierre's loss is given renewed immediacy by Darrieussecq's decision to focus on the twenty-four hour period around the anniversary of the discovery of his body […].59 En effet, après tant d’années, cet accident tragique continue à occuper tout entier leur mémoire et à s’approprier des pensées de ces femmes. Il hante surtout les témoins directs, mais la cadette, Eléonore, abrégé en Nore, qui n’a pas vécu cet épisode noir, n’est pas non plus épargnée. Elle sent indirectement le poids laissé par cet « enlèvement ». La mère estime à tort que sa mémoire est vierge et qu’il faut la préserver contre le monde hostile ainsi que contre le passé et les souvenirs pénibles. Contrairement aux autres, qui associent la maison d’enfance à l’accident fatal et la chargent par conséquent d’une connotation négative, Nore s’y sent en sécurité, la sérénité de cette maison lui plaît : Il faudrait vendre cette maison, toujours elle pense à la maison. Nore est la plus attachée à la maison, pourtant elle y a peu vécu. L’innocence même. L’ignorance même. Il fallait bien la protéger.60 C’est le point de vue de quatre femmes d’une lignée qui domine à travers tout le livre. Marie Darrieussecq dépeint merveilleusement la psychologie intérieure et le fourmillement des idées de ces femmes égarées et blessées profondément par le traumatisme causé par la mort de Pierre. L’écrivain nous fait pénétrer dans leurs têtes et décrit de façon vertigineuse les effets de la solitude consécutive à cette perte. Dans ces circonstances, l’intervention d’un 59 Shirley Jordan, « “Un grand coup de pied dans le château des cubes” : formal experimentation in Marie Darrieussecq’s Bref séjour chez les vivants », The Modern Language Review, samedi 1 janvier 2005, p. 57. 60 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 21, 22. 26 fantôme devient de nouveau un besoin élémentaire. Si elles y recourent intentionnellement, le spectre de Pierre perturbe toutefois ces pauvres femmes. Emile J. Talbot soutient que Pierre survit dans les pensées de ses femmes : Bref sejour chez les vivants, focuses on another loss and the individual strategies of four women--a mother and her three daughters--as they attempt to escape from its pain. […] there had been a fourth child, Pierre, who drowned at the age of three. This incident, alluded to in the title, is the reference event for the lives of these four women. Pierre, whose life was so short, continues to live inside their minds as a nonthreatening but highly disturbing ghost. Darrieussecq has written elsewhere of the ghosts she carries within her, and the reader senses an authenticity in this discourse as the author takes him/her into the minds of the women through intertwining interior monologues that record the meanderings of their thoughts as well as the sensory impressions they receive.61 L’absence du père, John – Daddy, a également laissé un trou inévitable et irremplaçable. Nore pense à son père et à ses sœurs aînées et commente leurs départs qui ont dérangés la structure et l’harmonie familiale : […], ça c’était John Daddy Peut-être qu’elle aussi maman sent son cerveau parfois, sa présence physique, comme au bord de la rupture d’anévrisme de la crise d’épilepsie 62 Son père lui manque, pour assoupir les remords elle cherche des explications dérisoires : « La mer qui est si grande que sa rend triste. On m’appelle Eléonore. Eléonore Johnson. Peut-être que Daddy est parti parce qu’on était toutes si tristes. »63. Pour Nore, très jeune, l’absence et le décès se confondent aisément. Ainsi, le départ de Jeanne, suscite en elle un flux de panique parce qu’elle pense un moment qu’elle est morte aussi. C’est une période tumultueuse qui s’est brouillée dans sa mémoire : Le départ de Jeanne : souvenir de sa chambre vide. Aux mots « elle est partie », entendre : elle est morte. Terreur violente comme l’eau noire, peur de tomber en cataracte. Ensuite nous avons changé de maison, Daddy est parti, ou bien c’est avant 64 La mort de Pierre est comme une cascade qui déclenche d’autres départs décisifs même s’ils ne sont pas définitifs. De toute, façon, ils sont capitaux, eux aussi, pour l’histoire de cette famille. Il est clair que la mère se sent perdue sans ses filles, elle se sent seule avec cette distance infranchissable, une distance à la fois spatiale, temporelle et mentale. Tous les jours, 61 Emile J. Talbot, « Bref séjour chez les vivants », World Literature Today, LXXVI, 2, vendredi 22 mars 2002, p. 175. 62 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 40. 63 Ibid., p. 103. 64 Ibid., p. 129, 130. 27 elle tente de franchir cet écart en parcourant, dans sa mémoire, la position et les occupations de ses filles. Même si elle vit avec Momo et Nore, l’éparpillement géographique de ses autres filles lui inflige un sentiment de solitude, voire d’abandon. La remarque ci-après est significative de son état d’esprit : Elle [Jeanne] doit être en train de dormir, une ou deux heures du matin ; tous les matins la même histoire, reconstituer la famille : Anne à Paris, Nore ici encore dans son lit, Jeanne là-bas ; la Terre comme un minuteur […].65 La mère repasse éternellement la situation familiale dans sa tête, c’est-à-dire qu’elle dresse un bilan de l’état actuel de sa famille. En faisant cela, elle remémore continuellement la mort de son fils Pierre. Ce décès équivaut à la perte d’une partie essentielle d’elle même. Il s’agit d’une carence totale qui a fait décomposer la famille et qui l’a poussée dans une solitude tout à fait incontournable : La première, l’aînée, dort encore à Buenos Aires. La deuxième, il faut l’espérer, est rentrée chez elle. La troisième, la cadette, avec un peu de chance est à son cours de littérature. Avoir sorti de son corps tous ces corps. Et beaucoup d’autres lui semble-t-il, qui agissent en ce moment hors d’elle. John et Momo. […]. Ce matin pourtant tout allait bien. Le coup de fil d’Anne. Répertorier : Nore ici, Anne là, Jeanne tout là-bas […] Mon premier est Jeanne, mon deuxième est Anne, mon troisième est Nore, mon tout est. Il en manque un : Toto tombe à l’eau. Qui reste-t-il ?66 Ses filles lui manquent, mais son fils Pierre s’est éteint. La mère ressasse interminablement les mêmes réflexions et les mêmes préoccupations. Les blessures mentales ne se cicatrisent visiblement pas avec le temps : « Ce à quoi elle n’a pas le droit de penser. Ce à quoi personne ne doit savoir qu’elle pense encore, minute par minute, dans la trame de tout le reste. »67. Ses pensées la tracassent de sorte qu’elle ne peut pas lutter contre ce chagrin. Elle est incapable de résister aux divagations de son esprit. Elle ne sait pas comment faire face : John l’avait nommé : Pierre, et nous étions d’accord, pour avoir beaucoup d’enfants et vivre au bord de la mer. Frotte, frotte, crise de ménage. Qu’est-ce que je vais faire maintenant que les lits sont faits. Allumer une cigarette, là, au bord du lit. Pour avoir plein d’enfants et vivre au bord de la mer. Pierre, parce que c’était imprononçable en anglais. Pierre pour nous deux, rien que pour nous deux. Jeanne, Anne et Pierre, une fille une fille un garçon, on croyait avoir toute la vie devant nous. […] Le plus étonnant c’est d’être encore en vie après, et que cette vie continue, combien, vingt-cinq ans après. L’été le plus chaud, le plus caniculaire, mourir de chaleur puisque j’étais encore en vie. John, Jeanne, Anne et mi, nos veines au front battaient, tous à devoir manger encore, et chier tant qu’on y était, et transpirer, et boire, la vie qui réclamait de nous tenir. Couchés la plupart du temps. Anne ne voulait plus marcher. Moi j’espérais mourir, mais tous les matins dans les draps humides, on finissait par trouver le sommeil, quand il aurait fallu, au moins, le veiller toute la vie le raisonnement est simple : plutôt que de se tuer, puisque la mort de tout façon viendra, plutôt que de se tuer tout plaquer, disparaître. Autrefois on mourait de chagrin. Evidemment la souffrance me suivra à Cuba mais là n’est pas la question. Louer un lit et m’allonger. Ne plus rien devoir à personne. M’arrêter 65 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 15. Ibid., p. 51, 52. 67 Ibid., p. 55. 66 28 de tout. Mais les voisins se poseraient des questions. Les histoires recommenceraient. Planète minuscule. - plutôt que de souffrir, se tuer - plutôt que de se tuer, s’enfuir et disparaître - plutôt que de s’enfuir, rester comme partie : couchée, muette, attendre - puisque la mort viendra, participer absente - plutôt que d’être absente, simuler la présence - plutôt que simuler,… ? 68 La mère se sent complètement égarée ; elle multiplie les plaintes et les demandes. Elle confesse qu’elle pense encore à ce fils perdu, elle sait que beaucoup de gens lui reprochent ce deuil échoué et inachevé. L’idée du deuil incomplet, voire pathologique revient dans Tom est mort. Le néant envahit tout et détériore les choses existantes : Quand Nore rentrera, la maison se dépliera et de nouvelles pièces pousseront. Suivre les couloirs et les escaliers et appeler. Les lits défaits. Il n’y a personne : les roses qui ponctuent l’absence 69 Pour la mère, tout, c’est-à-dire la nature et les choses, dégageait une atmosphère d’absence après le décès de Pierre. Elle doit vaquer à ses occupations et faire le ménage mais cela n’est plus évident. La solitude transforme tout en une charge immense. Elle ne peut pas digérer la mort de son fils, ni le départ de son mari et de ses deux filles aînées. Sa solitude pèse tellement qu’elle avoue d’avoir voulu saisir n’importe qui pour combler le vide, pour déguiser la vérité de la réalité et pour éluder l’inquiétude. La citation suivante appuie la corrélation entre la solitude et une certaine sensation existentielle : « l’envie, the craving à en crier d’être remplie, si vide, vacante, disponible à en crier » 70. La mère continue sa tirade de manière suivante : on se sent mieux quand la lumière décline quand on a quelque chose à faire […] Quand John est parti quand j’ai quitté John, six mois sans serrer d’homme, je l’ignorais de moi j’aurais attrapé le plombier le facteur […] si seule tombée au fond d’une oubliette le sol m’a manqué 71 Anne commente l’attitude de fuite de sa mère. Il paraît qu’elle en veut à elle mais, en fait, Jeanne et elle se comportent de façon pareille. En quittant la maison maternelle, elles abandonnent leur mère et se fuient en vain de leurs souvenirs : Maman nous menaçait toujours de partir à Cuba, scuba diving, prendre un billet pour une faille de l’espace-temps, si je m’y réfugiais notre maison d’enfance serait Cuba au cube 68 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 57, 59. Ibid., p. 100. 70 Ibid., p. 132. 71 Ibid., p. 133. 69 29 à Cuba débarrassée de nous, de ses oripeaux mais pas, maman, de ce qui la grignotait, l’intérieur de son cerveau colonisé par les bernard-l’ermite, la pensée qui claquette de ses petites pinces et plus têtue que jamais s’affole (paraît-il) au moment de mourir […] 72 Anne se sent extrêmement seule aussi, elle dit qu’elle veut appeler quelqu’un mais elle ne sait pas qui. Une affirmation contradictoire se greffe immédiatement sur cette assertion, elle prétend qu’elle ne veut voir personne : qui pourrais-je appeler sinon Laurent et cette Alice perdue de vue ou Andersen Edith partie sans laisser d’adresse […] de toute façon je n’ai envie de voir personne il va encore falloir dépenser une énergie extraordinaire pour, ne serait-ce que, réussir à flotter 73 Elle reste donc irrésolue. Bien qu’elle s’isole en partie volontairement, la solitude fend l’âme d’Anne. Le passage suivant montre cela : Le son de sa voix dans la pièce vide la surprend. On se croirait un soir de juin… Résonne, métal dans l’air. Elle entend le soufflet, la lame, juin… La pièce vibre. Elle pourrait ouvrir ses anciens carnets d’adresses, reprendre contact avec d’anciennes relations, peut-être… 74 Cette dualité caractérise Anne, elle est capricieuse et se présente comme une victime. Elle témoigne surtout d’une grande indécision et, par instants, elle a l’air totalement désespéré. Le silence et la solitude l’entourent depuis ce deuil. Anne personnifie les objets et déclare qu’ils complotent contre elle pour intensifier sa solitude et le vide : L’ampoule au plafond pend. Le robinet goutte. La table raidit ses pieds, pointe ses angles. Toute l’hostilité du monde, pétrifiée, précipitée par réaction chimique sur les quelques objets qui se rassemblent ici. Tu n’as rien à faire ici. Parasitage de l’univers. […] Le téléphone n’a pas sonné une seule fois. Hostile, comme le reste. Objet posé.75 Elle est vraiment persuadée du fait qu’on a ourdi une conspiration contre elle, autant les choses que les hommes. Elle pense qu’elle est la cible de l’hostilité et de la taciturnité du monde entier. Elle reproche aux autres de ne pas s’occuper d’elle : Non elle n’a pas besoin, elle n’a pas envie qu’on la raccompagne, ils l’ont laissée seule toute la soirée, Laurent ni personne n’a appelé, laissé seule toute la soirée, à la merci du premier importun du premier pervers venu, degré zéro de la vigilance de l’amour et de l’affection […] ils l’ont laissée toute seule, à la merciii de n’importe qui du premier SERIAL KILLER […] 76 72 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 65. Ibid., p. 159. 74 Ibid., p. 180. 75 Ibid., p. 185. 76 Ibid., p. 228, 229. 73 30 L’aînée, Jeanne, raconte la mort de Pierre. Elle se souvient très vivement de cet accident. L’image de son petit frère la hante et rôde continûment dans ses pensées et dans sa mémoire. Le passage suivant montre qu’elle est harcelée d’un sentiment de culpabilité : […] son fils dans la baïne, son enfant fils mon petit Pierre mon petit frère perdu de vue une seconde et à jamais, lui, debout en maillot rouge, seau à la main pelle à la main il veut aller chercher de l’eau le soleil aveuglant spectaculaire autour de mon frère, le seul qui soit né en août dans cette famille de Capricornes, il avait tout juste trois ans […] 77 Cette présence de l’absence, du manque, est traitée différemment par chacune de ces femmes. Elles ne craignent pas d’utiliser tous les moyens qu’elles ont à leur disposition, mais il n’en demeure pas moins que ces quatre femmes ne parviennent pas à surmonter cette perte. Elle coïncident dans leur deuil excessif, la douleur exaspérée aussi bien que dans leur inclination à une certaine « folie » et elles s’accordent dans leur propension puissante à contourner la réalité. La mère et les sœurs languissent dans le vide dévastateur de la solitude. Elles puiseront consolation en visitant mentalement les cerveaux des autres membres de la famille et en se dérobant à la réalité dans leur monde fantastique.78 Somme toute, la mort est comme une bombe qui éclate ; l’explosion ayant un effet durable. La perte transperce le cœur, s’immisce dans tous les aspects de la vie et ombrage la totalité de leurs pensées sous forme d’un spectre qui hante leurs esprits. Il frappe qu’après tant d’années, le poids de la mort demeure insupportable à tel point qu’il laisse des traces sur Nore, exclue de l’incident parce qu’elle n’était pas encore née au moment des faits. Toutes ces femmes réagissent différemment, mais malgré les thérapies ou les fuites, aucune parmi elles a pu accepter ce qui s’est passé. 2.1.7 White Dans White, le thème du vide est abordé avec insistance. Dans les circonstances « extrêmes » de cette expédition au pôle Sud, les êtres humains se comportent de façon « instinctive ». A cause de cette infinité surréelle, ils ont réalisé qu’ils sont condamnés à la réclusion dans ce lieu inhospitalier. Même des gens très rationnels, à savoir les chercheurs savants, se laissent emporter par leur étonnement devant ce vide et ils saisissent leur vanité et 77 78 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 142, 143. Nous reprendrons ces thèmes dans les chapitres suivants. 31 par extension leur absurdité dans la vie. Ils se rendront pleinement compte de l’existence solitaire, de leur méditation solitaire dans le Cosme grandiose. Nous observons la coercition d’une solitude collective dans un monde clos et peu accueillant. Ce monde se révèle répulsif : « rien ici ne les accueille. Rien ici ne veut d’eux. »79. Les explorateurs se heurtent à un mur invisible bâti par les fantômes ; il semble que les spectres des voyageurs de jadis contrecarrent le projet des nouveaux venus. Les fantômes règnent sur le pôle, ils ravivent expressément la solitude et le sentiment de l’inanité. Pour faire face au vide et tenir bien dans cette désolation, tout le monde se cramponne à des certitudes sécurisantes, mais éphémères, dans le souci d’écarter le manque et la solitude : « Tout le monde voulait téléphoner. »80. Ils s’accrochent à la possibilité de communiquer avec leur famille par le biais des hologrammes. Mais la virtualité de ce contact les plongent plus farouchement dans le vide par après. Edmée reconnaît lucidement que : « C’était pour combler le vide que l’image de Samuel s’était mise à flotter autour d’Edmée Blanco. Et sa voix flottait aussi, une épaisseur sonore protectrice. »81. Elle évoque donc le spectre de Samuel dans le but de atténuer la solitude pressante dans cet univers. Son image est en fait comparable aux hologrammes. Au commencement, leurs solitudes ne les unissaient pas ; au contraire, Peter et Edmée se méfient vaguement l’un de l’autre et le vide silencieux s’épaississait entre eux. C’est par ailleurs de cette tension que les fantômes s’alimentent. Peter et Edmée entendent fuir de leurs hantises, de leur environnement dans ce projet. Nonobstant ils sont forcés de parcourir leur passé et d’envisager leur solitude inhérente qui ne peut pas être brisée par la présence des autres parce qu’elle jaillit surtout de leur intériorité. Le vide caractérisant le pôle Sud est perçu comme déconcertant parce qu’il dissimule un vide d’autant plus impénétrable, notamment le sentiment d’être tout à fait esseulé, même en présence des autres. Les deux « ermites » se retrouvent finalement dans leur solitude. D’un côté, la compagnie apporte la consolation ; de l’autre, elle masque une sorte de tension. Prendre contact l’un avec l’autre se révèle terriblement difficile car avoir confiance en quelqu’un, 79 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 66. Ibid., p. 106. 81 Ibid., p. 73. 80 32 c’est exposer sa fragilité, ce qui implique qu’on adopte une attitude vulnérable. La relation entre ces deux esprits sensibles s’avère donc tendue et complexe. Ce sont des étrangers, mais ils partagent leur solitude et leurs interrogations sur l’identité et sur l’existence. C’est la raison pour laquelle ils s’attirent mutuellement. La reconnaissance réciproque est séduisante, ils vainquent leurs scrupules et cette compréhension mutuelle vainc la résistance opiniâtre de la part des fantômes. L’ambiguïté de leurs actions et de leur conception du vide attire l’attention. Ils recherchent d’abord explicitement le vide ; mais une fois la solitude acquise, ils veulent s’en débarrasser parce que la claustration n’apporte pas du tout l’effet souhaité. Ils se sont éloignés physiquement de leur passé, mais leurs souvenirs rebondissent et les tourmentent. Ils seront engloutis dans une spirale descendante. Ils tentent d’échapper à la solitude qui envahit leurs journées mais, ils tombent ironiquement dans une solitude d’autant plus profonde puisqu’elle est amplifiée par la blancheur illimitée du pôle Sud et par la vacuité de la nature et du Cosme. Dans cet endroit vaste et déserté, l’apparente infinité et le vide invincible intimident. Dans cet lieu, il devient irréalisable de déguerpir physiquement afin d’échapper au vide et à la solitude. Un vide accablant y règne et aboutira incontestablement à un certain sentiment existentiel. Cette réflexion d’Edmée en témoigne : Pour Edmée Blanco, c’est plus difficile, de s’habituer au vide. Il lui arrive de faire de courtes promenades autour de la base, pour tenter de comprendre où elle se trouve. Comprendre, non : c’est incompréhensible. Mais pressentir – comme les oiseaux migrateurs ? – la position géographique, la distance, la solitude. Eprouver le vide dans son corps et dans sa tête, à force de concentration. Boussole, radar, GPS : les instruments manquent au cerveau. Mais l’imagination, l’instinct – essayer d’appréhender la profondeur de neige sous ses pieds […]. Elle pourrait, comme quand elle était petite, essayer d’imaginer l’infini, puisque l’effort mental est aussi radical. Rajouter toujours à la distance et à la profondeur, et encore un bout au bout, et du blanc encore au blanc.82 De même, l’attitude de Peter dénote un certain malaise existentiel : On est remarquablement loin d’Islande, ici. On est remarquablement loin de tout, de tout point d’origine, à moins qu’on ne considère le Pôle comme le centre de quelque chose. Le centre du vide, alors. […] cerveau argumentant à vide pendant que le corps avance, centrale à réparer, centrale réparée, voir un film, film vu, dîner, digestion, éviter les autres, autres évités trente secondes…83 En définitive, le pôle Sud est un véritable non-lieu. Le vide peut être ressenti comme un exil. Or, ce bannissement s’est accompli de leur plein gré. Peter et Edmée ont cru pouvoir 82 83 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 72. Ibid., p. 101, 102. 33 échapper aux souvenirs accablants, mais le retrait ne fait qu’envenimer la tristesse de l’existence. C’est en cela que consiste le sentiment existentiel dont nous reparlerons dans la partie suivante. Dans une entrevue réalisée par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004, Marie Darrieussecq s’exprime de façon suivante concernant son roman White : Être bloqué des mois au centre de nulle part, environné de blanc, perdu dans un temps et un espace problématiques, était une expérience que je voulais explorer. Cela dirait forcément quelque chose de l’humain.84 L’auteur met en relief son intérêt pour les thèmes de la solitude et du vide. Elle se plaît à examiner les effets ravageurs sur les personnages. 2.1.8 Tom est mort Dans le récit attendrissant, Tom est mort, le monde entier de la mère endeuillée est imprégné de la mort. Son univers est trempé dans le manque insurmontable de son fils. La mère se consacre quasi exclusivement à son enfant mort et à son deuil. Elle sacrifie tout et se perd dans le labyrinthe qui s’est construit dans sa tête à tel point qu’elle se retrouve dans un impasse. Elle ne peut plus s’en sortir et se noie dans la solitude et dans la miséricorde. « Dix ans à ressasser le vide. »85, ça ne suffit pas. Elle ne sait pas reprendre le fil… elle le refuse même carrément parce qu’elle trouve qu’elle n’a plus de perspective. Elle a choisi de vouer sa vie à la mort de son fils et à son affliction. Cette femme a été pris au piège par le sort. Elle est coincée dans ses pensées labyrinthiques. Elle est d’ailleurs dévorée par un immense sentiment de culpabilité puisqu’elle juge qu’elle aurait dû être vigilante aux signes précurseurs afin d’avoir pu prévenir cet accident catastrophique. « Tom es mort » devient une partie indiscutable de son être, elle se définit en tant que mère endeuillée, en tant que la mère de quatre enfants au lieu de trois. Dans son article « A la recherche du Tom perdu », Aimé Ancian écrit que : Marie Darrieussecq déclare souvent que la psychologie ne l'intéresse pas. Son interprétation de la mère de Tom est pourtant très convaincante : « J'évite de penser parce que penser c'est penser à Tom » […] « J'ai parfois l'impression d'avoir eu quatre enfants, Vince, Stella, Tom, et puis Tom mort. Ou dans 84 Entretien réalisé par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004, (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 85 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 13. 34 l'ordre: Vince, Tom, Stella, et Tom mort. » Ce ne sont pas forcément les vrais mots que prononcerait une mère qui aurait perdu son fils, mais ce sont des mots vrais : ils expriment assez justement le caractère absurde et grotesque de la mort.86 La mère raconte son histoire perçante, elle témoigne de ses sentiments, des étapes qu’elle a vécues et nous fait découvrir une réalité horrible. Elle nous confie ses pensées secrètes en prononçant des paroles incisives qui nous touchent, des paroles sincères pénétrant jusque à l’essence des choses. Elle se croit au centre absolu de la douleur, au paroxysme de la souffrance. En dépit de ces dix ans volés, la douleur excessive subsiste et presque l’aveugle, mais nous la comprenons. Nous sommes capables de nous mettre dans sa peau, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle ce récit nous fait trembler tellement. Mais les autres ne lui pardonnent pas son « irrationalité ». Cette mère se sent terriblement méconnue et seule dans ses souffrances. Les autres pensent que sa peine se prolonge trop. Aussi recourt-elle, à un moment donné, au silence et au retrait solitaire en tant qu’arme efficace pour se protéger et pour sauvegarder ses chimères. Elle se retire dans un îlot de solitude afin d’améliorer les conditions pour se retirer dans son intériorité qui héberge son monde fantastique et qui forme la patrie où loge le génie de Tom : « Faites un autre enfant » nous disaient nos proches, ces quelques au téléphone à des milliers de kilomètres. Ils avaient eu assez de tact pour différer la phrase, un certain temps. […] Un bébé, oui, peutêtre. Peut-être aurais je pu m’y intéresser. Ou peut-être pas. J’essayais de réfléchir. Tom envieux, m’attirant dans son monde. Vertiges au bord d’une fenêtre. Abandons en traversant la rue. Etouffements nocturnes, inadvertance, lait maudit. Ou rendre l’enfant fou à cause de l’enfant mort, l’enfant de remplacement, l’enfant ersatz d’enfant. […] Mais je n’avais et je n’ai plus d’imagination pour l’avenir. Les images, c’est le passé. Je suis une mémoire en images, une banque de données : Tom, que j’ouvre doucement, en prenant garde à lui ; en prenant garde à notre douleur. […]. Je n’ai pas de regret pour cet enfant pas né, mais il se confond parfois avec Tom.87 De façon identique, la réaction de sa belle-sœur accentue sa solitude et le défaut de compassion : Retomber enceinte de Tom. Je ne voulais pas de bébé, je voulais Tom.. « Encore » s’est inquiétée ma belle-sœur au téléphone, sur le ton de la psychologue qui s’étonnait que je pleure encore.88 La mort s’impose dans cette famille et la déchire férocement. La mère languit d’une douleur outrancière, elle dépérit totalement. Elle compare la mort de son fils à un animal sauvage : « La mort de Tom est une bête qui relève la tête de temps en temps, un dragon avec des soubresauts, et la terre se soulève, sa tête se dresse. Une géographie créée par une bête, 86 Aimé Ancian, “A la recherche du Tom perdu”, Consulté par Internet : http://www.magazinelitteraire.com/content/recherche/article?id=798, date de la consultation : 19 juin 2008). 87 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 206, 208. 88 Ibid., p. 208. 35 dans nos cerveaux. »89. L’impact de cette mort s’avère énorme et amène cette femme à une agonie interminable. La mort est d’une voracité monstrueuse, cette perte la dévore encore chaque jour, chaque heure. Le fantôme dénommé « Tom est mort » hante sa tête pendant son sommeil aussi bien que pendant son réveil. Finalement elle glissera dans un monde différent dans lequel le spectre de son fils la visite et la réconforte doucement. Elle est inapte à résister à ses appels, son désir inassouvi de revoir et de câliner son fils fait qu’elle est incapable de les négliger. Cette bête la poursuit dans le labyrinthe qui s’est conçu dans sa tête, il n’y a pas d’échappatoire. Elle s’empêtre dans les filets d’un dédale qu’elle a tissé elle-même. Elle se niche dans un monde entre deux univers, un monde intermédiaire entre celui des vivants et celui des trépassés, c’est-à-dire un monde où résident les esprits des morts. Il est permis de soutenir que cette opposition n’est pas un choix, mais plutôt quelque chose qui s’impose brutalement. Marie Darrieussecq suscite de manière très saisissante la douleur aiguë et l’interruption que causent la mort prématurée et irréparable d’un enfant. Elle met en scène une mère qui tente de déchiffrer et d’expliquer l’incompréhensible et l’inexplicable. L’idée de suicide est brièvement effleurée, mais repoussée aussitôt ; peut-être parce qu’elle a encore ses autres enfants. Tout bien réfléchi, le déménagement constitue l’unique solution efficace afin de surmonter la perte. Or, la mère comprend vite qu’il s’agit d’une espérance vaine. Le retrait spatial ne l’éloignera pas d’elle-même ni de ses souvenirs écrasants. Elle entraîne la mort de Tom où qu’elle aille. Par conséquent, la seule solution qu’elle peut imaginer est celle de s’évader dans son univers à elle, dans son intériorité afin d’échapper à la réalité. Elle se retire dans son monde imaginaire dans lequel le fantôme de Tom la console et dissipe partiellement sa solitude. Nonobstant la déclaration d’évincer ses « spectres » et de liquider cette charge immense, l’inutilité de toutes ses résolutions la pousse à une espèce de folie. L’accident a fait ébranler le monde réel, mais il ne s’est pas pour autant écroulé complètement ce qui justifie la fondation d’un entre-deux, d’un univers propre.90 89 90 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 9. Nous reprendrons ces thèmes plus en détail dans les dernières parties de cette étude. 36 2.1.9 Conclusion Pour conclure, nous rappelons que la solitude des protagonistes a plusieurs « sources ». En premier lieu, elle peut être attribuée à une perte ou à un départ. Ensuite, la solitude peut également être imputable à des silences au sein de l’entourage des héroïnes, c’est-à-dire à des secrets qui dissimulent des événements du passé. En tel cas, les femmes se sentent ou bien exclues ; ou bien contraintes à refouler les souvenirs pénibles. Enfin, elle peut être causée par l’insensibilité et par l’incompréhension des autres. De toute façon, les femmes se sentent délaissées. Nous voyons que la solitude forme un substrat solide au développement d’une angoisse débordante et d’un malaise existentiel. Par conséquent, la solitude générale donnera lieu à un retrait dans un univers spécifique et irréel. Il s’avère extrêmement dur de s’opposer à cette réaction « intuitive ». Il s’agit d’une thématique justifiable dans le cadre de ce mémoire puisque la solitude, ou le sentiment d’être « esseulé » dans la société humaine, constitue la cause principale d’un désir, voire d’un besoin de substituer les morts par leur équivalent fantomatique. Nous avons d’ailleurs observé que la solitude se révèle double. D’une part, elle est recherchée intentionnellement pour faciliter le contact avec les spectres, c’est une sorte de repli stratégique et volontaire sur soi-même. D’autre part, elle est obligée et indispensable dans la mesure où elle s’impose à ces femmes à cause des circonstances de la vie. A cela s’ajoute encore la difficulté à accepter la réalité dure, notamment les événements survenus. Les femmes veulent refuser le passé, c’est la raison pour laquelle elles s’isolent pour se mettre à l’abri. La solitude sert donc de bouillon de culture à la fondation d’un univers propre et idéel ainsi que à l’émergence d’une « folie » légère et à l’expérience d’une « surréalité ». Cet univers construit s’étend à la banalité quotidienne et ombragera la réalité. Dans la section suivante nous focaliserons notre attention sur l’angoisse qui découle de la menace d’une société désolée. 37 2.2 L’angoisse 2.2.1 Introduction Notons qu’une autre dimension fondamentale qui intervient dans la panoplie de sensations diverses, est celle d’une anxiété incisive et presque irrationnelle. Cette anxiété revêt une grande importance dans la vie des héroïnes, elle prendra plusieurs formes et s’étendra à plusieurs domaines. Une grande partie de cette angoisse provient de la lutte engagée contre la société hostile et désolée ainsi que contre l’identité immuable et dirigée par le destin. Les personnages sont accablés par l’impuissance face au destin. Ces femmes éprouvent une espèce d’angoisse existentielle causée par leur existence précaire. La plupart des certitudes sont détruites et par conséquent elles commencent à mettre tout en question. La solitude acerbe et le vide écrasant que nous constatons dans tous les romans, chez toutes les héroïnes, invitent à approfondir la problématique de l’individualité et celle de la nécessité de l’affirmation de soi dans cette vacuité. S’ouvre alors la problématique de l’identité, et par extension celle d’une certaine forme de relativisme dans la mesure où ces femmes sont assaillies de questions existentielles. Le vide et la solitude forment une unité indissoluble et conduisent à une conception alarmante de la réalité. La confrontation au néant inquiète car elle soulève une multiplicité de questions telles que les interrogations sur l’existence et ses implications : Qui suis-je ? Qu’est-ce que vaut la vie ? Qu’est-ce que l’homme signifie dans le vide, dans l’infini ? Il est clair que ces femmes « s’affolent » et qu ‘elles sont envahies par des interrogations éternelles. Le vide persiste, il coule dans leurs veines injectant un sentiment de relativité de l’homme face aux mystères de la vie. Il s’ensuit que ce vide est double, à la fois effrayant et rassurant. Le néant fait ressortir que l’existence est dérisoire et insensé et du fait, cette banalité annonce la relativité de la vie ainsi que la nullité de l’existence humaine. L’existentialisme prône que l’homme est libre et responsable de son existence91 : le caractère malléable de notre vie présume un poids ainsi qu’une délivrance. Cette dualité marque les héroïnes. La relativité soulage en effet, mais le revers de la médaille réside dans l’inanité, le manque de sens de l’existence. 91 Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Les Editions Nagel Paris, 1946, p. 16, 17 ; p. 21 – 29. 38 Chacune de ces femmes paraît avoir peur de vivre sa vie. Elles éprouvent toutes une anxiété inexplicable voire outrancière et irrationnelle devant la vie. L’inclination à l’isolement et à la fuite trahissent effectivement une espèce d’angoisse « métaphysique » ainsi qu’une certaine aliénation, c’est-à-dire qu’en se refermant sur elles-mêmes et en se retirant dans leur fantaisie, elles fuient non seulement de la société mais aussi d’elles-mêmes. Les femmes protagonistes se sentent donc enfermées dans un univers angoissant et absurde c’est-à-dire qu’elles se sentent en quelque sorte emprisonnées dans la réalité inquiétante et existentielle. Les femmes veulent déceler les énigmes de l’univers et de la mort de sorte qu’elles se voient confrontées au néant et à la relativité consécutive. Le vide total, le rien absolu est difficile à comprendre, le cerveau en est incapable et cherche désespérément une explication plausible. Le néant absolu existe-t-il ? La caractéristique immanente consiste dans le fait qu’il n’existe pas, car si le néant existe ce ne serait plus le néant. C’est une logique impeccable et irréfutable, mais elle s’avère difficile à admettre. Ces femmes combattent contre l’anéantissement absolu et contre une existence dépourvue de sens : constituer une identité devient une nécessité. C’est un moyen apparent pour donner un sens à la vie et pour se débattre contre l’inutilité de tout. Leur identité se compose d’une multitude de facteurs : leur passé, la féminité, leur origine, l’espace, la géographie, le temps etcetera. Certes, elle maintiendra toujours une partie obscure et indéfinie. L’identité soulève donc des questions fondamentales auxquelles ces femmes tentent de répondre. Chacune des femmes dans les livres de Marie Darrieussecq cherche avec acharnement à se comprendre, mais leurs tentatives sont vouées à l’échec car l’identité est insaisissable. Il s’avère impossible de déchiffrer toutes les composantes. D’une part, l’identité est une construction factice et d’autre part, c’est quelque chose qui s’impose, imperméable aux efforts manipulateurs. Ces femmes feignent de ne pas avoir vécu un épisode pénible de leur passé. Elles s’aveuglent délibérément, ou au moins elles tentent de se tromper. Elles pensent que l’évasion aidera ; tout d’abord elles ont recours à des fuites réelles mais vaines, ensuite elles recourent à des retraits rêvés et imaginés. Or, le monde alternatif, forgé dans leur tête s’avère une solution de remplacement qui semble être chimérique également. 39 Chaque fois, un événement capital interrompt la vie quotidienne et les force à réfléchir à leur situation nouvelle dans ce monde. Plusieurs passages confirment cette problématique de l’identité. Dans Le Pays, cette réflexion se présente de façon nette et aborde la question de l’origine. Les hésitations traduisent le doute général devant la vie et la position à adopter. De surcroît, les événements qui surviennent au cours de leur existence, brisant la routine et l’itinéraire jalonné, suscitent une réflexion approfondie et guident à des dévoilements souvent angoissantes, voire choquantes. Considérons par exemple l’injustice, le hasard ou le destin qui procède arbitrairement et la mort qui frappe impassiblement. Le monde inspire donc un sentiment de relativité et de caducité, mais aussi de fascination; nous ne sommes que des gouttes minuscules dans un univers énorme et merveilleux. Du coup, nous pouvons nous demander pourquoi la vie pèse tellement, pourquoi est-elle conçue comme une charge et non comme un don ? L’étonnement et la fascination alternent avec la répulsion. Les femmes prennent une attitude plutôt humble et servile face à l’existence terrestre, mais l’inanité abolit partiellement la « révérence ». La pesanteur provoquée par le non-sens de l’existence l’emporte sur cette « vénération » et finit par divulguer une sorte de lassitude qui se traduit à son tour dans le rejet de cette réalité et par conséquent dans la création d’un monde alternatif. De même, l’adoption d’une autre « identité » découle de la réprobation d’une identité douloureuse. 2.2.2 Truismes Truismes nous propose une vision critique et satirique sur une société élitaire, notamment celle de l’élite masculine et blanche. Plusieurs passages du texte constituent un clin d’œil à cette société régie par des règles strictes et discriminatoires.92 Nous pouvons discerner un second degré d’ironie. Marie Darrieussecq ne s’érige pas en moraliste. Elle ne porte pas un jugement, mais fait la critique par voie de l’ironie et de l’exagération. Dans cette société élitaire dans laquelle les privilèges sont attribués exclusivement aux hommes, les femmes sont reléguées à l’arrière-plan et qualifiées d’indignes. Le dédain, l’arrogance et les immoralités des hommes poussent l’héroïne dans un monde effrayant qui 92 Nous avons déjà prêté attention à ce sujet, cf. p. 10 - 13. 40 rompt avec le monde réel. Le monde qui l’entoure prend l’aspect d’un globe tourbillonnant sans cesse, il cause des vertiges de plus en plus intenses. Non seulement les objets environnants bougent, mais ils la menacent réellement. Le vertige qui la prend, à se voir seule, se voit donc intensifié exponentiellement par la menace et l’intimidation qui émane des choses, de l’espace et des êtres. Il est notoire que c’est un lieu tout à fait déconcertant, la femme-truie est convaincue du fait que l’univers a tramé une conspiration contre elle. Elle fait preuve d’une défiance à l’égard des hommes et d’une perspicacité croissante. Si quelqu’un n’a pas de prise sur les choses, si le monde se brouille et si son identité est prise d’assaut, c’est tout à fait logique que cette personne est bouleversée par une angoisse existentielle et qu’elle parcourt de graves crises identitaires. Dans le chapitre consacré à la solitude, nous venons de mentionner que Lorie SaubleOtto associe la féminité et l’identité à l’acte de l’écriture. Selon elle, cette femme relate son histoire exorbitante avec l’intention de se faire croire et de se faire valoir et par conséquent, pour renouer avec l’humanité. En tenant la plume, elle se rattache à l’humanité. Il paraît toutefois que son attitude à cet égard est marquée d’une dualité indéniable. Tout au long du livre, il existe une tension entre ses deux « natures », à savoir entre son état d’animal et sa nature humaine. Au préalable, elle se débat contre les symptômes cochons et les signes de sa métamorphose en truie ; puis, elle oscille entre les deux états, hésitant visiblement elle-même. A la fin, elle se résigne dans son sort et atteint un état de bonheur relatif. En tout cas, nous pouvons nous demander dans quelle mesure cela réfute ou, au contraire, prouve que la métamorphose se produit dans sa tête en tant que façade et en tant que protection contre l’inimité des autres. Il frappe que, ironiquement, ce sont les hommes qui sont les vrais cochons et qui font preuve de mœurs dépravées. La femme-masseuse veut enrayer la crise charnelle d’une part, mais elle entend surtout résoudre la crise mentale : apparemment les deux s’excluent. Il semble qu’elle comprend inconsciemment que la métamorphose constitue la réaction de son corps sur les vicissitudes et sur les abus. Instinctivement, elle estime que « déserter » le monde des humains pourrait la sauver. Il est fort probable que la métamorphose se déroule entièrement dans sa tête93 et qu’elle recourt à sa fantaisie quitte à être enfoncée dans la « folie ». Elle compare l’antipathie envers les femmes avec les atrocités qui se commettent contre les animaux. Ce rapprochement fait qu’elle confond sa féminité avec la bestialité à tel point qu’elle devient un animal ou 93 Nous développerons cette idée dans la troisième partie. 41 qu’elle pense qu’elle se transforme en animal. De toute façon, dans cette société hostile, injuste et pleine de préjugés, la féminité possède une connotation péjorative, c’est-à-dire que la condition féminine est perçue comme une infirmité. Dans ces circonstances l’écriture fonctionne comme un point d’appui. Rappelons ce que Lorie Sauble-Otto94 a évoqué à ce propos : In Truismes the social status of women in general is made quite clear simply by the kind of work that is available to them […]. The narrator’s continued and at times aggravated mutation, […] drives her into isolation and a precarious existence. […] Where anger and anarchy rule, the act of writing or of telling one’s own story becomes the protagonist’s only way to exist truly in a world that neither recognizes nor values their existence. Writing provides them the only way to be real. […]95 Pour la femme-truie, l’écriture valorise son existence. L’indifférence des autres lui inspire une appréhension et corrobore le jugement que le monde est ingrat. Par le moyen de sa métamorphose, elle s’écarte de cette société visiblement pourrie, même si elle subit tout d’abord involontairement cette modification. Son corps lui fait comprendre sa situation, c’est la raison pour laquelle son organisme l’oblige à se reculer. Il convient de nuancer les interprétations des études de « gender » et de « gender differences », néanmoins elles apportent des points de vue intéressants et se présentent dans une certaine mesure dans les romans de Marie Darrieussecq. Dans cette société dans laquelle dominent les hommes, cette pauvre créature est asservie, prostituée voire animalisée. Elle n’a pas de droit de voix ni de droit d’existence, mais à travers l’écriture elle se révolte et se défend faiblement contre le machisme et l’oppression. Elle se convertit en quelque sorte en porte-parole des faibles et des subordonnés même si elle ne le fait pas consciemment. Dans un compte-rendu critique dédié à Truismes, Catherine Parayre96 établit, elle aussi, le lien entre la féminité, l’identité et l’écriture. La narratrice du roman est débordée par des événements qu’elle n’arrive pas à comprendre. Mentalement, elle est marquée par une grande hésitation. Physiquement, elle est tiraillée entre ses deux états corporels. Elle flotte donc dans l’indécision, inapte à trancher le conflit interne : 94 Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French (Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 59 – 66. 95 Ibid., p. 60. 96 Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier 2003, p. 49 – 59. 42 In the first sentences of her narration, the young woman insists on the importance of naming and indicates that she is about to write a testimony in which she wants to define different events in her life. Yet, naming proves to be a challenging task, and her narration never fulfills its promise. She is unable to describe clearly and effectively her own experience with self-image, the male mirror of this image, her own words, or other people's words. In the last paragraph, she mentions her contentment living in a forest and writing in her notebook. However, she reveals that, at night, she looks at the moon and dreams vaguely of a different fate. In fact, her adventures have not made self-analysis easier. She cannot define any liberating insight and does not understand the extent and/or the limits of her happiness, even though she confusedly senses them.97 La femme se laisse nettement accaparer par le doute. Son instabilité préfigure la crise d’identité qu’elle endurera. Ce dilemme est lié évidemment à sa transformation corporelle, mais aussi à l’exclusion des groupes sociales et singulièrement celle des femmes. Les hommes visent les femmes, et en particulier les femmes candides et influençables. On chasse d’ailleurs brutalement tout ce qui va à l’encontre des normes. Tout ce qui dévie des règles établies par la société se considère comme une menace, comme un intrus. Déséquilibrée et expulsée par les autres, l’héroïne s’interroge sur son identité ainsi que sur sa valeur. Il est saillant qu’elle n’a pas de nom, comme si elle n’existe pas. Les tribulations perturbent cette femme, d’ailleurs elle est contaminée par les préjugés contre son sexe et elle expérience les difficultés à s’en défaire. Elle entreprend une recherche de soi-même et constate qu’elle ne se connaît pas, ni ne se comprend. De surcroît, elle découvre qu’elle s’est aliénée d’elle-même par les lois qu’on lui impose et auxquelles elle obéit malgré elle. Elle cède sous la pression et elle a déjà fait des sacrifices importantes. L’écriture sera comme une dernière lueur d’espoir ou une tentative ultime, mais relativement peu fructueuse, de participer à la vie sociale et de se réintégrer dans cette société en restant fidèle à soi-même. Or, à cause de l’abnégation incessante elle est incapable de se comprendre et d’ébaucher une image fidèle d’elle-même. Il se peut que la loyauté de sa conduite soit tellement difficile parce qu’elle ne sait pas qui elle est ni qui elle aimerait être, soit parce qu’elle est confuse en ce qui concerne son identité puisqu’elle a renié ses opinions pendant tout sa vie et qu’elle s’est toujours accommodée aux exigences masculins. Admettons donc qu’il existe un lien incontestable entre la féminité, l’identité et l’angoisse concrète et existentielle. Etant donné que, dans la société dépeinte, la féminité implique un statut qui emporte une connotation extrêmement négative, des contraintes et des 97 Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier 2003, p.50. 43 interdictions ainsi que des injustices fondées sur des clichés ou des truismes erronés, il n’est pas étonnant que cette femme éprouve de l’appréhension devant sa situation sans issue. Elle se montre réticente à assumer la responsabilité pour briser cette spirale descendante. Finalement elle se débarrasse du poids de la crise d’identité et elle essaie d’accepter cette identité. Elle interrompt sa quête identitaire et la remplace en quelque sorte par l’écriture. Notons toutefois qu’elle fait des efforts intermittents pour se réconcilier avec elle-même. Ces perpétuels balancements entre l’acceptation et la résistance la fatiguent. Tout au long du texte, la femme-cochonne lutte avec elle-même et avec son état. N’appartenant à aucun « groupe » social, elle se sent désorientée ainsi que stigmatisée d’anormale et d’ignoble. Elle ne se sent plus vraiment humaine, mais plutôt dépaysée : « Il n’y avait plus rien qui me retenait dans la ville avec les gens. »98. Son état vacillant engendre une hésitation qui traduit son trouble et ses doute internes. Elle veut sans doute secouer le joug de l’autorité dénigrante et se libérer de la tyrannie masculine, mais elle n’a plus à compter que sur elle-même. Sa réalité est maîtrisée par une fluctuation éternelle entre ce qu’elle voit versus ce qu’elle croit voir. Ses rêves cauchemardesques traduisent ses craintes ainsi que l’intensité de l’angoisse que la société lui inspire : A peine m’assoupissais-je sur une tabouret que des images de sang et d’égorgement me venaient à l’esprit. Je voyais Honoré ouvrir la bouche sur moi comme pour m’embrasser, et me mordre sauvagement dans le lard. Je voyais les clients faire mine de manger les fleurs de mon décolleté et planter leurs dents dans mon cou. Je voyais le directeur arracher ma blouse et hurler de rire en découvrant six tétines au lieu de mes deux seins. C’est ce cauchemar-là qui m’a fait me réveiller en sursaut. J’ai couru vomir à la salle de bains, mais l’odeur des rillettes m’a soulevé le cœur encore plus.99 Elle continue de la manière suivante, soutenant que les horreurs qui la torturent sont basées sur la réalité : La seule personne égorgée que je connaissais, c’était ma cliente d’autrefois, celle qui avait été assassinée et dont l’amie venait au square. L’amie m’avait dit que l’égorgement ça avait seulement été la fin pour elle, que ça avait duré longtemps tout ce qu’on lui avait fait, qu’elle avait du sang coagulé partout quand on l’a trouvée. Je préférais ne pas y penser.100 Elle évoque des images de cruauté et de violence et exprime de façon indirecte son désaccord. L’attitude arrogante des hommes convertit le monde en un lieu angoissant, menaçant et peu sûr, de là l’importance de l’identité et de se préserver. Sauble-Otto affirme que le monde brossé dans Truismes s’avère hostile. D’après elle, nous observons que : 98 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 81, 82. Ibid., p. 52. 100 Ibid., p. 53. 99 44 The post-apocalyptic Paris and its inhabitants portrayed by Darrieussecq have become sensually extravagant to the extreme. Marina Warner in her analysis of Truismes characterizes Darrieussecq’s novel as a “fable of moral and political degradation”.101 Au commencement du livre, cette femme se montre d’une grande simplicité, elle se révèle innocente et naïve, cependant peu à peu elle dénonce les excentricités de la société. Elle cite une anecdote qui souligne la déchéance des mœurs et les aberrances à Aqualand. Elle condamne les pratiques déroutantes pour divertir un public riche et indifférent. Ce dévergondage lui répugne : L’Aqualand est un endroit de détente mais il faut tout de même se méfier. C’est pour cela que lorsque Honoré m’a approchée, dans l’eau, j’ai d’abord fui […]. Honoré me racontait que pour certaines réceptions privées on introduisait des requins dans la piscine, les requins avaient cinq minutes avant de mourir dans l’eau douce pour croquer les invités trop lents. Cela mettait, paraît-il, une ambiance unique dans les fêtes. Ensuite on se baignait dans l’eau rouge, jusqu’au petit matin.102 Cette citation confirme que le comportement des hommes est méprisable. Bien que l’héroïne soit ingénue, elle sait qu’elle doit prendre des précautions. De cette manière, elle porte un jugement de façon sous-jacente. Nous voyons toutefois qu’elle fait preuve des pulsions conflictuelles. D’un côté, elle se rend compte des bassesses de cette classe élitiste, au fond, elle les rejette. De l’autre, en revanche, elle aspire ardemment à faire partie de cette élite et à se conformer à leurs règles. Ainsi, elle s’est fait piéger par Edgar, un homme politique. Elle est emmenée à une fête organisée par Edgar, en réalité, il s’agit d’une fête privée ou mieux d’une « orgie ». La pauvre femme y est étalée comme une curiosité et les invités se moquent d’elle. Elle décrit cette fête décadente et les mœurs dissolues des riches qui les fréquentent : Tout le monde a poussé de grands cris en me voyant, tous les gens se sont arrêtés de danser pour m’entourer. Ça sentait bon le Yerling, les gens étaient très élégants et très bien habillés. […]. Un monsieur a mis une jeune fille à califourchon sur moi et il a fallu, faible comme j’étais, que je me tape toute la salle en long en large et à travers avec la jeune fille morte de rire sur mon dos. Tout le monde applaudissait, c’était la première fois que j’étais la reine d’une fête […].103 L’ironie consiste dans le fait que Marie Darrieussecq choisit de souligner que les apparences sont trompeuses. Il ne faut pas se fier aux apparences car les manières distinguées de cette collectivité camouflent des mœurs immorales. 101 Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French (Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 60. 102 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 15, 16. 103 Ibid., p. 104, 105. 45 Tout d’abord la pauvre femme se croit au centre de la fête somptueuse. Pourtant elle s’aperçoit des humiliations auxquelles elle et la jeune fille sont exposées : Edgar avait fait déshabiller une fille et voulait absolument que je lui renifle le derrière […]. […] les gens riaient mais je n’étais plus le centre de la fête, on sentait qu’ils se lassaient. Edgar a amené le deuxième clou du spectacle. […]. La très jolie fille qu’avait amenée Edgar couinait et se débattait. Elle n’a pas tenu le choc longtemps, gamine comme elle était. Quand ils ont tous fini à s’amuser, elle s’est mise à errer à quatre pattes dans la salle les yeux complètement révulsés, un coup de fatigue sans doute, le manque d’habitude. […]. Un des gorilles a entraîné la gosse dans une salle à côté, je lai vu se 104 distraire un peu et puis lui mettre une balle dans la tête. Elle tolère le badinage et les lubies de ce public blasé. Au moment où elle entend qu’Edgar veut l’offrir à ses employés : « c’est mon cadeau de bonne année pour les employés du Palais. »105, elle réagit : Je me suis mise à grogner d’un air féroce et j’ai vu le marabout regarder dans ma direction. « Mais Edgar, il a dit en riant, où avez-vous bien pu trouver un cochon par les temps qui courent ? » « Vous savez, a répondu Edgar, j’ai des relations partout. » Ils se sont mis à rire tous les deux. […] « c’est un cas assez intéressant, peut-être un effet de Goliath, ou alors un cocktail de saloperies diverses, je devrais faire étudier ça par mes scientifiques. Vous vous rendez compte des possibilités, à long terme ? »106 Après avoir été exhibée, elle sera examinée et réduite à un objet que ces hommes veulent exploiter à des fins lucratifs. Elle est tout chavirée de ce traitement ignoble. Elle s’étonne des méfaits et des violences et refuse d’y participer. Elle sera victime de sa condition « inférieure » de femme, de la crise politique et du système qui vise toutes les minorités, à savoir les femmes, les migrants, etcetera. L’auteur fait une allusion claire au nazisme et à la politique agressive de la dictature nazie. L’héroïne, affectée par le mépris des autres, vit dans l’abjection. Elle est considérée comme un monstre hideux, mais elle blâme le libertinage des hommes qui se croient supérieurs. Nous constatons que l’ironie de Marie Darrieussecq attire l’attention sur la bestialité des hommes, et non pas sur celle de la femme-truie. Heureusement, elle ne désavoue pas son identité, ce qui demande bien sûr des efforts dans cette société hypocrite. Devant Honoré, par exemple, elle s’obstine dans son désir d’aller travailler. Il se peut que la transformation physique s’accomplisse afin de rester fidèle à ses principes moraux. La fin équivaut à une situation idyllique. La femme s’abrite des dangers de la société et invoque même des circonstances paradisiaques. Or, elle ne parvient pas à rompre 104 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 106, 107. Ibid., p. 110. 106 Ibid. 105 46 totalement avec son passé d’être humain. Des traces rebondissent de partout, la quête d’identité aussi bien que la recherche d’un espace familier et d’un environnement accueillant ne s’achèvent pas.107 2.2.3 Naissance des fantômes La disparition de l’époux définira désormais l’identité de l’héroïne de Naissance des fantômes. Elle se laisse inonder dans le vide jusqu’à s’aliéner de plus en plus. La disparition devient une obsession qui ne la lâche plus. En tant que femme mariée son mari forme une partie indispensable dans la détermination de son identité. Son départ fait d’elle une veuve : « épouvantes du veuvage »108. A partir de là, elle s’identifie comme la femme de son mari disparu. Cette nouvelle identité se place sous le signe de l’absence et celui de l’époux absent. L’extrait ci-dessous plaide pour la prépondérance absolu du manque : Il m’arriva de jouer, sur divers sites, dans des espaces virtuels déjà parcourus par lui puisque son nom y était recensé ; sur différents faisceaux horaires j’eus de longues conversations avec différentes personnes, autant de gens que je ne verrais jamais mais qui me tenaient compagnie ; et c’était dans les intervalles, dans les moments du temps où sa concaténation ne s’effectuait plus, que j’avais commencé à écrire le récit de mon attente. […] j’essayais ainsi de passer le temps, de supporter, et de me clarifier peut-être les idées, même si rapidement je me mis à douter de la capacité d’un tel récit à opérer dans cette direction. Ce récit se dédoublait en effet, je n’écrivais pas aussi vite que je vivais, et pourtant cette vie était lente. Et dans le retard accumulé, qui semblait mimer la disjonction temporelle dont je souffrais parfois si violemment (…) dans ce retard je reconnaissais le temps que je vivais mieux que si j’avais pu l’écrire sans écart. Au lieu de mettre à plat mon expérience, l’écrire me la renvoyait comme une balle en pleine face, chargée exactement de l’énergie vampirique (une anti-énergie comme une antimatière de trou noir) qu’avait injectée dans mes veines l’absence de mon mari. […] mon mari avait disparu ; il me semblait alors que je me solidifiais sur place, sang, humeurs, hormones, influx nerveux et neuronaux coagulés. Mais s’il ne restais de moi qu’une coque vide, ce que j’avais été se dissolvait dans l’atmosphère pour participer presque harmonieusement à la réalité de l’absence et du vide […]. A force de douleur l’esprit, comme le corps, finit par s’irradier lui-même de flux qui le disloquent, on s’évanouit avant la folie, on se volatilise […]. Pourtant ce qui vibrait dans la distance entre l’écriture et ma vie, […], était précisément ce qui me constituait : le retard que prenait sur ma vie le récit de cette disparition, ou plutôt de ses effets en négatif, ce retard était celui que je me sentais prendre sur mon fantôme de mari, parti beaucoup plus loin que moi dans des espaces qui m’échappaient. 109 Nous constatons d’emblée que la disparition pèse énormément sur cette femme : « J’ai regardé dans la rue, pour voir si mon mari ne traversait pas […] guetter au calme l’apparition de mon mari. »110. Elle se sent seule sans son mari, chaque jour elle attend qu’il revienne de son travail. Cette routine constitue une sécurité dans sa vie. L’effondrement de 107 Lorie Sauble-Otto prétend que c’est la raison pour laquelle cette femme se met à rédiger son histoire. Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 35. 109 Ibid., p. 114 – 116. 110 Ibid., p. 13. 108 47 cette assurance l’a ébranlée. L’absence de son mari détermine son être, l’attente devient dorénavant sa nouvelle identité ou bien son nouveau mode d’existence. A cause de cette disparition, elle est obligée de réfléchir à sa condition de femme seule ou de « veuve » ; elle a partagé sa vie entière avec son mari et elle est accoutumée à sa présence évidente. Elle sera contrainte à s’examiner et à réfléchir sur son identité et par conséquent elle se posera des questions existentielles. La relation du moi au monde extérieur a été brouillée. Elle sera en proie à une espèce de dédoublement, elle se sent disjointe. Elle avoue que la disparition de son mari avive la sensation épouvantable d’étrangeté : « l’absence de mon mari à mes côtés me désigne plus que jamais comme un corps étranger. »111. A plusieurs reprises, elle se pose en victime. Adopter ce rôle lui permet d’atténuer le sentiment de culpabilité qui la tourmente. La colère, par ailleurs, lui permet d’esquiver une responsabilité débordante. Le noyau est constitué de la solitude et de l’angoisse démesurée, tous les deux suscitées par la disparition de son conjoint : « je haïssais, je vomissais tout entier mon mari, où qu’il soit, avec qui il soit, que le maudit aille en enfer […]. »112. Livrée à une angoisse solitaire, elle encline vers la folie et se laisse aller étourdiment avec les affres de la douleur. Les citations qui exemplifient cette vision sont nombreuses : Je suis restée seule à flotter dans le soir […] j’injuriais mon mari. […]. Entendre Jacqueline, seulement Jacqueline, et les cris des enfants, et le clapot d’un bain, ça me faisait du bien, la solidité de Jacqueline dans le commencement de mon angoisse […].113 Il semblerait qu’elle se rende compte du fait qu’elle se blottit dans son intériorité et qu’elle s’adonne délibérément à une panique hallucinante : « […] et pour la première fois ce soir-là, je me suis sentie dévastée par une vague de panique […]. »114. L’idée de rester seule l’absorbe complètement. Livrée à elle-même, elle en veut à son mari : […] je venais d’avoir l’intuition que peut-être nous ne construirions jamais ensemble ce monde de nos petits déjeuners, […], mon traître de mari.115 111 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 52. Ibid., p. 66. 113 Ibid., p. 17. 114 Ibid., p. 19. 115 Ibid., p. 31. 112 48 Ses paroles sont signifiantes et montrent son inconstance. Elle ne peut guère se débrouiller sans son mari et par conséquent, le goût acerbe du vide entraîne une peur paralysante qui amène une certaine aliénation comme le montre le fragment suivant : […] j’ai essayé, […], de me débarrasser ne serait-ce qu’un moment de l’angoisse essoufflante qui prenait toute la place en moi, et qui semblait s’enfler encore à chacun de mes mouvements, comme un fluide ébranlé par ma propre énergie. Je suis restée aussi immobile que possible, et toute cette angoisse a paru se rassembler, […]. L’angoisse était comme les ombres : elle se nourrissait en m’occupant toute, je cédais en retour, alors elle gagnait la force de se nourrir d’elle-même après m’avoir peu à peu épuisée, au point que je ne savais plus, dévorée, pourquoi j’étais ainsi démembrée et vide.116 De surcroît, ce fragment illustre bien la mélange de « folie » et de lucidité qui caractérise cette femme ainsi que sa tendance à l’exagération.117 Elle se trouve à proximité de la mer qui occasionne des dégâts matériels et mentaux. La femme veuve souffre d’un mal de mer sur terre imputable à sa rage impuissante. Elle déteste son mari dans la mesure où elle se désespère devant sa situation solitaire. Elle pleure et Jacqueline la console faiblement : […]la panique me saisissait à l’idée de le perdre tout à fait et de ne plus jamais, au sens propre, le revoir.[…] D’une main Jacqueline me tapotait doucement les cheveux, de l’autre elle me serrait contre une poitrine dont l’ampleur, sans que j’aie jamais pu m’y résoudre sereinement, dépasse de beaucoup mes médiocre bonnets. […] Quand elle partit je fus totalement perdue, collée à genoux contre la porte, inerte et hors de moi, l’envie bestiale au ventre de hurler à la mort.118 Cette description attendrissante prouve qu’elle a besoin d’être distraite et d’être rassérénée : « […] mais j’étais faible à pleurer, minablement limitée par le temps, l’espace et l’angoisse […]. »119. L’angoisse se propage à grande vitesse dans son monde périphérique, écarté de la réalité. En outre, nous avons déjà vu que l’indifférence et l’égoïsme des autres la stupéfie. Livrée à l’hostilité ainsi qu’à l’anonymat, elle entre en collision avec une société indifférente, voire glaciale. Cette confrontation aggrave les crises de panique. Elle se sent terriblement seule et incomprise ; sa mère, par exemple, la gronde au lieu de l’assister. Le vide corrélé à la solitude se transformera en vide existentiel, en néant terrifiant, de sorte que l’héroïne est assaillie de questions « ennemies ». 116 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 47, 48. Nous référons à la dernière partie de ce mémoire. 118 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 79, 81. 119 Ibid., p. 92. 117 49 2.2.4 Le mal de mer La femme-mère du roman Le mal de mer témoigne en premier lieu d’une grande angoisse concrète, notamment la crainte d’être trouvée avec sa fille : « Les dix mille francs sont dans sa poche ; il faut cesser d’avoir peur »120. Elle sait qu’il faut rester calme, mais ses pensées trahissent qu’elle n’y arrive pas et démontrent qu’elle est fortement préoccupée. Or, cette inquiétude réelle dissimule une crainte beaucoup plus abstraite et existentielle ; il s’agit de l’angoisse provoquée par l’existence et par le néant. Si cette femme éprouve l’appréhension d’échouer dans son projet et de devoir faire des sacrifices, l’infinité la rend d’autant plus humble. Elle se soumet à la loi en vigueur de l’univers. Dans Le Monde, Patrick Kéchichian écrit : L’héroïne, elle, n’est ni nommée ni située. Son histoire est indifférente, inexistante. Sa solitude seule, et son être de mère qui est l’amplification de la solitude, tiennent lieu d’histoire. Avec sa petite fille, qui n’a pas davantage d’identité, elle est perdue au bord de la mer et métaphoriquement, au milieu d’elle : « … la mer est là devant elle et occupe toute sa tête. » 121 La mère est vraisemblablement perdue dans la mer et par métonymie, elle est égarée dans le tourbillon de la vie et dans le torrent de ses pensées. L’attraction de la mer va très loin, la mère prononce même le désir de s’unifier avec la mer : C’est cela qu’il faudrait : flotter, se laisser traverser par les vagues ; la migraine fondrait, se dissoudrait dans les flux ; son cerveau deviendrait une bulle bleuâtre, vide, molle et aqueuse, qui porterait son corps à pas somnambuliques sous la mer.122 Nous comprenons que les homonymes « mer » et « mère » sont permutables d’une certaine manière : l’héroïne s’identifie avec la mer. Le parallélisme entre la mer et la mère se poursuit dans le livre. Cette comparaison complique parfois les choses, mais elle éclaire également des actions. La mer accueille et repousse farouchement, les deux actions ne s’excluent pas. Tout comme la mer, l’héroïne entretient une complexe relation d’amour-haine avec son enfant. Elle chérit son enfant, mais en même temps elle l’éloigne. Ainsi, à un moment donné, elle laisse sous-entendre son vœu d’abandonner sa fille.123 Marie Darrieussecq montre que la figure de la mauvaise mère s’avère complexe. Il nous semble que 120 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 14, 15. Patrick Kéchichian, « Les monstres marins de Marie Darrieussecq », Le Monde, 19 mars 1999, p. 3. 122 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 23. 123 Ibid., p. 14. 121 50 son identité de mère s’oppose à son désir de liberté. Elle se sent étouffée dans son rôle contraignant ; de là son escapade sur la côte où, aux alentours de la mer, elle se sent plus libre et consolée. Elle reste néanmoins hantée par une multitude de craintes et de doutes existentiels. La mer métaphorise le vide immense : l’infini égale le néant. Comme la mer, l’héroïne attire et repousse donc sa fille. Elle se rend compte de la difficulté de son rôle de mère. Elle veut assumer son rôle mais pas au détriment de sa liberté, pour cela, elle emmène sa fille en quête d’un endroit où elle se sentira plus pure, plus émancipée… évidemment cet endroit se trouve en proximité de la mer. Désillusionnée par la force purifiante de la côte, elle finira par vouloir s’unifier totalement avec la mer. Nous citons ici largement Tiphaine Samoyault124 parce qu’elle saisit parfaitement la portée de la relation mer – mère : Les premières pages disposent ce mouvement de manière stupéfiante, la mer élastique comme une bouche qui s'élargit et se resserre, une bouche archaïque qui avalerait tout sans rien transformer : tout le récit se tient là, de la bouche au ventre de la mer, et cela fait un paysage. […] La mer avale, la mer est cannibale, "elle a vidé tout un côté du paysage", elle creuse la poitrine de l'enfant, elle crée des fentes partout et fait que le monde ne tient que par de fragiles jointures (un des mots qui reviennent le plus souvent, dans toutes ses déclinaisons, au long du texte). […]. On ne glosera évidemment pas sur le caractère amniotique de cet univers liquide qui donne au mal de mer l'évidente polysémie du jeu de mots : tout le monde l'a compris, la mère est ici à la fois le centre et la périphérie, on n'y échappe par aucun bord de mer, pas plus qu'on n'échappe à l'évidence de cette bouche qui avale et de ce ventre qui reçoit, pas plus qu'on ne sort de la lignée qui fait les filles mères de leurs filles et filles de leurs mères, trois générations qui tout à la fois se produisent et se dévorent, se confondant ainsi avec le paysage […]125 En d’autres termes, nous observons que l’interaction entre la mer et la mère est centrale dans ce roman. La mer enraye partiellement la crise identitaire de l’héroïne. La femme est attirée par la tranquillité qui émane de la mer, mais en même temps la personnification de la mer accentue ses forces destructrices et implacables. Des sentiments incompatibles s’expriment à l’intérieur de cette femme, l’attraction subliminale de la mer s’avère ambiguë. L’incipit étaye cette constatation : C’est une bouche, à demi ouverte, qui respire, mais les yeux, le nez, le menton, ne sont plus là. C’est une bouche plus grande que toutes les bouches imaginables, et qui fend l’espace en deux, l’élargissant […]. Le bruit est énorme, le souffle, mais c’est surtout qu’on ne s’y attend pas, on monte la dune, on lutte pour arracher ses pieds à la pente, un temps on est seulement occupé par ce vide sous le sable, et d’un coup l’espace explose, on a levé la tête et le haut de la dune s’est fendu dans la profondeur, quelque chose comme deux bras immenses qui s’ouvre, mais ce n’est pas exactement ça, ce n’est pas accueillant, c’est plutôt qu’on n’a pas le choix […].126 124 Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59. Ibid. 126 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 11. 125 51 La mer s’empare de l’espace et de la mère en fuite. A la façon de la mer, la femme contrôle la vie de sa fille en décidant sur son « exil » spatial. Pour elle, la vue de la mer est tout à fait essentielle parce que le vide et l’immensité symbolisent la relativité de la vie humaine. L’existence fascine parce que c’est quelque chose de mystérieux, mais elle soulève néanmoins des questions et des peurs existentielles. Il faut se garder de sous-estimer l’impact de la mer, tant sur la mère que sur la fille, elle définit une grande partie de l’identité. L’identité de chacune de ses femmes est également déterminée par leur « fonction ». Ainsi, celle de la mère entraîne de nombreuses responsabilités. Apparemment elle conçoit cet aspect maternel de son identité comme une contrainte. Cette désorientation, préjudiciable à sa santé mentale, laisse planer un doute en ce qui concerne l’avenir. Tiphaine Samoyault estime que « c'est une affaire d'existence et d'être qui perdent leur appui »127. De toute façon, la mère expose un désarroi indéniable, une incertitude et une interminable errance.128 La mère, soumise à l’immensité de la mer, saisit la relativité de son existence ce qui ne signifie pas pour autant que son poids s’allège. L’ampleur de la mer produit un effet puissant et double, à la fois sécurisant et effrayant. Elle veut être assimilée à la mer parce qu’elle s’est persuadée que l’immensité accorde la liberté pour dépasser les bornes de cette vie terrestre. A la fin du livre, il paraît qu’elle entend se noyer volontairement. Cette noyade volontaire pourrait s’éclaircir dans la mesure où la surface aquatique se présente à cette femme comme un ventre maternel qui lui permet de retourner à ses origines et d’éviter les obstacles de la vie d’adulte. Nous insistons sur le fait que nous ne sommes pas informés sur les motifs à la base de la fuite et de l’enlèvement. Etant donné qu’à la fin la protagoniste rend sa fille à son mari sans se débattre contre la police, nous sommes amenés à croire que son escapade a une motivation hautement personnelle. Nous avons déjà vu que cette femme effleure l’idée de délaisser son enfant : « Elle laisse la petite sur le haut de la dune. Elle sent comme un allègement, un temps d’arrêt ; l’intuition qu’on peut la laisser là, occupée par la mer […]. »129 127 Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58. Martine Motard-Noar, “Le mal de mer”, French Review, LXXIV, 2000 – 2001, p. 170. 129 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 14. 128 52 Gill Rye130 avance que cette mère veut quitter son rôle d’éducateur, il parle de « guiltfree mothering »131. Selon lui, elle veut être délivrée de sa responsabilité et esquiver son devoir de parent. De même, Pascal Haubruge préconise que le roman « réussit aussi à suivre au plus serré les désirs de partance d’une femme désireuse de sortir de son rôle. »132. De plus Rye prétend que, quoique l’auteur ne fournisse pas d’indications, les lecteurs la considèrent comme une « woman in crisis »133 plutôt que comme une mère mauvaise. Il ajoute toutefois que cette interprétation peut être attribuée au fait que nous présumons qu’une mère abandonnant son enfant ne peut pas agir de façon normale. D’où le sceau de « mère en crise » ou de « mère égarée ». Pourquoi a-t-elle peur ? S’agit-il d’une anxiété fondée ou pas ? Le lecteur se pose une multitude de questions, mais Darrieussecq écarte le côté sentimental et psychologique, elle décrit simplement. En guise de conclusion sur Le mal de mer nous pouvons citer à nouveau Tiphaine Samoyault qui souligne bien l’essentiel : L'être le plus vivant, c'est bien évidemment la mer. Son action emporte les êtres dans un tourbillon variable, les écartèle, les abandonne et c'est exactement cela le mal de mer, la peur du vide et de l'abandon, l'inversion des perspectives, tout à la fois le désir du ventre et son angoisse, l'inquiétude diffuse des uns, l'inquiétude imaginative des autres.134 A l’instar de Samoyault, nous pouvons appuyer que le titre annonce la peur de vivre ainsi que la peur d’assumer son « rôle » ; bref le mal de mère. 2.2.5 Le Pays L’héroïne du roman publié en 2005, Le Pays, entretient un rapport assez ambigu avec son origine et avec son pays natal. Elle l’a quitté afin de changer complètement d’identité. Elle a voulu refouler les souvenirs pénibles et traumatiques d’un passé qu’elle relie à ce pays. Elle éprouve toutefois une grande nostalgie, c’est probablement la raison pour laquelle elle 130 Gill Rye, “In uncertain terms. Mothering without guilt in Marie Darrieussecq’s Le mal de mer and Christine Angot’s Léonore, toujours”, L’Esrit Créateur, XLV, 1, Spring 2005, p.5 – 15. 131 Ibid., p. 6. 132 Pascal Haubruge, “Darrieussecq, sur la trace des disparitions”, Le Soir, 21 avril 1999. 133 Gill Rye, “In uncertain terms. Mothering without guilt in Marie Darrieussecq’s Le mal de mer and Christine Angot’s Léonore, toujours”, L’Esrit Créateur, XLV, 1, Spring 2005, p. 9. 134 Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59. 53 caresse le projet d’y retourner. Elle entreprend en quelque sorte un voyage de découverte dans le pays réel et concret qui donne accès au pays intérieur de ses racines et de son passé. Elle a gardé l’empreinte de son milieu familial et de son passé au pays de jadis. Ce séjour fait redécouvrir sa filiation. Dans Le Figaro, Olivier Delcroix a écrit : Un voyage, ici, vécu comme une épiphanie, dans tous les sens du terme. Marie Darrieussecq fait escale au cœur de son passé et finit par reconnaître que « c'est peut-être ça, être de quelque part. Un sentiment géographique, reconnaître une terre comme on reconnaît un visage. » Que vaudrait notre randonnée sur terre si l'on passe sa vie à oublier ses racines ? Adishatz, Marie !... 135 L’héroïne, Marie Rivière, remarquera donc que l’oubli constitue une illusion. Elle a effectivement tenté d’effacer les expériences traumatisantes de sa mémoire. Or, le passé et l’identité ne se laissent pas renier ni manipuler. Elle doit capituler et donne libre cours aux réminiscences d’un passé relativement lointain car elle ne peut pas réprimer le désir de se situer dans l’univers et dans le temps, le passé aussi bien que l’avenir. Elle s’applique avec ardeur à comprendre la signification de la vie, la portée de sa généalogie ainsi que les ténèbres de l’inconscient. Voici ce que Christiane Boutaudou signale à ce propos : La « nausée » dont souffre l’héroïne enceinte, ainsi que les vertiges qui l’accompagnent sont, en ce sens, emblématiques de cette difficulté à se situer dans l’espace, qui conduit, de vertige en vertige, au bord de l’évanouissement ; et la question fondamentale devient un « Où suis-je ? » qui rend bien désuète la 136 question du « Qui suis-je ? ». La femme a des vertiges comme un mal de mer sur terre car elle est accablée par l’immensité et par le néant. Elle souffre de nausées parce que le sol bouge sous ses pieds et fait en sorte qu’elle se retrouve complètement désorientée autant géographiquement, que au sens figuré, dans le labyrinthe de sa tête. L’héroïne croit que son identité s’est estompée grâce à – ou à cause de – sa distanciation. Mais, repoussée dans son intériorité, son identité se « vengera », c’est-à-dire qu’elle suscitera une désorientation spatiotemporelle et existentielle aboutissant ainsi à l’angoisse. Cette angoisse se manifeste dans une profusion de questions existentielles et une abondance de remises en doute du pourquoi de son existence et de ses décisions. En d’autres termes, elle mènera une réflexion sur le « libre arbitre » : 135 Olivier Delcroix, « L'Euskadi m'a dit », Le Figaro, 15 septembre 2005, (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 136 Christiane Boutaudou, « Le Pays de Marie Darrieussecq, Vivre au pays », (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consolation : 14 novembre 2008). 54 Qu’est ce qui la tenait là, dans ce lit, avec lui ? Ce n’était pas Tiot, ni cette nouvelle maison, ni la nuit ni le pays…ni le passé ni vraiment l’avenir…projets, vacances, sexe, conversation…malentendus…et à nouveau projets, sexe et conversation…Ils habitaient ensemble un point de temps ; une bulle tournoyant parmi le temps des autres. Parfois l’un d’eux partait vers les bords, mais il semblait que le mariage soit comme un élastique, qui les ramenait toujours. Une fluide invisible occupait l’espace entre eux.137 Elle sait que son identité se construit entre autres par le mariage ainsi que par la maternité, ce sont des points de repère, des certitudes quasiment, qui déterminent sa collocation dans l’espace aussi bien qu’une partie de sa fonction en tant que femme. Elle compare son mari à une patrie. Si son identité est figée géographiquement et si son origine est rattachée à une tradition et à des coutumes, son mari représente son identité nouvelle et adoptée. Il assume le rôle de deuxième patrie ou de pays d’accueil : L’atmosphère du mariage, en revanche, était d’une texture épaissie. Le territoire conjugal se déployait en longitudes et latitudes. La Terre tournait, la capitale était Diego. Pour bien savoir où elle-même se situait, elle l’avait épousé, et quand l’adjointe au maire leur avait donné les papiers à signer, il lui avait semblé lire le « vous êtes ici » des plans de ville.138 La citation ci-dessus nous enseigne que son mari garantit une certaine stabilité, en ce sens qu’il sert de rempart ou d’appui. D’un coté, il lui désigne sa place et fournit des éléments pour structurer son existence fragile, mais de l’autre l’union conjugale complique son identité. Elle dispose d’une double nationalité139. En adoptant la double nationalité elle accepte une nouvelle identité mais aussi en déménageant puisqu’elle se contraint ainsi à une identité détachée de son passé et à assumer la mort de son frère aîné. Elle renonce en quelque sorte à son passé. En tout cas, le mariage souligne « l’artificialité » de l’identité. L’identité est une donnée malléable, influençable par les événements et même par l’intériorité. Ainsi la schizophrénie de Pablo forme une répression tant et si bien qu’il pense réellement être quelqu’un d’autre et qu’il aboutit à une réprobation de son identité. En dépit de cette facticité, l’identité s’avère contraignante. La vie impose sa loi ou sa volonté. En d’autres termes, l’existence est comme un jeu aux règles préconçues ; il y a des choses qui se passent contre le gré de ses « joueurs » et qui contribuent à former leur personnalité. 137 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 31. Ibid., p. 32. 139 Ibid., p. 74. 138 55 Bien qu’elle ne maîtrise pas la langue « yuoanguie », l’héroïne possède des souvenirs d’un passé qui l’unissent à jamais à son pays natal. D’un côté, elle manifeste le désir d’englober le pays dans toutes ses composantes ; de l’autre, elle a passé des années à essayer d’oublier. Les sentiments doubles pullulent dans son intériorité. Le pays, son lieu natal, se montre protégeant et cordial, mais il se révèle également étranger et inconnu, voire hostile. Le retour entamera une nouvelle étape dans son existence : « notre installation, notre immigration […]. Ce serait comme une petite naissance, un nouvel état civil, un état civil complet. »140. Elle avait mis tout son espoir dans ce déménagement, elle a voulu assister à une sorte de renaissance, mais elle n’a pas pu se réconcilier avec le passé et ni pu mettre de l’ordre dans ses pensées. Petit à petit, elle s’est mise à comprendre que l’oubli est illusoire. L’inconvénient logique de son identité intermédiaire sera qu’elle ne se sent de nulle part. Elle est asservie à une étrangeté qui se manifeste d’abord au niveau concret et qui engagera peu à peu le domaine abstrait, existentiel. Elle est confrontée à la nullité et à l’inutilité de l’existence : Elle sentait leur présence [de son mari et de son fils] comme un champ magnétique, qui la portait et l’entourait mieux que l’air. Sans eux il ne serait resté que l’écriture, et les voyages. Une absence, sans eux. Une diffusion lente de ses atomes, jusqu’à l’évaporation complète. Elle aurait fini comme Pablo – non comme son père […] elle, son domaine c’était l’absence. Ecrire était le lieu où elle faisait l’expérience du vide.141 Nous notons d’emblée que sans sa famille elle serait clairement perdue et livrée à une folie due au vide corrosif. Elle puise dans leur présence les forces pour agir et pour vivre, cependant même en leur présence elle traverse des crises de solitude et d’anxiété. La citation suivante corrobore l’idée qu’elle se sent aliénée. Elle scrute les profondeurs de son être : Il aurait fallu écrire j/e. Un sujet ni brisé ni schizoïde, mais fendu, décollé. Comme les éléments séparés d’un module, qui continuent à tourner sur orbite. J/e courais devenue bulle de pensée. La route était libre. J/e courait, j/e devenait la route, les arbres, le pays. Le pays était un point d’origine [...]. 142 Elle se dit dissociée et se considère comme une étrangère qui se fraie un passage dans son pays d’origine. L’aliénation d’elle-même et de la vie en général se greffe sur la dépossession géographique et ethnique. Le désavantage majeur de sa double nationalité consiste donc en ce dédoublement. Elle expérimente plusieurs versions de elle-même aux dépens de sa stabilité mentale. Le néant épouvantable de notre existence et l’existentialisme 140 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 73, 74. Ibid., p. 176. 142 Ibid., p. 177. 141 56 résultant sont responsables de cette relation double et compliquée. Ce fait mérite d’être mentionné : J’aimais le globe sur mon bureau et j’aimais ce promontoire sur la mer parce que j’avais besoin, souvent, de renouer avec la sidération comme un point d’origine de l’écriture. Se tenir debout sur la Terre, dans le cosmos et le néant : l’écriture et cette sidération c’était la même chose, c’était constater notre présence face au vide, et là, comme on pouvait, penser.143 Cette citation renferme des idées complexes et des questions existentielles sur l’identité et le but dans la vie. La femme aimerait résoudre les énigmes de la vie. Tantôt elle se réjouit des « merveilles » de la vie, tantôt elle conçoit de la « haine ». Dans la formulation suivante, Marie Rivière précise qu’elle « […] était plutôt contente, elle avait lutté contre le rien, elle avait vaincu la pente d’inertie, elle avait triomphé du ciel vide et du soleil stupide […] » 144 . Mais contrairement à cette affirmation, celle qui suit est beaucoup plus pessimiste : Mais dès la saison des bains passée, la mer vous prend à part et vous dépossède. Ce que vous êtes à l’intérieur se retrouve à l’extérieur. Vos molécules se mélangent au ciel et à l’eau, la solitude se diffuse. Les mots et les choses s’écartent, la pensée ne suit plus, les signes se désamarrent ; et le moi devient une grande béance plein d’eau salée. L’espace qui claque entre la vague et le rivage, elle connaissait bien cette hypnose, adolescente : la consolation du vide. […]. Et le moi existe, vivant, mouvant, quand le monde défait le sujet familial dans son souffle.145 La solitude et le vide incitent à une mélancolie ainsi qu’à un rapport ambigu avec son « être ». Le « nous », la famille peut faire contrepoids à la solitude, mais la « perte » de ses deux frères annule cette sécurité de la famille. Ce dernier fait est confirmé par la déclaration suivante : Et nous, la famille […]. Quand j’imaginais mon frère je voyais volontiers quelqu’un de stupide, égoïste, et indifférent. […] une autre identité douloureuse et pittoresque…se croyant fils d’Irlandais, de Corse, de Russe de Lituanie, un insensé coupé de sa base, un Martien psychotique, un débile en exil. 146 Elle se fâche contre son frère psychotique et elle doute de la vérité en ce qui concerne son frère décédé. Paul, existe-t-il ? Où ? Comment ? Quelle est son histoire, quel est son caractère ? Afin de compenser la lacune, elle s’inventera un frère immatériel et fantomatique. Elle veut renouer avec ses racines à dessein de se comprendre. Nelly Kaprièlian avance à juste titre que : 143 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 227, 228. Ibid., p. 40. 145 Ibid., p. 84. 146 Ibid., p. 92, 93. 144 57 Marie Darrieussecq livre une habile définition d'un soi en perpétuelle construction. […]. C'est au fond dans le pays de sa pensée et de ses flux que Darrieussecq nous invite, [ …]. On se laisse glisser avec son être de fiction, « Marie Rivière », parce que sa langue coule et traverse toutes les strates d'une constitution identitaire. La vraie question au coeur du livre : l'appartenance. De quoi est-on constitué ? de là d'où l'on vient, de nos morts (la mémoire), de nos mise au monde (la famille), de l'amour (le couple), de la langue... bref, qu'est-ce qui fait « pays » ? 147 Le personnage principal descend en soi-même et dans sa conscience. Par le biais de ce voyage intellectuel, elle se livre en effet à de longues méditations sur le néant, sur la famille et sur l’origine : « « pays yuoangui », qu’est-ce que ça voulait dire ? »148. Michel Abescat professe que pour s’apaiser, il faut cesser de remâcher interminablement les mêmes interrogations sur l’identité et sur les souffrances du passé : Généalogique et familiale, sentimentale et amoureuse. Une géographie des vivants et des morts infiniment brûlante, que seule l'écriture permet de relier et de tenir à distance. Qu’importe au bout du compte le « pays d'origine ». L'essentiel est de s'habiter soi-même.149 Marie Rivière conclura effectivement que l’identité est avant tout une construction : « Reste ici et maintenant. Le moi est un vaisseau spatial, capable de relier des univers, de rabattre les unes sur les autres des galaxies lointaines… » 150. De même, les frontières géographiques sont inventées par l’homme. Elle trouve clairement que la possession des terres s’avère une idée abjecte151. Elle pâtit de l’injustice de la vie et le fourmillement de ses idées sur l’origine dévie son attention de l’essence, notamment de la vie réelle et tangible : Quand elle partit à Londres puis à New York, elle comprit que le pays où elle était née, que son sol même, n’existait pas. Il fallait sans cesse expliquer, situer, introduire du jeu dans le déterminant « française ». Les nuances sur l’origine impatientaient. Elle abandonna. Etre d’une minorité pouvait, dans certaines sociétés, présenter quelques avantages ; mais la minorité yuoanguie, personne ne voyait. Les Yuoanguis n’existaient pas hors de leurs frontières. Mais ces frontières n’existaient pas.152 147 Nelly Kaprièlian, « Le Pays, un monde à soi », Les Inrockuptibles, 17 au 23 août 2005. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 148 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 92. 149 Michel Abescat, « Un roman de Marie Darrieussecq sélectionné par Télérama et France Culture. », Télérama, le 31 août 2005. (consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 150 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 49. 151 « Et moi, passeport français, je voyais encore la planète comme un espace idéal. Ceux qui souffraient de ne pas avoir de frontières, je leur opposais la petitesse de leur pays et la splendeur d’un monde ouvert. On n’allait pas entre-tuer pour que trois hectares puissent émettre des timbres ? Je marchais sur leur plaie ouverte. », Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 96. 152 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 133. 58 2.2.6 Bref séjour chez les vivants Bref séjour chez les vivants met en scène quatre femmes qui sont tombées dans des crises identitaires et des crises d’angoisse. Elles sont tourmentées par des angoisses diverses : existentielles, irrationnelles mais aussi l’épouvante de rester seules. Ces femmes craintives traversent toutes des crises d’identité à tel point que certaines parmi elles songent au suicide. Elles se sentent visiblement comme des étrangères dans leur corps et dans leur tête, elles développent des réflexions bizarres. Anne, par exemple, a des idées saugrenues sur l’existence. Ainsi, elle témoigne d’une peur irrationnelle d’être assassinée. Elle se convainc que la vie soit prédestinée, cette pensée la console faiblement. Elle pense que sa vie est « réalisée » par des recruteurs et par conséquent elle se sent élue : Je serais moi aussi a priori facile à tuer, mais sur mes gardes, on ne m’a pas recrutée pour rien […] Mes circuits dessinent une figure que j’ignore, déterminée par des lois que j’ignore […]. Les agents recruteurs […]savent décrypter de telles cartes, chaque vie attachée à son petit tracé par la ficelle des routines, celle même de la fugue […].153 Ici nous trouvons un bel exemple de ce type de foisonnement de ses pensées décousues. Anne se distancie d’elle-même, soumise à une souveraineté qui détermine ses actions. Elle est à la merci des recruteurs et apparemment elle ne peut pas agir de son plein gré. Il s’ensuit qu’elle éprouve une sorte d’étrangeté. Elle parle à elle-même, elle se recule pour se contempler. L’inconsistance de ses raisonnements tourne ses pensées vers les trajets de vie et vers les routines qui font que beaucoup de gens sont des victimes faciles pour des tueurs en série : Anne ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je suis Anne et je ne vois que le soleil qui poudroie, et l’herbe qui verdoie. Ma mission, ma réponse. Le serial killer le tueur en série isolait probablement ses victimes dans la foule ; les suivait, des journées entières.154 Elle fait des digressions sur toutes sortes d’idées qui lui viennent à l’esprit. Un peu plus tard dans le roman, elle a l’intention de s’aliéner, de détacher l’esprit du corps. Elle veut disparaître afin de vivre complètement dans son intériorité, afin de se retirer dans sa conscience car nous sommes incapables d’échapper physiquement à la réalité. Il va de soi que cette idée est angoissante : 153 154 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 42. Ibid., p. 40, 41. 59 Ne plus envisager, rien, que rester là, assise, face aux arbres de notre maison. Puisqu’on ne peut pas échapper. Assise la plupart du temps. Dans la grande maison où j’avais peur la nuit. Laisser le corps là. Dans la grande maison vide où personne n’entend. Le corps dans le fauteuil. La coquille de la maison autour. Et piloter la pensée.155 A plusieurs reprises, Anne scrute son propre corps. Dans le fragment ci-dessous, elle se croit visiblement dotée d’un atout surnaturel : allongée sur son lit, dans le noir de la nuit tombée. Adhérant, elle Anne, surfant sur le réseau du grand cerveau global par empathie, se connectant aux consciences, un peu sur le modèle de l’ange gardien […]. Elle Anne, sur son lit ou dans sa chaise longue, réceptrice du monde. […]. Signes à elle destinés.156 La sœur aînée, Jeanne, rumine ses pensées concernant l’identité et la provenance. Elle refuse de croire à la stabilité et à l’accomplissement de l’être humain. Nous sommes caractérisés par la présence de plusieurs « personnalités », d’ailleurs chacune des personnalités comporte plusieurs facettes : « Diego qui me demande si je suis la même dans toutes les langues. Je ne sais même pas si je suis la même d’une phrase à l’autre. »157. Elle estime d’ailleurs qu’elle aussi bien que les autres membres de la famille sont « Tous exilés dans une géographie de songe. Mais déjà nous n’étions pas vraiment français. […]. »158. Nous ne sommes composés que d’atomes : « Atomes en fusion, molécules de matière grise frottées, consumées »159. Notre cerveau est un ensemble de particules et de la même manière, notre identité se compose d’une combinaison de facteurs relatifs : […] mon père est tout de même anglo-irlandais ma mère est basque et la France n’est qu’un trait d’union, on ne peut pas dire que ça me constitue, loin de moi toute idée de patriotisme 160 Selon Jeanne, nous ne pouvons jamais fixer l’identité, ni la circonscrire une fois pour toutes, c’est illusoire étant donné les vicissitudes qui dérangent notre existence prétendue linéaire. Il paraît donc que Jeanne pâtit de ces injustices de la vie. Semblablement, Anne succombe sous le fardeau temporel, elle se croit une victime du temps qui s’écoule. La fébrilité d’Anne éclate dans le passage suivant : Si ça pouvait s’arrêter pour de bon, juste une seconde, qu’elle respire […]. Obéir et avancer […]. Il faut savoir attendre, se poster au bon endroit. Attendre le recruteur, le bon recruteur. Décoder les signes, infimes mais remarquables.[…]. Elle : peut-être une sensibilité particulière aux ondes. Les crises 155 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 69. Ibid., p. 185. 157 Ibid., p. 83. 158 Ibid., p. 84. 159 Ibid., p. 85. 160 Ibid., p. 220. 156 60 d’angoisse de trois heures de l’après-midi, héritage maternel. Modélisation familiale sur le mode du coucou l’est parti. Puisqu’il semble évident aujourd’hui, diverses sources poussent à le croire, que Pierre Johnson fut recruté. 161 De nouveau, l’incohérence de ses pensées saute aux yeux : elle est obsédée par un sentiment d’anxiété disproportionnée. Elle expose une grande vulnérabilité face à la vie qui continue sans pitié. Elle se sent livrée à la routine, participant obligatoirement à un monde dont elle ne fait guère partie. Elle doit « jouer le jeu » et vivre « automatiquement », tandis que la vie des autres continue et se déroule séparément de la sienne. Tel est le cas par exemple de la vie de Laurent et de celle des touristes.162 Les pensées de Nore, la cadette, et celles d’Anne se ressemblent parfois : « Ça lui serre le cœur, la vie va passer à cette vitesse-là, elle le sait déjà […] être mortelle quelle catastrophe »163. Nore est frappée de la conscience aiguë de son existence, de sa mortalité et de sa relativité. Elle effleure l’idée de changer d’identité, de bousculer le temps ainsi que la provenance… ses pensées égarent : « Stupéfaite, non de conduire, mais d’être là ; je me constatais, je me regardais, glissant dans le mouvement, obligée de l’accompagner, incapable d’en sortir »164. Elle a eu un accident de voiture consécutivement à le foisonnement et l’alternance ininterrompue de pensées concrètes et existentielles. Exceptée les hantises existentielles, les quatre femmes souffrent également d’un sentiment de culpabilité qui entrave leur faculté à continuer leur vie et à « enterrer » le passé, en particulier l’épisode de l’accident fatal. Shirley Jordan prête attention à ce trauma refoulé : While his sisters were charged with his care, Pierre was swept out to sea and drowned. His grotesquely sea-changed body was washed up a month later and it becomes the phantom, the dark unspoken secret of this novel. A further daughter Eleanore was born, whose diminutive 'Nore' is a constant homophonic reminder of her ignorance: Nore 'ignore' the family history; she is never told. Despite the hope represented by this new birth, Nore is woundingly reminiscent of Pierre. The family cannot recover and it splinters: 'une famille fichue', says Darrieussecq, 'mais qui essaie de continuer'. […].The Johnsons become diasporic, dispersed over different time zones. […]. All family members, except for Nore, undergo psychotherapy and live in denial. Even Nore, terrified of water as a youngster and convinced that in a former life the air was squeezed out of her by some great, wild force, remains obscurely aware of something.165 161 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 108, 109. « s’y tenir », « sous les ailes des avions se tenir seule, tenir la ville à l’horizontale » ; « se laisser porter, glisser, entendre le clic au moment du contact, alors on est au centre, un des centres, un des univers-îles », Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 110, 111. 163 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 208. 164 Ibid., p. 227. 165 Shirley Jordan, « “Un grand coup de pied dans le château des cubes” : formal experimentation in Marie Darrieussecq’s Bref séjour chez les vivants », The Modern Language Review, samedi 1ier janvier 2005, p. 56. 162 61 Cette « lésion » est à l’origine des angoisses irrationnelles de ces femmes. Pierre est noyé lors d’un jeu : « tout seul si petit Anne et moi retenant notre souffle le plus longtemps possible […]»166. Jeanne est déchirée par la culpabilité, mais elle insiste aussi sur leur innocence c’est-à-dire qu’elles étaient très jeunes, trop jeunes pour se rendre compte et pour assumer la responsabilité. Un sentiment de culpabilité dévore la mère, elle se reproche d’avoir failli à son devoir et de ne pas avoir été responsable. Elle se tourmente et malgré elle, elle éprouve une colère légère et subconsciente contre ses deux filles « coupables ». Il n’est point exagéré de dire que ce trauma a provoqué une scission à l’intérieur de la famille. Nous éclaircirons brièvement une perspective intéressante, avancée par Arthur Allain dans son mémoire sur Bref séjour chez les vivants. Selon lui, le deuxième conjoint de la mère incarne la déformation ou le traumatisme au sein de cette famille. Momo, ayant un visage à moitié déformé, représente une allégorie pour la famille défigurée. Etant donné que la mort de Pierre occupe totalement l’existence et la pensée de la mère, elle a besoin de Momo afin de ne pas s’aliéner entièrement ; alors que pour les autres, les trois filles, il est comme un intrus dans le milieu familial : Il ne s’agit évidemment pas d’un tombeau au sens propre mais d’un emmurement progressif de la mère dans une tristesse inconsolable qui correspond tout à fait au caractère de cette dernière. Momo peut donc, pour résumer, représenter sur un plan allégorique la dislocation de cette famille et l’enfermement dans la dépression de la part de la mère. […] l’emmurement inexorable dans la tristesse et la dépression sans retour possible vers l’été des jours heureux. La matérialisation de l’avenir inexorablement malheureux de cette famille que nous voyons en Momo se trouve en effet signalée explicitement dans l’opposition de celui-ci à la figure de John, image inverse du bonheur révolu : « Momo, elles ne l’ont jamais vraiment accepté, John comme un dieu, un dieu perdu » (P. 21).167 La substitution du père par Momo est dérisoire, les absents sont irremplaçables. Les blessures morales restent vives et béantes. 166 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 143. Arthur Allain, « Momo, allégorie d’une famille défigurée », mémoire sur Bref séjour chez les vivants. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 167 62 2.2.7 White Le roman suivant, White, développe l’allégorie de la quête humaine sur ce globe : la vie est un périple.168 Les personnages engagent une exploration scientifique sur le pôle Sud et y seront invités à réfléchir sur l’existence humaine et particulièrement sur leur propre existence sur Terre. L’immense vacuité du pôle Sud leur procure d’une angoisse métaphysique et existentielle. Les scientifiques qui s’y rassemblent éprouvent une expérience exceptionnelle. L’idée que l’homme ne pourra jamais expliquer tout s’impose. Il faut admettre l’existence de mystères impénétrables que l’homme ne pourra jamais élucider : Edmée Blanco contemple les cinq soleils et son cerveau humain est la seule chose vivante, désordonnée et vivante, de tout cet assemblage de sphères et de cristaux. Il aurait fallu quelqu’un pour s’enthousiasmer ; quelqu’un à qui crier : regarde ! Un autre corps délimité par la peau et battant de sang et capable d’aligner deux pensées cohérentes pour dire si oui ou non une telle chose existe. S’effrayer et s’enthousiasmer avec quelqu’un pour chasser l’envoûtement, le poids, le silence. Est-ce que c’est vraiment beau ? et le temps de courir à la base, est-ce que ça ne va pas disparaître ? La chose à cinq yeux dans le ciel la regarde, elle, Edmée, sans enthousiasme évident.169 Cette confrontation fait ressortir la place relative occupée par l’homme et la grandeur de la nature. De là, la critique sous-jacente envers la mégalomanie de l’homme, il se croit impeccable et surestime ses capacités ainsi que l’importance de son ego. Les êtres humains se caractérisent par une convoitise immodérée d’acquérir du pouvoir et par conséquent ils s’arrogent le droit d’explorer les zones vierges de monde. Les hommes se croient trop prééminents ainsi, ils s’écartent de la nature et s’aliènent d’eux-mêmes. Dans ce sens, cette expérience polaire constitue une leçon de relativisme. Poussée à l’extrême, elle débouche sur une anxiété énorme devant la vie et aboutit à une aliénation. Nous repérons une sorte d’engrenage de l’absence : le vide « palpable » ou concret sur le pôle Sud entraîne une solitude terrifiante qui recèle un vide abstrait et existentiel. Le néant englobe plusieurs types de « vides » : « Et nous-mêmes dans le verre d’eau de la mer, etc. Ou dans l’estomac d’un grand ruminant. »170. Métaphoriquement, elle réfère à l’emprisonnement dans la vie et dans cet espace clos. Malgré l’infinité, la sensation d’un univers restreint prédomine. L’atmosphère s’avère asphyxiante si bien qu’elle suscite une 168 Comme dans Le Pays, le voyage symbolise la vie qui se compose d’une succession de découvertes. Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 87. 170 Ibid., p. 15. 169 63 claustrophobie : « Enfermés dans un Tupperware secoué dans tous les sens. »171. Tout d’abord elle veut dire qu’ils sont « incarcérés » littéralement dans l’avion et puis, qu’ils sont claustrés figurément dans les vastitudes du pôle Sud. L’angoisse étouffante apparaît dans beaucoup de phrases : « Bleu comme, comme est bleu quoi, l’inconnu ? Le vide ? La peur, oui : le Grand Sud. »172. A l’instar d’Edmée, Peter s’attarde souvent sur le sujet de la désolation : « tout est vide et blanc. Immense plateau de neige […]. Est-ce qu’on peut appeler ça un paysage ? »173. Il est consterné de cette immensité vaste. Le vide de ce retrait se révèle dévastateur, quoique ils l’aient entrepris de leur propre initiative. L’isolement jette la amertume de l’existence à la tête des deux protagonistes. L’existentialisme face à l’inconnu, le néant et le relativisme corroborent l’angoisse immanente de l’existence. Les doutes et les réminiscences sur le vide atteindront un point culminant sous forme d’une réflexion très personnelle concernant l’identité et le sens de la vie humaine. Au début, les interrogations générales et superficielles dissimulent des interrogations intimes. Ainsi, Edmée est persécutée par le passé, par l’affaire Higgins et un certain sentiment de culpabilité. Peter se pose des questions insolubles en ce qui concerne son passé et à l’égard de son identité. Les deux s’enfuient dans cette mission . Peter admet que : « La nostalgie de l’Islande est un sentiment que Peter n’avait pas prévu. Mais on est tellement à l’écart ici, qu’on peut avoir la nostalgie de n’importe quoi ; n’importe quoi de chaud et de vivant. »174 Peter, surnommé le fou est d’origine islandaise, mais il hésite lui-même. Il est visité par le fantôme de sa sœur, Clara, ainsi que par des souvenirs qu’il n’arrive pas à localiser. C’est comme s’il a fait tabula rase du passé : De sa langue maternelle il ne lui restait rien, absolument rien, […], c’était comme si on avait basculé un interrupteur dans sa tête. Il paraît que ce genre d’amnésie est un phénomène courant chez les enfants déracinés […]. 175 Les fantômes énigmatiques du pôle observent et commentent les images visuelles qui hantent l’âme de Peter. Ils remarquent que : 171 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 22. Ibid., p. 28. 173 Ibid., p. 34, 35. 174 Ibid., p. 102. 175 Ibid., p. 97. 172 64 Le souvenir, si c’en est un, est très loin de la surface mentale de Peter […]. Le souvenir, si c’en est un, est redevenu si ténu que même nous, les fantômes, avons du mal à percevoir […]. D’image, rien, s’il y en a jamais eu. C’était peut-être un souvenir de rêve.176 Edmée se pose des questions sur les motifs qui l’ont incités à entreprendre ce voyage hors du commun. Elle a l’air déconcerté : « Qu’est-ce qu’elle fiche là ? […]. La sensation de froid aux sinus et dans la gorge, et la pompe accélérée du cœur, voilà ce qui reste à Edmée, voilà ce qui reste d’Edmée.»177. Nous observons qu’il y a une alternance entre l’attraction et la répulsion face au vide : tant le vide spatial que le vide existentiel. Etant donné son côté incompréhensible et inexplicable, c’est ce dernier qui effraie véritablement et qu’on veut combattre. Les deux protagonistes, Peter et Edmée, recherchent délibérément le vide sous forme de l’isolement géographique et la distance de leur environnement, et ironiquement ils sont condamnés à regarder en face leurs manies. Dans une entrevue, l’auteur confirme que : Peter et Edmée savent tous deux que la langue qu’on parle est une convention aléatoire, comme le lieu où l’on est né. Ils savent justement que ce n’est pas très important. L’exil est leur identité, mais avec le Pôle Sud, ils trouvent un exil hyperbolique, ils sont presque jetés hors de la planète.178 Le néant se révèle trompeur, il n’est que vide apparent. Les deux sont entourés et observés par des fantômes ; leurs spectres internes respectifs et surtout ceux des prédécesseurs, c’est-à-dire des explorateurs d’antan. Il est à noter que ces fantômes sont à la fois différents de et comparables à ceux qui peuplent les autres livres de Marie Darrieussecq. Dans White, ils se présentent de façon plus prononcée, ils forment une collectivité et ils s’adressent aux lecteurs. Ils ne sont pas vraiment inventés ou conçus par les personnages principaux, mais les fantômes s’alimentent de leurs angoisses. Ils soulignent la présence d’une tension. Exactement comme dans les autres livres de l’écrivain, ils naissent de l’accablement du passé. Ils nous dévoilent la difficulté de lâcher le passé ainsi qu’une espèce d’angoisse qui pèse sur les personnages, une anxiété existentielle de vivre.179 176 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 105. Ibid., p. 88. 178 Entretien réalisé par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004 (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 179 Nous élaborerons cette thématique plus en détail dans les chapitres suivants. 177 65 2.2.8 Tom est mort Le roman le plus récent de l’écrivain, Tom est mort, traite d’une mère qui, désormais, sera la mère de « Tom est mort ». Nous avons déjà vu qu’elle se considère comme la mère de quatre enfants, comme si elle a accouchée de quatre enfants, à savoir Vince, Tom, Stella et Tom mort. La perte du fils définit l’identité des parents ; c’est la raison pour laquelle elle recourt obstinément au terme de « mère endeuillée », c’est-à-dire qu’elle réclame ce statut spécifique par analogie avec le terme de « veuve ». Malgré la distance temporelle, la mort de Tom demeure une réalité extrêmement angoissante et douloureuse. Cette mort appartient à une réalité cruelle : « Je me suis dit que la mort, on ne s’en sortait pas. »180. La mère est marquée à jamais par cet accident, elle porte la cicatrice de cette dislocation qui l’entraîne presque vers la folie. Lucie Cauwe appuie ce point de vue : Et c’est cette mère en deuil, amputée à jamais d’une partie d’elle-même par une tragédie, qui se livre, entrouvrant la porte à la femme en détresse qu’elle a été, consignant sa souffrance pour ne pas 181 l’oublier. Il est clair que cette mère en grand deuil rejette l’idée de « se remettre » après cette mort et elle ira même plus loin. Elle établit une comparaison entre les « fantômes » d’un membre amputé du corps et les fantômes d’un membre de famille mort. Dans les deux cas, la douleur « fantomatique » se présente comme une douleur aiguë et donne l’impression que le membre est encore là : Je ne sais pas comment ça marche, dans la tête. Sur ça, on ne sait pas grand chose. J’ai lu le témoignage d’un homme qui a perdu un bras, tout son bras, jusqu’à l’épaule. Il a mal à ses articulations fantômes. La nuit quand il se tourne dans son lit, il anticipe, comme nous faisons tous, la présence de ses deux bras. Mais l’absence le réveille. Le bras absent lui fait mal. […]. Il paraît que le cerveau peut mettre une vie entière à apprendre que le bras n’est plus là ; à déconnecter les neurones qui s’occupaient de ce bras.182 L’idée d’une famille démembrée, déjà rencontrée dans Le Pays, revient ici : la perte d’une personne aimée est assimilée à la privation d’une partie intrinsèque et substantielle de soimême. Un membre de famille mort est comparable à un membre fantôme, c’est-à-dire à la 180 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 160. Lucie Cauwe, “Le chagrin d’avoir perdu son petit Tom », Le Soir, vendredi 7 septembre 2007. (Consulté par Internet : http://archives.lesoir.be, date de la consultation : 24 juin 2008). 182 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 68. 181 66 sensation « éprouvée » à l’endroit d’un membre amputé, atrophié comme si ce membre est encore présent. De même, cette mère est persuadée que son fils plane autour d’elle, elle ressent la présence de son esprit. La mort devient un membre de famille. Elle commence à enregistrer les vibrations sonores causées par sa voix, mais elle cache les magnétophones parce qu’elle se rend compte de son inclination au délire et du fait que les autres ne peuvent pas l’entendre. Elle est privilégiée en tant que mère, plus sensible au nouveau mode d’être de Tom. Même si elle est accompagnée par le fantôme de Tom, elle doit admettre que, malheureusement, cela n’apaise guère la douleur. Bien entendu, la présence spectrale est surestimée et n’équivaut pas du tout à la présence réelle et tangible. En dépit de sa disposition à éprouver des émotions fortes et à se vautrer dans la souffrance, elle connaîtra un allègement passagère : J’ai eu un bref moment de bonheur. L’eau m’a lavée. […]. Le temps a brièvement coulé dans mes veines. Mon corps se modifiait. Je respirais, mes poumons prenaient l’air dont ils avaient besoin, ma gorge le laissait passer et l’air regagnait l’air, ensuite, librement. C’était comme dormir, dormir finalement.183 Nous constatons un certain soulagement, nous comprenons aussitôt que, pour le reste, la mère est accablée de soucis et par la tristesse. Les premières vacances sont évoquées avec amertume puisque son bagage comporte la mort de Tom. Sa valise est remplie par le souvenir de Tom, son arrachement par la mort et tout la souffrance qui y va de pair. La citation suivante illustre bien le caractère omniprésent de son fils : C’était huit mois après la mort de Tom. Cette durée-là ne m’évoque rien. Quand je pars en Tasmanie avec Stella, Vince et Stuart, Tom vient de mourir, ou il est mort il y a très longtemps. Je pars en Tasmanie avec la mort de Tom depuis toujours. Le temps n’a pas passé, il y a mille ans que Tom est mort et il meurt tous les jours.184 Elle insiste sur le fait que les « Dix ans à ressasser le vide. »185 n’ont guère été curatives. Le temps ne possède pas de force magique, la perte d’un enfant marque les parents de son empreinte ineffaçable : « Le temps ne console de rien. Il y avait les endeuillés purs et durs, les inconsolables, et les autres, qui voulaient avancer, qui passaient pour des vendus, des lâches. » 186. Elle proclame que le rétablissement complet, après la mort d’une personne 183 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 156, 157. Ibid., p. 157, 158. 185 Ibid., p. 13. 186 Ibid., p. 184. 184 67 aimée, n’est guère possible. Cela l’indigne. Elle s’est promise de ne jamais reprendre sa vie normale parce que cette vie inclut inévitablement Tom. En outre elle se pose des questions absurdes sur le temps du deuil, les types de deuils et les degrés de souffrance ce qui dépend entre autres du lien avec la personne décédée. Elle se fâche énormément sur le commerce de la mort, c’est-à-dire le mercantilisme de notre société actuelle. On commercialise ce qui ne devrait pas être commercialisable, à savoir la mort, le deuil et la douleur : « Le commerce de la mort est forcément kitsch. »187. Cette mentalité inspire la répugnance et confirme l’hostilité et l’injustice de cette société. Elle opère une répartition de deux espèces humains : « Ça fait comme deux espèces humaines : les innocents, et nous. […]. On causait entre nous, on s’épaulait et on se haïssait, on s’autorisait à bredouiller, trempés de morve et de larmes, seuls, mais dans le groupe. »188. Elle laisse entendre un certain mépris pour ceux qui sont épargnés de la mort d’un proche. Mais il est vrai qu’elle éprouve avant tout un besoin très fort de parler et d’épancher son cœur. Le groupe et la compréhension mutuelle des endeuillés forme une aide subtile. Les séances font ressortir la difficulté à parler d’autre chose et de lâcher. Son identité est associée à l’événement tragique de la mort. Elle a martelé l’idée que son identité a été bousculée ; la mère de Tom qui a disparue et a été substituée par la mère de ‘Tom est mort’ : Celle qui est mort avec Tom c’est la mère de Tom. Reste la mère de Vince et la mère de Stella. La mère de Tom n’est plus. Celle que Tom voyait. Celle que j’étais dans le regard de Tom, née avec Tom et pour Tom. […]. Qui était la mère de Tom ? Je ne la vois plus. Dans les blancs elle disparaît. Il m’a peut-être emportée. Il m’a prise avec lui. C’était une idée presque apaisante. Me dire que je l’accompagne, où qu’il soit. Que je lui suis d’un peu d’aide. Et qu’une écorce vide reste ici à faire mes gestes et à garder mon souffle, une femme de paille.189 La mère s’étiole lentement, elle n’est plus que l’ombre de soi-même. Elle se sent aliénée, comme une étrangère dans son propre corps : « A part de la mère d’un mort, j’ai très peu d’idées, sur ce que je suis. »190. 187 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 98. Ibid., p. 184. 189 Ibid., p. 224. 190 Ibid., p. 246. 188 68 2.2.9 Conclusion A la lecture des œuvres, une angoisse pour le monde et la situation de vie se manifeste chez toutes ces femmes. Elle décèle la fragilité de notre existence. En un mot, la fatalité dans la vie de ses femmes et la notion des aspects incontournables de leur identité exhortent à une anxiété. Nous constatons d’ailleurs que le vide et la solitude sont liés à une certaine réflexion existentielle. Les préoccupations centrales des héroïnes étant l’existence individuelle, la liberté et les choix personnels. Cet enchaînement fait ressortir la responsabilité de chacun et en même temps la relativité et l’impuissance humaine. La vie impose parfois des « choix » ou mieux ses lois. Ainsi le manque, causé par la perte d’une personne chérie, conduit à fuir dans un monde alternatif. Il va donc de soi que cette sensation existentielle augmente l’inquiétude et que vice-versa l’angoisse contribue au malaise existentiel : les deux s’influencent mutuellement. L’existence reste une source d’interrogations intarissables, les héroïnes se posent inlassablement les mêmes questions. En outre les femmes sont scandalisées par l’attitude de la grande majorité des gens, c’est-à-dire par leur égoïsme et par leur indolence. On leur inculque des craintes et des contraintes dont dépend leur bonheur mental. Au sein de cette société, elles se sentent toisées, incomprises. Sous un déluge de questions, elles se rendent à une appréhension. L’anxiété suscite donc un raz-de-marée qui paralyse ces femmes. Pétrifiées d’angoisse, il n’est pas du tout facile de secouer le joug du passé et de se dégager de la crainte. Une escapade dans les limbes de la pensée humaine, dans les ténèbres de l’inconscient s’impose. Bref un univers imaginé servira de contrepoids à la réalité. Voici la justification de ce thème dans le cadre de ce mémoire : l’angoisse, tout comme la solitude, est une condition indispensable pour le recours à une mesure radicale, à savoir le retrait dans un univers propre. Notre thèse prône que les fantômes remplacent un vide laissé par la disparition, la mort ou le départ d’une personne aimée. De cette manière, ils consolent et par conséquent ils atténuent en quelque sorte les peurs. La création d’un monde imaginaire qui s’avère moins menaçant constitue un moyen de remplir le vide et de tromper l’absence puisqu’il accueille les esprits de ceux qui nous ont quittés. Dans la troisième partie nous tâcherons de montrer que la fuite forme une méthode pour essayer de vaincre la perte. 69 2.3 Création d’un univers propre 2.3.1 Introduction Dans cette partie, nous aborderons l’incitation à la fuite et à créer un univers propre et fantastique. Les héroïnes y sont encouragées inconsciemment par les circonstances, c’est-àdire par la solitude et par l’angoisse qui ombragent dorénavant leurs jours dans ce monde « hostile ». Déçues par la réalité, elles chercheront une consolation dans un monde forgé. De cette façon, elles franchissent la frontière du réel et dans la dernière partie nous verrons qu’elles passent également la frontière entre la lucidité et la « folie ». De toute façon elles se trouveront dans une zone floue et intermédiaire. En ce qui concerne le mélange d’univers, nous référons au concept de « l’hyperréalité » de Jean Baudrillard.191 Selon lui « l’hyperréalité » désigne l’interférence entre la conscience et la réalité. Le terme souligne la déficience de la conscience de distinguer l’imaginaire de la réalité. La conscience se niche dans le monde de l’hyperréel. Nous constaterons effectivement que les héroïnes n’arrivent souvent pas à différencier le réel du fantastique. Le fabulateur est comme emprisonné dans le rêve de sorte qu’il perd le contact avec la réalité. Ainsi, il ne réussit plus à faire la différence entre le réel et l’irréel. Pour les héroïnes le rêve est donc le premier pas franchi. Pour certaines de ces femmes192, l’écriture possède un effet analogue. Elles tâtent les limites du réel à l’aide de la création d’un univers propre dans leurs rêveries, dans l’écriture et dans leur imagination. Les limites s’abolissent de plus en plus tant et si bien que finalement il existe presque une coïncidence totale entre leurs deux mondes. La réalité et la fantaisie sont des univers imbriqués les uns dans les autres. L’entrelacement va jusqu’à confondre complètement le lecteur. Souvent, comme les femmes protagonistes, nous ne savons pas où nous nous retrouvons exactement. Dans la réalité, dans le rêve ou dans l’imagination ? Un entre-deux flou s’impose. Les femmes se construisent un univers propre, apte à accueillir le fantôme d’un disparu ou d’un absent. En accord avec leur enfermement dans la solitude et dans l’angoisse, elles s’isolent intentionnellement et en même temps de façon inconsciente : 191 192 Paul Hegarty, Jean Baudrillard: Live Theory, London, Continuum, 2004, p. 101. Il s’agit des protagonistes dans les romans suivants : Naissance des fantômes, Le Pays et Tom est mort. 70 Avec une étonnante assurance, une imagination pour ainsi dire clinique, Marie Darrieussecq raconte cette inondation par l’absence, cette épaisseur palpable du vide. Elle dessine, de mémoire dirait-on, la trace exacte laissée dans l’air, dans l’espace et jusque dans les choses par le disparu. […]. Les paysages se mélangent, d’urbains ils deviennent aquatiques, fantastiques […] les fantômes s’en mêlent, acquièrent la consistance que les vivants ont désertée…193 Dans ce passage, Patrick Kéchichian avance à juste titre que la logique a été renversée. La mort est comme une forme de vie, un mode mystérieux, inconnu de l’homme. La plupart des femmes protagonistes croient à la possibilité d’avoir du contact avec les morts parce que, selon elles, ils n’ont pas complètement disparu. Ils résident dans un entre-deux indécis, donc il faudra savoir les y joindre. Cette argumentation légitime leur enfoncement dans un monde parallèle et irréel. L’évasion dans un univers détachée du monde ténébreux et menaçant fait chanceler les certitudes. L’univers construit dans leurs têtes prend toujours de plus en plus de consistance et se diffuse dans la réalité concrète. La réalité s’éparpille, c’est une preuve de l’aliénation qui augmente la tendance à la fuite. Les femmes essaient de se faire un cocon sûr, inaccessible aux « démons » de la réalité et ceux du passé. Nous notons que l’écriture fonctionne parfois aussi comme une fuite. Précisons que l’écriture constitue une stratégie thérapeutique, il nous semble que la force de l’écriture consiste dans son influence lénifiante ainsi que dans ses capacités évasives. Les héroïnes puisent une consolation dans l’écriture qui leur permet d’échapper à la réalité directe et d’esquiver partiellement les chocs de cette réalité. Il nous semble légitime d’établir le lien avec le concept de la « fantasmagorie » de Walter Benjamin, une théorie avancée dans le cadre de la relation entre les aspects objectifs et subjectifs de la modernité ou du monde moderne.194 Selon Walter Benjamin, il existe une relation de tension entre « choc » et « aura ». Il précise que le « choc » présente l’abondance d’expériences dans le monde moderne, le « choc » est par conséquent à l’origine de la naissance d’une certaine hypersensibilité. L’ « aura », en revanche, forme une réaction sur les « expériences de choc ». Ceci, par exemple, grâce à une « esthétisation » ou grâce à une accentuation de l’unicité de l’individu. Il s’ensuit que deux types de « stratégies d’adaptation » se présentent à l’homme moderne. D’une part, celle de la fantasmagorie, ce qui signifie la consolation de la magie et le fait de s’enfuir dans le rêve du moderne. D’autre part, celle de l’intériorisation, ce qui implique l’esquisse d’un cocon sûr et protecteur. Les héroïnes 193 Patrick Kéchichian, « Darrieussecq en pleine métamorphose », Le Monde, 20 février 1998 .(Cet article provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand). 194 Benjamin Journaal 1, red. René Boomkens, Ineke van der Burg, Wil van Gerwen, Ton Groeneweg, Jan van Heemst, Paul Koopman, Rudi Laermans, Historische Uitgeverij, Groningen, 1993, p. 126 – 128. 71 de Darrieussecq recourent plutôt à cette dernière tactique. Le vide et la mélancolie auxquels l’individu se voit confrontés mènent à la mise en scène d’un simulacre fantasmagorique ou d’un spectacle chimérique. Les personnages des romans de Marie Darrieussecq sont effectivement enclins à se construire un monde alternatif, substitutif en tant que réaction sur les chocs de la réalité et sur le monde moderne et menaçant. Toutes les femmes protagonistes possèdent un côté énigmatique et impénétrable. En quelque sorte, l’itinéraire qu’elles ont suivi est semblable. Elles constatent tout d’abord qu’il existe un manque dans leur vie, un vide qui accentue leur solitude. La bataille solitaire livrée à l’existence déclenche tout un éventail de considérations craintives. Il n’y a pas de délimitation nette entre la « folie » et la « lucidité » de ces femmes. Elles possèdent toutes les deux côtés et parfois ces deux se heurtent l’un à l’autre. De temps en temps, ces femmes flirtent avec la frontière qui sépare les deux « mondes » et dans certains cas, elles la transgressent. Or, nous hésitons. Souvent il n’est pas clair de quel côté elles se trouvent, mais en tout cas elles frôlent la frontière. Non seulement la frontière entre la réalité et l’imagination mais aussi celle séparant la lucidité et la folie. De surcroît, ce retrait dans un entre-deux, constitué tant de la réalité que de l’imagination, démontre que nous assistons à une espèce de mise en doute de la réalité ou au moins à une interrogation sur son droit exclusif. Les femmes récusent son exclusivité. Nous voyons qu’il y a une rivalité entre les deux univers, mais le monde interne et imaginaire s’impose comme une nécessité pour faire face à la solitude et l’hostilité dans le monde réel. 2.3.2 Truismes Dans Truismes, Marie Darrieussecq nous fait entrer dans l’univers surréaliste et absurde de son héroïne. Il s’agit d’un univers « hyperréaliste » dans la mesure où c’est une espèce de combinaison de l’onirique et du réel. Il s’avère très difficile de séparer ce qui se produit réellement et ce qui se déroule dans la fantaisie fébrile de la narratrice et du coup, dans son univers à elle. Nous pouvons nous demander en effet si cette prétendue métamorphose n’est que fruit de son imagination trop vive. La réalité cruelle et le monde hostile obligent cette jeune femme à se reculer ; elle s’évertue d’abord pour fléchir aux normes de la société régie par des hommes dominants et lascifs. Finalement elle retrouvera la « paix » dans un univers au-delà 72 de la réalité. Or, il convient de noter que la frontière est floue. Nous sommes invités à inspecter cet espace bizarre à l’écart du monde « répugnant ». La tentation à la fuite sera plus présente encore dans les autres livres de Marie Darrieussecq. Il convient toutefois de mentionner que dans Truismes la fondation d’un autre univers n’a rien à voir avec la « compensation » de la perte d’une personne aimée. Or, il se peut que la métamorphose se produise afin de compenser la « perte » de soi-même puisque l’héroïne se sent esseulée. Elle s’impose donc à cause de la difficulté de rester fidèle à ses principes moraux. Dans Truismes, la fugue se fait plutôt inconsciemment tandis que dans les autres romans de l’auteur, l’évasion est un choix plus ou moins conscient. Les héroïnes des autres livres commencent par une fuite réelle ou géographique ou au moins par l’isolement dans leur intériorité. En raison des circonstances, elles se voient contraintes à envisager d’entreprendre une fuite dans leur fantaisie. Comme la fuite dans Truismes se fait à moitié inconsciemment, elle prend la forme d’une métamorphose extraordinaire qui incite à une prise de conscience. La résistance contre cette métamorphose accentue la dualité de cette femme. Malgré tout elle veut faire partie de l’élite sociale parce qu’elle a été victime d’un lavage de cerveau par la dominance des hommes. Issue de sa fantaisie, cette réaction me semble très plausible en tant que fuite de la réalité. Faute de possibilité de s’échapper physiquement, à la fin, la femme se forge une sorte d’univers dans son imagination pour s’y retirer et pour se protéger des assauts de la part des autres. Bref, l’animosité croissante de la société provoque de nombreux effets. La jeune femme se transforme physiquement. Or, la métamorphose la plus essentielle est celle qui se déroule au niveau subconscient donnant lieu à une prise de conscience, notamment à la désapprobation de la mentalité en vigueur. Dans une entrevue, Marie Darrieussecq confirme cette interprétation en étayant que l’héroïne se fait de plus en plus humaine dans le roman. Son évolution corporelle ne reflète pas du tout son état spirituel ; au contraire, sa progression mentale et morale devance clairement celle de tous les autres dans cette société. Voici ce qu’elle en dit : Truismes, mon premier roman publié, était d'une certaine façon un manifeste littéraire: l'aventure d'une femme aliénée (au point qu'elle ne se rend pas compte qu'elle est prostituée) qui peu à peu se libère des 73 clichés pour trouver sa voix. Son corps, se transformant, lui signifie que maintenant, tout de suite, si elle veut survivre, il faut qu'elle se mette à penser. Ce qui lui arrive est inouï, n'a jamais été codifié par les lieux communs. Son expérience unique échappe aux registres sociaux. Elle doit donc inventer sa voix, vivre l'aventure d'une langue, qui à mesure que le livre avance et que le corps oscille de symptôme en symptôme, s'enrichit, se complexifie, en vocabulaire et en structure, pour se dégager des truismes.195 De même, dans une autre entrevue, l’écrivain atteste que la métamorphose essentielle est celle d’une jeune femme ingénue qui manque d’esprit critique en une femme plus mature, indépendante et consciente. Elle explicite son intention et son point de vue en la matière : Très bien, toutes les lectures ne sont pas possibles, mais beaucoup le sont. Mais pour moi, c’était comme pour tous mes livres d’abord l’aventure d’une voix. C’est-à-dire qu’au début on a une femme qui est tellement aliénée, tellement à côté d’elle-même qu’elle ne se rend même pas compte qu’elle est prostituée, lalalala… Et tout à coup, son corps lui dit « tu es une personne », son corps va se transformer en monstre, et un monstre, c’est une chose qui n’a jamais eu lieu. Un monstre, c’est donc une créature qui n’a jamais pu être codifiée par la société, qui n’a jamais été dite par la société. Les truismes, c’est-àdire les clichés, les lieux communs n’ont pas pu recouvrir ce corps monstrueux. Or c’est une femme totalement exploitée qui, n’ayant aucune culture politique, intellectuelle, etc. n’a pas de mots. Elle ne peut utiliser que des truismes, des clichés. Comme son corps lui dit « il t’arrive quelque chose à toi, et à toi d’une façon unique », elle est obligée de se mettre à penser pour la première fois de sa vie et à essayer de faire des phrases pour la première fois de sa vie. Elle devient une personne, c’est la métamorphose d’un objet femelle en femme consciente. Ce livre a été très mal lu. Ce qu’il fallait lire à mon sens, c’était que la voix se complexifiait. Plus les pages passent, plus il y a du vocabulaire, plus la syntaxe s’enrichit et plus la pensée de cette femme se complexifie. Plus elle devient humaine en fait. Pour moi, c’est l’histoire d’une libération par la pensée.196 Cette citation nous montre que les apparences sont trompeuses. Si cette femme se transforme en truie, en bête, elle n’adopte pas du tout les instincts pulsionnels caractérisant les animaux. Les autres hommes, en revanche, gardent bel et bien leur forme humaine mais ils font preuve de mœurs douteuses, voire dépravées. Leur aspect ne correspond pas à leur caractère. Il ne faut se fier aux apparences ; l’héroïne, naïve et innocente, en sera victime. A l’exception de son amant, Yvan, tout le monde l’exploite à des fins intéressés. Au fond elle s’aperçoit des abus et des méfaits. Inconsciemment, elle se rend compte du fait que la majorité de ses clients masculins se rapprochent des cochons : « […] le lit de massage devenait, sous leurs nouvelles envies, une sorte de meule de foin dans un champ, certains commençaient à braire, d’autres à renifler comme des porcs, et de fil en aiguille ils se mettaient tous, plus ou moins, à quatre pattes. »197. 195 Entretien réalisé par Becky Miller et Martha Holmes en décembre 2001, (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 196 Entretien avec Jean-Marc Terrasse, « « Comment j’écris » Marie Darrieussecq », (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/ent_exclusif.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 197 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 27. 74 Marie Darrieussecq opte pour une approche ironique, elle renverse le cliché ou les « truismes ». Il semble que cette femme soit touchée par cette métamorphose en animal parce qu’elle refuse de participer aux excès et aux avilissements. Bien que ce soit elle qui subit cette métamorphose absurde en animal, ce sont les autres qui se comportent comme de véritables bêtes. Il suffit de rappeler les fêtes licencieuses et les dévergondages à Aqualand. Nous adhérons donc partiellement à l’opinion de Fabrice Gabriel qui écrit : On rit, pourtant, mais d'un rire effrayé, car la métamorphose de la truie révèle, en contrepoint, la dérive d'une société où le groin ne fait pas toujours le porc. Employée pour un "mi-temps payé presque la moitié du Smic", la narratrice découvrira, après l'obligatoire gâterie au patron, les dures lois du capitalisme dans un boudoir : sa parfumerie n'est qu'un lupanar lieu, nous dit l'étymologie, où les loups se font cochons. Là réside l'efficacité satirique du livre : tandis que l'héroïne sorte d'indécise Justine à soies connaît les affres candides de la déchéance animale, un univers triomphe, où l'humanité n'est plus qu'un souvenir. […] Brave bête, la cochonne sert à dire, on le voit, la faillite des systèmes, l'échec de la polis réduite ici à un univers fangeux où dominent télévision et SPA.198 Selon Fabrice Gabriel : « Son principe est simple : les confessions d'une jeune fille dérangée, dans sa découverte du monde, par les transformations incontrôlées de son corps qui réclame, toujours plus fort, son droit à l'animalité. »199. Mais, il faut nuancer l’envergure de ce terme d’« animalité ». Nous venons de voir, dans les citations extraites de deux entretiens avec l’auteur, qu’elle attire notre attention sur le fait que cette femme se fait de plus en plus humaine au cours de sa vie. La transformation en truie est corrélée à une prise de conscience concernant les injustices et les maux dans la société. Elle est harcelée de rêves prémonitoires : J’étais nue sur le carrelage, mais ma peau était devenue si épaisse qu’elle me tenait pour ainsi dire chaud. Quand j’ai enfin réussi à bouger, cela a fait comme un arrachement en moi, comme si l’usage de ma volonté demandait de terribles efforts à la fois à mon cerveau et à mon corps. J’ai voulu me mettre debout et curieusement mon corps s’est comme qui dirait retourné vers moi. Je me suis retrouvée à quatre pattes.200 Après ce cauchemar, la femme fait des constatations épouvantables. Parfois il s’avère difficile, même pour le lecteur attentif, de séparer la réalité et l’imagination. En outre, Darrieussecq nous fournit peu de repères, il paraît qu’elle implique le lecteur et le dépiste intentionnellement. Il se demande en vain ce qui se passe véritablement et ce qui n’est qu’une espèce d’hallucination ou de fantaisie : 198 Fabrice Gabriel, « Marie Darrieussecq – évidemment (chronique) », Les Inrockuptibles, 4 septembre 1996, p. 24. 199 Ibid. 200 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 54. 75 J’étais tellement bouleversée par tout ce qui venait de se passer que j’ai ressenti le besoin de me regarder dans la glace, de me reconnaître en quelque sorte. J’ai vu mon pauvre corps, comme il était abîmé. De ma splendeur ancienne tout ou presque avait disparu. La peau de mon dos était rouge, velue, et il y avait ces étranges taches grisâtres qui arrondissaient le long de l’échine. […]. Et là, dans le miroir, j’ai vu ce que je ne voulais pas voir. Ce n’était pas comme dans le miroir du marabout, mais c’était aussi terrible. Le téton au-dessus de mon sein droit s’était développé en une vraie mamelle […].201 La plupart du temps, la pauvre femme vacille physiquement entre ses deux états ; mitruie et mi-femme. Initialement, elle s’approche le plus de son état animalier de truie lorsqu’elle subit les humiliations et les abus des autres. Dans la sérénité, elle reprend plus aisément sa forme humaine. Finalement, lasse de s’efforcer, elle décide d’accélérer sa métamorphose en recherchant la compagnie des animaux. Ne voyant aucune issue, elle ne craint pas de « feindre » sa « bestialité » ou mieux son « altérité » afin d’obtenir du repos et de se mettre à l’abri de la société. Il s’agit donc d’une façon de s’isoler et de se protéger. Quoiqu’elle ne se construise pas consciemment un univers propre, elle flirte mentalement avec la frontière virtuelle entre la réalité positiviste et sa réalité imaginaire et fictive. Elle explore la zone transitoire et s’y égare complètement. Fabrice Gabriel affirme que : « Le récit de cette lente mutation est d'abord un défi à la narration, qui hésite et joue des désignations de la femme et de l'animal, laissant l'héroïne se perdre dans cet inquiétant entredeux... »202. La femme hésite, elle ne sait plus que faire ni comment réagir à cette incongruité et à cette mesquinerie de la part des hommes. L’héroïne se perd dans la société selon laquelle la féminité égale l’altérité, l’infériorité et la faiblesse. En d’autres termes, elle est dédaignée, discriminée et humiliée. Elle décide de se fuir203. D’abord elle a voulu se rendre à la campagne204, mais elle s’enfuit tout d’abord dans un hôtel205. La métamorphose constitue une allégorie : le monde est cruel et l’homme est bestial. Elle s’impose comme une fugue efficace. Bref, il semble que cette métamorphose, éventuellement fruit de son imagination, constitue un moyen pour se protéger contre le monde agressif, un monde dans lequel elle ne se sent pas chez soi. Sa transformation en truie se fait graduellement. Au fur et à mesure 201 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 55. Fabrice Gabriel, « Marie Darrieussecq – évidemment (chronique), Les Inrockuptibles, 4 septembre 1996, p. 24. 203 « Il n’y avait plus rien qui me retenait dans la ville avec les gens. », Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 81. 204 « Je voulais partir à la campagne, je sentais que j’y serais mieux. », Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 86. 205 « Je suis entrée dans un hôtel en bordure du périphérique. », Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 87. 202 76 qu’elle s’aperçoit de l’hypocrisie de l’homme, elle réussit à s’éloigner des êtres humains. Dans ce sens elle se crée un univers à elle, refusant de participer à une société corrompue et méprisable. Son altérité pèse toutefois, une infime partie de sa nature se passe du contact humain. Cela éclaircit les flottements. Pour se libérer de ses hantises, à savoir la solitude, les angoisses et la société ingrate, elle se fuit donc et entre dans un univers non réel. Dans la forêt, à l’abri des « atrocités » de la société, elle se construit un « univers » sûr et paisible. Cette fin paradisiaque fonctionne comme une mise en garde contre la société, dans ce retrait elle retrouve un bonheur relatif à couvert de la société « ennemie ». En résumé, nous ne savons pas si cette métamorphose s’accomplit effectivement ou si elle est inventée et se produit intérieurement. L’auteur ne nous donne pas vraiment les éléments pour trancher. Il se peut que cette transformation soit imaginée et qu’elle se déroule au niveau fantastique, c’est-à-dire aux confins de la réalité dans une zone floue qui frôle l’absurde. Toutefois, il est certain qu’elle forme une fugue. 2.3.3 Naissance des fantômes Dans le deuxième roman de l’écrivain, l’héroïne navigue entre la réalité et son imagination. Elle entame délibérément ce voyage puisqu’au cours de ce trajet elle rencontre son mari-fantôme qui réside quelque part dans cet entre-deux flou. L’absence physique de son mari est compensée intellectuellement c’est-à-dire que mentalement il est présent. La femme s’écarte de plus en plus du monde des vivants en fréquentant ce monde intermédiaire. Pieter Van Os appuie qu’en visitant le spectre de son conjoint, elle se perd : De vrouw probeert haar man vast te houden en dan blijkt dat haar wereld nauwelijks te beheersen valt als die wordt geregeerd door angst, verlangen en onzekerheid. […]. Haar man blijft bestaan zolang ze zich voorstellingen van hem maakt. Omdat hij concreet afwezig is, zoekt ze hem in een soort tussenruimte. Maar met het maken van de voorstelling van haar man wordt ze ook zelf het middelpunt van zijn afwezigheid en lost op in een wereld van niet-bestaande dingen. Dat botst. Want wat is nog echt? 206 Elle tergiverse entre la présence et l’absence mentale, cette hésitation donne lieu à une certaine étrangeté, une aliénation. Au début, elle s’en rend compte, mais il paraît qu’elle ne résiste guère. Le critique du Monde écrit que : 206 Pieter Van Os, “Marie Darrieussecq, spookverschijningen”, De Groene Amsterdammer, 10 février 2001, p. 35. 77 Rien ne reste en place. Les paysages se mélangent, d'urbains, ils deviennent aquatiques, fantastiques ; non loin de la bouche du métro, on s'avance sur la plage ; les fantômes s'en mêlent, acquièrent la consistance que les vivants ont désertée…207 L’héroïne semble en effet totalement désorientée, elle se dissout dans un monde irréel et imaginaire qui s’avère à la fois menaçant et rassurant. Menaçant parce que la femme sent qu’elle s’éloigne de plus en plus du monde rationnel des vivants dans un monde instable ; accueillant parce qu’elle y rejoint en quelque sorte son mari disparu. Maintes fois, cet univers qu’elle habite a l’air d’un mélange de deux univers. Etant donné la frontière imprécise entre la réalité et l’imagination, la réalité se brouille. Elle est consciente qu’elle commence à errer partiellement dans un monde éloigné de la quotidienneté, dans un entre-deux : Ce bref échange téléphonique m’a laissée suspendue dans un entre-deux pénible, rassérénée sans doute par la virulente présence de mon amie (…), mais esseulée aussi, au bord d’une très grande mer, et je voyais s’éloigner Jacqueline, qui secouait distraitement la main.208 Elle ne traverse qu’à moitié consciemment la frontière qui sépare tous les espaces formés dans sa tête. Elle entre dans un monde, une existence dans son esprit. Cet univers propre ignore la disparition de son mari. En fait, elle se cramponne avec acharnement à une réalité envolée. Néanmoins elle est poussée vers une incertitude ainsi que vers une angoisse existentielle. Elle va très loin, l’hésitation affecte toutes les certitudes et aboutit à une mise en doute de la réalité et du passé. Elle feuillette son album de mariage et y voit les signes précurseurs de la disparition : « Mon mari, dont le visage n’était plus visible nulle part […]. Bientôt, dans le défilement des pages, je ne suis plus qu’une épouse factice, solitaire et désolée, la main encore levée vers un coude absent. »209. Elle regarde cet album avec les yeux contaminés par la disparition de son mari. Désormais son univers est régi par l’absence de son conjoint, elle est emprisonnée dans ce monde et ne peut plus se rendre compte du monde qui précède à la disparition. Elle confond la réalité actuelle avec la réalité antérieure et les fusionne en un monde. Son monde éclate, cela ébranle son « empire » imaginé et l’ébranle. Son imagination atteint parfois des points culminants inconnus. Imprégnée des idées déviantes concernant cette 207 Patrick Kéchichian, « Darrieussecq en pleine métamorphose », Le Monde, 20 février 1998. (Cet article provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand). 208 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 18. 209 Ibid., p. 51. 78 disparition, inapte à s’en remettre et à penser à autre chose, elle sera en proie à une certaine « folie »210. Par exemple quand sa mère appelle lors d’une rêverie, elle est ramenée brusquement vers la réalité, mais pas pour longtemps : […] tout a semblé reprendre une sorte de demi-vie, un mouvement a joué à travers le rayon. On me parlait, ma mère m’appelait de son bureau. L’entendre m’a tout à fait réveillée. Il m’a semblé qu’il suffirait pour renouer avec la normalité des choses, de reprendre avec elle notre vieille partie ; et tout se remettrait en place, le kaléidoscope se stabiliserait sur la bonne image : moi, mon mari, ma belle-mère, ma mère. […] ton mari, a dit ma mère, et je n’ai plus entendu que le bruissement d’une petite forêt entre nous, un petit bois, des pépiements. Il me semblait que sa voix s’amenuisait, rétrécissait comme un corps matériel de plus en plus petit et incongru […]. J’ai raccroché. Le jeu était entièrement transformé.211 Elle se sent glisser de la réalité dans un autre univers. Elle parle de la « normalité des choses » et elle exprime son souhait de revenir au monde normal et surtout à l’ère « prédisparition ». L’utilisation du conditionnel (« suffirait », « se stabiliserait ») démontre toutefois qu’elle n’y parvient pas et par conséquent elle reconnaît qu’elle est « anormale » ou bien « folle ». La femme s’installe dans un univers parallèle disons, dans lequel la disparition de son mari est récompensée par sa présence fantomatique. Elle se dérobe au monde réel de la disparition et s’établit dans un monde factice. En ce sens, elle se métamorphose également, mais d’une manière différente. Elle se transforme parce qu’elle ne peut pas maîtriser ni accepter la réalité trop dure. Dans ce deuxième livre, la métamorphose n’est pas corporelle, bien que les changements se présentent tant au niveau de l’esprit qu’au niveau du corps dans la mesure où elle subit des effets physiques comme l’insomnie. Cette femme-ci se transforme en un être faible, indécis et anxieux. Elle ne sera plus que l’ombre infime de la femme qu’elle était : […] et j’avais l’impression d’être moi-même une grosse chose vibrante et chaude. Ce soir-là, ce fut la dernière fois, à mon souvenir, que je réussis à me percevoir comme entière, pleine et ramassée ; ensuite je me suis diffusée comme les galaxies, vaporisée très loin comme les géants rouges. 212 Cette femme rôde dans un monde labyrinthique qui se détache de la réalité. Elle fait vagabonder son imagination et rompt ses liens avec la réalité jusqu’à l’écarter complètement. Elle se sentira comme un intrus dans le monde. La réalité s’embrouille complètement et l’héroïne perd l’appui ; par instants elle frémit d’effroi devant le chaos qui s’est emparé de la ville et de la vie : 210 Nous y reviendrons dans la dernière partie. Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 56, 57. 212 Ibid., p. 15. 211 79 Qui me permettait de croire que j’étais, moi, la meneuse du jeu, alors que j’observais, soupçonneuse, les murs et les pigeons qui allaient m’éclater de rire au visage ? Je tournais à l’angle des rues comme je contournais petite les joueurs immobiles, et l’effroi commençait à me gagner. Les maisons étaient hautes, raides, contractées par l’effort. Je n’osais plus lever la tête. Il me semblait que les toits se penchaient sur moi, trop abrupts, et que d’énormes semelles arracheraient les fondations pour m’écraser comme vermine. […]. Alors je verrais ce qu’il en était pour de bon : que le soleil n’immobilisait que des murs factices. Je dus m’immobiliser à mon tour, pétrifiée : car je voyais, là, en plein jour, au coin de la rue, il n’y avait plus de murs, plus de rue, plus de ligne de toits, plus de ville ; et ces traits flous dans les hauteurs, étaient-ce encore des pigeons ? 213 La réalité se brouille au fur et à mesure que les jours avancent. La menace des rues, des immeubles, de la réalité et de vide ravageur culmine. Elle a une hallucination qui mène à un mélange absolu de la réalité et de l’imaginaire. Une autre réalité s’installe là ; la ville, les bâtiments, les murs…tout est menaçant, à la fois réel et artificiel. Bref, par le biais de l’imagination elle a voulu se retirer dans une « réalité » différente dans laquelle son mari réside, mais elle comprend que cet espace n’est pas non plus vivable. Les frontières s’estompent et suppriment les certitudes. La femme ne sait plus distinguer les deux.214 La vie est comme un thriller au rythme saccadé, la réalité la chasse et la trompe. Il est clair que son imagination démesurée et son aliénation causent une folie débutante. Elle continue : […] cet agencement plutôt conciliant de l’espace, avait cédé la place à une réalité autre, dont j’ignorais si elle était prête à concerter avec moi une forme habitable d’accord. Il ne s’agissait plus de mon immeuble, mais d’un brouillard levé, tendu entre moi et d’autres brouillards, empruntant d’un seul élan la dimension qui lui restait. […]. Puis, mon attention se relâchait, et c’était moi alors, qui tout entière me décomprimais en me mêlant à d’autres brouillards. Le soleil faisait s’évaporer le monde, et je flottais. La ville évoluait selon les lois d’une chimie sublime, où la matière passait de solide au gazeux, esquivant l’état liquide pour se déliter peu à peu en dépense de brume.215 Elle doit se sauvegarder mais elle ne sait pas comment, elle ne voit aucune solution durable. Elle renonce à la réalité et décrit son « ascension » dans un monde alternatif. Dans les passages suivantes, l’héroïne dépeint de nouveau les déformations du réel et les menaces qui émanent de l’univers : L’appartement était hanté de gestes doubles, fendus en deux par l’absence de mon mari ; fumer inaugurait un autre temps, mais dans lequel il m’était également impossible de vivre. Le temps ne passait plus. Dormir dehors désormais, être assassinée, ou courir me noyer dans les vagues, devenait une possibilité […].216 213 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 102, 103. “Hij maakt deel uit van een wereldbeeld waarin alles een vaste plaats heeft. Met zijn verdwijning stort dit beeld in. […] Het lijkt alsof ze op straat […]: zolang zij niet kijkt wordt ze door hen achtervolgd, ze hoeft zich maar om te draaien en alles staat gewoon stil. Maar ook zijzelf voelt dat ze niet langer bepaalt welke plaats haar lichaam inneemt: haar moleculen van vlees en gedachten vallen in een wolk uiteen.”, Wineke De Boer, De Volkskrant, vendredi 23 février 2001, p. 14. 215 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 104, 105. 216 Ibid., p. 152. 214 80 Elle décrit la pression écrasante des murs et de l’espace réel : Je sentais de nouveau les murs obliquer ; le lit monter vers le plafond […] ; l’espace entre le lit et la fenêtre se rétrécissait au point que la rue semblait prendre sa source sous mes draps, et le quadrillage de la ville jaillir de moi comme un filet. Le lit s’approcha si près de la fenêtre que je crus qu’il allait fendre les vitres et m’emporter […] j’éprouverais le sillage de mon vol. Au bout, limpide, il y avait la mer. En regardant seulement le ciel, je pouvais l’imaginer, la mer, battant au pied de l’immeuble, j’entendais le souffle du ressac dans le hall, la porte fracassée, et les coquillages s’incrustant peu à peu dans la pierre (…).217 Sa fantaisie l’emmène à la mer, dans sa rêverie les vagues inondent littéralement le bâtiment. Son imagination déferle. Son monde est devenu un amalgame disparate et inextricable d’éléments variables et déconcertants. Nous constatons la présence d’un décalage entre la réalité et l’imagination, cependant les deux espaces s’avèrent inquiétants et sinistres. Adela Cortijo Talavera observe que la femme entraîne ses peurs et ses manies dans l’univers qui devrait être dépourvu de ses hantises : La vision de « […] l’infiniment grand, l’infiniment petit, l’infiniment mouvant puissamment rythmés par l’attente », l’emmène à projeter son affliction, son chagrin, sa concentration dans une autre dimension qui ne correspond pas avec la réalité admise. […]. La narratrice reflète son angoisse, son incrédulité, dans un univers morbide, pas solide qui cache son mari, où la lumière se fait liquide […]. Et à la fin, dans la maison familiale, à côté d’une mère/sirène, elle ne peut saisir le monde qu’à l’envers.218 En effet, tout devient aquatique et liquide dans son univers. Elle perd le contact avec le monde réel. Le monde imaginaire se confond complètement avec la réalité, désormais l’univers irréel est en vigueur. Apparemment, elle prétend que la réalité concrète se fait de plus en plus irréelle et que son univers propre s’impose comme la seule « réalité » : « La visite de Jacqueline, comme j’étais enfouie dans mon canapé à me demander, seconde par seconde, comment j’allais pouvoir survivre au néant de la soirée, la visite de Jacqueline eut quelque chose d’irréel. »219. Son nouveau monde est lugubre (« morbide ») dans la mesure où il recèle l’image, voire le spectre d’un absent. Il est d’ailleurs accablant à tel point qu’il constitue une incitation à l’égarement et à la « folie ». Mais, il s’avère également réconfortant puisqu’il substitue le vide âpre laissé par son mari, d’ailleurs l’apparition de son fantôme dans cet 217 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 155, 156. Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l’œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de València, p. 5. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf, date de la consultation : 23 octobre 2008). 219 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 73. 218 81 univers à elle, se révèle très crédible : « Tout se prépare, elle se construit un environnement irréel, propice à l’apparition du fantôme qui a été engouffré par l’espace marin. »220. A la fête de sa mère, la femme occupe visiblement un autre univers. A partir de cet entre-deux, elle contemple les autres invités dans le salon où elle demeure aussi, en réalité : […] jusqu’au moment où l’on touche un élément d’un autre univers, alors on est foudroyé sur place (ainsi, dans le corps, la présence de deux certitudes affrontées, qui déchargent, en adrénaline leur entredeux). L’envers de la rue était comme une remontée de la mer, une nuit d’inondation […] pour naviguer au-dessus du lotissement, il aurait fallu connaître les haut-fonds du labyrinthe […]. La bulle d’air du salon jetait une lueur verte, c’était un aquarium à l’envers et j’étais, moi, le requin […] je voyais tous ces gens qui respiraient, dans la lumière se diluant rapidement sous l’ombre des pins, tous ces gens qui se mouvaient en silence dans l’épaisseur gazeuse du salon, et qui supportaient sans sursaut, dans le même glissement toujours continué de personnages sur coussins d’air, l’absence de mon mari. Il aurait fallu que quelqu’un vienne, me prenne par la main, me parle, me dise de rentrer.221 Elle est au bout du souffle, totalement exaspérée, ne sachant plus que faire pour rejoindre les vivants au monde réel. Désespérée, elle s’enfonce réellement dans un autre univers. Dans cette création d’un univers propre, nous pouvons donc repérer un désir très clair de se fuir. La femme en est consciente, elle remarque le manque d’imagination de son conjoint : « mon mari n’a jamais su s’évader dans son sommeil »222. Cela implique, à l’opposé de son mari, qu’elle sait s’enfuir dans ses pensées et dans ses rêves. Ainsi, elle se retire dans le monde de ses rêves pour se rendre à la mer, bien qu’elle vive à Paris, où les vagues murmurent des paroles consolatrices : « Le manque de sommeil a des effets bizarres. Je ne sais pas comment je suis arrivée sur la plage. Le chuintement des vagues m’a réveillée. »223. Cette description ressemble à une hallucination. A-t-elle atterri dans un rêve profond ou est-elle rejetée sur la côte ? En tout cas, elle a une capacité particulière d’échapper à la banalité quotidienne. Le rêve ménage un pont entre le réel et le fantastique. Elle se trouve sur le littoral : La plage était vide, personne ne vient jamais ici, les habitants oublient que la capitale est balnéaire. […] le ciel défilait dans mes pupilles comme un ensemble de cerf-volants, ça avançait par déchirures dans la massivité des nuages. Le long des vagues, c’est un endroit où l’on peut donner une image à l’absence, c’est un endroit qui soulage un peu parce que c’est très grand et vide. Le temps de rester là à regarder les vagues et le ciel par-dessus, on se déploie jusqu’à l’horizon avec la mer, ce temps-là seulement l’absence et la durée sont peut-être et conjointement des choses qui existent.224 220 Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l’œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de València, p. 5. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf, date de la consultation : 23 octobre 2008). 221 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 135, 136. 222 Ibid., p. 45. 223 Ibid., p. 61. 224 Ibid., p. 64. 82 En fait, elle est plutôt vacillante entre la réalité concrète et une réalité plus floue, sa réalité personnelle. Elle commente de façon assez lucide son désir de s’envoler afin d’échapper à son état misérable et au monde réel. Elle comprend néanmoins que c’est une chimère de pouvoir « échapper à la pulvérisation de l’espace »225. 2.3.4 Le mal de mer Dans ce roman, la fuite est très prononcée. D’une part elle est très concrète, mais d‘autre part elle se révèle abstraite et imprécise puisque les raisons de cette fuite demeurent latentes. Dans un compte-rendu publié dans Le Monde, Patrick Kéchichian se prononce pour cette observation : Elles ont fugué, comme avait fugué le mari de Naissance des fantômes (POL, 1998), laissant son épouse constater, sur elle-même, les effets dévastateurs de l’absence, dans cet espace onirique ouvert par la fêlure du réel. Aucune explication circonstancielle ou psychologique bien sûr.226 De toute façon, il est saillant que cette mère veut échapper à la routine quotidienne et se défaire d’un rôle qu’elle ressent comme une charge immense. Or, il paraît que le poids de son existence ne sera enlevé que lorsqu’elle s’établit dans un univers irréel. En d’autres termes, la fuite réelle à la mer s’avère décevante. Il faut que la mer fasse refluer réellement la réalité misérable. Tiphaine Samoyault précise le suivant à propos de l’univers particulier érigé dans Le mal de mer : Le Mal de mer, le troisième roman de Marie Darrieussecq, fait naître le fantastique différemment : exit les histoires abracadabrantes, le quotidien devient lui-même source d'étrangeté. Basée sur la dynamique de la mer, son écriture emporte tout sur son passage. […] que d'une situation presque ordinaire on peut tirer suffisamment de fantastique et d'étrangeté.227 Dans une étude universitaire, Adela Cortijo Talavera soutient également cette opinion : Dans ce roman l’espace fantastique est peut-être plus subtil, il s’étale dans la confusion d’éléments, dans l’absence de limites entre le ciel et la mer, la mer et la côte, dans les lisières, dans les joints du monde en mouvement perpétuel.228 225 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 71. Patrick Kéchichian, « Les monstres marins de Marie Darrieussecq », Le Monde, 19 mars 1999, p. 3. 227 Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59. 228 Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l'œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de València, p. 5, 6. (Consulté par Internet: http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf , date de la consultation : 23 octobre 2008). 226 83 La force du livre ainsi que celle de la mer consiste à transférer le fantastique au quotidien ou à la banalité. L’étrangeté, l’absurde et la folie sont toujours aux aguets et émergent spontanément des réminiscences quelconques. Les rêveries bizarres ainsi que les réflexions surprenantes de cette mère abondent et nous emmènent dans son univers irrégulier et fantastique. Elle oscille entre la réalité et l’imagination, elle s’enfonce dans un monde tout à fait anormal qui côtoie la réalité ou dans « l’imaginaire marin » dont parle Adela Cortijo Talavera. Elle note d’ailleurs l’omniprésence de la mer et de l’eau dans la plupart des livres de Marie Darrieussecq. La mer fonctionne comme une sorte de métaphore pour la mémoire et par extension pour le monde imaginaire qui se déploie dans la tête de cette mère.229 Nous sommes plongés effectivement dans les têtes des héroïnes comme dans la mer et ces femmes aussi, elles sont immergées dans leurs propres raisonnements et dans leurs fantaisies. En outre, la dynamique de la mer fonctionne à des niveaux multiples. Elle est accueillante, fascinante mais aussi dangereuse et implacable. La mémoire possède plus ou moins les mêmes caractéristiques. Elle recueille des souvenirs joyeux, par exemple des souvenirs d’enfance, mais elle abrite aussi des souvenirs extrêmement douloureux, voire des véritables traumas. Les deux « lieux » représentent une réalité différente, tous les deux exercent une attraction énorme qui se révèle de temps en temps irrésistible et même destructrice. Les deux dimensions renforcent l’appel d’un univers propre dans la mesure où la fuite à la mer forme une impulsion à la fugue intérieure et mentale. La mer, l’espace marin, s’impose comme une « hyperréalité » étant donné que cet espace se présente comme un enchevêtrement total de l’imaginaire et du réel. La mer s’empare tant de l’espace réel que de l’espace mental. La personnification prouve que l’héroïne la considère comme « humaine » : C’est une bouche, à demi ouverte, qui respire, mais les yeux, le nez, le menton, ne sont plus là. C’est une bouche plus grande que toutes les bouches imaginables, et qui fend l’espace en deux ; l’élargissant, si bien qu’il faut faire un arc de cercle avec le corps pour tenter de tout voir. […] un temps on est seulement occupé par ce vide sous le sable, et d’un coup l’espace explose, on a levé la tête et le haut de la dune s’est fendu dans la profondeur, quelque chose comme deux bras immenses qui s’ouvrent […] ce n’est pas accueillant, c’est plutôt qu’on n’a pas le choix […]230 229 La comparaison se présente dans les autres livres de Darrieussecq, entre autres dans Naissance des fantômes et Bref séjour chez les vivants: « Que la mer soit si grande, si incompréhensiblement grande, c’était apaisant. On pouvait accepter ça, de ne pas comprendre la mer. On pouvait se raconter des histoires et s’y laisser bercer, se dire que la mer était une mémoire, que chaque molécule d’eau de mer dans la mer était une parcelle de mémoire perdue, mais retrouvée là, regroupée entre des rives, navigable et aussi vaste qu’on pouvait l’espérer. », Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 153. 230 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 11. 84 D’emblée, nous sommes introduits dans cet univers délirant. Où se trouve-t-elle ? Dans une boîte de nuit, dans son immeuble, à la mer ? Parfois elle est partout et nulle part, elle se divise apparemment pour habiter une zone intermédiaire établie dans sa tête. Elle veut s’immerger dans la mer pour échapper à la vie et aux problèmes, pour bénéficier de l’effet purifiant de la mer.231 Elle évoque l’attraction forte de la mer, la mer l’interpelle tant et si bien qu’elle aimerait se noyer afin de s’unifier entièrement avec la mer. Cette fusion est une nécessité qui permettrait la fuite dans son monde fantastique, dans sa mémoire : […] la jointure entre l’eau et la terre. D’un coup tout s’est éclairci. L’eau est un grand œil vert collé contre son œil, elle voit au fond de la pupille de l’eau, jusqu’au cerveau de l’eau, les bulles, les circonvolutions, les vortex, les incertitudes ; puis quelque chose l’aspire comme si la mer voulait rappeler, combler un oubli, une question, un doute ; Patrick la retient, son ventre se plaque au fond, elle est un poisson plat […], alors tout se décolle, la mer s’enroule au-dessus d’elle, arrache l’eau, quelque chose s’écroule loin derrière […]. Une seconde on échappe à la mer ; on retrouve les lois de la terre, du corps et des muscles, une seconde on croit s’appartenir ; puis on est sous le tourbillon. […] on a peur, le temps d’un vertige, d’avoir trouvé le passage vers le fond de la mer.232 La séduction et la répulsion de ce monde inconnu se relaient sans relâche. La mer, et par extension le monde fictif créé, paraît combler une lacune, mais elle ne sait pas la spécifier. Aussi provoque-t-elle néanmoins des peurs considérables. La mère veut se dépouiller de ses angoisses ; mais son anxiété principale est celle de vivre, d’assumer la responsabilité de sa vie. Elle se révolte contre ses angoisses superficielles, mais elle néglige « volontairement » les hantises profondes et existentielles : « Les dix mille francs sont dans sa poche ; il faut cesser d’avoir peur […] »233 ; « Elle a oublié l’eau ; il n’y plus rien dans le coffre […] »234. Elle se soucie des futilités pratiques et évite les préoccupations plus fondamentales. C’est la raison pour laquelle la première fuite déclenche une deuxième qui sera plus irréversible puisqu’elle implique le choix de délaisser la réalité et son être matériel. Cette dernière fugue suscite une espèce de métamorphose : « Il faudrait, comme une mue, se laisser entièrement derrière elle, puisqu’elle génère, à la façon des irradiés, un halo qui la dévore. »235. Comme un animal change de peau, elle veut se 231 « Les vagues avancent ligne par ligne, arrondies vers la courbe opposée de la plage, si bien que d’en haut on dirait un grand X, une hyperbole ; et que la question se pose de savoir comment se comble la jointure, ou quels prodigieux passages s’ouvrent entre l’eau et le monde. », Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 92. 232 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 122 – 124. 233 Ibid., p. 14, 15. 234 Ibid., p. 17. 235 Ibid., p. 18. 85 transformer, changer d’existence et quitter son rôle de femme et de mère. La fuite à l’étranger facilite le « changement d’identité », de même son imagination intensifie la métamorphose interne parce qu’elle admet la fondation d’un univers imaginé parallèle à la réalité. Le mélange de deux mondes provoque le désarroi. La femme confond tout, elle ne semble pas être entièrement consciente. Elle confond ce qui se passe réellement et ce qui se déroule dans sa tête. Elle se laisse guider par les vagues, la distance entre la mer et la plage fluctue sans cesse dans son esprit : « La plage est écrasée, […], les gens sont minuscules et nus, agglutinés au bord de l’eau, s’avançant, hésitant, s’élançant ; la ville est désertée. La distance se transforme sans cesse, elle ne sait pas où regarder sur la courbure de l’eau. »236. Ce qui signifie que son ancrage dans la réalité varie sans cesse. A la fin, sa fuite devient sans retour. La femme délaisse tout afin de trouver du repos. Mais le mélange entre la réalité et la fantaisie se prolonge. Elle se trouve seule à l’aéroport et s’imagine dans l’appartement avec sa fille237. Le vol réel déclenche un vol de ses pensées, l’imagination s’immisce dans la réalité. Mais la fin est ouverte, nous ne savons pas s’il s’agit d’un flash-back ou si la mère mélange réellement le passé, le présent et l’avenir. En guise de conclusion, nous pouvons citer Tiphaine Samoyault qui résume bien l’essence : La trame est aussi simple pour le lecteur qu'il sera simple, pour l'homme de métier, de retrouver cette femme et son enfant. Il y a tant de manières de pister des personnes disparues, les cartes bancaires, la voiture, les appels téléphoniques... Autour de ce fil si ténu, la construction par alternance des points de vue, partage inégal des regards encadrés par ceux de l'enfant et de la mère, mimant le trajet du ressac, impose la complexité comme une angoisse. A partir de là, tout devient possible, nous sommes à la lisière d'un autre univers, les images vont entrer là avec la houle.238 Nous comprenons donc l’importance de la mer et son sens symbolique. La mer s’impose en quelque sorte comme une zone transitoire entre le monde réel et le monde imaginaire. La mer symbolise l’irréalité et matérialise sa frontière « tangible », de là le désir ardent de la femme de s’unifier avec l’espace marin : Marie Darrieussecq, révélant ainsi le caractère hugolien de sa démesure et de son imaginaire, fait de la lisière indéfinissable de la mer le lieu exact du fantastique, du surgissement visionnaire de l'étrangeté, du déplacement incessant d'un monde dans l'autre, de l'observation du réel dans la vision : la mer, ce n'est pas l'infini, c'est ce qui toujours s'achève et recommence, la vie même, et son angoisse.239 236 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 124. Ibid., p. 136. 238 Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59. 239 Ibid. 237 86 2.3.5 Le Pays Dans ce roman, l’héroïne retourne au « Pays » de son enfance, littéralement et au sens figuré étant donné qu’elle régresse parfois vers le passé. A nouveau, le lecteur a l’impression d’un univers qui côtoie le réel, c’est-à-dire qu’à plusieurs reprises le personnage principal, Marie Rivière, se réfugie dans son imagination et qu’elle dépasse la frontière de la réalité. Par exemple, au moment où elle rencontre son frère mort dans le TGV. C’est donc un voyage dans le temps ou au moins, dans sa tête et dans son intériorité. Le temps a émoussé ses souvenirs, mais en régressant elle renoue avec son passé. Dans Le Soir, Pascale Haubruge confirme que cette fuite est à la fois physique et mentale : « Marie Rivière court. Tam tam tam tam font ses chaussures sur le tarmac. Et ses pensées quittent le sol. »240. Les cheminements littéraux et figurés alternent en effet. Ses pensées traverseront le pays intérieur et voyageront dans son imagination… bref dans cet univers créé en réponse à la réalité et au déroulement des choses. Sa conscience servira de pays d’accueil, ou mieux de « port de refuge». Christiane Boutaudou affirme que : Cette impression de perdre ses repères, la narratrice la cultive d’ailleurs savamment vis à vis du lecteur comme d’elle-même, et jamais aucun lien ne vient préciser le passage du réel au virtuel, de la réalité au rêve. […]. A ce degré de flou, tout se confond donc à mi-chemin de la réalité et du rêve, pour venir se recueillir au lieu ultime et subjectif que creusent, en nous, la conscience et ses représentations.241 Le « pays yuoangui » de Marie Rivière s’avère avant tout à cheval entre le passé, le présent et l’avenir et plus encore à cheval entre la réalité et la fantaisie. Il existe donc une dualité entre le réel et l’idéal. Les retraits sporadiques au pays de ses pensées ainsi que ceux dans son imagination préfigurent la fuite irréelle mais plus efficace dans un monde crée par elle-même. En d’autres termes, le « pays yuoangui » constitue la charnière entre les deux « réalités », les deux « modes » d’existence. En ce sens que le « pays » équivaut à un entredeux. D’ailleurs l’identité de l’héroïne, sa double nationalité, contribue à une scission de sa personne et la convertit d’autant plus en habitante d’un entre-deux. La confluence des univers cause un dédoublement ; elle avoue elle-même qu’elle est deux « personnes » ou deux « entités » à la fois ; c’est-à-dire qu’elle est susceptible d’adopter deux modes et de fréquenter deux types différents de mondes : 240 Pascale Haubruge., “Darrieussecq, sur la trace des disparitions”, Le Soir, 21 avril 1999. (Cet article provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand). 241 Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, Vivre au pays », p. 3, 4. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 87 Peu à peu, en courant, je m’évaporais. Les coureurs le savent, au bout d’un moment on se détache de soi-même. […]. J’étais suspendue. Tout ce qui courait en moi me tenait debout, me portait. Je devenais j/e. Avec le même soulagement que lorsqu’on glisse vers le sommeil, j/e basculais vers d’autres zones.242 Elle commente sa course, dès le début le lecteur assiste à ce mélange de deux mondes ; l’héroïne indique qu’elle glisse dans un monde parallèle. Elle se retire dans ses propres pensées et recourt à la réclusion ou à une solitude voulue afin d’obtenir l’état mental qui facilite son « ascension » dans un univers imaginaire. Elle se souvient de ses échappées de jeunesse : « Quand j’étais petite, au pays, je me penchais dans la cage d’escalier du phare. Deux mètres d’un vertige hélicoïdal. Ce n’était pas celui du suicide, mais l’appel d’un autre univers, indolore et blanc, dans lequel la vitesse et chute m’auraient fait passer : disparaître ailleurs… »243. Son retour au pays a ranimé cet appel d’un autre univers permettant de s’évaporer. Bref, il y a deux modes d’existence : d’une part la présence, c’est-à-dire accepter la réalité et assumer son existence réelle ; d’autre part l’absence au sens d’une absence non physique mais mentale. La femme veut éluder la réalité en créant un univers imaginaire dans sa tête. Le « j/e » disjoint dont elle parle trahit tout d’abord un certain sentiment existentiel ; en second lieu, il met en relief le désir de se soustraire à la réalité. Elle quitte le monde réel pour le remplacer par un monde fantastique Nous pouvons en conclure que Marie Rivière tend à la fuite. Christiane Boutaudou est favorable à une interprétation qui accentue l’importance de la fuite du personnage principal : Mais de tels instants, où souffle l’ « esprit des origines » sont rares ; le plus souvent, le monde est pesant, et le besoin d’élévation s’y fait constamment ressentir, en une aspiration profonde à la légèreté, à la tentation de quitter son corps. Ainsi la scission du corps en deux moitiés, l’une aspirant à quitter l’autre, offre-t-elle, lors du récit de la course qui ouvre les premières pages, outre un bel emblème de l’opération d’écrire, la courbe asymptotique du désir de l’héroïne, s’élever, se faire « bulle » un instant, ne serait-ce que pour retomber, retrouver « la jointure », et jouir, seule, dans une sensation à la fraîcheur renouvelée, du mystère de ce corps qui permet aussi de ressentir, pour qui s’attarde à la margelle du puits, le bruit de l’eau au goût de « roche ». […]. A la perplexité inquiète, et même angoissée devant le monde répond donc la rêverie heureuse, voire la relation d’amour avec un pays relié à l’infini de ces deux lieux d’émigration que furent, pour le Pays basque, l’Islande et l’île de TerreNeuve.244 Dans cet extrait, nous retrouvons la justification de notre thèse centrale qui prône que la montée à l’univers de ses pensées, au pays de ses songes se fait pour combler le vide qui 242 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 12, 13. Ibid., p. 28. 244 Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 5. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 243 88 entraîne une anxiété ainsi que pour remplir en quelque sorte la lacune d’une personne aimée qui a disparu et d’un passé envolé. Elle se retire afin de vivre dans son intériorité. Cette évasion devrait amortir le chaos interne. Ainsi, pour stimuler la fantaisie, elle sort de son corps et se contemple à distance : Je somnole. Je suis bien. J/e me dissocie lentement. […]. J/e me diffuse…J/e me regarde assise dans l’avion, j/e me regarde à travers le hublot. Le temps se dédouble. […]. Si j/e m’endors, le présent va s’effondre, et l’avion va tomber. J/e me concentre pour que l’avion reste en l’air. Tout se détermine, l’avant et l’après, autour de ce point…[…]. Mon corps a pris une étrange densité : un corps léger qui flotte en halo, et un corps présent, une agitation de molécules, un petit monde dans lequel circulent des avions, des cumulus, des corpuscules…J/e suis ici. J/’observais désormais ma vie par le hublot, hier et demain. Nous allons atterrir bientôt mais j/e vais rester là, une bille en suspens…245 Dans son analyse du livre, Patrick Kéchichian note que ce « j/e » décomposé de la narratrice appartient à l’écrivain : Ce « je » clivé, comme diraient les psychanalystes, « ni brisé ni schizoïde, mais fendu, décollé », c'est celui de l'écrivain « J/e courais, devenue bulle de pensée. [...] J/e devenais la route, les arbres, le pays. S'absorber dans, absorber le paysage, c'était une partie de la pensée, une partie de l'écriture. » 246 A l’instar de Kéchichian, nous observons effectivement qu’elle caresse le projet d’écrire un livre : « j’écrivis le titre sur la couverture du cahier : Le Pays. »247. L’écriture lui permet de s’absenter dans une zone intermédiaire et par conséquent de se distancier de la réalité : « Et puis j’avais fini par prendre l’habitude d’entrer quoi qu’il arrive dans cette zone blanche, où ni lui ni moi, ni personne n’existions mais une certaine lumière, des échappées, des bribes…jusqu’à ce que les mots mettent du plein où il y avait ce vide précieux et riche. »248. Elle prétend que les mots remplissent le vide et qu’ils sont susceptibles de tempérer les peurs. Comme la fugue, c’est un moyen pour se sauver. Une méthode excellente pour s’éloigner du chaos et pour se calmer est la méditation. Souvent, elle se voit à distance pour commenter ses actions et elle vise à se détacher de ellemême. Or, elle signale que l’écriture forme un procédé plus adéquat pour expérimenter l’absence et pour s’apaiser : Méditer, disait son prof de développement personnel. […] elle parvenait parfois, à force de volonté – et en contradiction notoire avec l’esprit ayurvédique – sinon à méditer, du moins ne penser à rien. Ce qu’elle obtenait en nageant ou en écrivant – l’absence à soi-même, l’accès au monde sans le je – elle dépensait beaucoup d’effort pour l’obtenir assise en lotus. […]. Si l’on réussissait à s’extraire du bazar – alors on tombait vers le haut.249 245 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 38, 39. Patrick Kéchichian, « Le « lieu commun des évanouis » », Le Monde des livres, 26 août 2005, p. 3. 247 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 67. 248 Ibid., p. 68. 249 Ibid., p. 149, 150. 246 89 Marie Rivière tisse le lien entre l’écriture et l’existence en posant le parallélisme entre le pays géographique qu’elle parcourt et le pays écrit, sous forme d’un livre dont elle tourne les pages : Les plaques temporelles se superposaient, passerelles mentales et toboggans logiques. Le pays n’était pas un lieu, mais c’était du temps, du temps feuilleté, et elle était revenue y habiter. […] elle, son domaine, c’était l’absence. Ecrire était le lieu où elle faisait l’expérience du vide.250 L’écriture est une sorte de compromis, écrire suppose la possibilité de (dé)former la réalité à sa guise et de créer un univers propre de mots et de phrases. L’écriture donne libre cours à la fantaisie et encourage l’instauration d’un autre monde. Cet univers permet de s’esquiver : J’avais apporté mon cahier, « Le Pays ». […]. Je restai un certain temps dans cet état d’avant l’écriture : cahier ouvert, pages attentives. […]. Tout était distant et surréel, j’étais dans Le Pays et pas dans le pays. L’espace entre les deux était un territoire, un pays de possibles. […]. Un instant plus tard, une phrase plus tard […]. Ce n‘était pas la caravane de mon père mais son équivalent-texte, une caravane de papier, un alias : avec des signes je les recréais, la maison, la caravane, les morts ; codes, agencements et rythmes, […]. Si je restais oscillante, en suspension, dans l’absence délicieuse qui est le rythme des phrases, elles me happaient et je glissais. […]. Mais je glissais, de phrase en phrase je glissais au rythme de ce que j’entendais dans ma tête.251 Elle est dans le pays écrit et inventé… dans un entre-deux, entre le pays réel et celui qu’elle reconstitue par des mots. Ce pays idéalisé et embelli de son enfance, celui de l’écriture est réceptif à des adaptations, à la créativité et à l’imagination de l’écrivain. L’écriture constitue donc une manifestation plus concrète, plus directe de son monde imaginaire. Elle se crée un univers écrit qui contient les éléments du passé, ce monde héberge les absents. Afin d’atténuer les pertes, elle fréquente ce monde différent dans lequel elle peut visiter les morts ou les disparus pour contrebalancer ces pertes et réparer l’équilibre d’un monde dont « l’ordre » a été bousculé. Cela corrobore notre thèse selon laquelle la tentative de substituer les morts et de refouler la réalité sans eux débouche sur un retrait dans un ailleurs indéfini, accessible aux fantômes. La coexistence de plusieurs mondes ou de plusieurs modes, notamment celui des vivants et celui des morts, aboutit à un entre-deux qui accueille les égarés, les endeuillés, les fous etcetera : « Mes frères se débrouilleraient, chacun dans leurs limbes. Je leur abandonnais leur territoire et je devenais une grotte, où Epiphanie tête en bas guettait le jour. »252. Il est clair qu’elle aussi, elle réside la plupart du temps dans les limbes, c’est-à-dire 250 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 176. Ibid., p. 188 – 190. 252 Ibid., p. 228. 251 90 à la lisière d’une zone obscure où l’existence et la non-existence se rapprochent. De même, elle frôle une certaine « folie ».253 Le « pays yuoangui » véhicule un nouveau monde, une ère nouvelle. Il s’agit d’une construction factice, un intermédiaire entre l’écriture, l’invention ou la fantaisie et la réalité. C’est un lieu vague dans lequel déborde la mélancolie. Le Pays est une création et une personnification, il assume un rôle de personnage principal dans la vie de Marie Rivière et la représentation de cette vie dans son livre et dans sa mémoire. 2.3.6 Bref séjour chez les vivants Patrick Kéchichian fait ressortir l’écheveau qui se tisse dans ce roman et dans les mémoires des personnages principaux : Ici, dans Bref séjour chez les vivants - titre superbe et parfaitement adapté -, un degré supplémentaire est franchi. Mais c'est plus qu'un degré, c'est l'échelle dans son entier ! La dunette mentale a elle-même disparu d'où l'on comptabilisait les "grains de conscience ou de mémoire". Il n'y a plus de lieu, plus d'appui, même fragile, pour constater et décrire les distorsions du réel. On est en leur milieu, exposés aux mêmes déformations, à de semblables dérives.254 Le décalage entre le réel et l’irréel varie continuellement de sorte que les lecteurs ainsi que les héroïnes sont confus. Tout d’abord, le mélange entre le monde imaginaire et réel se présente de façon subtile, à savoir sous forme du rêve et des songeries. La cadette, Nore, témoigne ainsi d’un désir de manipuler la réalité ou d’habiter désormais l’univers de ses rêves. Elle se trouve entre le sommeil, le rêve et le souvenir du rêve ou l’éveil. Elle fait paraître comme si elle fréquente à ce moment-là un univers transitoire, c’est-à-dire qu’elle s’assoupit encore et donne libre cours à ses rêveries et à son imagination : […] elle perd l’image - tous les matins une grande dépense, une fuite, un siphon, passé la nuit […], ne reste au matin que le sentiment d’avoir été habitée habitée, utilisée, disposée de telle ou telle façon par le rêve, récompensée par les rêves dont on n’était que le moyen comme s’ils flottaient, épars, à la surface du monde, pour se lover dans une tête, une nuit, se répandant en elle avant de s’enfuir au réveil […].255 253 Nous approfondirons cette thématique dans le quatrième chapitre. Patrick Kéchichian, « Roman, état limite », Le Monde, 31 août 2001, (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2009). 255 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 14, 15. 254 91 Nore maudit l’instant du réveil et le choc, l’incompatibilité immense entre le rêve et la réalité. Elle préfère se vautrer dans l’univers de ses rêves. De même sa sœur aînée, Jeanne, paraît se trouver dans un univers intermédiaire engendré par le rêve : « Il lui semble ne rêver, la nuit, que d’un rêve plus absent que le jour. […]. lumineuse assurance : que son intérieur est aussi son extérieur ; continuité […] »256. Jeanne exprime d’ailleurs sa déception : « que reste-t-il des rêves au réveil »257. Anne va plus loin, elle se compose un monde tout à fait fantastique, indépendant de la rêverie. Elle infléchit sa perception et ajuste la réalité à son imagination. Un bel exemple de cette manipulation de la réalité nous est fourni par la citation suivante : « Laisser le corps là. […] Et piloter la pensée. »258. Elle tente de sortir de son corps par l’intervention de son âme en dirigeant sa pensée. Dans un mémoire sur l’imaginaire marin dans les livres de Darrieussecq, Adela Cortijo Talavera établit une comparaison parlante entre l’héroïne de Naissance des fantômes et Anne : [Anne] Et comme la narratrice de Naissance des fantômes elle crée ou perçoit un espace inversé, fantastique, où les immeubles découpés au soleil semblent des arêtes plates sur le bleu du ciel, la cour du Louvre devient un équivalent efficace de la mer, le gris ardoise et le gris zinc de Paris deviennent des vagues métalliques à l’horizon et la tour Eiffel est un phare.259 La mère s’incline également à résider dans l’univers du rêve, avoisinant tant le monde réel que l’espace irréel : Je suis sur cette falaise, John et les filles ont disparu, mais je sais très bien où je suis, je vois et je sens mieux que dans la réalité, la mer, la falaise, le vent et le parfum des algues, c’est comme si je comprenais ; comme si je savais très exactement et pour la première fois où je suis, où je me tiens, entre les quatre point cardinaux, comme si ma position je pouvais la donner à la façon des bateaux au sémaphore. Et là, […] je vole. […] la densité de l’air est réelle […] je n’invente rien ; mais c’est le coup de talon qui est sensationnel, l’envol. […] on trouve un autre équilibre, une autre sûreté du corps, une autre logique […].260 Elle est frappée d’une conscience soudaine et flagrante de son être, bien qu’elle admette que ce n’est qu’une impression de bonheur ou de toute façon quelque chose d’abstrait et d’irréel. Pourtant la sensation est réelle, palpable mais périssable ; le matin ce qui reste est un sentiment vide, déçu et des bribes de ce rêverie. Ici, il s’agit d’un rêve libérateur donnant 256 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 48, 49. Ibid., p. 139. 258 Ibid., p. 69. 259 Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l'oeuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de València, p. 4. (Consulté par Internet: http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf , date de la consultation : 23 octobre 2008). 260 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 73, 74. 257 92 accès à un univers plus agréable dans lequel règne une autre logique. Dans cet entre-deux imaginaire et plus paisible elle se sent libre et débarrassée du poids immense du passé et des souvenirs. Le rêve sert de pont entre la réalité et l’imagination. Jeanne comprend qu’ils sont « Tous exilés dans une géographie de songe. »261. Cette phrase caractérise remarquablement bien la conduite de ces quatre femmes qui s’imposent l’exil tant réel qu’irréel. La fuite immatérielle, excitée par le rêve, se fait dans leur intériorité. Le songe est un lieu plus « sûr » pour autant qu’il soit moins brusque, moins violent et moins direct. Par ailleurs le rêve constitue l’entre-deux par excellence, c’est une articulation entre le réel et l’irréel. La mère et ses filles exaltent donc l’univers du songe et par extension les univers forgés dans leurs mémoires respectives qui permettent leurs rencontres réciproques et celles avec Pierre, l’absent absolu. Le rêve amadoue les cauchemars et les saccades de la réalité. La mémoire fascine, Anne mène une réflexion sur l’existence d’une seule conscience globale. Elle sera privilégiée, recrutée pour scruter cette conscience globale et pour sonder les consciences des autres femmes de la famille : On m’a certainement déjà recrutée : c’est là-dessus qu’il faudrait se concentrer : les repérer. Techniques de camouflage urbain. Trained to disappear. Puisqu’à la surface du monde et vraisemblablement audelà, il n’existe qu’une seule conscience, flottante, inchangée, mais fractionnée en individus : parmi eux on sélectionne des agents parcelles suffisamment aiguës pour pénétrer la conscience globale – ou au contraire ; suffisamment disponibles, empathiques est le mot, poreuses, perméables, pour flotter à l’unisson de la grande conscience et percevoir les pulsations : pour loger, spontanément, dans la perturbation repérée. Si l’on ma recrutée, c’est pour mon exceptionnelle capacité de concentration autant que ma grande disponibilité mentale, l’une n’excluant pas l’autre : savoir se laisser dériver demande beaucoup de tenue.262 Anne se dit sélectionnée « pour surfer sur cette conscience globale »263. Elle se croit comme le noyau instigateur de cette interaction surnaturelle et télépathique entre les pensées de ses sœurs et celles de sa mère. Elle loue cette possibilité de se joindre dans leurs mémoires respectives. Afin d’encourager cette interaction cérébrale, Anne aimerait être continûment au centre d’un univers abstrait et au centre du cerveau global, c’est-à-dire dans les cerveaux respectifs des ses sœurs et de sa mère. Là réside, selon elle, la solution pour lutter contre la 261 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 84. Ibid., p. 28. 263 Ibid., p. 29. 262 93 solitude, contre les angoisses et contre l’implacabilité de la mort et pour faire face au monde réel. Elle s’oppose à ses sœurs : […] la solution serait d’être au centre, là serait le lien, le liant avec le reste, et non pas (solution adoptée par Jeanne) dans la poursuite voyageuse, ni – méthode de Nore – dans le séjour casanier au centre du monde-maman (…) ; non, la solution, pense Anne, est de se concentrer, de monter à ce degré ultime de disponibilité au monde qui est d’être, où qu’on soit, dans son centre…s’atomiser dans la lumière, nulle part et partout, être un filtre à monde, une éponge 264 Elle préconise donc la création d’un univers mental, imaginé en se basant sur la communication intellectuelle et cérébrale ainsi que sur la force de l’esprit. Anne insiste sur le fait que la concentration et la disponibilité mentale sont des conditions requises « pour se brancher sur le grand cerveau global qui tourne autour de la planète comme une autre atmosphère […] »265. Les rencontres « virtuelles » dans les cerveaux des autres femmes de la famille réconfortent doucement et atténuent la solitude et les angoisses. Il existe une entente entre les sœurs et la mère car les autres femmes souffrent aussi, elles sont également chargées du poids du passé. A la fin du roman, la corrélation s’accroît visiblement, leurs cerveaux se synchronisent l’un avec l’autre. Anne infiltre dans les consciences pour en percer les mystères. Jeanne, mourant, se joint à sa famille par le biais de l’imagination266. Il y a donc un emboîtement, on assiste à une infiltration des mémoires des deux sœurs aînées. Jeanne et Anne sont connectées par une espèce de télépathie. Anne feuillette les pages du cerveau de Jeanne et elle s’introduit effectivement dans sa tête pour une rencontre irréelle ou bien une retrouvaille cérébrale. Le mélange des espaces, autant réels que fictifs, se manifeste aussi dans la valeur et l’omniprésence de la mer. Tiphaine Samoyault parle des « équivalents-mer » : Ici les cerveaux, comme beaucoup d'autres lieux physiques et visibles, sont des “équivalents-mer” (« il faudrait voir la mer au maximum, à plein le cerveau comme une éponge ») et la mer détient aussi des qualités du cerveau : « la mer qui stocke et combine et remue et ressasse, et s'apaise et recommence, cerveau bleu. » Cet échange de propriétés permet au livre de se développer comme un comble du roman puisqu'il signale en effet la possibilité d'une ubiquité totale […].267 264 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 114. Ibid., p. 120. 266 Ibid., p. 259. 267 Tiphaine Samoyault, « Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants », Les Inrockuptibles (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Bref_sejour.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 265 94 La mer fait réveiller des souvenirs enfouis dans la mémoire ou des souvenirs que ces femmes ont voulus refouler. Ainsi la mer rappelle sans cesse le corps noyé de Pierre. Les souvenirs refluent irrégulièrement, par intermittence comme les marées de la mer. Rappelons l’importance de la mer qui se présente dans la majorité des livres de l’écrivain, à l’exception du premier livre Truismes. Quoi qu’il en soit, les femmes recourent toutes à des moyens pour se fuir. Elles essaient plusieurs types de méthodes ou les prennent simplement en considération. Nous constatons que ce sont des phases qui se recouvrent : l’exil géographique et l’isolement choisi, le bannissement mental ou le retrait dans la mémoire, et finalement la fondation d’un monde dans l’imagination. En parcourant ces étapes concomitantes, elles aboutissent à des ressources de plus en plus radicales parce que toutes les tentatives se révèlent éphémères et insuffisantes. La fuite se résume à un rejet de la réalité horrible et arbitraire. Elles déclarent toutes qu’elles préféreraient peupler un autre univers par exemple celui du rêve ou celui du cinéma. La mère évoque le désir dissimulé de ses filles de s’évader : « Jeanne n’a pas supporté le déménagement, ni le divorce, cette maison, de leur enfance […]. »268. Jeanne a abandonné sa vie de jeunesse et s’est installée à une très grande distance, elle vit près de Buenos Aires. Elle a recours à une véritable fuite parce qu’elle se sent à la fois coupable et victime du passé. Anne exprime également son vœu sous-jacent de s’échapper : « et je pourrais moi aussi m’avancer dans un long glissement, si j’étais autre chose, que ce corps cette conscience accouplés ayant attendu en vain stupidement ce matin sur le parvis […]. »269. Il s’agit d’une aspiration très déclarée qui la pousse presque au suicide : « j’avais déjà vécu ça, ils vous voient sur un pont, immobile ou je ne sais quoi, le regard dans le vague et ils croient vous sauver […] »270. Anne surcharge sa mémoire, elle trimballe toutes les préoccupations et a failli succomber à cause de ce fardeau énorme. Elle se présente comme une victime, persuadée que la fuite s’impose. Même pendant sa jeunesse, elle s’acharnait à obtenir des moments d’oubli. Nore témoigne que : « Quand j’étais petite, à l’école, sur la voix de Madame, l’absence à soi-même, [...] Anne m’apprenait à disparaître, à ne pas penser à rien, un jeu, que penser à ne pas penser c’est déjà penser » 271. Elle se souvient des instructions de sa sœur afin de disparaître pour un instant et de quitter la réalité ce qui prouve qu’Anne 268 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 15. Ibid., p. 19. 270 Ibid., p. 27. 271 Ibid., p. 37. 269 95 s’enfuyait déjà à cette époque. Voici une autre formulation significative de ce désir d’Anne de se vider la tête : […] assise la plupart du temps, oui, rien dans la tête ni dans les yeux, vacances pour toujours, coulée au fond dans le silence […]. Poser son corps quelque part. Etre à la tête de soi comme à la tête d’un spaceship : maîtrise technique, autonomie. Là-bas, dans la maison, ou à Cuba, à Buenos Aires. Le problème, c’est l’habitat. La nuit surtout, plus que jamais, on flotte autour du corps sans plus savoir qu’en faire.272 Selon la mère : « le raisonnement est simple : […] plutôt que de se tuer tout plaquer, disparaître. […]. M’arrêter de tout. »273. La mort de Pierre la poursuivra partout, elle se déménage et se fuit en vain. Malheureusement, disparaître, même si ce n’est que mentalement, ne s’avère pas aussi facile que ça. Elle remâche le passé : « [...] le même raisonnement à l’infini sans solution depuis cet été-là. »274. Elle se réfugie à Cuba, mais il s’agit d’une fuite physique non mentale, elle s’avère donc encore plus inutile. Anne retrace la conduite de sa mère de façon appropriée : « à Cuba débarrassée de nous, […], mais pas, maman, de ce qui la grignotait […]. »275. A l’encontre de sa mère, elle ne s’éloigne pas réellement, mais elle se retire dans son intériorité et s’écarte par l’imagination. Ce procédé paraît plus efficace mais aussi plus dur et plus périlleux. Anne pense dominer le souvenir et l’avenir : les choses qui sont advenues et qui vont se produire ont déjà été projetées dans son cerveau. Elle se croit dotée d’un cerveau très spécial et recrutée pour ses atouts surnaturels. Pour Anne s’isoler pour penser, pour observer et pour étudier constitue une fuite : « son exercice préféré, toute seule dans le caisson d’isolation, sensible aux bruits de l’intérieur, aucun parasitage, quand elle y parvient c’est une grande réussite »276. Elle martèle l’idée que le souhait de se cacher et de se fuir se présente chez tous les membres de la famille. Evidemment la mort est la fugue par excellence. Elle commente les fuites des autres : à moins qu’elle n’ait été recrutée très tôt, quand Pierre, en remplacement en quelque sorte…sauf si Pierre est quelque part dans la ville : la mort couverture idéale, chacun cherche sa planque, Jeanne ellemême cache peut-être bien son jeu…Et John à Gibraltar, sur le détroit juché il faut le faire, haut lieu stratégique ça va sans dire […].277 272 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 67. Ibid., p. 58. 274 Ibid., p. 59. 275 Ibid., p. 65. 276 Ibid., p. 213. 277 Ibid., p. 213. 273 96 Nous avons déjà évoqué que la mère se retire dans l’univers de ses rêves puisque c’est un endroit plus vivable. Jeanne est caractérisée par une attitude pareille : « Moi, ou celle que je suis dans le rêve […]. Parfois les fantasmes échouent. Le téléphone qui sonne, le lait passant, la casserole, banalité pathétique […]. »278. Elle avoue ouvertement qu’elle a recours à des fantasmes pour s’échapper brièvement à la quotidienneté. Nore dispose également d’une imagination vive et d’une propension à confondre la vie, le rêve et la fantaisie279. Elle s’imagine des scénarios dramatiques et reçoit l’idée absurde de changer d’identité, de se faire croire morte280. Dans ces réflexions, nous repérons un souhait de fuite. La mère récapitule les fuites, la sienne et celle de chacun des membres de la famille. Ses filles s’évadent du milieu qui conserve le souvenir d’un événement douloureux. La mère critique leurs essais d’échapper à ce souvenir insupportable : Pourquoi elle ne dort pas. Trente ans qu’elle refait le calcul […]. Si elle pouvait une seconde cesser de se faire du souci. […]. Toujours à chercher. Jeanne au pays des fuites et des disparitions. Anne à Paris. John tout en bas dans son enclave, de sa gwacieuse majesté. Et elles deux, la petite et la vieille, Nonore et moi, derniers remparts, et Momo qui bâtit ses murs […].281 Les quatre femmes explorent, chacune à sa manière, les confins de l’espace réel et de la fantaisie. Elles combattent le réel, mais cette bataille les pousse d’autant plus dans leur monde imaginaire qui porte malheureusement aussi les cicatrices de la réalité réprimée. Elles seront en proie à des hallucinations venimeuses et à des psychoses virulentes. La prolifération d’images ainsi que le foisonnement d’impressions sensorielles et les passages successifs d’une mémoire à une autre, nous donnent réellement l’impression de creuser les pensées secrètes de ces femmes. Les phrases inachevées et la fragmentation relative ne laissent d’ailleurs planer aucun doute, nous entrons dans la mémoire de ces quatre femmes blessées par un même événement. Nous pouvons effectivement présumer que leurs fuites géographiques et réels aussi bien que mentales sont consolatrices et voire impératives. Or, il paraît qu’elles enveniment les choses étant donné qu’au fur et à mesure qu’elles 278 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 87. « Elle boit une gorgée de thé sans se dire qu’elle l’a déjà bue, autrefois dans une vie antérieure, ou dans un rêve qui lui aurait laissé ce goût ; qui lui aurait laissé cette empreinte en creux d’elle-même […]. Elle boit sans se dire qu’elle a déjà vécu cette scène ; sans former le fantasme […]. », Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 126. 280 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 178, 179. 281 Ibid., p. 232. 279 97 s’absentent, elles s’obligent à réfléchir à leur existence et par conséquent, elles se voient contraintes à exhumer les souvenirs du passé. D’où la hantise des spectres du passé. En voulant éluder les difficultés, elles y sont confrontées d’autant plus âprement. Nous discernons en effet une transition à une « folie » légère.282 2.3.7 White Les deux protagonistes de White ont des motivations bien personnelles pour participer à ce projet scientifique. Pour eux, c’est une fugue ; ils espèrent se dépouiller de leurs hantises, de leurs angoisses et de leur passé : Edmée Blanco, seule femme parmi les hommes et les manchots, tente de mettre de l'ordre dans son passé hanté par un sordide fait-divers. […]. Face à elle : Peter Tomson, surnommé Le Fou, yogi à ses heures perdues. Ce mystérieux Islandais, brun et beau comme un indien, est responsable de la centrale thermique de la base : autant dire de la survie de toute l'équipe.283 Edmée Blanco est persécutée par le passé, un sentiment de culpabilité la dévore. Peter se pose des questions insolubles en ce qui concerne son passé et à l’égard de son origine. Les deux s’enfuient littéralement dans cette mission. Edmée se précipite dans l’aventure, mais il s’agit d’une rupture préméditée avec son passé et sa vie routinière. Elle reconnaît d’ailleurs qu’elle a acquiescé à ce projet pour s’éloigner de son environnement : « A Douglastown […]. Ensuite, elle faisait les petites annonces pour se trouver un travail loin. »284. Son travail lui sert en quelque sorte de prétexte ou d’excuse. Edmée se fait accroire qu’elle a pris la bonne décision et qu’elle atteindra une certaine paix : « Tu savais dans quoi tu t’embarquais. Tu ne peux plus reculer, et c’est très bien comme ça. […] Se laisser bercer…Entendre s’éloigner la terre…repos…dormir… »285. Elle recherche l’écartement spatial et pense pouvoir acquérir du repos : « Elle était venue ici pour se dépayser à défaut d’aller sur Mars […].»286. Elle avoue pourtant que c’est une déception : 282 Nous référons de nouveau au chapitre suivant. Agathe Moroval, « White – Marie Darrieussecq », 25 août 2003, (Consulté par Internet : http://livres.fluctuat.net/marie-darrieussecq/livres/white/2082-chronique-white-marie-darrieussecq.html, date de la consultation : 18 octobre 2008. 284 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 80. 285 Ibid., p. 18. 286 Ibid., p. 107. 283 98 Mais elle était venue pour réfléchir, et elle n’y arrivait pas. Ou alors s’abstraire, comme il semblait réussir à le faire, lui, le Yogi, l’Indien, le Fou […]. Si elle osait, elle ferait comme lui, des exercices de méditation. Refaire du yoga après l’affaire Higgins, c’est peut-être l’occasion de s’y remettre. On est si loin de tout. Reprendre à zéro. […]. N’être plus qu’un souffle, flux et reflux, passage de l’air…être poreuse au monde, posée là, n’importe où, sur des braises au fond d’un lac, dans une tente surchauffée, et ne penser à rien, même pas penser qu’on pense à rien – elle savait y faire, avant.287 Edmée est harcelée de soucis. Elle désire ardemment se soulager et pouvoir oublier, au moins pour un instant, mais l’éloignement de son milieu n’a pas l’effet voulu. Elle envie Peter qui médite et qui réussit apparemment à ne penser à rien, à se vider totalement la tête. La fuite effective, géographique est manifestement décevante. L’oubli est une désillusion, elle reste torturée par des ruminations éternelles et sa tête demeure hantée par les images du passé, notamment celles de l’affaire Higgins. Peter confesse indirectement son intention sincère. Il recherche également la tranquillité de ce retrait. L’expédition représente un isolement volontaire, une espérance de pouvoir vider la tête ainsi qu’une tentative de structurer ses pensées : […] ce qu’il soupçonne d’elle c’est qu’elle est comme lui : venue ici pour ne rien faire. […] pas de questions à se poser. La distance énorme. […]. cerveau argumentant à vide, pendant que le corps avance […] éviter les autres, autres évités trente secondes…Aussi longtemps que le froid le lui permet, Peter arpente, sur vingt pas l’espace rebattu devant la salle de vie. 288 Or, il comprend qu’il s’est trompé indubitablement. Cette prise de conscience conduit à un dégrisement : « […] les consignes interdisent qu’on s’éloigne seul. En quoi il avait tout faux, en venant ici. La solitude y est le bien le plus rare. La solitude physique, parce que pour être seul, on est seul, si on se laisse aller à la pente du vide. »289. Grâce à ce désenchantement amer, il se rend compte du fait qu’il poursuit du repos mental : « le désert, l’isolement. Cultiver son jardin de neige […]. Croire échapper. Laisser filer le monde autour de soi comme un nuage. »290. Il est donc inutile de s’éloigner physiquement puisque ce type de repos dépend de la faculté cognitive de se retirer dans son intériorité. Il importe donc de s’abstraire au milieu de l’agitation de cette mission scientifique. Les fantômes du pôle estiment en effet que Peter pourchasse sans succès le calme : « Six mois loin de tout lui avaient semblé synonymes d’un certain repos ; et le repos d’un 287 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 75. Ibid., p. 101, 102. 289 Ibid., p. 103. 290 Ibid., p. 103. 288 99 certain bonheur.»291. Ils laissent sous-entendre qu’il s’agit d’une illusion, d’un repos superficiel. Le chaos dans sa tête demeure un labyrinthe énigmatique, il est impossible de refouler les souvenirs et de renier son passé. Tout bien considéré, entre Peter et Edmée il existe une connivence : C’est un endroit pour ne rien faire, ce qu’il soupçonne d’elle c’est qu’elle est comme lui : venue pour ne rien faire. […] pas de questions à se poser. La distance énorme. Le travail qui justifie. Lui sa centrale, elle sa radio. Autant demeurer sur les lieux du problème. Et ne penser à rien, (laisser filer la saison) […]. Allers et retours pendulaires entre le Pôle et le reste du monde. 292 Or, ils se fuient en vain, leur pensées les poursuivent n’importe où. Ils ne sont pas capables de lâcher leurs obsessions. De ce sentiment de complicité naît une attraction, Agathe Moroval parle du « déterminisme » de la rencontre : Dès le début du roman, Marie Darrieussecq annonce le déterminisme de la rencontre entre Peter et Edmée. Deux esseulés blessés amenés à se rejoindre dans l'infini glacé ; deux destinées que le lecteur intrigué découvre par bribes de passé. […] les intériorités de ses personnages se dévoilent par l'entremise de leurs fantômes respectifs. Les spectres et autres ectoplasmes sont familiers de l'auteur depuis Naissance des fantômes (1998) et Bref séjour chez les vivants (2001). Dans White, ils trouvent, comme par métonymie, leur terre d'élection. Les fantômes sont chez eux dans ce monde blanc, ils parlent à la première personne et susurrent leurs tentations à l'oreille des personnages. Pas toujours habile, ce détour par les fantômes permet quand même au récit de s'égarer agréablement sur les terres inconnues du fantastique. 293 L’entendement entre eux provient de l’existence des motifs similaires. De surcroît, ils veulent se consoler l’un l’autre. Peter et Edmée s’opposent aux fantômes en tant que conséquence de les hantises qu’ils tentent d’éluder. La réfutation de la réalité, aussi bien que celle du passé provoque la création d’un autre univers c’est-à-dire l’installation d’une réalité « parallèle » entre la réalité positiviste et la fantaisie. Ainsi Edmée se voit dans le passé, en fait, elle croit se trouver entre le passé et le présent. Elle s’aliène d’elle-même, c’est comme si elle entre en transe : Edmée voit la fenêtre et elle se voit aussi, dans son peignoir offert par Samuel ; elle se voit de dos et de profil à la fois, à la fois dans et hors d’elle, c’est le point de vue des rêves, des fantômes et parfois des souvenirs. Sa propre expression lui échappe. 294 291 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 126. Ibid., p. 101. 293 Agathe Moroval, « White – Marie Darrieussecq », 25 août 2003 (Consulté par Internet : http://livres.fluctuat.net/marie-darrieussecq/livres/white/2082-chronique-white-marie-darrieussecq.html, date de la consultation : 18 octobre 2008). 294 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 145, 146. 292 100 Elle s’imagine à la maison et creuse ses souvenirs. Nous repérons une prise de distance par rapport à la réalité et par rapport à son propre corps. Elle se contemple, glissant entre la rêverie et la lucidité. Nous observons un mélange d’univers, la frontière entre le réel et l’irréel s’efface. L’espace réel se brouille, elle flotte dans un entre-deux et à partir de là elle se regarde. La mise en doute de la réalité, dont témoigne Peter, démontre qu’il doute du monopole d’une seule réalité : Peter voudrait absorber tout le paysage. Il tourne sur lui-même. Englober, d’un coup, comprendre : tout le paysage. L’air, le soleil, le sol. Ce paysage habité par eux seuls, ce non-lieu, ce non-sens formidable […] se laisser rapter par l’espace qui creuse ici un point immobile […].295 Peter témoigne donc d’un penchant analogue à celui d’Edmée : « Et se dissoudre, à mesure qu’un point de fuite se crée entre le corps et la Terre. »296. Les deux protagonistes tentent de se transcender, de se réfugier dans un entre-deux. Ainsi Peter et Edmée se mettent à l’abri du temps, dans un univers créé par eux et pour eux, un univers de jouissance. Ils s’adonnent au plaisir. Le fragment ci-dessous illustre que c’est une manière d’élévation : je ne peux plus penser est la dernière pensée formulée par Edmée avant qu’elle n’oublie sa personne, phrases réflexes et syllogismes, et la façon dont l’espace et le temps la clôturent. Le plaisir se polarise et les images affluent, le lac s’agrandit, s’étale, son sexe est un point du lac, une île autour de laquelle ondulent les ponts suspendus, c’est la dernière image dans le cerveau d’Edmée quand la jouissance la rapte – annule jusqu’aux images – elle crie. […]. Le temps tourne sur lui-même, ralentit, change de sens, abdique […]. L’alarme sonne. Ça doit faire un moment qu’elle sonne…Ils se regardent…L’endroit d’où ils viennent…Très haut au-dessus du vacarme, au-dessus de la mer…Le temps est en train de se reformuler à toute vitesse, en hululant – uiiii… Ce vagissement ils l’auront eu dans l’oreille, ces cris n’importe quand c’était le pôle Sud. 297 Ils s’isolent et parviennent à atteindre un monde différent. Or, l’alarme, par l’entremise des fantômes, les ramène brusquement à la réalité. Il paraît que les fantômes contrecarrent délibérément le contact entre Peter et Edmée et apparemment qu’ils les empêchent d’oublier, même pour un instant, leurs fixations. En s’écartant de la réalité, les deux esseulés entrent inconsciemment en contact avec les fantômes du pôle Sud qui répercutent en quelque sorte leurs spectres internes. Leur présence résulte de cette fuite ainsi que d’une certaine tension entre la réalité et l’imagination puisqu’en se fuyant du passé et de la quotidienneté, Peter et Edmée s’infiltrent dans un monde transitoire. De plus, l’impossibilité d’échapper, c’est-à-dire la déficience de la fuite réelle, les pousse à se fuir dans un monde fabuleux. 295 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 154, 155. Ibid., p. 158. 297 Ibid., p. 177, 178. 296 101 2.3.8 Tom est mort Ce livre rapporte les tourments d’une mère en deuil. Cette mère endeuillée nous fait pénétrer dans son monde qui est entièrement marqué par la mort de son fils. Elle ne raconte pas vraiment l’histoire de l’accident mais elle évoque le cours de sa vie depuis l’événement bouleversant. A l’aide de ses réminiscences, elle nous fournit des clés qui nous offrent une vision attendrissante sur le drame personnel. Elle s’isole à cause du choc. Maintenant, dix ans plus tard, au moment où elle met par écrit ce qui est survenu, elle se rend compte de Stuart et de ses sentiments.298 Lui, il s’est occupé du ménage et des enfants tandis qu’elle s’était confinée dans soi-même pour s’y égarer. En vain, puisqu’elle ne peut pas oublier ni accepter. Elle court et elle court jusqu’à se perdre totalement dans le labyrinthe interne. Désespérée, elle décide de refuser la réalité. Pour faire face, elle crée donc un univers dans lequel le fantôme de Tom peut habiter et dans lequel elle peut se réfugier plus efficacement. Ce monde alternatif est la preuve de la force de son imagination et/ou de l’intensité du choc. Ce monde constitue d’ailleurs pour elle une nécessité. Cette fuite s’impose de façon contraignante étant donné l’hostilité d’un monde réel dans lequel les enfants innocents peuvent mourir. Elle a besoin de ce monde imaginaire afin de pouvoir se tenir en société, pour survivre et pour échapper à la « folie » absolue. Or, en même temps elle est bien consciente que ce retrait fait preuve d’un certain degré de « folie ». En un mot, pour combattre une « folie » extrême, elle recourt à une « folie » légère. Elle observe ses actes de façon assez lucide : Je n'avais jamais la sensation de dormir. Le matin j'étais plus fatiguée que la veille. Parfois l'interrupteur pour éteindre mon cerveau fonctionnait : les somnifères, des somnifères de cheval. Mais quand ça ne fonctionnait pas, quand je ne m'abattais pas comme une jument dans un sommeil de brute, j'avais le temps de visiter les coins les plus reculés du labyrinthe. Cauchemar, nuit, jour, quel nom portait ce lieu ? Tom avait brûlé. Corps et biens comme on dit, ses biens se montant à des sous-vêtements blancs, et à tout, tout. J'étais avec Tom. J'étais seule. Une écurie en flammes. Un caveau. Un caveau-écurie-soutelabyrinthe, nulle part, des couloirs infinis, des impasses, des oubliettes. Non, quel joli mot bénin que le mot oubliettes. J'étais dans le noir et la cendre du souvenir total. Gouffre au-dessus de moi, sans lumière. Plus de pensée. La douleur au point fixe. J'étais dans la vérité de la mort. Dans la lucidité extrême de l'insomnie.299 Elle donne une impression confuse. Elle dépeint les ravages de l’accident, ses effets mentaux et physiques. Elle se sent enfermée dans la douleur et prise au piège par son corps et par le monde réel. Désormais, elle n’habite plus le monde réel des vivants, la mort de Tom l’a 298 299 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 31. Ibid., p. 110. 102 obligée de fréquenter un monde alternatif et par conséquent d’excéder les bornes du réel. Au lieu d’admettre un quotidien sans Tom, elle se forge un univers personnel qui loge le spectre de son fils. Elle ne peut visiblement pas accepter de poursuivre la routine, de reprendre la vie normale. C’est la raison pour laquelle elle se fuit dans cet univers. La citation suivante souligne qu’elle croit effectivement que « Tom » est là, dans un entre-deux vaporeux et fugace : Je me rappelle qu’elle disait Tom et je date de cette conversation mon application à dire « le corps », parce que Tom était ailleurs, retenu quelque part, empêché, désolé, il aurait bien aimé être avec nous mais il était en retard, en retard sur son corps, à côté en tout cas, et plus dedans.300 Son corps doit être transporté pour les funérailles, la mère s’obstine dans l’idée que l’âme de Tom flotte dans une zone transitoire et floue. En fait, elle se rassure en admettant la division de l’âme et du corps, ils se détachent comme deux unités séparées et indépendantes. La perte de son corps ne signifie pas pour autant que son âme ne les rejoindrait plus. Elle prétend que son esprit l’accompagne, l’idée de cette présence la console et remplace Tom jusqu’à un certain degré. Elle erre dans ses pensées et s’absente de la plage et de la réalité pour rencontrer Tom et pour se débarrasser du poids immense, de la charge accablante de la mort. Mais l’insuffisance de cette « ressource » de consolation est nette. Malgré son omniprésence ; dans ses rêves, dans ses pensées ainsi que dans son univers parallèle, Tom lui manque : Un moment d’oubli. Une heure non consacrée, sur la plage. Mais je suis restée dans le caveau. La crémation n’a pas eu l’effet imaginé. Ni Tom ni moi ne sommes devenus aériens. […]. Je ne me suis pas mise à respirer ses atomes, son parfum n’a pas allégé le poids de ma tête et ses mains gazeuses ne peignent pas mes cheveux.301 Comme elle ne peut pas apaiser la douleur corrosive, elle recherche du réconfort dans l’idée que Tom n’a pas disparu complètement. Il séjourne dans un au-delà impeccable ; là, il est inviolable, inattaquable. Cette fixation lui permet de se tenir bien et la protège de la folie totale. Or, nous venons de dire que cette solution » se révèle insatisfaisante. Incapable de mitiger ses émotions, elle se fâche contre l’injustice foncière de l’existence humaine: Tom est mort mais aucune modification du temps, des cieux, du comportement humain, n’est décelable autour de nous. Ouragans, tsunamis et séismes, quarante jours de nuit sur la Terre, auraient peut-être un peu apaisé mon courroux. Un peu de spectacle, pour frapper l’imagination, un peu de scandale pour obliger les autres à s’arrêter. Les autres, les indemnes. […]. 300 301 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 65. Ibid., p. 119. 103 Mais la Terre semble un organisme cicatrisable. Un système qui se reforme à peine un élément ôté. Avant ou sans Tom, idem. Alors je suis devenue muette. Ce sont mes lèvres, qui se sont pétrifiées. Le silence est descendu dans mes veines et a paralysé les muscles des mes joues. J’étais assise et muette. Mes cheveux pendaient. Mes doigts pendaient. Mes paupières et mes cils, et la peau de mon visage. Je sentais seulement le silence couler sous ma peau comme de l’eau sous une ville. J’étais morte. Je ne pleurais pas. Je ne criais pas. Je ne faisais rien. Ce qui restait de moi était là pour souffrir.302 A l’aide de son mutisme, elle s’absente. La perte d’une partie essentielle de elle-même a bloqué le mécanisme entier. Elle est suffoquée par son impuissance absolue et par l’injustice. Elle proclame résolument que son devoir consiste désormais à souffrir car elle n’a pas de choix. Dès le début, elle s’aliène. Elle se faufile dans un ailleurs indéfini, intermédiaire et irréel. C’est comme si elle sort de son corps ou comme si elle se divise. Elle se remémore les faits dans l’hôpital, immédiatement après l’accident : « […] je suis à nouveau assise dans la pièce blanche et je regarde comme à travers une vitre, cette femme qui souffre. Et la suite est absurde, détachée de tout, un module spatial fonçant dans le néant. »303. Elle évalue ellemême. Souvent, elle a le sentiment de ne pas agir volontairement et de vivre plutôt « machinalement » : « On me porte. »304. Elle balance entre la réalité ou la présence et l’imagination ou l’absence mentale : J’oscille, au bout d’un fil. Dans les moments où ce n’est pas Tom, dans les moments où Tom n’est pas là, je ne suis pas là, je suis devenue un cadavre d’enfant, un bout de viande humaine privée de sens.305 Dans cette citation, elle se dépeint comme une zombie et déclare qu’elle a choisi de se ranger aux côtés des morts. Elle ne sera présente sur terre que physiquement parce qu’elle doit : « Le temps avance sans moi. »306. Elle semble vivre « automatiquement » comme si elle n’est pas là, pas présente à la crémation de son fils : « Je suis bannie […] »307. Elle n’y assiste plus en pleine faculté et assure que : «[…] le monde des vivants m’est désormais fermé. »308 d’autant plus parce qu’elle refuse d’y rester. Elle est tiraillée entre deux espaces, notamment entre celui de la réalité et celui de fantaisie où demeurent les morts. Les « folies » et les moments clairs se succèdent et se mêlent complètement : La psy s’adressait à deux personnes dans la pièce, moi, et Tom à côté de moi. […]. Il était constamment avec moi, il lisait dans mes pensées. « Quand pensez-vous pouvoir rentrer chez vous ? » me demandait la psy. […]. Je ne rentrerais jamais. Je resterais ici, passive, un poids mort. […]. Et dans ce fluide qui 302 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 120, 121. Ibid., p. 21. 304 Ibid., p. 42. 305 Ibid., p. 92. 306 Ibid., p. 92 307 Ibid., p. 94. 308 Ibid. 303 104 s’étendait, curieusement je retrouvais mes limites, je touchais à quelque chose qui pouvait être un bord : un bord de moi, quelque chose devenu moi, ma peau, mon impuissance, et puis dehors, le monde.309 Elle fluctue entre des espaces réels et mentaux, entre des états clairs et déséquilibrés. Il s’avère très difficile de tracer une ligne de démarcation exacte entre la lucidité et la folie. Elle veut accompagner son fils. Elle veut se rendre auprès de Tom dans l’au-delà exempté de la mort et de la souffrance. Par le biais de cette fuite, elle conteste le non-sens et l’aberration du monde réel, de ce monde qui a admis la mort de son petit fils vulnérable. A l’instar de quelques autres héroïnes de Darrieussecq, la mère effleure l’idée de mourir, de vouloir mourir et de se suicider310. La mort est donc envisagée comme solution puisqu’elle représente la fuite par excellence. Mais, au fond, elle comprend l’inefficacité et l’égoïsme. En somme, la fuite intervient pour se maintenir. La femme se laisse emballer par une spirale de pensées négatives. Le monde réel s’avère « ennemi » et « haineux ». Elle témoigne d’un désir de s’évader, d’échapper à une réalité horrible, voire cauchemardesque et de sortir du labyrinthe de ses pensées. Elle constate cependant l’inaptitude à en sortir parce qu’elle est incapable d’accepter la mort de Tom. D’où l’impossibilité totale de revenir au monde réel et d’abandonner son univers. C’est un cercle vicieux ; le poids de la mort semble contraignant, la mère ne peut ni ne veut s’en défaire. Tant dans les espaces réels que dans les espaces mentaux, elle entraîne la mort de Tom. Elle ne peut pas continuer ni reprendre la vie habituelle qui ne sera plus jamais « normale », démuni de son petit Tom. C’est la raison pour laquelle elle se construit un univers propre et qu’elle s’enfonce dans une « folie » légère mais, radicale aussi puisqu’elle n’offre point de résistance.311 2.3.9 Conclusion L’aspiration à la fuite et celle à la liberté s’avèrent très fortes dans tous. Les héroïnes, enracinées dans un monde borné, éprouvent une sensation de « claustrophobie ». Il faut se retirer de cette société, de cette existence tissue de mensonges et de répressions et se dépouiller de ses angoisses. Une avalanche de « menaces » incite à la fugue. Or, la sensation libératrice se révèle très passagère parce que l’effet de la fuite s’annule très vite. Les personnages sont catapultés dans la réalité qu’ils croient éluder. Ils ne peuvent pas 309 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 127, 128. Ibid., p. 108. 311 Nous y reviendrons dans la dernière partie. 310 105 recommencer leur vie de zéro puisqu’ils emportent par définition leur passé et leurs souvenirs. L’homme finit nécessairement par retourner à la routine. La conséquence évidente étant la confusion et le dégrisement, mais ces femmes réagissent en se jetant encore plus profondément dans le tourbillon de leur fantaisie. L’irrévocabilité de la réalité implique une claustrophobie suffocante et le passé stigmatise, par conséquent les héroïnes refoulent la réalité. Elles fouillent les frontières d’un monde imaginaire. Les angoisses, et l’anxiété en général, sont quelque chose de très complexe et de difficile à élucider. Les êtres humains sont enclins à esquiver ces sentiments qu’ils ne parviennent pas à expliquer. Souvent l’homme projette ses peurs sur quelque chose de plus concret, de plus tangible et de plus facile à s’en rendre compte. Mais à un moment donné, l’angoisse refoulée rebondira et une certaine « folie » naîtra de cette oppression. Bref, pour faire face à l’angoisse, la création d’un monde fictif et utopique dans lequel les femmes sont susceptibles de puiser du repos, s’impose. Il faut cependant spécifier que ce monde est double. Il est vrai qu’il est apaisant, mais il s’avère aussi inquiétant en raison de son instabilité et de la fragilité résultante. Sachant que la création d’un univers propre constitue une fuite, nous pouvons en déduire qu’elle permet aussi la présence des fantômes. La réalité intelligible les repousse. Dans les mondes alternatifs forgés par les héroïnes, au contraire, ils sont les bienvenus c’està-dire que les esprits des êtres aimés et les spectres des perdus y séjournent. Mais il convient donc de reconnaître que cet enfoncement dans l’imaginaire s’avère périlleux puisque le monde imaginaire s’avère peu solide. Les deux modes d’existence s’avèrent d’ailleurs incompatibles ou au moins difficilement réconciliables. Ces femmes sont à la lisière de deux univers ; elles mélangent les deux jusqu’à brouiller entièrement les repères spatiotemporels du monde réel. Somme toute, sous l’égide de leurs fantaisies, elles parviennent à se construire un monde « idyllique » qui sert à combler une partie du vide et à compenser la douleur et l’anxiété. Ce n’est qu’une solution imparfaite puisqu’il est épuisant de naviguer interminablement entre deux mondes et de faire constamment appel à l’imagination. Tout cela semble anodin, mais nous observons des signes d’une « folie ». Les femmes habitent une zone floue pour se protéger, elles refusent obstinément de revenir à la réalité et par conséquent un certain type de folie est à l’affût. Dans la dernière partie, nous nous pencherons sur cette inclination à une forme de « folie ». 106 2.4 Les fantômes 2.4.1 Introduction Tout le long des chapitres précédents, nous avons abordé le rôle central des fantômes. Dans cette dernière partie nous analyserons plus minutieusement la manifestation de l’aspect fantomatique dans l’œuvre romanesque de Marie Darrieussecq. Nous regarderons de plus près les présences auxquelles les héroïnes se voient confrontées et les méandres de leurs pensées et de leurs fantaisies. Il y a deux manières d’interpréter les « fantômes », c’est-à-dire que nous rencontrerons deux types de fantômes dans les romans de Darrieussecq. Tout d’abord, au sens large, ils représentent l’imagination et la création d’un univers spécifique ; cette interprétation se rattache à la thématique développée dans le troisième chapitre. Le deuxième sens est plus restreint, il s’agit des fantômes en tant que tels, c’est-à-dire des spectres qui assiègent les protagonistes.312 Dans ce chapitre, nous traiterons les fantômes qui sont susceptibles de combler une lacune. Ils doivent substituer une personne disparue ou décédée. Ils rappellent sans cesse des événements pénibles liés à cette perte ou à cette disparition. Cet accablement du passé et ces hantises donneront naissance à l’apparition des esprits consternants. Les héroïnes entreprennent un retrait dans leur intériorité ou une fugue dans leur imagination quitte à se précipiter dans un monde extraordinaire et au risque de l’inclination à la folie qui en résulte. Dans la partie précédente nous avons vu que ces femmes sont à la lisière de deux univers ; elles mélangent les deux jusqu’à brouiller entièrement les repères spatio-temporels du monde réel. Elles refusent de revenir à une réalité trop dure et préfèrent plutôt habiter cette zone floue pour se protéger et pour se préserver. En outre, la création d’un univers propre est une condition pour héberger les spectres. Les femmes recourent aux fantômes pour faire face. Leur présence s’avère nécessaire pour pouvoir continuer, ils allègent la peine mais en même temps, ils perturbent ces femmes et par conséquent une certaine forme de folie est à l’affût. Nous pouvons en déduire que l’attitude de ces héroïnes est marquée par une certaine ambiguïté. La solitude est parfois inquiétante. A d’autres moment, en revanche, les femmes se blottissent volontairement dans la solitude comme dans un nid sûr. Leur monde exclusif 312 Nous référons ici à la section dans laquelle nous avons expliqué ce que nous entendons par « les fantômes ». 107 s’avère aussi ambivalent puisqu’il est rassurant et précaire. De même les fantômes revêtent un rôle double, ils consolent et effraient. A cause des choses survenues, les femmes basculent dans le chaos. La fugue dans un monde personnel, chimérique et la conception des fantômes devraient accueillir ces femmes égarées. Dirigées par leur imagination féconde, elles cherchent, en vain, à endiguer le chaos qui les terrorise. Nous observons qu’elles se lancent davantage dans un désordre dangereux et profond en s’affolant. Cette ambivalence ainsi que l’effacement de la frontière entre le réel et l’irréel aggravent le déséquilibre mental. Il existe plusieurs degrés de « folie » mais de toute façon, la frontière entre la lucidité et la fabulation s’avère floue, exactement comme la limite qui sépare la réalité et l’imaginaire. La solitude nourrit les fantômes et les fantômes s’alimentent volontiers de cette solitude. Ils surgissent dans des contextes semblables. Un fait qui conditionne l’apparition d’un fantôme est la perte ou le départ d’une personne aimée. Toutes ces femmes ont l’air de vouloir compenser une carence ou au moins de vouloir remplir un vide. L’hostilité du monde entourant et l’incompréhension, voire l’indifférence de l’environnement, augmentent le besoin d’avoir recours à une autre source de réconfort. Or, il faut attirer l’attention sur le fait qu’il existe une différence notable entre les fantômes de Naissance des fantômes, Le mal de mer, Le Pays, Bref séjour chez les vivants, Tom est mort et ceux de Truismes et de White. Dans Truismes, les spectres ont un rôle plus réduit. Dans White, les personnages principaux veulent réprimer les « fantômes » de leur passé et de la réalité. Ces spectres apparaissent sans être « invités » ou sans être formés par les protagonistes, tandis que dans les autres romans, les fantômes semblent être conçus afin de remplir un vide après la mort ou le départ d’une personne aimée. Les fantômes sollicités « délibérément » ont donc une fonction de substitut et de réconfort. Les autres, en revanche, se révèlent écrasants, mais les deux types d’esprits anéantissent les essais d’oubli. Ils hantent les pensées des personnages et les incitent à un délire. 2.4.2 Truismes Nous devons admettre que, dans Truismes, les fantômes se manifestent de façon beaucoup moins nette que dans les autres livres de Marie Darrieussecq. L’héroïne ne mentionne pas explicitement la présence des fantômes en tant que tels. Il n’y a pas question de véritables présences fantomatiques, mais les « fantômes » se révèlent de manière plus 108 abstraite. D’une part, ils agissent au niveau personnel et intérieur. Ils sont encouragés par la société égoïste et les craintes de la femme-truie. Nous constatons qu’ils s’extériorisent dans le domaine du rêve, l’émergence des images cauchemardesques en fournit la preuve par excellence. La femme-truie est hantée psychologiquement et en subit les conséquences physiques et psychiques. La métamorphose prend parfois l’aspect d’une espèce d’enchantement magique qui se dégage de son intériorité. Il paraît que son subconscient a effectué cette métamorphose spectaculaire et non un magicien indépendant. D’autre part, les « fantômes » sont les démons de la réalité qui causent des hallucinations et l’angoisse qui en résulte, mais en même temps ce sont eux qui l’incitent à cette métamorphose excessive à première vue. Ils lui inculquent subrepticement les maux de la société et conduisent ainsi à une prise de conscience libératrice. Dans ce sens ils forment la conscience de cette femme et la métamorphose est une « catharsis ». En principe, ils la mettent en garde contre la perte d’elle-même et de son individualité. Nous observons à cet égard que, dans ce premier roman, il y a également une perte à combler, notamment la perte de soi. Il s’agit en effet d’une substitution quoiqu’elle soit tout à fait inconsciente. Rappelons que, dans le chapitre précédent, nous avons mentionné que l’écrivain a voulu dépeindre l’histoire d’une femme simple qui se fait de plus en plus indépendante : Il me venait de drôles d’idées […]. Je commençais à juger mes clients. […] je supportais de plus en plus mal certaines lubies des clients, j’avais pour ainsi dire un avis sur tout. Je me taisais, bien sûr, je m’exécutais, c’est pour ça qu’on me payait, mais je sentais que c’était mon corps qui ne suivait plus, mon corps avec cette absence de règles. C’est mon corps qui dirige ma tête, je ne le sais que trop maintenant, j’ai payé le prix fort même si au fond je suis bien contente d’être débarrassée des clients.313 Elle note que les transformations corporelles et mentales sont corrélées. Les modifications physiques la préviennent. Elle dégoutte les autres et sera répugnée par les autres. Quand elle se contemple dans le miroir, elle remarque des changements grotesques. At-elle des hallucinations ? Nous ne savons pas sûrement si elle hallucine ou si elle exagère et s’affole donc ou bien si elle voit réellement des modifications aberrantes. Est-elle en train de changer et subit-elle réellement ces symptômes ? Quoi qu’il en soit, c’est une réaction sur les horreurs d’une société maladive et sur la constatation du fait qu’elle devient étrangère à ellemême. La femme est persuadée qu’elle est en train de devenir folle. Toutefois, simultanément elle se transforme d’une femme naïve et facile à convaincre en une femme critique. Cette 313 Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 26. 109 discordance s’exprime donc de façon latente, la femme réagit indirectement par voie de son corps. Elle ne témoigne donc que d’une inclination légère à la folie. Tout bien considéré, la femme-truie y a recours inconsciemment parce qu’elle est en désaccord avec cette société déclinante. Le retrait dans son intériorité s’impose. Elle s’y heurte aux « fantômes » internes qui représentent le chaos intérieur et aux « fantômes » externes qui sont la conséquence des méfaits dans le monde. La femme-truie ne conçoit pas elle-même ces « fantômes ». En tout cas, elle ne les invente pas volontairement, à l’encontre de la majorité des héroïnes « darrieussecqiennes »314. Ces autres femmes font plus délibérément appel aux fantômes, suppléant la lacune laissée par des personnes chéries perdues ou disparues. Ce livre constitue donc un cas spécial. Nous ne repérons pas vraiment de fantômes ici ; mais nous découvrirons une sorte de monde fantomatique et exorbitant dans lequel elle est en quelque sorte le « fantôme » ou mieux le « monstre » à travers sa métamorphose. Son altérité lui fait découvrir la discrimination et les abus dans la société. Les effets « fantomatiques » influencent son corps, sa conscience et sa personne en général. Il faut qu’elle réagisse pour rester fidèle à elle-même en tant que créature humaine, en ce sens il y a une sorte de vide compensé, une perte réparée. A la fin, elle se construira une réalité propre afin de pouvoir s’isoler dans un lieu de refuge habitable. 2.4.3 Naissance des fantômes L’héroïne de Naissance des fantômes invente le fantôme de son mari pour contrebalancer sa disparition inattendue. Elle est persuadée qu’il est réellement là. Il est logique que cette conviction constitue à la fois une consolation et une épouvante. Son monde vacille, tout devient obscur, menaçant et variable. Dépourvue des moyens pour résister, la femme se sent désarmée et elle perd les repères. Elle ne sait plus. Elle hésite constamment entre des extrémités, à savoir entre la réalité et la fantaisie ainsi qu’entre la lucidité et la folie. Ce qu’elle voit ne correspond pas à ce qu’elle espère voir : son mari. Elle s’aveugle néanmoins sur sa disparition et finit par le voir et par le sentir effectivement. Au 314 Naissance des fantômes, Le mal de mer, Le Pays, Bref séjour chez les vivants, Tom est mort. 110 commencement, elle se montre sceptique et incrédule, mais finalement elle laisse libre cours à ses hallucinations et se laisse clairement convaincre par la force de son imagination.315 Elle est tout désemparée depuis qu’il est parti et elle finira par s’affoler. Pascale Haubruge confirme que : « Le disparu impose sa présence en creux. Il prend toute la place. C’est parfois comme ça que naissent les fantômes… »316. L’imagination de cette femme se limite initialement à des confusions bénignes. Ainsi, elle croit voir son mari mais elle confond un autre homme avec lui. Elle reconnaît qu’elle s’est trompée. Toutefois, dès le début, elle néglige la rationalité et donne libre cours à ses songeries: Il suffisait d’un mouvement dans les branches, d’une variation sous les lampadaires, pour que je nous aperçoive tous les deux, marchant dans les rues, comme ces soirs où notre ombre double nous précédait, et que le ciel était une chose magnifique et inépuisable au-delà des toits. […] j’ai laissé mes yeux errer bêtement comme si j’allais tomber sur nous, assis côte à côte au bord de la fontaine, le regard dans le vague et le ciel. […]. Je restais là au bord de la fontaine, la conscience aiguisée comme une lame mais tendue vers rien du tout, une béance, un énervement vide. […] Le fond de la place a vacillé, et tout a tremblé comme sous un coup de gong, l’air vibrait au ras de sol. Je voyais glisser un éclat sur la façade, comme une silhouette seule dans un reflet. […]. Mon corps s’est souvenu sans moi.317 La femme-veuve s’aliène, flottant entre deux « réalités », celle de la fantaisie et celle de la réalité quotidienne. Ce sont deux « réalités » mais l’une est plus réelle que l’autre, c’est-à-dire qu’elle est plus vivable. Ainsi, la réalité avec son époux s’avère plus facile à supporter et donc plus réelle malgré le fait qu’elle s’est écoulée. La femme la désigne comme étant la seule réalité possible. Elle renie la réalité actuelle au détriment de son équilibre mental : […] et c’était comme si mon mari allait revenir dans l’instant. Je me revoyais avec lui dans le grand magasin, et le réel c’était ça aussi, la banalité douillette du réel, son ameublement pratique et adorable. Je promenais mes doigts sur la table, à demi paralysée par le choc de ses deux réalités si différentes, si inexplicablement différentes […] je promenais mes doigts sur la table et il aurait été tellement simple, tellement normal, d’y trouver les miettes de notre repas, les miettes du réel, du réel habitable, où mon mari serait revenu bêtement avec le pain.318 315 “Door zijn afwezigheid verandert de werkelijkheid om haar heen en raakt ze zichzelf kwijt. Alle gradaties van ongerustheid maakt ze door, zelfs aanvallen van paniek, en ten slotte sluipt de waanzin in wat ze waarneemt.” “Behalve nachtelijke schimmen die de vrouw beletten te slapen, zijn er een slaapkamer en meubels die in het donker uiteenwijken, stolt de lucht om haar heen en blijken flatgebouwen alleen maar mistflarden te zijn.”, Wineke De Boer, “Zonder man”, De Volkskrant, vendredi 23 février 2001, p. 14. 316 Pascale Haubruge, “Darrieussecq, sur la trace des disparitions”, Le Soir, 21 avril 1999. (Cet article provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand). 317 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 20, 21. 318 Ibid., p. 25, 26. 111 La situation n’est pas réelle parce qu’elle n’est pas tenable. La femme refuse de croire à la réalité de la disparition, elle la rejette et déclare qu’elle veut seulement participer à une réalité qui inclut son mari. A cette fin, elle se construit un univers propre dont elle détermine les « lois ». Dans le monde réel, elle doit s’efforcer pour accomplir les devoirs quotidiens : « […] je me suis demandé à nouveau comment habiter cet appartement vide, et je ne savais plus, à force, si j’attendais mon mari, ou si cette attente s’était transformée en autre chose, un état général, une maladie. »319. Cette attente disproportionnée initiera un nouveau mode d’existence et provoquera une « folie ». Envahie par cette obsession, la femme délaissée ne peut plus penser à autre chose, elle s’imagine plusieurs scénarios qui pourraient expliquer ce qui s’est passé. Elle a des illuminations et caresse l’idée que son mari sera de retour le lendemain. Elle comprend que c’est ridicule de ne pas dormir et qu’il faut cesser d’être tellement inquiète. Mais elle n’y parvient pas puisqu’elle convoite la présence de son époux : « Je voulais croire que mon mari partageait encore le même espace que moi, que nous étions encore deux poissons de la même mer, qu’il suffirait d’une partie de pêche un peu précise pour nous retrouver dans le même filet. »320. Elle désire tellement de le revoir que peu à peu elle est convaincue de sa présence : […] j’essayais de sentir sa présence quelque part, dans les rues, dans la ville, sur la planète. Il aurait dû être possible, il aurait dû être de notre capacité, à nous autres humains, de faire usage de télépathie, de sentir à distance nos pulsations mutuelles (ou quelque chose dans ce goût-là). J’ai fait un effort terrible pour me concentrer au maximum, mon cerveau épuisé par l’attente se rebellait, migraineux, je voulais croire qu’en atteignant la bonne longueur d’onde j’allais retrouver mon mari par la seule vibration de mes antennes : notre conjugalité même aurait dû nous permettre de communiquer ainsi, et je ressentais mon impuissance comme un échec de notre couple, une faille de la morale.321 Elle veut recevoir un signal de lui et de sa présence. A l’aide de la télépathie, elle tente de communiquer avec lui. Elle assure qu’il est encore là, quelque part dans un monde parallèle, dans un entre-deux qu’elle peut fréquenter aussi en se concentrant… en s’absentant du fracas journalier. Mais c’est précisément le départ de son mari qui a envenimé le désordre : « Je suppose que les ombres qui vivent la nuit se heurtaient à la réalité de ses épaules et de son ventre, puisqu’elles passaient à côté de moi sans me voir, ou du moins sans oser me toucher. »322. Les qualités de son époux ont toujours pu chasser les ombres, tandis que maintenant sa disparition laisse le champ libre aux fantômes : 319 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 33. Ibid., p. 37. 321 Ibid., p. 38. 322 Ibid., p. 41. 320 112 Ce sont sans doute ces qualités flagrantes qui éloignaient les ombres. Car cette première nuit sans lui, je l’ai passée à rallumer ma lampe, ne trouvant plus de réponse […] à l’irruption des bruits. Pourtant je savais bien que c’était là faire leur jeu. On commence à croire à la présence des ombres, et les ombres se nourrissent de ce soupçon ; leur réalité gagne, et leur présence devient bientôt une évidence. Rallumer la lumière, c’est admettre leur existence, de même, dans le noir, garder les yeux ouverts. Déjà, petite, savoir ma mère dans la pièce à côté ne m’empêchait pas d’entrer dans la spirale. Le point de non-retour, celui où l’ombre attaque, je ne l’ai jamais atteint. Il y a des méthodes simples, bien qu’épuisantes, et cette nuit-là plus que jamais, en l’absence de mon mari, j’ai dû les mettre en pratique : se raisonner sur sa propre folie permet de contraindre l’ombre à une dimension embryonnaire, mais exige une force de caractère qui résiste mal à une nuit avancée […].323 Il convient donc de mentionner que le fantôme de son mari est principalement consolant, une espèce de substitution. Les autres fantômes, que son mari repoussait, sont effrayants. Peut-être ces autres spectres apparaissent parce qu’elle permet celui de son époux et qu’elle glisse dans un monde fantomatique où naissent des fantômes. Livrée à la solitude et à l’anxiété, l’héroïne se pose en victime. Elle lutte contre les hantises, mais la résistance se révèle trop faible ou bien la peur s’avère trop grande. De toute façon, les esprits ne sont plus retenus. Elle admet que l’existence des fantômes est relative et qu’elle dépend de la croyance en eux. En d’autres termes, leur présence effective dépend de la disponibilité aux fantômes et maintenant que son mari a disparu, elle est enclin à les voir et à les accueillir dans son monde. Elle dit ouvertement et de façon lucide que les fantômes se repaissent de cette suspicion. Cette réflexion souligne le mélange de lucidité et de folie qui caractérise cette femme. D’ailleurs, elle exécute un mélange d’espaces, de deux « réalités ». Elle s’établit dans une nouvelle zone qui dénotera une nouvelle étape de son existence : Seule l’aube m’a tirée de cette nuit pénible qui marque le début de ma bizarre nouvelle vie. J’avais tant lutté toute la nuit contre les ombres, ma raison avait si longtemps défié le loup, que je pensais avoir rejoint un nouvel espace-temps où je chevroterais pour le reste de ma vie, une zone où le soleil ne se lèverait plus et qui avait englouti mon mari.324 Faute de coupable, elle blâme l’espace d’avoir « avalé » goulûment son mari. La réalité a disparu et a été substituée par une « surréalité », un monde fluctuant dans lequel naissent inéluctablement des fantômes. La femme fait partie de ce nouveau mode d’existence et est assaillie par les spectres. Dans la citation ci-dessous, elle évoque la visite d’une ombre. La présence, est-elle réelle ou rêvée ? Nous remarquons qu’elle hésite, mais elle garantit que la présence est indéniable : Dans cette immobilité […], j’ai vu une ombre se former doucement. […]. L’ombre était à peine une ombre : je dus […] me concentrer sur le tremblement de la lumière à son pourtour. Regarder l’ombre en face l’occultait. […]. Ça bougeait doucement, ça donnait légèrement prise au vent, mais sans se défaire 323 324 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 42, 43. Ibid., p. 44. 113 […]. Je me suis retournée pour voir si ce n’était pas mon ombre, ou l’ombre de quelque chose ; j’ai écarté la main, mais il n’y avait pas d’effet de miroir ; j’ai soufflé mais ça n’a pas bougé. Je me suis levée, lentement pour ne pas perturber ce nouvel équilibre de la pièce, je regardais soigneusement juste à côté de l’ombre pour ne pas la perdre de vue, elle était si claire, si fluctuante dans la lumière […] elle s’est rassemblée autour de moi et j’ai senti une pression, une prise, elle a disparu.325 A l’encontre de la précaution, dans cet énoncé hésitant devant cette apparition brumeuse, nous voyons que dans le discours suivant la croyance s’avère très résolue : Même nommés, touchés ou traversés les fantômes ne perdent ni en puissance ni en indulgence. Je marchais dans la chambre, résignée. Mon mari était forcément quelque part, gazeux peut-être, à la limite de sortir de l’univers, mais quelque part forcément, penché sur les bords (ce qu’il faut bien supposer de bords) et me regardant ; comme les morts dont les vivants savent qu’ils sont encore là, planqués dans la bruyère ou sous les tables tournants, derrière les portes, dans le grenier à frapper du métatarse, […]. Mon mari, copiant les morts, allait me faire signe et me rendre à l’existence ; la volatilisation de notre chambre était peut-être déjà ce signe qu’il veillait comme une petite lampe […].326 Elle pense que son mari-fantôme fréquente un autre univers et qu’il la regarde à partir de là. Cette idée la rassure doucement, cependant elle signale que les esprits causent aussi un dérèglement : « Les fantômes sont forts, pour vous rendre fou. »327. Ce qui signifie qu’elle accepte en partie qu’elle est frappée d’une « folie ». En dépit de cette prise de conscience, elle s’obstine dans son idée que l’âme de son mari voltige autour d’elle. Elle prétend qu’elle se réveille, en pleine conscience, et qu’elle est accompagnée de son mari : Je peux seulement imaginer maintenant. Quand je suis revenue à moi, dans moi, quand les molécules de moi ont repris forme (…), j’ai frotté fort mon visage, je l’ai remodelé, il était là, posé sur moi […], j’ai ouvert la porte de la chambre.328 Elle sent qu’il est là, dans sa chambre. La femme-veuve se dérobe à la vie réelle. Ainsi, elle certifie qu’elle s’absente de la fête de sa mère, bien qu’elle y soit présente, assise à côté de Jacqueline : « Nous passâmes à table. Personne ne semblait avoir remarqué mon absence, […]. »329. Elle pense effectivement qu’elle a disparu. En fait, elle erre entre la réalité concrète et la sienne. Son aliénation n’est qu’une fuite dans son imagination. Elle avait déjà éprouvé cette sensation bizarre : Je retrouve, à tenter de décrire cette soirée, le vertige qui emportait mon cerveau dans un siphon géant, qui le drainait de ses molécules pensantes et diffusait en moi ce vide, avec la force de Coriolis de la folie. Je touchais au point précis auquel mon être se réduisait : dansant dans le noir comme un ultime phosphène de mon cerveau débondé, un tout petit éclat restait, l’abat-jour, le feutre de la moquette et 325 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 54, 55. Ibid., p. 96. 327 Ibid., p. 97. 328 Ibid., p. 98. 329 Ibid., p. 137. 326 114 l’horizon des plinthes, un même mode d’existence. D’être comme une autre stalactite du crépi, ou une épingle luisant très faiblement, fichée dans le tissu noir du ciel.330 Bref, elle est en proie à une désorientation absolue dans un espace réel devenu exigu. Elle s’est empêtrée dans les profondeurs de son esprit et de sa fantaisie. La citation ci-dessous nous instruit sur l‘affolement de cette femme : Je suis retournée dans ma chambre […]. Je étais seule dans le noir […]. Dans la forêt quand on est perdu, on dit aux enfants, il faut faire demi-tour et avancer toujours tout droit et l’on retrouve forcément l’issue […]. J’ai appliqué la règle, mais le nombre de mes pas augmentait, dépassait largement le compte de l’aller, commençait dans le noir à paraître infini. Ce n’était pas la nuit, c’était juste du noir, et moi au milieu à espérer que le temps tout de même continuait à s’écouler, que quelque chose surviendrait, moi au milieu avec mes veines et mes muscles se dissipant rapidement dans rien du tout, moi en molécules de chair et de pensée qui se défaisaient en nuage. […] vous n’êtes plus là mais l’univers connaît sans vous des états embryonnaires […].331 Elle établit une comparaison entre le fait d’être perdu dans un bois et celui d’être désorienté mentalement, c’est-à-dire être égaré de façon figurée. Elle se trouve dans son appartement, dans le noir qui reflète la solitude et l’angoisse. Il semble qu’elle saisit son vagabondage dans un labyrinthe mental. Elle se demande indirectement ce qu’elle doit faire maintenant qu’elle est perdue en soi-même. Un autre exemple significatif de son dérèglement mental et de son oscillation entre deux états, entre deux « réalités » divergentes nous est fourni par le fragment qui se déroule au supermarché : « Quelque chose naissait dans le rayonnement hésitant des néons. »332. La réalité concrète du supermarché se mêle avec sa propre perception imaginative : Quand nous nous retrouvâmes au rayon des surgelés, le chariot plein, mon marché presque accompli, et que le phénomène se reproduisit dans la vapeur glaciale […]. Pendant ce temps, le phénomène s’amplifiait. Le bac fumait et dans cette fumée se devinait un corps gazeux, informe et flottant, doué pourtant d’une sorte de volonté puisque cela stagnait en insistant là, flou et presque invisible […].333 Le phénomène dont elle parle, est une présence qu’elle voit indubitablement, mais que les autres dans le magasin ignorent. Exactement comme ils ignorent la présence spectrale de son conjoint. Dans son affolement, elle soupçonne un complot contre elle de la part de la vie et de la part de tous les autres : […] dans le soudain désordre, je crus que la table, occupée par des esprits frappeurs, allait compter nos morts et s’envoler en pulvérisant les vitres, mais ce ne fut pas ainsi que les choses tournèrent. J’étais 330 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 87, 88. Ibid., p. 93, 94. 332 Ibid., p. 108. 333 Ibid., p. 109, 110. 331 115 restée assise, […] et ce n’était pas la table, remarquablement fixe sous mes coudes, qui virait, mais tout le reste autour de moi, les invités en sarabande […]. Et il me semblait que toute cette agitation n’était soulevée que dans un seul but : masquer sous les éclats de voix l’absence de mon mari, combler d’air remué et de mouvements de bras le gouffre insensé que laissaient derrière elles ses molécules disparues.334 Elle s’oppose aux autres. Les convives, à la fête de sa mère, ne se soucient pas de l’absence de son mari ni de l’apparition des monstres et de l’atmosphère menaçante.335 Elle n’arrive visiblement pas à accepter la vérité et par conséquent elle ne comprend pas les autres. Elle a besoin de la présence de son mari afin de se tranquilliser : […] je crus alors être la seule à voir entrer mon mari, mais le cri que poussa ma belle-mère démentit tout de suite cette hypothèse. Pendant que les convives se pressaient autour d’elle évanouie, mon mari sembla hésiter, vacillant sur le seuil. Je sentais distinctement le fort courant d’air qui le précédait, pourtant aucun abat-jour ne bougeait […]. Mon mari me regardait, d’un regard étrange […]. Je ne le quittais pas du regard, il me semblait qu’ainsi je le maintenais là […] mon mari avait pour ainsi dire la consistance. […] je m’efforçais de ne pas perdre de vue ses traits ; ma mémoire m’aidait autant que mes yeux. Il fallait qu’il reste là, encore une seconde, jusqu’à ce que je le touche, encore une seconde malgré l’incertitude de ce qui, en lui, semblait dénier au temps la possibilité de le faire durer, à l’espace celle de lui donner forme.336 Nous pouvons conclure de cet extrait qu’elle sait que ce qu’elle voit est une hallucination. Elle avance elle-même qu’elle doit avoir recours à sa mémoire et à ses souvenirs pour faire perdurer l’image du fantôme de son mari. En un mot, la fabulation alterne avec une extrême perspicacité. La réalité concrète freine l’émergence de son époux-fantôme. Quoi qu’il en soit, pour assouvir son désir, le spectre de son mari ne suffit pas à cause de l’incertitude de sa présence. La femme ressent une grande nécessité de le toucher : Mes yeux ne suffisaient pas à le saisir ; il fallait le serrer dans mes bras, et il se reposerait, il s’appuierait sur moi, fatigué, la tête lourde, et nous rentrerions à la maison. […] Le tapis défilait lentement sous mes pieds, et mon mari restait sur le seuil, immobile, à portée de main mais toujours aussi éloigné pourtant, toujours reculé à la même silencieuse distance. […] et je ne savais pas si j’étais victime d’un sortilège tissé avec la laine, de ma propre impatience à le rejoindre, ou de quelque chose entre nous, qui aurait détendu les fils du temps et de l’espace. J’articulais son nom en silence, effrayée d’y mettre la voix ; il fallait que tout se taise, que tout reste au même niveau de brouhaha en bulles, de rumeurs clapotantes et de limbes ; que rien ne claque, pas une porte pas un nom ; sinon, mon mari s’envolerait […].337 334 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 139, 140. «Tous ces atomes se mélangeaient dans l’éprouvette du salon, une chimie audacieuse combinait de nouvelles matières […]. Mais aucun invité ne semblait se soucier du carnage, ni du noroît craché par ce dragon des placards, dont l’haleine se glissait pourtant, sans cesse et sans recours, entre les atomes de notre espace. […] Je voyais dans la brume autour d’eux [les invités] le dessin de certaines de leurs pensées, un entre-deux des corps, des gestes et des paroles ; tout un brouillard de molécules qui se condensait parfois en brèves volutes blanches, en éclairs humides, où pouvait flotter par périodes comme un souvenir de mon mari, et la conscience gênée d’un manque ou d’un malaise. », Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 141, 142. 336 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 144, 145. 337 Ibid., p. 146, 147. 335 116 Elle utilise le conditionnel (« rentrerions ») ce qui indique implicitement qu’elle accepte sa disparition et qu’elle craint qu’il ne revienne pas : « Je lui promettrais tout ce qu’il voudrait. Je l’aimerais toute ma vie. Je m’occuperais de lui. »338. Elle se demande si cette présence provient de sa fantaisie ou de son aspiration ardente à rejoindre son mari, ou encore qu’il s’agit d’un avertissement d’un monde parallèle. C’est comme si elle expérimente qu’elle est engloutie avec lui par une force surnaturelle dans une sorte d’au-delà. Elle pense que son mari a été arraché à ce monde par une puissance magique et qu’il se trouve dans un entre-deux. Elle s’évertue à atteindre ce monde intermédiaire, mais elle n’y parvient pas. Une force rivale enlève son mari et suce l’énergie du corps et de l’être de la femme délaissée : « […] je sentis, très distinctement, l’épaisseur de quelque chose qui suivait mon mari, et qui l’ôtait à moi, et qui me vidait, moi, de ma substance […]. »339. Comme nous avons vu, la présence de son mari ne suffit pas. La femme ne se contente pas de son apparition fantomatique et décevante. Aussi essaie-t-elle d’accompagner son mari dans le monde des disparus et des morts. Elle veut même s’identifier avec lui. Elle avait déjà effleuré ce désir de se fusionner avec son époux : « […] et ma pensée se vaporisait à son tour en cherchant à s’épandre à la mesure de ce qui lui manquait, épousant le corps creux, vide et volatil de mon mari. »340. A la fin, la femme s’unifie presque totalement avec son époux : Je pris conscience que le soleil ne s’était pas levé : soit que mon dessin m’ait pris tant de temps qu’à la nuit revenue je n’avais pas suivi la rotation de la planète ; soit qu’au contraire il ne se soit passé que quelques minutes depuis mon ascension. Le ressac s’était calmé, quelque chose dans les ampoules s’éteignait doucement. Je me tournai vers la fenêtre, et je vis mon mari, perché sur la rambarde. Je me levai pour lui ouvrir, il enjamba le rebord, enleva son manteau que je lui pris des mains. Je lui dis que cela faisait longtemps que je l’attendais. Il ne répondit pas. […]. A ma première impression de flou s’ajoutait maintenant une certaine pesanteur, une pesanteur hors du commun, qui loin de stabiliser son image la diffractait encore : immobile ou, comme auparavant, couvert de son manteau, mon mari faisait encore un époux acceptable ; mais s’il remuait ne fût-ce qu’une paupière, ce qui le maintenait là tout de même semblait peser au centre de sa personne, densifier sa matière, le rassembler en un seul point central qui le laissait pratiquement vide sur les bords […].341 Tout porte à croire qu’elle se rend compte du fait qu’elle contemple son mari-fantôme, mais elle choisit de refouler cette idée. C’est la raison pour laquelle elle n’ose pas s’approcher pour le toucher. Le caractère ambigu de ses convictions frappe ; d’une part elle s’unit avec lui, d’autre part elle n’a pas d’accès à lui. Son mari n’est pas palpable : 338 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 146. Ibid., p. 148. 340 Ibid., p. 69. 341 Ibid., p. 157, 158. 339 117 […] mon mari me faisait mal aux yeux, et se répandait tant, que je m’imaginais facilement lui passer la main à travers son corps, et lui faire coucou dans le dos. Le prendre dans mes bras m’avait semblé une solution pacifiante et simple, son contour restait à peu près défini même si son contenu semblait alternativement le déborder ou rétrécir ; mais j’avais peur en l’agrippant de découvrir qu’il n’était pas là, et de me retrouver serrant le poing sur un précipité de lui, une concentration fossile qui l’aurait résumé, un ADN pour fantôme […]. Je ne voulais pas d’un mari que je n’aurais pas pu serrer dans mes bras.342 Apparemment, elle comprend donc qu’elle contemple un génie, mais elle le renie en même temps. Sa folie s’avère donc en partie volontaire, le fantasme « réel » se substitue à la réalité. Elle s’imprègne de son mari et s’envole avec lui : Il se mit lentement debout. Si lent que fût son mouvement je n’enregistrai qu’une sorte de dépliement de l’espace, comme si son corps, en plus de se dresser, avait déplacé les dimensions pour y trouver un lieu problématique. […]. Et lorsque je sentis mon mari m’entourer par la seule extension de ses mains peu matérielles, et me charger à mon tour de cette énergie-là (à proprement parler, il ne me touchais pas, rendu presque invisible par le rapprochement ; mais je le sentais : à la fois entièrement en moi, et où je ne pouvais l’atteindre) […]. Je ne compris jamais si nous traversâmes la fenêtre, ou si mon mari l’ouvrit pour nous laisser passage. Mais quand je me retrouvai sur mon lit, seule, pailletée de quelque chose qui s’était vraiment passé […].343 Ce fragment illustre que l’héroïne se croit réellement guidée par son conjoint. Elle est absorbée dans un autre univers, à savoir dans le monde situé dans ses pensées. La réalité se dissipe. Un événement négatif, à savoir la disparition de son époux, suscite des effets physiques et psychologiques. Elle souffre d’une douleur interne intense. D’emblée, elle voit des silhouettes inexistantes. Elle commence par ailleurs à douter de sa propre existence et de son passé : sa vie antérieure ressemble à une rêverie, à quelque chose d’insaisissable. Elle se demande laquelle des deux est irréelle : sa vie antérieure ou actuelle. Elle s’imprègne totalement de l’absence de son mari de sorte qu’elle finira par le suppléer dans son monde à elle. Cette idée fixe la conduira lentement à une perte de contrôle. Elle s’adonne à la fantaisie comme étant la seule solution pour esquiver la folie complète. Elle ne sait plus que faire, elle ne peut plus se comporter de façon normale : […] laissant celui – ou celle – qui reste seul, désemparé au bord du trou creusé par l’autre qui s’est soudain absenté. Certains déserts, comme certaines solitudes, sont peuplés, bruissants. Parfois, du sable naissent des fantômes. Ainsi pour la narratrice esseulée du roman de Marie Darrieussecq.344 342 Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 159, 160. Ibid., p. 160, 161. 344 Patrick Kéchichian, « Darrieussecq en pleine métamorphose », Le Monde, 20 février 1998. (Cet article provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand). 343 118 Dans cette citation, nous rencontrons la justification de notre thèse centrale : les femmes sont désertées littéralement et au sens figuré. Aussi recourent-elles à des hyperréalités permettant de loger le fantôme d’un disparu. 2.4.4 Le mal de mer Dans ce roman, les fantômes sont plus modestes. Nous n’observons pas vraiment un fantôme qui devrait remplacer une perte, en tout cas ce type de fantôme n’est pas prépondérant. Il y a toutefois un monde imaginaire qui se met en place. Il s’agit donc ici des « fantômes » pris au sens large, dans le sens de l’imagination effrénée en combinaison avec des préoccupations excessives. Le personnage principal, la mère en fuite, éprouve plutôt la présence des « fantômes » du passé et de la réalité. Ils se manifestent sous forme des hantises indéfinies, mais obsédantes. Elle a le sentiment qu’elle s’est distanciée d’elle-même et que sa vie actuelle est un mensonge, une abnégation. Elle traverse une crise identitaire qui mènera à cette fuite, pourtant elle ne peut pas se débarrasser de ses « fantômes ». La femme se fuit donc pour réduire les spectres internes au silence, c’est-à-dire pour esquiver ses hantises. En même temps c’est une dérobade à ses responsabilités. La fuite réelle, géographique se révèle dérisoire, donc une fugue fantastique s’impose. Le retrait dans sa fantaisie constitue une protestation contre la réalité, ce qui prouve que la femme est agacée et perturbée. La mère s’oppose à sa mère (la grand-mère) et à sa fille (la petite) dans la mesure où elle a choisi de partir et de rompre le contact. Le second type de fantôme, à savoir celui qui est censé remplir un vide, se présente seulement chez les deux personnes qui sont victimes de sa décision. La grand-mère, par exemple, voit les esprits de sa fille et de sa petite-fille « disparues » puisqu’elles lui manquent : […] elle sent renaître, fugitivement, le courant d’air, les portes qui s’ouvrent, le carré de lumière et les deux ombres sur le seuil. […]. Mais si elle les regarde intensément, ou si elle fixe un point à côté, sur le mur, comme par ruse, elle les voit osciller au bord de ses iris ; le quadrillage très fin devient profond, la fenêtre se dédouble, les reflets blancs décollent par plis courbes, et les formes apparaissent, épaules levées, hanches basculées, tremblant légèrement d’une énergie contenue. Cela, elle ne peut pas le dire à son gendre : qu’elle la voyait, qu’elle les voyait, dans les rideaux, et sur le seuil ; qu’elle les voit souvent, dès après leur départ, et la nuit de temps en temps.345 345 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 37, 38. 119 Leurs ombres forment un remplacement. Elle sait qu’elle ne peut pas le confesser à son gendre parce qu’il jugera qu’elle est devenue démente. De même, la petite évoque l’image de son père. Elle se croit à la maison familiale avec son père. L’image est intense à tel point qu’elle croit le voir réellement, mais sa présence s’envole rapidement. Elle aussi, elle recourt à l’esprit de son père parce qu’il lui manque. Son spectre se présente à elle parce que la carence de une personne est une condition propice à son apparition : « Pourtant elle voit son père, se lever du canapé […] elle le perd dans le remuement des meubles, dans la nuit désunie […] »346. La mère est une espèce d’antihéroïne, non seulement parce qu’elle nuit aux autres, mais aussi parce qu’elle possède des qualités autodestructrices. Elle se torture le cerveau et est dévorée par des peurs qu’elle engendre elle-même. Il paraît que la mère entrevoit une présence non réelle. Est-ce qu’elle voit un spectre ? Elle hésite car la présence est fumeuse : […] et on la suit à distance, comme lestée d’un objet émetteur ; aussi bien la tente, le plaid, le cartable sont piégés. Elle hésite, ses pieds glissent dans la pente ; mais personne ne pouvait prévoir, penser ou prévenir ; personne ne peut les suivre.347 Ce soupçon de être persécuté devient une hantise. En principe, elle sait que personne ne les suit, pourtant elle appuie que des présences spectrales l’entourent indéniablement. Plus loin, nous lisons qu’elle ressent de nouveau une présence : Elle écoute, et le silence devient plus vaste encore […]. Le pas se rapproche, elle cesse de respirer ; c’est un souffle qui glisse sur le sable, par vagues, elle le perd si elle l’attend (et la migraine cogne plus fort), elle le retrouve avec la mer, les sifflements, les embrasements, si bien que parfois, au lieu de ce seul pas qui se détacherait, il semble que la dune et la forêt se mettent en marche. […]. Personne ne peut les retrouver.348 Ses obsessions angoissantes causent un égarement. La femme se noie mentalement dans la mer. Elle veut s’imprégner de la tranquillité de la mer et pour cela, elle doit ôter ou au moins sauter la barrière qui sépare la mer de la terre. Elle pense que là réside la solution, le dénouement de sa situation délicate : Elle recule d’un pas, des phares sont vissés aux jointures du ciel. La mer est une paroi verticale, à travers laquelle il suffirait de passer ; l’eau glisserait du nez aux joues, de la poitrine au dos, du ventre aux hanches puis aux reins, et se renfermerait : on entrerait dans la mer comme on passe un rideau. […] 346 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 86. Ibid., p. 19. 348 Ibid., p. 29. 347 120 elle va marcher jusqu’au phare et jusqu’au phare suivant ; au jour venu elle s’installera à une terrasse de café, et le soir elle prendra une chambre avec vue.349 Elle est paranoïaque. La dynamique de la mer influe sur son esprit. Des moments de clarté alternent avec des instants de délire et avec des divagations. Cela est illustré par la citation cidessus. Les réflexions troublées s’accumulent. La mère a l’air tout à fait désemparé, elle se retrouve dans plusieurs espaces à la fois : Tout s’est éteint ; les arbres sont saisis d’un désordre nocturne, ils grincent, abandonnés. Quelque chose dort dans la forêt, y marche somnambulique et haut comme les troncs. Elle monte la dune, le sable s’éboule dans les empreintes fraîches. La tente est minuscule à présent, presque invisible, bleue sur bleu. Les troncs s’accroupissent dans l’ombre. Elle est sur une île ; si elle appelle, tout va se réveiller. Le ciel est traversé par une longue pliure blanche. Elle se sent virer lentement ; posée sur la dune et sous le ciel. La mer a tout envahi […]. L’air se retire à chaque inspiration de la mer ; puis revient ; avant que l’eau ne gonfle à nouveau, prenant toute la place ; si bien que respirer n’est possible qu’à petites goulées, entre deux mouvements énormes de la mer, entre deux secousses du ciel : en hoquetant, joues ruisselantes, un goût d’huître et d’algue dans la bouche.350 Nous pouvons nous demander s’il s’agit d’une ballade réelle ou rêvée ? En fait, ce n’est pas très clair. Il semble que cette femme ne le sait pas non plus. Elle vacille entre un état somnolant et un état réveillé. L’effacement de la frontière entre le réel et l’irréel, entre ce qu’elle voit et ce qu’elle pense voir prouve l’inclination à une certaine « folie ». Elle se rend intentionnellement à la mer pour profiter de la sérénité. Mais la mer menace également. La mer provoque une grande désorientation. Souvent, l’héroïne ne sait plus où elle se trouve. L’espace réel se rétrécit et la mer inonde tout : Elle se lève, une vapeur fraîche flotte autour d’un groupe, la porte est là. La mer est neuve, incisive. Ses oreilles bourdonnent, chaque vague y pénètre, coupe et la dégage. Elle descend à travers le tamaris, dans la falaise, au long des petits escaliers rétro. Le bois factice est si ancien […]. La masse de l’immeuble la surprend, surgie, noire, coupant net une fantaisie de l’escalier […].351 Elle déraisonne. La mer, toute-puissante, s’empare de cette créature fragile. Son attrait est irrésistible et invincible. Dans sa tête, la femme confond la réalité et les fantasmes : Elle se tend, s’apprête. La vague la traverse, en une seconde elle est entièrement mouillée, plaquée au mur par la secousse. Les accès aux balcons sont fermés […]. De la main, elle suit la rampe, sent sous ses pieds les volées de marches ; plus aucune lumière ne parvient à percer, seule une étrange douceur, rapide, régulière, vient par moments ralentir le vent […]. elle a retrouvé les arbres, la falaise. Le petit escalier est une cascade d’eau boueuse. Elle s’appuie aux troncs. Elle n’y voit plus rien, ni dans son dos, ni du côté de l’immeuble, ni dans cette forêt qui croît, craquante et noire, du brûlis de la mer. Il y a quelqu’un. Quelqu’un l’attend sous les feuillages. Elle le voit maintenant […].352 349 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 31. Ibid., p. 32, 33. 351 Ibid., p. 91. 352 Ibid., p. 93. 350 121 Patrick la ramène à la réalité. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait. Elle veut se noyer afin de devenir une unité avec la mer : Elle regarde les autres baigneurs, ceux qui hésitent, raidis au bord, et ceux qui sont déjà de l’autre côté ; personne ne reste dans le creux, personne ne peut survivre dans le creux – dans ce vide que les vagues s’épuisent à combler, dans lequel l’eau culbute, enfle, puis disparaît ; où l’air claque, où le sable explose, où rien ne s’apaise ni se colmate.353 La métamorphose de la mère est consécutive à celle de la mer. La mer peut compenser le vide et la perte d’elle-même, mais elle n’apaise pas du tout les soucis. La femme confond ce qui se passe réellement et ce qui se déroule dans sa tête, elle se laisse guider par les vagues. La mer et la plage engagent le combat : dans son esprit, la distance varie sans cesse. La femme accentue la toute-puissance et la pression de la mer. Elle est dévoratrice et par conséquent, la femme ne peut pas résister à son attraction périlleuse. La terre est inhospitalière et rude, l’héroïne se croit arrachée à la mer. Néanmoins, la relation avec la mer s’avère double. Son influence sur la mère se caractérise par un mélange complexe, voire une ambivalence profonde. Tiphaine Samoyault se prononce en faveur de l’hégémonie de la mer : L'être le plus vivant, c'est bien évidemment la mer. Son action emporte les êtres dans un tourbillon variable, les écartèle, les abandonne et c'est exactement cela le mal de mer, la peur du vide et de l'abandon, l'inversion des perspectives, tout à la fois le désir du ventre et son angoisse, l'inquiétude diffuse des uns, l'inquiétude imaginative des autres.354 La force de la mer réside dans son aptitude à combler une lacune. La mer s’empare de l’espace, de la vacuité et dans ce sens elle rassure : « Il faudrait rentrer, mais avec le bruit de la mer, cette épaisseur d’humidité marine, il semble que rien ne puisse arriver, que personne ne soit laissé tout à fait seul ici. »355. De ce point de vue, la mer acquiert le statut de « fantôme ». La mer sert de substitut et donc de consolation à une perte imprécise. Elle se présente en effet comme la matrice englobant la totalité des choses. Elle donne la vie mais elle est également apte à l’enlever. L’héroïne décide aussi de la vie des autres, elle intervient dans l’évolution normale des événements. Nous ne sommes donc guère étonnés du fait que la mère s’identifie avec elle. 353 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 121, 122. Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 59. 355 Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 89. 354 122 2.4.5 Le Pays Dans ce roman, l’absence s’avère de nouveau un terme équivoque. Il suppose l’absence, la lacune d’un être aimé, mais il implique également le fait de s’absenter de la réalité concrète. Christiane Boutaudou affirme que : Au niveau de l’expérience personnelle, la mort subite du frère Paul encore bébé constitue pour l’héroïne le premier d’une série de traumatismes. La folie de Pablo, le frère adopté par ses parents en substitut de Paul en constitue un autre, violence intérieure extériorisée en « hurlements » qui menacent jusqu’à son point limite de résistance l’intégrité de la personne, aiguisant un besoin de « disparaître ailleurs » sous peine de désintégration.356 L’héroïne se retire en effet quitte à se désorienter et à devenir « folle ». Ainsi, elle annonce dès le début la présence de quelque chose de vague : « Alors quelqu’un se mettait à me suivre. […]. Et ça venait à mes côtés. Et là, ça me tenait compagnie. »357. Cette suggestion d’un fantôme s’accroît, leur présence semble être stimulée par le pays. La conviction se transforme graduellement en une certitude absolue et objective selon la femme. Elle postule que ces ombres apparaissent là, au pays, plus qu’à Paris, à cause de son oisiveté : Embruns aux vitres, pollens, elle voyait, dans la journée aussi, plus de fantômes qu’à Paris. […]. Dans ses yeux passaient des formes. Longues mains se balançant dans un plan flou. Ou alors, elle tenait Tiot sur ses genoux, ils regardaient la télévision. Le temps qu’elle pose un baiser dans ses cheveux, une ombre était venue, debout, indubitable. […] Mais les fantômes ne reviennent pas : ils apparaissent et disparaissent. C’était elle qui revenait. Elle était rentrée au pays.358 Elle prône qu’à Paris elle a réussi à refouler les spectres et à bannir la peur, mais elle se rend compte que son retour au pays les réveille nécessairement. Dans ce sens, les fantômes sont liés à l’espace et à son origine. En régressant, elle ravive les esprits du passé, les hantises qu’elle pensait avoir enterrées il y a longtemps en déménageant à Paris. Lorsqu’elle fait l’ascension de la plus haute montagne du Pays, La Glyphe, elle sent des spectres. C’est comme si elle divague : Elle sent à nouveau la présence, quelqu’un debout à ses côtés. Une verticale fugace…comme un pinceau dans le verre d’eau du paysage. Si c’est un fantôme, il est de l’espèce furtive : un léger moment de fêlure…un bref accès sur l’envers des choses…il lui semble voir l’air se rider…359 356 Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 1. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 357 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 13. 358 Ibid., p. 19. 359 Ibid., p. 49, 50. 123 Il paraît que l’escalade de la montagne déclenche une élévation spirituelle. Les bornes entre la perception objective et son imagination s’estompent progressivement. Plus en avant dans le texte, elle confirme la présence des spectres. A nouveau, elle dit qu’ils surgissent parce qu’elle est désœuvrée : Mais ici je ne faisais rien. J’étais seule. J’imaginais régler un appareil photo sur un temps de pose, si long, si long, que – trop remuante même à ma chaise – je disparaîtrais, pendant qu’apparaîtraient les spectres : le lent mouvement du soleil les donnerait à voir, dans la déposition de la poussière, l’usure immobile des murs… J’étais diluée dans une flaque de temps. […]. Quand le téléphone sonnait je me rematérialisais.360 L’imaginaire l’emporte sur le réel, l’héroïne se faufile dans l’endroit où les fantômes se cachent. L’immersion dans la tranquillité relative de cet autre univers s’avère une aliénation mi-volontaire pour entrer en contact avec un ailleurs imprécis et avec les spectres là-dedans. Ses hantises anciennes, ranimées par son retour au Pays, sont à l’origine des fantômes. Christiane Boutaudou écrit encore que : Car en ce « pays » dont la souplesse étonne, rien n’est étanche, aucune frontière imperméable, et l’on passe aisément, sans s’en rendre compte, du réel à l’imaginaire, du normal au monstre, bousculant les étiquettes rassurantes d’un Rationalisme triomphant, avide de certitudes, mais défunt. Ainsi frôlonsnous toujours le fantastique, réintroduit ici comme une dimension menaçante, mais réelle, de l’expérience. Qu’est-ce après tout qu’un fantôme, sinon la présence agissante d’une hantise, un furtif « épanchement du songe dans la vie réelle », un bref « accès sur l’envers des choses », une hallucination de l’inconscient? 361 Marie Rivière semble comprendre que les spectres sont le fruit de son imagination fertile et qu’ils peuplent le pays « de jadis ». Pourtant elle hésite parce qu’il y a de véritables signes de leur existence. Or, elle conclut que sa solitude constitue une condition féconde, favorable à leur apparition. L’écriture est une activité esseulée qui permet le retour au pays et au passé et qui oblige à réfléchir : Des choses remuaient dans la maison. Sur les bords de mon champ de vision, passaient des ombres. Dans les miroirs plus qu’ailleurs, dans le reflet des vitres, dans l’ombre d’une porte rabattue par le vent. Je me levais, un manteau accroché à la patère était un visiteur. Une serviette en boule un petit corps couché. Une main s’agitait dans les branches à la fenêtre. Un visage, tout à coup. Le pays des spectres. Le téléphone sonnait dans le silence, et comme j’allais répondre un enfant se précipitait dans mes jambes. Je m’arrêtais, le cœur fou. Mon souffle, et les mouvements de mes yeux, les faisaient naître. Une page que je froissais, et j’entendais un nom. Une porte était ouverte que j’étais sûre d’avoir fermée. Un rideau battait sans vent à la fenêtre. Une silhouette debout m’attendait immobile, et l’adrénaline me secouait comme un drap. Chacun, assis seul, peut faire l’expérience de leur présence. Il se trouve qu’écrire vous tient à une table, dans une grande disponibilité aux fantômes.362 360 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 129, 130. Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 1. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 362 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 70, 71. 361 124 Elle éprouve l’expérience de la présence des spectres et corrélativement celle de sa propre présence. Elle écrit sur le pays et est confrontée ainsi à ses fantômes : « Je me disais ma pauvre, tu finiras comme Pablo. »363. Elle effleure la crainte de devenir folle comme son frère adopté. Cette appréhension démontre sa conscience en la matière, elle sait très bien qu’elle a atteint une folie inoffensive. Afin de résoudre des questions sur son ascendance et sur son identité, elle veut rédiger un livre sur son pays natal. D’une part l’écriture fonctionnerait comme une fuite et d’autre part, elle devrait purifier son esprit. Elle fréquente cet espace « écrit » à force d’explorer un univers intermédiaire, plus doux que la réalité. Or, ce monde se révèle double aussi. Réconfortant étant donné la présence de son frère décédé ; bouleversant puisqu’il aiguise le délire. Elle navigue entre deux mondes et observe que l’espace est « ennemi ». Son agitation augmente avec le temps. Tout est double, tant le pays actuel que le pays forgé et idéel : Elle ne parvenait pas à englober le pays. Le temps qui coule, qui bat, physique, le temps qui fait les enfants, il lui semblait pouvoir le sentir. L’espace, c’était une autre affaire. Habiter. Voyager. Partir. Revenir. […]. Le temps était fait d’histoires, l’espace était fait de failles. La géographie découpait le temps […]. Le pays était un objet stable […]. Ici on pouvait s’installer et explorer.364 Elle se contredit dans ce passage. Le pays est stable et accueillant. Elle n’arrive cependant pas à l’envisager sous tous ses aspects, puisqu’il s’avère en même temps peu solide et menaçant. La dualité affecte la logique et les émotions ; l’essai de se souvenir du pays de son enfance contraste avec son désir d’oubli. Sa rentrée traduit un renouement ou bien une réconciliation avec ses racines et son passé. Ce retour forme également une rencontre avec elle-même à tel point qu’il fait réveiller des souvenirs enfouis dans sa mémoire et soulève des questions sur son identité. Elle s’enfonce volontairement dans son imagination, mais au fur et à mesure qu’elle approfondit les fantaisies, elle perd les repères et souffre des hallucinations arbitraires. Excepté les questions et les réflexions existentielles, il y a celles en rapport avec ses frères. Nous venons d’analyser les fantasmes abstraits, maintenant nous regarderons de plus près les fantasmes concrétisés : Tout ce qu’elle savait, c’était son prénom, Paul, et qu’on n’en parlait pas. […]. Quand Pablo est devenu fou, c’est là seulement que ce frère, qui n’avait pas vécu, s’est mis à exister. Une histoire s’est élaborée peu à peu, un fantasme.365 363 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 71. Ibid., p. 75. 365 Ibid., p. 88. 364 125 Il est clair que ce frère lui manque et que son remplacement par Pablo n’a fait qu’aggraver la situation. Les circonstances et le silence qui entoure ce sujet pèsent sur elle. Qu’est-ce qui s’est passé ? Elle est accablée de doutes et de souvenirs inventés qu’elle ne peut pas relâcher. Elle se pose des questions sur sa mère, comment a-t-elle fait face à l’époque et après ? Comment a-t-elle continué ? Cette idée ne la quitte pas : Est-ce qu’on pouvait isoler des moments, des erreurs, est-ce qu’on pouvait comprendre ? Accuser les morts, inventer un mort, qui aurait hanté la famille et Pablo, et l’aurait empêché de devenir quelqu’un ? Paul et Pablo, elle se mettait à les confondre. Elle inventait le retour d’un frère sain d’esprit. Un jour elle rentrait au pays, et elle le trouvait […].366 Le Pays natal est comparé à une maison hantée par des souvenirs et par des événements douloureux ; notamment la mort de Paul, son frère aîné, le remplacement par Pablo et sa névrose résultante. Souvent il est peu clair de qui elle parle. Paul, existe-t-il ? Où ? Comment ? Quelle est son histoire ? Marie Rivière est tiraillée entre des avis contraires : d’un côté la mise en doute de l’existence de son frère aîné, de l’autre la persuasion de son immortalité même si elle n’est que spirituelle : Lui, d’où il était, dans sa sidération, lui, s’il était vivant quelque part, le subitement mort, l’enfant perdu devenu grand, lui ce pays, il n’en faisait pas toute une histoire. […]. Le point aveugle pour ce frère obtus, plus obtus que les hirondelles…Avait-il même l’intuition vague d’un exil ?…un lieu sur carte où pointer le doigt, où rentrer s’il se sentait perdu…mais son point d’origine était une entrée vide dans le dictionnaire – lieu de naissance : néant.367 Le Pays est une sorte de personnification, il assume un rôle de personnage principal. Le pays s’assimile au passé. C’est la raison pour laquelle la femme identifie en partie Paul avec le pays. Pour elle, l’écriture sur le pays facilite la prise de distance et en même temps, elle espère acquérir un état d’apaisement en rentrant au pays. Toutefois, elle est inapte à éviter, à écarter le désordre qui règne dans sa tête. Par conséquent, elle visualise l’apparition de Paul. Elle ne peut pas se résigner à sa mort, d’où la création de son fantôme : Dans cette journée londonienne, qu’est-ce qui se prêtait à l’apparition de mon frère un peu plus tard dans l’Eurostar ? La présence de la vodka dans le cranberry juice ? Le petit va-et-vient des patients de Walid, dont le travail soulevait les spectres comme la poussière sous un balai ? L’exposition de ma mère à la Tate ? Ou simplement le manque de sommeil ? Quelque chose que je portais depuis longtemps, une impression profonde, la forme en creux d’un disparu, allait projeter dans l’espace une sorte de corps. Ou bien avait-il, lui, quelque chose à me dire, lui qui n’avait laissé que ce sentiment de l’absence, et cette familiarité des fantômes, et une forme de chagrin sans issue ? 368 366 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 89. Ibid., p. 92. 368 Ibid., p. 197, 198. 367 126 Ce fragment fait ressortir le lien entre les fantômes et la perte d’une personne aimée et étaye donc notre thèse centrale. La femme se pose des questions en ce qui concerne les spectres. Ces questions sont assez lucides au début, mais apparemment elle croit réellement aux fantômes. Aller à Londres s’impose comme une fuite, comme une protection contre les spectres et contre la « folie » naissante : Je croyais que la Manche m’éloignerait du Pays, alors que je quittais seulement la France. Les fantômes ne traversent pas la mer, croyais-je. A Londres, croyais-je, je revêtais une autre peau. Tout me quittait, une mue tombait de moi. […]. Trois heures plus tard j’allais découvrir mon frère dans l’Eurostar […].369 Elle reprend le souvenir du jour auquel remonte sa rencontre avec l’esprit de son frère. Cette réitération prouve que c’est un événement tout à fait crucial pour elle. Elle le remâche. Le poids du passé et l’accablement causé par ses deux frères ressortent de l’aveu suivant : J’avais trente-six ans et échappé à la plupart des addictions. J’avais échappé à l’alcool, à la drogue, au jeu, à peu près au tabac, j’avais fait de l’écriture un métier plus qu’une maladie, et je me gardais presque de la dépendance affective. Mais je n’étais pas sûre d’échapper à mes frères.370 L’idée ne la quitte pas. Cette obsession la poursuit malgré elle et au détriment de sa santé mentale. Ainsi, dans la Maison des Morts, elle essaie de reconstituer un hologramme à l’image de son frère mort. Elle est consciente de la nécessité de secouer le joug du passé pour se délivrer de l’embarras imposé par ces frères. Elle puise consolation dans l’écriture, mais elle ne trouve qu’un appui faible dans les livres. Comme l’écriture n’apaise pas sa nature fugueuse, elle fait appel aux fantômes. Leur existence miraculeuse amadoue la réalité. La dernière page de son roman est significative à cet égard. L’héroïne y exhibe sa dualité ; une lucidité frappante mêlée d’une « folie ». Son égarement est dû aux circonstances, c’est-à-dire les pertes, la solitude et l’angoisse : Croyez-vous aux fantômes ? Il aurait fallu répondre de même, en termes d’échelle. Elle y croyait de zéro à dix, ça dépendait de l’angoisse et du chagrin, ça dépendait des moments et des pays, des livres et des gens, du jour ou de la nuit. Les fantômes ne rôdent pas dans les limbes. Ils n'existent que dans la rencontre. Ils n'ont d'autre lieu que leur apparition. Quand ils disparaissent, c’est totalement. Ils n’ont pas de vie intérieure, il n’ont pas de vie quelque part, ils n’ont ni de psychologie, ni mémoire. Ils ne souffrent pas. Ils naissent de notre hantise, qui les allume et les éteint, oscillants, pauvres chandelles. Ils ne sont que pour nous. 371 369 Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 198, 199. Ibid., p. 206, 207. 371 Ibid., p. 248. 370 127 Cette citation nous fournit l’argument de la thèse centrale selon laquelle les fantômes servent à atténuer l’affliction consécutive à la perte d’une personne ou la douleur qui provient des peurs et des manies. Michel Abescat conclut de manière adéquate : L'esprit souvent s'échappe. Il rêve, s'évade, revient, comme au gré d'un paysage. Sans doute est-ce dû à la liberté apparente du texte, à ses digressions et vagabondages. Sans doute aussi à ses liens avec l'invisible, tous ces fantômes qui le parcourent et le hantent, une nouvelle fois : la sensation du vide, omniprésente, l'étrangeté de notre présence au monde, la mort, l'absence...372 C’est une manière de souligner l’importance des fantômes et leur relation avec la solitude, le manque et l’aliénation. 2.4.6 Bref séjour chez les vivants Adela Cortijo Talavera décrit avec exactitude la teneur de l’absence et ses effets sur les personnes atteintes : « Le fantastique, toujours présent dans les romans de Darrieussecq, est lié ici au thème de l’absence ; et la figure du fantôme, du vampire, condense la présence de l’absence, de l’être disparu […]. »373. Les héroïnes se voient désormais livrées aux ténèbres de la solitude et du vide. Nous nous introduisons dans leurs cerveaux, nous déchiffrons leurs pensées et nous y découvrirons un fantôme collectif. Les quatre femmes sont réunies et à la fois séparées par un accident traumatique et par un sentiment de culpabilité. Les fantômes comblent l’absence d’un être aimé disparu. Le manque s’avère en effet omniprésent dans ce roman. Nous constatons d’emblée que la mère se sent perdue sans ses filles, elle se sent seule avec cette distance énorme. La distance est d’autant plus infranchissable parce qu’elle est à la fois géographique et mentale. La mère déclare qu’elle ne comprend pas Jeanne qui s’est enfuie à Buenos Aires. Dans sa tête, elle rassemble ses filles dispersées dans l’espace. Elle se soucie d’eux, mais en même temps elle revendique du temps libre et le droit de souffrir. Anne, par exemple, ne lui téléphone que quand elle va mal. La mère paraît tendue et irritée : 372 Michel Abescat, « Un roman de Marie Darrieussecq sélectionné par Télérama et France Culture. », Télérama, le 31 août 2005. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 373 Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l’œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de València, p. 4. (Consulté par Internet: http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf, date de la consultation : 23 octobre 2008). 128 […] Anne est en larmes que faire, a toujours eu des crises, vivre pour soi, à l’âge que j’ai, trois filles et quatre accouchements, déjà que Nore vit avec nous, occupe le terrain, si peu d’intimité, Momo, elles ne l’ont jamais vraiment accepté, John comme un dieu, un dieu perdu, Daddy, Anne croit que tout le malheur est sur elle, qu’elle seule souffre, a souffert et souffrira374 Elle fait ressortir qu’elle a eu trois filles et qu’elle a accouché de quatre enfants. Elle a perdu un enfant. Cette perte, un incident extrêmement négatif, suscite toute une série d’événements négatifs. Ainsi les parents se sont divorcés, le père s’en est allé et l’aînée, Jeanne, est partie soudainement à l’étranger. La mère se sent responsable, coupable et victime à la fois. Elle se préoccupe de ses filles : « […] ne pas penser, à Anne, celle qui lui ressemble, la même, la mieux mienne, Anne tout court, une fille encore […] »375. Cette phrase est comme une « prétérition » mentale, le fait de s’inculquer de ne pas penser à Anne prouve précisément qu’elle est en train de penser à elle. Il est clair que John, le père, leur manque, la mère le qualifie comme « un dieu perdu ». Le père disparu et absent a aiguisé la déformation de la famille et rappelle sans cesse l’absence absolue de Pierre. Anne allègue le souvenir douloureux du départ de John et son remplacement par Momo. John est présenté comme un « héros », il s’est sacrifié et a cédé sa place. Anne estime que c’est une période décisive dans la vie commune de la famille : Elles qui avaient toujours cru (elle et Jeanne) que malgré ce qui s’était passé, malgré ça, malgré cet étélà sur la plage, le pardon avait fini par s’abattre sur la famille, qu’elles vivaient une vie normale malgré tout, papa maman le chien et nous, et qu’avec Nore l’espoir renaissait […]376 Anne espère que Nore inaugure une nouvelle époque, que sa naissance pourrait être l’amorce d’une rémission. Or, la cadette est contaminée par la « folie » et la nature agitée de ses sœurs fugueuses. Elle commence par une confusion innocente : Elle débouche sur une place, entourée de dômes, elle est accompagnée, elle sent les présences, deux ou trois, une sorte de club, le club qui l’entoure souvent dans ses rêves ; membres indistincts, ou plutôt : comme elle s’éveille, dans le soleil qui fend le lit, un peu en retrait déjà, entre le rêve et souvenir du rêve […].377 Mais elle passe à un degré supplémentaire : le fantasme complet. Ainsi, Nore voit surgir un fantôme. Il disparaît, elle a cru le voir et puis il réapparaît de nouveau : « Regarder à côté d’une étoile pour mieux la voir : un fantôme, les fantômes regardés de face s’évanouissent. 374 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 21. Ibid., p. 21. 376 Ibid., p. 192. 377 Ibid., p. 13. 375 129 […] les revoilà… Sur le côté de notre pupille, où on ne regarde pas, où on ne pensait pas. »378. Les hantises et les manies de ses sœurs aînées exercent une influence sur Nore. Elle se pose des questions sur le passé familial et développera une théorie sur la lacune dans sa mémoire. Elle parle d’un jeu : « Quand on était petites avec Anne, enfin, moi petite, quand on jouait à faire le vide, le blanc, le rien. »379. Elles tentent de « ne pas penser », mais alors on pense nécessairement à cela. La mère et ses sœurs ont appliqué ce jeu à la réalité. Elles ont passé sous silence l’accident survenu « cet été-là ». Or, ce refoulement obligé implique qu’à la surface le souvenir de l’accident jaillira inévitablement. Le peu de souvenirs d’enfants est imputé à la censure du passé par les autres membres de la famille. La cadette se sent exclue à cause de ce « secret », elle se demande ce qui s’est passé. Nous avons déjà mentionné que Nore est dotée d’une imagination exceptionnelle, intensifiée par ses hantises et l’obsession de deviner les non-dits du passé. Elle aperçoit par exemple des présences fumeuses et chancelantes sur la plage : Grands corps blancs ovales avançant sur la plage. Puis renonçant. Puis revenant. Changeant, nuançant leur courbe. […]. Leur tête, leurs épaules ovales, la masse de leur corps ovale arrêté à mi-hanche où cesse la moitié humaine des sirènes. Puis renonçant, renonçant à émerger, à se détacher.380 Cette perception étrange ne constitue pas une singularité dans le flux des pensées de Nore. Elle a souvent de drôles de pensées.381 Ces fantasmes témoignent de son égarement et de ses peurs. Le passage suivant démontre qu’elle craint que la maison soit hantée : Quelque chose à la fenêtre. Des branches. Un reflet sur la vitre – elle-même sans doute. Comme on apparaît blanc dans les reflets le soir…[…] On dirait que c’est à l’extérieur de la vitre, cette buée un nez écrasé au carreau, la trace d’une bouche ouverte […] on l’a appelée. Elle a entendu son nom. Nore, ça vient de l’extérieur ; ou peut-être du salon, entre les canapés couverts de draps dont l’un froissé dénonce leur présence… une colonne noire ou un reflet dans l’air sous l’ampoule électrique…[…] et maintenant maintenant ce sont les tasses qui ont disparus les tasses qu’elle venait de remplir […] son nom encore elle court dans le couloir il est étonné, il somnole paisiblement, non il n’a pas appelé 382 378 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 103. Ibid., p. 103. 380 Ibid., p. 124. 381 « […] l’impression la reprend d’arpenter un couloir inconnu, elle a souvent cette inquiétude quelle que soit la maison, rêverie d’être morte sans en être avertie […] », Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 237. 379 130 Quoiqu’elle soit née après l’accident fatal, Nore subit également des crises de panique. Cela prouve que sa naissance n’était pas une « renaissance » comme avait espéré Anne. Les souvenirs rejaillirent, la mer fait réveiller des souvenirs enfouis dans la mémoire. En plus, l’immensité de la mer accentue la sensation de la carence. Elle ressemble à la mémoire ; le susurrement des vagues console, tandis que son ampleur nous avertit et nous dessille. La mémoire aussi bien que la mer rappellent sans cesse le corps noyé de Pierre. L’oubli purgatif est impossible, de là l’importance de savoir manier ses sentiments et ses souvenirs. L’histoire de leur vie commune comporte un trauma : l’accident de Pierre. Les quatre femmes crèvent sous le poids de ce souvenir qui a brisé la famille mais, qui les relie en même temps à jamais. Comme elles n’ont pas pu accepter cette perte, ces femmes développent des stratégies personnelles pour faire face et déploient une « folie ». Ainsi, Anne s’adonne à des réflexions bizarres, non logiques : « Je vais devenir quoi. Ça gire. […] je suis détachée, voilà. »383. L’écrivain nous offre une vue dans le labyrinthe de sa tête. Le grouillement de pensées reflète son chaos interne. Elle saute souvent du coq à l’âne, ses pensées se succèdent de façon non structurée, non chronologique. Dans la partie précédente, nous avons vu qu’Anne est obsédée par les pensées des autres. Elle puise consolation dans la connivence, c’est-à-dire dans le fait que les autres connaissent des hantises similaires. Selon Anne, Jeanne forme le point de départ et le modèle sur lequel des bribes de souvenirs s’entent. Elle veut pénétrer dans le cerveau de Jeanne étant donné que c’est sa sœur qui détermine « tout ». Anne se croit dotée de la capacité de tisser les souvenirs des autres dans une espèce de corps cérébral, la mémoire globale, comme entité informatique accessible à tous. Elle étudie la mémoire et la faculté de se souvenir, il s’agit d’une fascination qui se concrétise dans l’obsession de vouloir reconstituer les souvenirs : […] elle, Anne, pourrait cliquer sur une scène comme on garde un rêve en mémoire, cartes postales mentales […] ou directement s’immiscer dans le cerveau de Jeanne, il lui suffit de penser à Jeanne pour s’immiscer dans son cerveau, à quoi elle pense, ce qu’elle ressent, son irritante certitude de bien faire, il est clair que ses contacts, à elle, Anne, sont surdéterminés par les voyages de Jeanne, ses branchements sur le cerveau global sont rendus plus aisés, plus immédiats dans les zones défrichées par Jeanne, bonne tête chercheuse, bonne exploration inconsciente, bonne fournisseuse de données ; un petit détour par son cerveau, par ses récits, par ses albums, fournit déjà des bases […] 384 382 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 239, 240. Ibid., p. 17 384 Ibid., p. 117. 383 131 Anne se perd dans le monde hostile et menaçant, pour cela elle se soustrait à la réalité. Elle s’aliène, dans une boîte de nuit, elle aperçoit un génie : « un génie frotté hors d’une lampe, qui les enlace…[…] le génie pose la main d’Anne sur la joue d’Iris […] le génie se fait discret la chanteuse s’efface, le club vacille […] »385. Cette fuite et cette errance dans un univers dans sa tête devraient la calmer. Or, ses pensées, au lieu de la consoler, la torturent et la désorientent. Son imagination ne s’avère pas suffisamment puissante pour écarter les souvenirs noirs, exactement comme la fuite spatiale de Jeanne qui n’a pas atteint son but. Anne rumine « ce jour-là sur la plage ». Elle est persuadée que la maison d’enfance est visitée par des esprits : « il est évident que la maison est hantée la maison où elles vivaient […] »386. Hantée par le passé, particulièrement par le souvenir de l’accident, par les reproches et par un sentiment de culpabilité. Jeanne parle de la folie d’Anne : « Elle a eu ses règles avant moi, neuf ans et demi, déjà cinglée, n’a fait qu’empirer. »387. A l’instar de Jeanne, la mère reconnaît que : « la seule qui ait viré folle, finalement, c’est Anne, sauf que le lien n’est pas là, Anne n’est pas la fille de John, c’est aussi bête que ça. »388. Mais le fait que cette mort domine entièrement sa pensée, pendant trente années déjà, montre pourtant que la mère n’est pas épargnée. Pierre lui manque énormément, son esprit allège la carence : La crainte, c’est qu’il revienne. Delescluze l’avait bien dit. Elle a cru le voir, c’est tout, c’est idiot, elle descendait ouvrir au chat […] un reflet dans la vitre […] la cuisine est l’endroit le plus, le plus chaud, le plus réel, avoir peur de, d’un enfant, vraiment, qu’il sonne à la porte […] le tenir dans ses bras, c’est hors propos, fini […].389 La mère ne peut pas jouir ni se divertir même pas une seconde. Cela pèse sur elle. La présence de Pierre soulage un peu, mais la mère est consciente qu’elle entraîne une certaine folie. Jeanne parle de sa mère et du moment où sa mémoire revient. Elle sait que sa mère voit le fantôme de Pierre. Elle en induit que la mère est également en proie à la « folie ». Elle dit que ça se voit parce que sa mère se comporte comme si quelqu’un la gifle, comme si elle reçoit un choc. Elle a l’air agité : il fallait la connaître, c’était la main du fantôme qui lui empoignait la face, les joues le nez les yeux la bouche 385 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 241. Ibid., p. 243. 387 Ibid., p. 88. 388 Ibid., p. 232. 389 Ibid., p. 231. 386 132 quelque chose qui aurait saisi la chambre par le milieu, la chambre où elle restait allongée la plupart du temps, […] tirés à soi par le fantôme vers son monde de désastre, la pièce et ma mère engloutis à travers le chas d’aiguille de cet univers parallèle – c’étaient ses yeux le point de fuite, une distorsion de l’espace autour de yeux de ma mère – […] par ses pupilles, par sa bouche, elle avalait l’espace, elle le digérait, […] tout se repliait en accordéon pour se laisser avaler par ma mère possédée. Ce que ma mère voyait, il fallait savoir le voir, son fils dans la baïne, le tourbillon par le fond de la mer envoyant les enfants dans l’autre monde […] que dire, qu’en penser, son fils dans la baïne, son fils mon petit Pierre frère perdu de vue une seconde et à jamais […].390 De cette dernière phrase, nous inférons que Jeanne se sent terriblement coupable : « oh elle n’a pas de regrets/ la faute à personne »391. Ce qui implique plutôt qu’elle a des remords. Elle témoigne d’un espoir ardent de revoir Pierre. La citation suivante dévoile manifestement les pensées tourmentées et le sentiment de culpabilité qui terrorisent Jeanne : La séance chez sa psy lui a fait du bien : chaque chose en son temps. Ebénisterie des familles : commode basco-anglo-irlandaise à moulures françaises, inscription sur le fronton : I’m not guilty, en ronde-bosse. John sur le vantail de gauche, maman sur le vantail de droite, chaque chose à sa place, personne ne dépasse. Dans le tiroir de gauche Anne, dans le tiroir de droite Nore, et dans le tiroir du fond, celui à double fond mais bien étiqueté : son frère.392 Jeanne entreprend une tentative de « ranger », d’organiser ses souvenirs. Elle consulte une psychologue ce qui démontre qu’elle aussi, elle est atteinte d’une « folie » légère. Le poids du manque et surtout le fardeau de ce sentiment de culpabilité provoquent des hantises. L’épée de Damoclès pend au-dessus de sa tête. L’irréversibilité du passé, les reproches non prononcées et les non-dits forment une barrière dans la famille. C’est la raison pour laquelle elle part. La mère signale que : « Jeanne n’a pas supporté le déménagement, ni le divorce, cette maison, de leur enfance […]. »393. En fait, le déménagement et le divorce sont de moindre importance. Ce sont surtout le deuil raté, le sentiment de culpabilité et les reproches taciturnes de la part de sa mère qui tyrannisent Jeanne : « […] ce qui s’est passé n’était la faute de personne, pas même de Jeanne – ne dis pas ça, ne le pense même pas […] »394. De nouveau il s’agit ici d’une espèce de « prétérition », un indice qui corrobore l’opinion que malgré tout la mère reproche l’accident à Jeanne. L’accident a déchiré la famille entière. L’accablement du passé subsiste. Cela éclaircit l’impossibilité d’oublier, de s’en remettre et donc de pardonner. La mère parle de « cet étélà », d’un souvenir, notamment celui de l’accident fatal, qu’elle a voulu réprimer, voire 390 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 141, 142. Ibid., p. 139. 392 Ibid., p. 233. 393 Ibid., p. 15. 394 Ibid., p. 31. 391 133 effacer de sa mémoire. Son irresponsabilité est impardonnable, elle a commis une erreur irrémissible et par conséquent elle est condamnée à ressasser des regrets : « S’arrêter de penser. Personne n’en est capable. Les souvenirs superposés. Ce à quoi elle n’a pas le droit de penser. Ce à quoi personne ne doit savoir qu’elle pense encore, minute par minute, dans la trame de tout le reste. »395. C’est un événement du passé qui la poursuit malgré elle. Elle se rend bel et bien compte de l’inutilité de vouloir se défaire de cette charge : « on y pense tout le temps »396. Elle ne sait pas comment continuer à vivre après ce basculement. Elle n’ose pas y penser ouvertement, mais l’oubli est impossible et l’acceptation s’avère inenvisageable aussi. Elle avoue que « parfois elle ne sait plus quoi penser »397. Anne commente cet essai d’effacer le passé et surtout l’inefficacité d’un tel effort : les photos, les vêtements, la tombe, ils ont pensé à effacer – mais les traits sur la porte du salon, y sontils encore et Nore, dans son innocence idiote, dans son monde où l’on ne meurt pas, qu’elle pleure enfin, qu’on pleure tous les quatre tous les cinq, les témoins les survivants 398 Ce trauma refoulé les pourchassera éternellement. Des reproches mutuels assombrissent leur avenir. Momo est comme un intrus dans la famille. Il oppose la mère et les enfants ; les filles ne l’acceptent pas et Jeanne décide de s’en aller. Les trois sœurs critiquent la mère et sa décision de quitter le père pour vivre avec Momo, mais elles se critiquent aussi réciproquement. Pour se dégager partiellement de leurs obsessions, les quatre femmes font appel à l’imagination et aux fantômes même si cela signifie qu’elles basculeront dans le chaos hasardeux qui contribue à leur égarement. Chacune réagit à sa manière, c’est-à-dire qu’elles présentent des niveaux différents de « folie ». De toute façon, le pêle-mêle des pensées et les fantasmes incontrôlables se présentent dans tout le livre, chez toutes ces femmes. 2.4.7 White Dans le Nouvel Observateur, la journaliste Marie Lemonnier considère à juste titre que les fantômes occupent un rôle fondamental dans White : Au même moment, «White» (POL), le nouveau roman de Marie Darrieussecq – familière des spectres et autres ectoplasmes depuis «Naissance des fantômes» et «Bref séjour chez les vivants» –, dévoile l’intériorité de ses personnages par l’entremise de leurs fantômes respectifs.399 395 Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 55. Ibid., p. 56. 397 Ibid., p. 203. 398 Ibid., p. 161. 396 134 La présence des fantômes se révèle très prononcée, mais il faut noter que les fantômes dans ce livre diffèrent de ceux dans les autres romans de Darrieussecq. La convergence consiste dans le fait que les personnages s’enfuient. La participation à l’expédition constitue un éloignement. Peter et Edmée veulent se débarrasser de leurs hantises du passé et éluder la réalité. Cela mène à la création d’une réalité personnelle et fantastique et indirectement à la confrontation avec les fantômes. Or, à l’opposé des personnages dans les autres textes, ils ne se jettent pas dans les bras des fantômes, c’est-à-dire qu’ils ne les évoquent pas eux-mêmes. Les fantômes constituent une collectivité (« nous ») qui nous apostrophe. Dans les autres livres les fantômes consolent car ils se substituent à l’absent. Ils effraient puisqu’ils décomposent en quelque sorte la réalité. Les héroïnes se rendent compte de la signification de croire à leur existence. Néanmoins, elles y ont recours volontairement c’est-à-dire qu’elle les inventent comme un soutien, pour combler un vide et pour se rassurer. White dévie parce que les fantômes ne sont pas vraiment conçus par les personnages principaux en tant que substitution. Ils sont simplement là et les protagonistes ne les remarquent guère. Il s’ensuit que l’inclination à la folie sera moins forte, pourtant Peter et Edmée se croient souvent ailleurs et pensent que des présences les guettent. Dans cette optique, eux aussi, ils se créent des chimères et ont régulièrement l’air désorienté. Il frappe d’ailleurs que, dans tous les romans, les fantômes surgissent dans un environnement désolé, auprès des personnes déchirées par des questions existentielles et identitaires. Nous constatons que Peter et Edmée veulent apprivoiser les « fantômes » de leur passé en s’éloignant de leur environnement. Le pôle est l’endroit déserté par excellence : Deux centimètres de neige depuis l’année dernière, rien qui suffise à effacer les traces. Sur un rayon de quatre mille kilomètres, personne encore, sauf trois Russes à la station Vostok, qui hivernent. Et nous bien entendu, mais comment nous compter ?400 Dès le début, les fantômes prennent la parole et évoquent la désolation. Il se peut qu’ils parlent des vestiges d’un passé qu’ils veulent oublier. Peut-être essaient-ils d’effacer les traces des êtres humains, pour rendre absolu la solitude. Dans la citation ci-dessous, ils s’adressent également au lecteur : 399 Marie Lemonnier, « Le réenchantement du monde », Le Nouvel Observateur, 16 octobre 2003. (Consulté par Internet : http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2032/articles/a220610-.html, date de la consultation : 24 juin 2008). 400 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 11. 135 Lentement, ils approchent. En avion et en bateau. Nous nous rétractons. Nous faisons de la place, nous créons de l’espace en nous faisant petits. La zone recensée n’en paraît que plus vide. Nous nous entendons bruire, le mouvement c’est déjà ça. Quelle langue aurons-nous à parler ?401 Ils disent qu’ils accueillent les explorateurs, mais l’attitude hostile transparaît déjà. Ils aiguisent le vide. Cette attitude ennemie sera plus claire dans la suite. Ils font une opposition entre eux et les vivants : « avec ces gestes fermes et précis qu’ont les vivants. Nous jouerions bien à déplacer le bidon, à l’enfouir, à le siphonner, à le saboter […] »402. Les fantômes veulent contrecarrer les humains, ils s’appliquent au sabotage de leur expédition scientifique. Quand Peter Tomson est laissé seul pour activer le chauffage, il entend des voix: « Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Comme des voix. »403. Il se croit entouré et surveillé par des spectres. Peter témoigne d’une grande peur de bousiller le projet : « Ils ont bien fait de laisser tourner le moteur, on va repartir dans trois minutes, abandon du Projet White. »404. Il redoute que, par sa faute, le projet aille échouer parce qu’il ne réussit pas à mettre en marche le chauffage. Il n’y arrive pas parce que les fantômes entravent ses tentatives. Dans la citation ci-dessous, ils éclaircissent pourquoi ils se consacrent au sabotage du devoir de Peter : […] l’Antarctique est notre… comment dire ? Port d’attache ? […] Notre empire, notre royaume ? […] le pôle Sud est notre forme […]. Et si la précision était compatible avec notre nature, nous dirions ceci : que l’Antarctique est notre équivalent géographique. […]. Et nous ajouterions que pour cette saison (comme on dit) nous serions amenés à flotter autour du Projet White, peut-être plus qu’à l’ordinaire.405 Il est probable que les fantômes sabotent le projet parce qu’ils ne tolèrent pas des intrus. Ils considèrent que le pôle Sud est leur domaine, leur privilège. Aussi veulent-ils déterminer ce qui se passe sur le pôle en dirigeant les actions des visiteurs. Ils cherchent à exercer une influence latente sur eux. Peter et Edmée sont visés parce qu’ils sont plus vulnérables : Bien sûr Edmée Blanco ne le sait pas, que c’est vers Peter Tomson qu’elle progresse. Pas plus que lui ne le sait, de son côté. Nous seuls devançons les événements, nous seules sommes capables […]. Et silencieusement nous les encourageons (bien sûr le bateau avançait, bien sûr sa trajectoire était fixée, bien sûr la glace se brisait, bien sûr les petites annonces avaient été écrites et lues sans nous et sans nous se construisaient les bases et les projets ; mais la peur des insectes, l’attraction du vide, le goût de la fuite, l’ennui, les maladresses, les hantises et les phobies, et les désirs, les vertiges, les drames, et les trésors qui à la longue s’accumulent ou se défont, nous pouvions espérer les prendre à notre 401 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 17. Ibid., p. 35, 36. 403 Ibid., p. 47. 404 Ibid., p. 48. 405 Ibid., p. 49. 402 136 compte. […] Ainsi nous procédons, par tâtonnements. Deux souvenirs d’enfance font, devant la chaudière, entendre un craquement dans la mémoire glaciaire de Peter Tomson […].406 Les fantômes s’arrogent le droit de pénétrer dans les pensées de Peter et de décoder le contenu de ses souvenirs. Il semble qu’ils se moquent un peu de lui parce qu’il se trompe concernant son premier souvenir. Ils épient également Edmée et s’introduisent dans sa tête pour fouiller dans ses souvenirs. Ils scrutent les rêves des participants du projet scientifique. Ils creusent leurs mémoires et ils s’immiscent dans des souvenirs traumatiques, réprimés en vain. Le voyeurisme ne paraît pas les satisfaire, ils veulent obtenir le contrôle absolu : Nous, les fantômes, cramponnés à Edmée, nous nous amusons comme au manège. […] Sautant de fil en fil, les araignées swingantes de ses pensées ! […]. Puisqu’à notre guise nous pouvons passer le film en accéléré, en avant en arrière, au ralenti, le film de l’approche, le film du gel, le film du temps qui prend ici comme le gel.407 Les fantômes ont l’air de vouloir assujettir Edmée à leurs règles. Edmée se retire dans ses pensées et elle s’absente de la réalité pour se livrer à la nostalgie et pour penser à Samuel, son compagnon du lotissement. Les fantômes veulent diriger ses pensées, pour cela, elle doit être réveillée et revenir à leur « réalité » : Nous, les fantômes, l’entourons, l’enlaçons, et si nous le pouvions, nous la caresserions. Mais elle pense à Samuel […]. Nous avons toutes les peines du monde à évacuer ce drôle et à ramener Edmée ici, où nous prenons naissance. C’est d’où elle pose les pieds que nous pouvons, peut-être, la faire glisser ailleurs, car la dérive des continents mentaux est notre affaire.408 En tout cas, les fantômes tentent de contrôler ses pensées et de dominer ses souvenirs, mais ils seront frustrés car : « […] ce que nous pouvons attraper de souvenirs d’Edmée glisse et se grise aussi […]. »409. Cette phrase trahit la déception de ne pas pouvoir satisfaire leur curiosité et de ne pas avoir pu rassasier leur aspiration à fléchir ses pensées. Les fantômes règnent sur le pôle Sud et s’attribuent le droit de soumettre les « visiteurs ». Ils essaient de faire en sorte que les « réfugiés » soient incapables d’oublier les événements auxquels ils essaient d’échapper. Dans le fragment suivant, les fantômes avancent que les hommes traînent des souvenirs auxquels ils ne veulent plus penser. Ils avouent qu’ils considèrent que c’est leur tâche de s’identifier avec ces fixations afin de hanter les consciences des humains. Les fantômes les suivent, les observent et les tracassent partout : 406 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 50, 51. Ibid., p. 44, 45. 408 Ibid., p. 55. 409 Ibid., p. 55, 56. 407 137 Laissons Edmée Blanco arriver sans évoquer déjà la vodka et les excès. L’ennui et les rêves flous. Les aspirations déçues, les songes. Et tout ce que les humains transportent ici, avec nous sur leur dos en barda. C’est ce blanc, aussi.[…]. Eux-mêmes ne s’attardent pas là-dessus, rien sur les sujets qui fâchent, rien sur l’angoisse et le manque, sur l’éloignement et la folie, rien sur le trouble, le vide […]. Le poids et la légèreté, nous avons oublié. Le souffle et l’asphyxie, comment était-ce ? […] mais ce sont les corps, qui nous intéressent.410 Ils sont obsédés par les êtres humains. Peut-être s’intéressent-ils tellement aux corps parce que les humains rappellent leur vie antérieure ; ainsi les spectres se souviennent de leur propre existence humaine et de la forme humaine qu’ils ont perdue. Ils sont jaloux. Cela pourrait élucider leur taquinerie : « Et nous, dansant en rond autour d’Edmée et de Peter, dansant et criant « bis ! » et déployant nos corps de limbe et leur soufflant des vertiges aux oreilles. »411. Ils s’amusent à semer le désordre. Plus loin, ils fortifient cette conclusion : Nous nous levons à sa suite, pop ! séparant notre masse de mercure des fantômes attachés à Edmée. Et nous, ceux d’Edmée, nous posons nos têtes sans poids sur son épaule et nous regardons Peter s’éloigner. […]. Nous aimons à confondre, à mettre un mot pour l’autre […].412 Ce sont les habitants d’un au-delà : « Et nous à concentrer nos forces pour rester dans cette seconde […] pour essayer de nous tenir là, de voir et d’attraper. Nous flottons. Nous cherchons l’équilibre. En suspens dans le temps. […] Dans cette seconde où ils se voient. »413. Les fantômes sont le « porte-parole » d’une espèce d’univers intermédiaire situé entre celui des vivants et celui des morts, entre le passé et le présent. Ils peuplent un lieu vague, indéfini et intemporel : « Sur ce fil nous dansons, à notre gré, dans notre élément, l’entre-deux : l’isocentre de P. et E., ce point de contact-là : se voir. Une substance pensante, fugitive, au fil des deux regards. »414. Leur habitat favori est cet entre-deux qui se situe dans le pôle Sud et prend forme dans les têtes. Plus loin, ils se déclarent aptes à naviguer entre le pôle Sud, où Edmée demeure physiquement et Douglastown, où elle habite et où elle se trouve mentalement : « Et nous, les fantômes, faisons l’aller et retour entre le pôle Sud et Douglastown, […] »415. Les fantômes relient le passé et l’actualité, la réalité et l’imaginaire, mais aussi le pôle et le continent. Pour eux, les frontières n’existent guère, ils se réjouissent de franchir les limites. Cette complication explique en même temps leur instabilité, ils se disent compressés entre Edmée et 410 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 69. Ibid., p. 120. 412 Ibid., p. 141. 413 Ibid., p. 70. 414 Ibid., p. 71. 415 Ibid., p. 81. 411 138 Samuel.416 Dans le fragment suivant, les fantômes « polaires » se sentent désorientés, ils ne savent plus ce qui se passe : Le temps a pris la forme d’une cordelette tendue, avec des petits nœuds serrés et rapprochés. Sur chaque nœud le temps bute. Il se passe quelque chose en nous, les fantômes. Notre corps problématique, à densité d’uranium et d’hydrogène, se tend et se détend, s’alourdit et s’allège, se scinde, nous tournoyons… d’un côté, de l’autre, les fantômes d’Edmée et les fantômes de Peter, avec pour repère le pôle Sud : notre corps se fissure. Nous nous coupons en deux.417 Pourquoi se scindent-ils en deux ? Il se peut qu’ils se déstabilisent parce que Peter et Edmée résistent, voire s’opposent à eux. En dépit d’une harmonie relative, ils basculeront dans la précarité.418 Il y a une division entre les spectres qui suivent Peter et ceux qui s’occupent d’Edmée. Au fond, ils forment indiscutablement un ensemble unitaire, mais les hommes rompent cette cohésion et aiguisent leur fragilité : « Nous conciliabulons, nous choisissons nos demeures. […] Nous avons toujours été là. Nous sommes comme le mercure, les fantômes d’Edmée et les fantômes de Peter. »419. Les fantômes commentent le comportement d’Edmée. Ils la toisent.420 Elle combat non seulement la banalité, mais aussi le désordre interne. Cette tentative infructueuse a motivé sa décision de fuir, de s’écarter. Les fantômes prétendent à tort qu’Edmée a atteint le vide mental tant désiré: Il faut croire qu’Edmée a réussi à faire le vide. Que sous sa calotte crânienne un cerveau détoxiné tourne à l’unisson du continent. Qu’elle a trouvé ce qu’elle est venue chercher, peut-être ; une vacuité de bout du monde. Un fond de globe intact.421 Elle y retrouve effectivement un état immuable de vacuité. Or, l’oubli, le soulagement et le repos demeurent inatteignables. Dans la citation suivante, nous observons que le désarroi d’Edmée n’a pas diminué : 416 « Nous nous rapprochions, frttfrtt, empilés entre Sam et Edmée », Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 113. 417 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 136. 418 « Nous, nous ne savons rien. De cette atmosphère dont nous entourons le monde, comment nous extraire ? Nous sommes l’indifférence même. Nous nous mélangeons et nous centrifugeons les uns et les autres, comment distinguer parmi nous qui a vécu, qui est resté dans les limbes ? Qui sait quelque chose et qui ne sait rien ? Nos déguisements et apparitions découpent des pans de l’atmosphère, mais le moindre souffle nous défait […]. », Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 155. 419 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 151. 420 « Tous les matins à Douglastown le gazon pousse tchi tchi tchi pendant qu’Edmée lutte bol à bol, miette à miette et chaussette à chaussette contre Samuel et le chaos. », Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 82. 421 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 83. 139 Lorsque Edmée lève la tête pour se reposer les doigts, elle voit cinq soleils. […]. C’est ce silence énorme qui presse contre les tympans. Il faudrait un appareil photo, pour être sûre que l’image ne se forme pas dans son cerveau, pour être sûre qu’elle ne vire pas folle, déjà […].422 Elle se demande ce qu’elle fait là-bas, il paraît qu’elle ne se comprend pas et qu’elle craint de s’affoler. Son collègue, Peter, note l’absence mentale et l’aliénation d’Edmée. Il dit qu’ « Elle avait l’air perdue, sur une autre planète. »423. Voici d’autres illustrations de cet affolement d’Edmée : « Les yeux d’Edmée pleurent. Les yeux ici ne voient rien, et les grincements aux oreilles sont ceux du fond de la mer. Le silence fait naître les fantômes, et les mirages leur donnent corps. »424. Edmée a voulu ensevelir les souvenirs obsessifs du passé dans des cavités d’un « non-lieu », mais ce vide n’enraye pas son agitation. Le vide intensifie la désolation, Edmée est plongée dans ses pensées et confrontée à ses problèmes qu’elle entendait esquiver. Elle est désorientée : « Edmée finit son thé et se lève. Où aller ? Où sommes nous ? Quel jour sommes-nous, que faire ? »425. Elle est confuse parce que l’expédition n’a pas l’effet voulu. Dans sa tête, elle avait planifié tout, défini une méthode. Déçue, elle constate qu’elle ne peut pas manipuler le déroulement des choses : Rien de ce qu’elle avait prévu ne se passe. Ils ne parlent pas mieux, ici. La distance ne calfeutre pas mieux la bulle. […]. Pourquoi elle pense à ça. […] (à quoi occupaient-ils leurs soirées ? l’oubli est tel qu’elle pourrait croire qu’un filtre amnésiant se diffuse ici avec la lumière) […] (la vie irréelle est à Houston, la vie réelle sur ce continent) […].426 Elle n’a aucune prise sur les événements de la réalité. De surcroît, là sur le pôle Sud, elle ne peut pas non plus influencer la progression des faits. Il s’agit d’un pseudo-exil qui ne produira pas du tout l’effet thérapeutique poursuivi. En dépit de l’écartement de son entourage, le chaos et le repentir se maintiennent. L’oubli s’avère sélectif et arbitraire, elle ne peut pas oublier ce qu’elle aurait voulu omettre. Cependant lentement, la vérité et la vraisemblance de sa vie à Houston estompent : Comment était-ce ? Renouer avec un monde ancien. Mais ce monde n’a jamais existé, Edmée se souvient : elle a fui des sommes d’efforts inutiles. Ici elle est légère. […]. Nous replions les draps de la nostalgie. Le module martien réapparaît, ultime hommage, brouillé par le rouge pulvérulent… Régler cette image, impulsion dans le corps d’Edmée, définir ce relief absurde, faire adhérer le corps qui se 422 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 86. Ibid., p. 89. 424 Ibid., p. 123. 425 Ibid., p. 130. 426 Ibid., p. 135. 423 140 lève et le corps qui reste là, assis…dans cette fébrilité de l’espace entre-deux Edmée attend et nous attendons avec elle ; dans cette vacuité de l’espace entre-deux elle nous croise, elle nous ignore.427 La frontière se dilue. Elle mêle son souvenir et l’actualité de l’expédition, ce qui préfigure la remise en doute de la réalité de sa vie d’auparavant. Pareillement, nous apercevons une légère inclination à la folie chez Peter Tomson. Il tente de repousser des événements douloureux du passé à tel point qu’il se distancie de ses parents et de sa sœur : « Mais de toute façon, Clara, la nounou, le papa ou la maman, Peter Tomson ne voyait pas qui étaient ces gens. »428. Il ne s’en souvient pas. Peter semble divaguer, il évoque des visions fortuites et a l’air agacé : Reprendre le rêve des parents, le désert, l’isolement. […] Et ensuite, qu’est-ce qu’on lui a raconté ? La voix de Nana, pas des parents évidemment : sa sœur Clara – aucun souvenir d’elle – et ce que la guerre fait aux filles. […] Et ce qui est arrivé exactement ; arrivé exactement ; aucune idée. Témoin de rien. Survivant de rien. Au milieu de rien. Qu’est-ce qu’il croyait trouver, ici ?429 Apparemment, il se rappelle qu’il a été abandonné par ses parents et qu’il a été séparé de sa sœur. Les lacunes de la mémoire causent l’accablement. Il est tout bouleversé. Peter désire effacer son passé de sa mémoire mais simultanément, il tente de se rappeler. Les fantômes scrutent ses pensées et ses souvenirs, souvent ils sont incapables de dire sans tergiverser si untel souvenir est réel ou rêvé : « Nous seuls pénétrons ici. […]. Le souvenir, si c’en est un, est redevenu si ténu que même nous, les fantômes, avons du mal à percevoir […].C’était peut-être un souvenir de rêve. »430. Ses souvenirs présentent des trous en raison de l’étouffement volontaire. Il veut cesser d’y penser, il veut faire le vide dans sa tête. Il repousse compulsivement des souvenirs pénibles : « Les bombes et le reste. Il voudrait tant ne pas penser à ça, là, tout de suite. »431. Mais nous avons constaté que l’oubli était dû aussi à une sorte d’exclusion. Peter lit dans le journal de Scott, un prédécesseur scientifique, et conclut que l’échec de l’expédition est dû au sabotage des fantômes. Il aperçoit lui-même les présences ombreuses qui l’encerclent. Il soupçonne un « assaut » des fantômes du Pôle comme le montre le fragment suivant : 427 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 142. Ibid., p. 97. 429 Ibid., p. 103, 104. 430 Ibid., p. 105. 431 Ibid., p. 126. 428 141 Le paysage se déplace autour de Pete Tomson, et nous avec. […]. Des formes l’entourent, chuchotent. Elles se dissipent si Peter bat des mains, s’effilochent, se reforment plus loin… […]. Quelqu’un appelle. Quelqu’un crie, une voix féminine, très distincte. Ce n’est pas Edmée […]. Cesse de donner des coups de pied dans le vide, ils vont savoir que tu les vois, cesse de te boucher les oreilles, tu les entends et ils vont t’encercler à jamais. Une attaque de fantômes […]. Voilà ce qui est arrivé à Scott. Il n’en dit pas un mot dans son journal, trop peur de devenir fou, mais pendant tout le voyage ils ont subi de semblables attaques, leur traîneau était suivi par une caravane fantôme. […] Ça veut dialoguer. Ça veut proposer quoi – un pacte ? A quoi tu pensais, en venant ici ? A quoi tu t’attendais ? A te voir de loin, un petit point à la surface de la neige ? A mesurer ton insignifiance sur la plus morte des terres à part Mars ? A te dissoudre dans la brume, t’atomiser et disparaître ? […] Ils t’ouvrent les bras. Ils t’attendent. Ce que tu voulais savoir, ils vont te l’apprendre.432 Dans le blanc et le vide, Peter discerne les spectres. D’abord il hésite, il veut les ignorer, terrifié qu’ils vont découvrir qu’il se rend compte de leur présence. Il a peur de ces fantômes, d’ailleurs il craint qu’il devienne fou. Il frappe toutefois que, simultanément, il pense que ces esprits pourraient l’aider dans un domaine personnel. Il compte sur eux pour l’enseigner comment disparaître. A part les « fantômes du passé », Peter croit percevoir l’esprit de sa sœur, Clara : Une forme blanche, seule, se tient debout. Peter avance vers elle. Voilà ce qu’on risque, à laisser des traces dans la neige. Voilà ce qu’on risque, à ne jamais passer un pauvre coup de fil à sa famille. Peter s’avance vers ce qu’il reste de sa sœur et il s’essaie aux deux syllabes ; « Clara ? Clara ? »433 Sa sœur ainsi que les souvenirs de l’histoire familiale constituent une hantise. Il paraît que le spectre de Clara a pour mission d’entraver le vœu de Peter d’oublier le passé. Veut-elle se venger de son frère ? Quand son esprit réapparaît, Peter parle d’une présence monstrueuse. Il semble qu’il lui garde rancune pour une grande partie de son infortune : Quelqu’un ou quelque chose, à travers quoi le soleil luit. […]. Mais le quelqu’un ou quelque chose semble insensible […] une densification du blanc […]. Tiens : une bouche énorme est en train de s’ouvrir. […]. « Fuck you, Clara », dit-il avec le plus grand calme.434 Peter entend partout les voix des fantômes et essaie de les négliger. Au lieu d’adoucir les hantises, les fantômes s’efforcent de les entretenir. Peter et Edmée sont faiblement conscients de leur présence. Inconsciemment, en s’alliant, ils les chassent avec acharnement : Voilà, ils se sont tout dit. La tente est gonflée à craquer de cette seconde qui dure. Peter et Edmée sont gigantesques. Ils occupent la tente et tout le continent, ils débordent sur les mers. Une force centrifuge est en train de nous expulser – ils prennent toute la place, ils veulent faire sans nous !435 432 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 130, 131. Ibid., p. 131, 132. 434 Ibid., p. 173, 174. 435 Ibid., p. 162. 433 142 Cette exclusion irrite les fantômes. Ils sont démunis de leur occupation principale : « nous n’avons rien d’autre à faire qu’à chercher, à chercher comment nous allons faire »436. Afin d’empêcher l’effondrement de leur monde, ils trament un complot. Ils veulent enrayer le contact physique entre Peter et Edmée. Cela pourrait élucider la tension implicite entre eux. S’ils trouvaient de la consolation l’un auprès de l’autre, ils abandonneraient la solitude et n’auraient plus peur des spectres. Nous notons une certaine lassitude chez les fantômes. Or, ils feignent de ne plus s’intéresser. En réalité, ils crèvent de jalousie et sont irrités par leur soudaine attitude hardie : « P et E ne sentent pas le temps passer. Les fantômes sont à la porte et s’ennuient : l’énervement guette. »437. Le moment intime entre Peter et Edmée pourrait être interprété comme une fuite. A l’abri du temps réel ils s’associent pour vaincre les fantômes, mais l’alarme sonne et réintroduit la réalité. Elle a été mise en marche par les fantômes : Le temps est en train de se reformuler à toute vitesse, en hululant- uiiii…[…]. Où sont-ils ? E est à côté de lui, nue, debout. Le uiiii déchire fixement la continuité de leur corps. […]. Les nuits blanches, tous les deux, au milieu de nulle part – et prendre la fuite par la mer […]. Peter envoie valser des formes blanches […]. Son corps se dédouble, il sent le travail de sape, là-bas, le sabotage s’accentuer comme il approche […].438 Les fantômes se nourrissent de la tension entre Peter et Edmée ainsi que de leurs hantises. Les deux esseulés veulent s’approcher mais ils n’osent pas. Ils ont recherché la réclusion solitaire pour tenter d’étouffer les voix du passé. Les spectres contrecarrent leurs tentatives. Une fois le contact pris, le suspense disparaît et les fantômes commencent à se déstabiliser. Somme toute, les fantômes s’infiltrent dans les mémoires surchargées de Peter et d’Edmée. Ils examinent méticuleusement leurs pensées et leurs souvenirs respectives. Ils se nourrissent du désordre déjà existant de leurs « victimes » et se délectent à faire accroître cette agitation. Les deux « victimes » sont poursuivies par leurs spectres internes et encerclées par ceux de leurs prédécesseurs explorateurs qui habitent le pôle. Ces derniers maintiennent en état les premiers. Nous insistons sur le fait qu’il s’agit d’un cas particulier. Ces fantômes sont à la fois différents de et comparables à ceux qui peuplent les autres livres de Darrieussecq. Dans White ils se présentent de manière plus nette. 436 Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 163. Ibid., p. 170. 438 Ibid., p. 178, 179. 437 143 2.4.8 Tom est mort Nous avons déjà insisté sur l’omniprésence de Tom. Il peuple les pensées de l’héroïne. Elle comprend néanmoins qu’elle s’affole dans une certaine mesure : « Avant il s’appelait Tom Winter, maintenant il s’appelle Tom est mort. Il est mort depuis bien plus longtemps qu’il n’a été vivant. Mon petit garçon mort. Je ne dis pas que j’aie gardé la raison. »439. Cet aveu discret annonce le chaos qui conquiert cette pauvre mère. Elle est convaincue de la présence de son fils, ne fût-ce que parce qu’elle refuse d’accepter sa mort. D’un côté, cette présence s’avère consolatrice, mais de l’autre elle est un joug permanent : C’est de cette façon que, sur la plage il y a deux jours, je pensais à Tom. C’est-à-dire que je n’y pensais pas. Il était une sorte de malgré tout diffus, dans le fond de l’image. Quelque part avec nous sur la plage, mais très loin, ou très petit, réduit à un grain de sable – ou à la masse énorme des grains de sable. Un fond, une évidence.440 Cette citation affirme que la femme n’arrive pas à se détacher de Tom et du passé, ni à continuer sans Tom. Aussi s’appuie-t-elle sur la présence spectrale de son fils. La mère endeuillée ne supporte pas que la vie continue tout bêtement. La mort de son fils est un événement tumultueux pour la famille, mais elle en saisit la relativité parce que le monde continue impitoyablement à tourner. Il ne se produit rien de ‘spectaculaire’, aucune catastrophe qui témoigne de cette perte. La surface engloutit les atomes aléatoirement. L’iniquité flagrante du destin provoque des accès de rage. La femme décrit les étapes qu’elle a parcourues : le cri, la détresse ou les larmes, la dénégation, le désespoir enragé, le silence et le déraillement. Certaines étapes se chevauchent ou coïncident. Elle évoque son désir ardent de revoir et de cajoler son fils, un désir inextinguible de l’étreindre une dernière fois. Elle souligne d’ailleurs l’impossibilité absolue de pouvoir comprendre : Je ne comprends pas que pour voir Tom, c’est fini. […]. Peut-être suis-je la seule, à ne pas pouvoir comprendre. […]. Devant le corps de Tom j’ai perdu une partie de mes facultés mentales, je ne parle même pas de ma raison, je parle de mon intelligence, du raisonnement, de a + b + c, du sens commun, de ce je ne sais quoi qui fait qu’on pense, qu’on suit, qu’on est avec les autres. Qu’on est vif, réactif, qu’on pige. Ça ne revient pas. C’est définitif. Un handicap, à vie. Une idiote.441 Elle énumère de façon assez lucide les conséquences de cette mort. Elle constate de manière perspicace qu’elle a subi une métamorphose d’identité parce que la disparition a causé une perte de soi. La mort de son fils constitue une privation de son essence qui aboutit à 439 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 11. Ibid., p. 12. 441 Ibid., p. 26, 27. 440 144 un déséquilibre comparable à un blocage ou un handicap. Elle est catapultée dans la pièce rouge où une déraison culmine. Elle y est écartée de la logique. C’est une zone périlleuse à cause du risque de se perdre complètement dans une irréalité : Le bruit inhabituel parasite mes pensées calmes. Exactement au même moment, je suis enfermée dans une pièce rouge, cubique. […]. Je suis enfermée dans un cri rouge et cubique et me cogne aux parois saignantes, personne ne m’entend. Le cri sort de ma gorge à moi et celle qui est assise dans la pièce blanche s’étonne : moi, si calme, en train de hurler. « Ça ne rendra pas Tom » pense celle dans la pièce blanche. […]. Je me suis mise à crier, et ensuite, à mon étonnement, le cri a pris ma place. Je suis restée dans la pièce rouge, à me cogner aux murs étranges. Des muqueuses rouges m’avalaient, me dissolvaient. […] Le monde est devenu carnivore. Mon mari me serrait dans ses bras ou me retenait, entravait. Il voulait me faire entrer dans la pièce blanche mais elle me faisait horreur.442 Cette citation nous renseigne sur la tendance de cette femme à mélanger l’espace réel et l’espace fantastique et du coup, de son alternance entre la lucidité et la folie. Elle s’aliène et se divise en deux entités, chacune dans une salle différente. La pièce blanche effraie parce qu’elle est la réalité concrète qui inclut forcément la mort de Tom, dans cette chambre blanche sa mort devient incontournable. C’est la raison pour laquelle elle sera amenée à s’établir dans la pièce rouge. Mais celle-ci est alarmante aussi à cause du désordre et à cause de la déraison qui s’empare d’elle dans cette place. Cette pièce est irréelle, mentale et c’est précisément pour cela qu’elle permet la continuation utopique de Tom : « Une fois dans le cri, le cri m’a convaincue. Il n’y avait que le cri. Parce que c’était IMPOSSIBLE. Celle assise dans la pièce blanche, celle qui savait que c’était possible, c’était elle, qui aurait dû mourir. »443. Elle se ment à soi-même et s’obstine dans la répudiation de l’idée qu’elle ne verra plus jamais Tom. Elle tâche d’éliminer son alter ego, la femme qui occupe la pièce blanche, celle qui connaît la vérité de la mort. Elle veut la remplacer par une version ignorante et intacte d’elle-même. Afin de ne pas être arrachée à son univers chimérique dans lequel Tom vit encore, elle s’isole et s’enferme dans le mutisme. Elle entretient donc sciemment la version fantomatique d’elle-même. Or, elle comprend qu’elle se trompe elle-même et qu’elle est affectée par une certaine folie. Même si elle se rend compte qu’elle ne peut pas vivre éternellement dans la dénégation, elle reste impuissante à résister. La mère va très loin dans sa contestation de la réalité, elle supplante la réalité et la remplace par celle des morts. La mort se présente comme une espèce de double de la vie. Elle se reflète dans l’ombre de toutes les choses c’est-à-dire que la réalité est ombrée entièrement 442 443 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 18, 19. Ibid., p. 20. 145 par la mort. La pièce rouge abolit le réel, les vivants deviennent des esprits. C’est elle contre tous les autres : Pendant longtemps il m’a semblé que les autres vivaient dans le faux. Ils ignoraient que la mort est l’ombre de chaque objet du monde. C’était une évidence, et personne ne la voyait. Vince et Stella aussi transportaient leur double, leur mort, où qu’ils aillent. […] Un son aussi, qui allait et venait, de la stridence à l’étouffement, toujours présent. « Vous n’entendez pas ? Vous ne voyez pas ? » Sourds et aveugles, les autres. Inexistants. Des spectres. Mon savoir était incommunicable, un savoir en moins, une brèche qui faisait entrer le néant. Ma connaissance des trous noirs faisait disparaître le monde. Le vide augmentait. Le sans-fond.444 Elle se détourne des autres. Il existe une entente entre elle et Tom, ils ont créé un entre-deux pour eux. La réalité chancelle, elle remet en question toutes les choses existantes de sorte que, peu à peu, la réalité s’efface effectivement. Cet effacement provoque une confusion. Elle ne sait plus qui elle est et le temps se brouille. Elle reconnaît toutefois la vérité pénible de la mort, mais elle nuance et l’adoucit immédiatement. Tantôt elle étale une grande lucidité, tantôt elle s’approche de la folie : les deux alternent sans cesse. Elle hésite entre l’acceptation et le rejet. Ce doute extrême entraîne une vacillation considérable : « Tom n’est plus nulle part mais il est tout autour de moi, les couloirs, le médecin, le dos de Stuart, les lumières aveuglantes au plafond, c’est Tom, il s’est pulvérisé hors de moi, mais ses atomes occupent tout l’espace. »445. Tout respire Tom, son fantôme s’empare de tout l’espace mental de sa mère vulnérable. Elle contemple Tom bien qu’il soit mort. L’allocution émotionnelle cidessous montre la confusion de cette mère entre les espaces réels et mentaux, entre la réalité positiviste et la fantaisie : Tom est devant moi. Il dort. J’ai froid. Quelque chose fume alentour. Tom a une couleur blanche que je ne lui avais jamais vue. […]. Il me regarde par-dessous. Je pense que je rêve. Je n’avais jamais vu cette couleur sur aucun visage humain. […]. Je sais qu’il est mort, je vois, mais je regarde ses cheveux, vivants […]. Je ne vois pas sa mort. Une pièce vide, pleine de vide. Tom est là, sa mort devrait être là. Pour nous rencontrer en quelque sorte. Elle est absente. Une institutrice désinvolte. Une mort négligente.446 Elle sait que Tom est mort, mais elle choie le rêve d’une partie de Tom qui est restée en arrière. Elle est incapable d’accepter la mort de son fils : « Tom était là. Il fallait s’occuper de lui, ne pas le laisser seul. »447. Elle fait preuve d’une grande dualité : elle sait très bien qu’il est à la morgue dans son cercueil, néanmoins elle croit que son âme a besoin d’elle et qu’il est 444 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 15. Ibid., p. 23. 446 Ibid., p. 24. 447 Ibid., p. 76. 445 146 là quelque part : « Tom errait, voltigeait autour de son corps. »448. Elle est en plein désarroi, pourtant il est clair qu’elle ne divague pas complètement. La phrase suivante prouve qu’elle est partiellement consciente : « […] comment peut-on supporter ça ? Etre en vie pendant que Tom, sous la terre… Je crois que ce sont les fantômes, qui m’ont donné l’idée de l’air. »449. Nous pouvons interpréter « l’air » dont elle parle comme une « liberté », les fantômes lui ont fourni une échappatoire à la réalité. La croyance aux esprits et la fondation d’un monde fictif relèguent la réalité au second plan. Pour la femme, la réalité absolue a disparu, la seule réalité valable étant celle avec Tom : « Le monde est faible, cohérent, logique. Le monde est un cosmos, ça tourne, l’Est ici, l’Ouest là-bas, Coriolis dans un sens, dans l’autre. […]. C’est le monde d’avant Tom. C’est le monde d’avant la mort de Tom. »450. La mort cause une interruption de sa vie normale et est à l’origine de la rupture brusque de sa sérénité. Elle requiert l’existence d’un monde plus paisible où les enfants sont immortels et intouchables. L’idée que Tom habite un autre monde, qu’il y fréquente encore les lieux qu’elle parcourt, a quelque chose de rassurant. Nonobstant, cette idée la rend folle en quelque sorte. L’image de Tom est inlassablement dans sa tête, son spectre flotte dans l’air : Et la mémoire, ça ne s’use pas, ça devient pire avec le temps. Ces premiers jours, si crus, et si flous, luisants, troubles, hallucinés, impossibles…j’étais au point d’impact de la souffrance, et les repères n’existaient plus, le temps était mort.451 Pour elle, le temps se brouille, voire se supprime sans Tom. La femme est bannie de la dimension temporelle réelle, la mémoire étant le seul endroit où une dimension temporelle se maintient parce que Tom y reste présent. Dans la réalité, au contraire, l’arrachement de Tom a suspendu le temps. En dépit de son retrait dans l’espace mental, le manque s’augmente. La continuation de l’existence de Tom dans sa mémoire ne suffit clairement pas : […] un pyjama fantôme. […]. Les bang de souffrance. Que les vêtements et les jouets de Tom lui survivent. Que sa brosse à dents ait demeuré elle, et pas mon petit garçon. Que les dérisoires objets de plastiques et de papier avaient survécu, et pas son petit corps musclé et sain.452 Les traces de Tom perdurent, elles sont insupportables et incontournables mais nécessaires et rassurantes à la fois parce qu’elles favorisent l’apparition de son esprit. Son fantôme y erre par l’intervention de ses objets : « […], tout ce que m’a envoyé Tom depuis sa 448 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 78. Ibid., p. 78. 450 Ibid., p. 49. 451 Ibid., p. 60. 452 Ibid., p. 105. 449 147 mort. »453. Tom envoie des signes de sa présence afin d’empêcher l’épuisement de la mémoire et des images mentales dix ans après. Tout revient. Elle est captivée et séduite par des odeurs, des bruits rappelant Tom : J’ouvre le flacon et je me drogue à Tom. Le passé enfermé dans la bouteille. Le passé présent, dans le présent, dès que j’ouvre. Mon cœur est en suspens dans ma poitrine et je souffre. Tom est dans cette bouteille. Le temps s’arrête. [… ] Il est là. La souffrance est inusable. […] Si Tom est le génie dans la bouteille, je n’ai qu’un seul vœu : reprendre comme avant. Qu’il me soit rendu, le matin avant sa mort, et reprendre.454 Elle éprouve une consolation amère de son esprit, mais elle désire avant tout de récupérer son fils réel et palpable. Comme Tom n’est pas l’esprit dans la lampe son souhait n’a pas été exaucé. Ses affaires lui survivent, c’est insoutenable. La mère se croit piégée par la mort : « La mort, sa nouvelle mère. Sa mère d’adoption. »455. Dans la réalité concrète, les traces se présentent sous forme des objets tangibles qui évoquent Tom ; dans la mémoire ce sont les souvenirs qui rappellent Tom. Par conséquent, les deux endroits deviennent inhabitables, voire impossibles : Il ne reviendrait pas. Je ne le reverrais jamais. Il était mort par ma faute. La vérité, c’était ça. De Tom il ne restait que des souvenirs et ces souvenirs étaient insupportables. La mémoire était un lieu intenable, non visitable, mais c’était le seul lieu où me tenir avec Tom.456 Elle est écartelée entre des sentiments contradictoires, en proie à une grande dualité et même à une folie. La mémoire, étant le siège des souvenirs qui rappellent sans cesse Tom, devient un lieu exaspérant. Elle sera pourtant obligée d’y séjourner étant donné que frotter sur une lampe ou une bouteille magique ne délivre pas le génie de Tom. C’est donc le seul endroit où elle puisse voir son fils. Dans la partie précédente nous avons précisé que la fondation d’un univers dans son imagination, sert à corriger l’injustice du sort et à rectifier la mort de Tom. La mère reconnaît en effet que, là exclusivement, elle peut se maintenir parce qu’elle peut y rencontrer Tom. Elle est consciente que là uniquement elle peut revoir son fils. Pourtant elle continue de manière suivante, persuadée qu’il erre dans l’espace également, ou quelque part dans un entre-deux flou : « Dans les miroirs, je l’appelais. Sous la surface, quelque chose bougeait et se déformait. Comme si quelqu’un, ou quelque chose, se tenait entre moi et ma peau, entre moi et mes yeux. Je l’appelais : Tom ? L’air se troublait. »457. Elle se promène 453 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 99, 100. Ibid., p. 100, 101. 455 Ibid., p. 106. 456 Ibid., p. 110. 457 Ibid., p. 111. 454 148 avec Tom dans un monde parallèle, son monde créé spécialement pour accueillir son fantôme. Tom vit là sous forme de fantôme, bien qu’elle admette aussitôt que cet univers intermédiaire se localise dans le cerveau : Parfois il m’arrivait de m’égarer avec douceur… de suivre le fil d’un souvenir… de flotter avec Tom, ailleurs. Les limbes sont sans doute un lieu de la mémoire, un parc où déambuler, vaste et gris. L’entrée s’ouvrait par surprise, quand je n’y pensais pas – je pensais constamment à Tom […]. Les limbes. Le purgatoire. Là où on erre. Mais c’était le Paradis. J’étais avec Tom et il ne mourait pas. Un pacte avec le Diable. Parce qu’au retour, la damnation.458 Elle définit son comportement de façon très juste et honnête : elle est tiraillée entre deux « espaces ». La mémoire est paradisiaque puisque c’est l’endroit dans lequel Tom vit encore, elle est en contraste avec le monde dans lequel Tom est mort irrévocablement. Elle rôde mentalement dans l’espace qui comporte son fils. Mais elle reçoit un châtiment parce qu’elle est chassée de ce Paradis, ramenée au monde réel et rejetée dans la vérité de la mort. Elle a recours au mutisme car les mots n’ont plus de sens : « Mais les mots, à commencer par « vouloir », étaient des monstres au ressort cassé. »459. Il s’agit d’un retrait contraignant favorable à son enfoncement dans une autre réalité et propice à l’apparition de Tom. Bref, la mère s’enfouit dans le silence, dans ses pensées, parce que l’atmosphère qui se dégage du silence est propice aux fantômes. Nous en déduisons que sa folie légère est partiellement consciente, pourtant elle ne peut pas se défendre contre cette folie. Elle a des crises : Une fois j’ai pleuré sur Vince […] comme une vague imprévisible, une de ces vagues tueuses au milieu de la mer, je l’ai agrippé et secoué et je me suis vidée sur lui de tombereaux de cris et d’insultes. Après cet épisode Stuart m’a demandé d’entrer dans une clinique. […]. J’étais dans une chambre blanche.460 Son séjour dans cette pièce, une zone blanche, devrait réintroduire la réalité. Elle y trouve une tranquillité relative, mais son souhait de faire revivre Tom est le seul remède pour la guérir. Elle se tait et est sûre d’être un fantôme. Elle guide Tom dans la mort, tous les deux, ils sont des spectres : « La psy s’adressait à deux personnes dans la pièce, moi, et Tom à côté de moi. […]. Le you anglais, comme le vouvoiement français, j’entendais vous, vous deux les morts. »461. Elle se croit accompagnée de Tom. Elle souffre des fantasmes, le spectre de Tom interrompt les moments lucides : 458 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 112. Ibid., p. 125. 460 Ibid., p. 126. 461 Ibid., p. 127. 459 149 Un soir après mon retour, Stuart a pris mon visage dans ses mains. « Please » il m’a dit. J’essayais. J’essayais de bonne foi. J’essayais de former un son dans ma gorge et de l’amener au visage de Stuart. […]. Stuart a pris son visage dans ses mains. Il est devenu deux mains qui me regardaient, percées par des yeux. Tom faisait coucou entre ses doigts. Le rire de Tom grelottait entre ses doigts.462 Son mari la supplie de parler de nouveau. Elle décrit son incapacité à briser ce mur de silence. L’impossibilité peut être attribuée au fantôme de Tom qui la hante et la guette continûment. Le délire de persécution coexiste avec la consolation qu’il offre. Le vacillement, la souffrance et l’angoisse perpétuelle portent atteinte à son mécanisme. Elle est bloquée : « Le temps ne passait plus dans mon corps, par mon corps, les réflexes élémentaires je m’affolais dedans. Mon corps faisait barrage, à l’air, à la nourriture, au sommeil, au café. »463. Semblablement, elle ne peut pas parler. Son corps se révolte, refusant de fonctionner. Un désir de mourir, de se suicider surgit. Heureusement Tom est là pour la consoler. Elle le contemple par l’entremise de son cerveau, elle le sent. Il l’aide faiblement à se tenir bien. La présence ininterrompue de Tom se manifeste par ses appels : Les voix filent dans l’espace. […] Elles portent avec elles la voix de Tom, maternellement. Je n’entendrai plus jamais sa voix, c’est à ce moment-là que je pense le plus, c’est mon premier essai pour penser ça. […] La voix de Tom doit être parmi toutes ces voix, dans l’espéranto des morts […]. Il pleut, ma raison pleut comme les voix.464 Pour compenser la perte, elle a créé un espace où se trouvent les voix des morts. La mort d’un membre de la famille a donné lieu à une déstabilisation de la famille. Elle estime que la voix de Tom a pour but d’affoler les survivants : « Tom, jaloux, Tom derrière la vitre, à regarder son frère et sa sœur encore avec nous – les voleurs de parents, les voleurs d’amour (…) – Tom haineux s’efforçant de rendre fous les survivants. » 465. Or, seule avec lui, elle n’a pas du tout le sentiment de devenir folle. Elle se sent plutôt rassurée par ses chuchotements : « […] seule avec lui, j’adorais ses appels. Je m’immobilisais. […]. Tom avait été là, sa voix avait creusé un bref point de silence dans le bruit et le néant de la vie à Bondi. »466. Ses appels, ses visites périodiques soulagent et sont un point de repère. Mais le fracas, tant le fracas interne que le désordre journalier, dissout sa voix. Elle n’entend qu’un murmure éphémère alors que la mort est pour toujours, invincible et irréversible. Elle attend ses appels et essaie de les enregistrer : « Et tout à coup, dans l’ennui, le vide, sur les cassettes, 462 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 128. Ibid., p. 129, 130. 464 Ibid., p. 45, 46. 465 Ibid., p. 143. 466 Ibid. 463 150 j’entendais Tom. »467. C’est une obsession qui fait preuve de sa folie mais elle s’en rend compte puisqu’elle cache les magnétophones destinés à capter sa voix. En outre, elle est obsédée par l’idée que Tom est demeuré à Vancouver et que son esprit lui rend visite pendant la nuit vu le décalage horaire : « Je me réveillais en sursaut. Tom me parlait. »468. Selon elle, son fantôme réside dans cette ville qui représente « l’ère prémort » et qui devient un ailleurs imprécis où l’esprit de Tom demeure. Tom s’est perdu entre le passé et l’avenir, entre deux continents, entre deux déménagements ou deux voyages, entre deux univers ou deux « réalités » qui coïncident à deux modes d’existence séparés. Elle pense en termes d’avant et d’après sa mort. Le temps d’avant, avec Tom, représente un temps flotté. Les superpositions des temps permettent une visite mentale du passé et consécutivement la possibilité de visiter le spectre de Tom. Toutefois, le temps a engouffré Tom et sans lui la vie est irréelle. Contrairement au temps, l’espace propose une certaine relativité : La vérité est dans la géographie. Le temps avait défait Tom, mais il était resté fixé dans l’espace, immuable, un point tellurique que j’avais identifié : l’île de Vancouver. […]. Les signes évoluaient sur la carte autour d’une capitale absente qui s’appelait Tom.469 Si Tom n’existe plus dans le temps, il est devenu virtuel et même spatial pourvu que l’espace porte son âme. De cette façon, il survit dans un univers intermédiaire. La mort de Tom a transformé les espaces réels, par exemple le parc, et l’espace mental. La ville est devenue menaçante, le monde sans Tom est irréel. La mère est épuisée par une longue lutte. Elle ne peut pas se libérer de ses ruminations des conditions hypothétiques du type « si j’avais…il aurait vécu encore… » qui montrent qu’elle se blâme. Son mari fait des escapades en voiture et s’enfuit dans son travail. La mère se réfugie dans son univers propre, un univers fantastique peuplé de spectres : « Tom était assis à table avec nous, je laissais un espace à côté de moi. »470. Pour la mère, sa présence est une évidence, il les accompagne assurément. Cet entre-deux dans lequel Tom s’est égaré donnera inéluctablement lieu à un désarroi : […] égarée dans le temps, les planètes passent, des rondes pour rien, et je tourne aussi, dans le vide, à mi-chemin de toute origine. Peut-être Tom n’a jamais existé. Peut-être ai-je tout imaginé, ces quatre ans 467 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 145. Ibid., p. 146. 469 Ibid., p. 152, 153. 470 Ibid., p. 161. 468 151 et demi plus neuf mois, pour justifier cette horreur en moi, ce point d’absence autour duquel je parle, parle, ou je me tais. Parfois la douleur perd son point, Tom se dissout dans le temps, la douleur est là et je ne sais plus pourquoi.471 La même idée, que tout le passé à l’étranger est un cauchemar, revient plus loin.472 Peu à peu, une certaine folie s’accapare de la femme : « Et Tom apparaît. J’essaie de ne pas montrer que Tom est là, je m’efforce […]. Je n’arrive pas à ne pas voir Tom. Alors elle dit : « Tu y penses encore ? » »473. Lors d’une visite de sa belle-sœur, elle se qualifie de folle ou au moins elle comprend que c’est ce que les autres penseront d’elle. Elle est plongée dans cette atmosphère où baigne l’incompréhension. Les autres trouvent qu’après dix ans elle n’est plus censée penser constamment à son fils. Mais sa souffrance n’a pas diminué, elle ne réussit pas à se débarrasser de son deuil pathologique. La meilleure solution est de s’évader dans un monde où les gens ignorent Tom et donc également sa mort : « L’exil. Il me semble que c’est le seul chez-moi possible depuis la mort de Tom, depuis que la mort de Tom m’a jetée hors de chez moi. »474. Leur ancienne adresse est le témoin par excellence de l’accident et de la perte. En déménageant, ils abandonnent une partie de ce passé douloureux. Mais le souvenir de Tom est transporté aussi. La nouvelle région ne le connaît pas. Il n’y occupe pas de place, mais sa mort continuer à peser. La mère est condamnée à être folle dans l’éternité. Cette perte l’a expulsée de la réalité, l’imaginaire s’impose comme le seul exil fructueux. Malgré la prise de conscience, elle demeure impuissante à se comporter normalement. Elle a honte de sa conduite : « On ne pouvait donc inviter personne. Je serais donc toujours à moitié cinglée, déréglée, impossible. »475. « Tom est mort » est désormais le protagoniste dans le récit de sa vie. Cette mère doit apprendre à cohabiter avec le spectre de son fils mort. Son engouement pour la présence fantomatique et consolatrice de son petit Tom fait en sorte qu’elle se perd totalement dans le monde des morts. Au moyen de son mutisme, elle indique qu’elle ne veut même pas se donner de la peine de rejoindre le monde des vivants. Elle se range intentionnellement aux côtés des morts. Elle pense qu’elle a amélioré sa situation, à force de se blottir dans un monde intermédiaire qui contient l’esprit de son fils. En réalité, elle s’est tout à fait claustrée en un labyrinthe de chagrin. 471 Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 176, 177. Ibid., p. 229, 230. 473 Ibid., p. 210. 474 Ibid., p. 215, 216. 475 Ibid., p. 219. 472 152 2.4.9 Conclusion A défaut d’une façon appropriée pour oublier le passé et inaptes à l’accepter, les héroïnes recourent à l’assistance des fantômes. Il paraît que les fantômes servent à combler un vide, voire à remplacer une personne aimée. A l’aide des fantômes, les femmes espèrent vaincre la solitude et l’angoisse suscitée par une perte. En un mot, elles se fient à la force de leur imagination et comptent sur les esprits pour se rétablir de leur affliction et pour se remettre de la frayeur. Ce procédé d’invention sous la forme d’une construction imaginaire déclenche inévitablement une confusion aussi bien qu’une certaine folie. Les femmes protagonistes s’attachent avec frénésie à la présence de ces esprits imaginés. Elles capitulent et seront incapables d’apprivoiser les fantômes de sorte qu’elles basculent dans le chaos. Les spectres maintiennent le souvenir oppressant tant et si bien que les femmes cultivent leur tristesse et se retirent dans les recoins de la pensée et de l’imagination. Quant aux fantômes de White et de Truismes, il est à noter qu’ils diffèrent des spectres de substitution qui dominent dans les autres livres. Ces fantômes inquiètent surtout. De toute façon, dans tous les textes, la sensation d’être livré à une solitude invincible ainsi qu’à l’impassibilité des autres constituent une des conditions indispensables qui contribuent à la création ou à l’apparition des fantômes. Bref, il existe deux types de « fantômes », ceux qui remplacent une perte et qui réconfortent surtout et ceux qui oppressent par leur présence contestée. Les morts n’ont pas complètement disparu. Selon la majorité des héroïnes, il doit y avoir la possibilité d’avoir du contact avec eux. Ils résident dans un entre-deux vague, donc il faudra savoir les y accompagner. D’où l’invention d’un monde fantastique qui côtoie le monde réel et qui s’avère tout à fait vraisemblable pour elles. Cet univers facilite la croyance aux fantômes et, en conséquence la possibilité de rejoindre les esprits des proches qu’elles ont perdues dans la réalité. Parallèlement ce monde forgé assume le rôle d’une sorte de cachette. Les héroïnes pensent effectivement que la mort est comme un mode d’existence mystérieux, situé dans un espace inconnu pour l’homme. Cette conviction devrait simplifier l’acceptation. En outre, cette mentalité devrait hâter la cicatrisation des brûlures internes. Or, les femmes sont inconsolables, cette douleur démesurée constitue une condition pour leurs promenades fictives et audacieuses. Cette condition en inclut une autre, celle d’un degré d’égarement. Toutes ces femmes égarées sont peureuses et vulnérables. Elles se montrent réticentes à s’épanouir pleinement, elles refusent de reprendre le fil. Elles désapprouvent la réalité qui est 153 à l’origine de leurs ennuis parce qu’elle détruit leurs « certitudes » et l’illusion d’un monde sûr et impeccable. D’ailleurs la réalité est traîtresse et injuste. La convergence des circonstances hors de leur contrôle entraîne donc une métamorphose mentale de leur être. Tout bien réfléchi, la fondation d’un monde alternatif et l’invocation des fantômes constituent un moyen pour faire face à la solitude et à l’angoisse. Il s’agit d’une réaction pour neutraliser la frayeur, la conséquence étant une certaine inclination vers la « folie » puisque les bornes s’effacent progressivement. Les femmes s’attendent à une diminution de la souffrance et du chaos. Mais elles se perdent dans un dédale d’idées saugrenues et se précipitent ainsi dans une aliénation plus profonde. Elles attirent le chaos et se trouvent aux frontières de la réalité et de l’imaginaire. Les deux univers sont diamétralement opposés d’une part, et semblables de l’autre. La divergence essentielle est que le premier est réel et le second est idéel. La réalité est cruelle, ses attaques sont inévitables et accèdent à un univers chimérique, en apparence beaucoup plus acceptable. Les deux se révèlent peu solides et en fin de compte à peu près invivables. Tous les deux, ils déconcertent. Le louvoiement entre ces deux espaces accélère la déchéance intellectuelle, la « folie » des personnages. 154 3. Conclusion Patrick Kéchichian résume bien les thématiques centrales des livres de Marie Darrieussecq : Marie Darrieussecq, dans chacun de ses romans, hésite ou oscille entre deux possibilités, deux hypothèses, deux modes d'être : la présence et l'absence. Dans la littérature actuelle, on peut ainsi la reconnaître de loin. C'est elle qui se tient avec bravoure sur la frontière séparant le plein et le vide, et qui fait signe. Des deux univers, le second est évidemment le plus inquiétant. Car l'absence n'est pas uniforme, étale ou égale à elle-même, mais plurielle, toujours différente, toujours étrangère. D'où le courage de la romancière à explorer cet univers, à l'habiter parfois. Là, elle lie connaissance avec les citoyens du « pays », les fantômes.476 Les romans baignent dans une atmosphère fantastique et irréelle qui émane des univers fictifs établis par les personnages. Les fantômes représentent cet autre univers, ils y habitent. Le monde est un lieu désolé en raison de l’absence d’une personne aimée, l’absence à soi-même ou une absence plus abstraite. La création d’un autre univers est une conséquence des circonstances et est issue de l’imagination de ces femmes. Elles recourent à cet univers parce qu’il sert de contrepoids à la réalité hostile. Les femmes exploitent donc leur imagination et s’inventent une espèce de monde parallèle pour amortir le chaos du monde inquiétant, pour s’y réfugier et afin de se débarrasser du poids de l’existence. De même, les fantômes apparaissent pour combler une lacune. Il existe une interaction entre les deux. Les fantômes naissent dans les mondes forgés ; ces univers sont créés pour accueillir les esprits. Le monde réel est substitué par un monde intérieur. Le premier livre, Truismes, contient en germe la majorité des thématiques qui reviennent dans les autres textes. Dans ce début littéraire, l’écrivain nous fournit une vision assez noire et pessimiste du monde. Le monde est un endroit mauvais qui inspire de l’aversion. L’égoïsme dans cette société matérialiste témoigne d’un anéantissement des valeurs. L’intoxication de l’esprit de la femme cause une perte de soi. Il est fort probable que son corps réagit sur cette privation. Il faut que la femme-truie renonce à la réalité implacable. Le sujet de l’absence a mûri dans l’évolution thématique de l’œuvre de Darrieussecq. A partir de son deuxième livre, Naissances des fantômes, l’absence d’un proche sera un des thèmes principaux. Le départ du mari cause un grand désordre. La femme tombe dans une spirale négative dont elle ne sait pas sortir. L’attente anxieuse provoque une grande confusion. La solitude et l’angoisse imposent une « fuite », l’héroïne se retire dans son monde 476 Patrick Kéchichian, « Le « lieu commun des évanouis » », Le Monde des livres, 26 août 2005, p. 3. 155 interne et imaginé. Là, elle revoit son époux, du moins son équivalent spectral. Cela incite à une certaine « folie ». La même explication s’applique aux héroïnes dans les livres ultérieurs. Il est vrai que dans Le mal de mer, l’auteur opère un renversement de la perspective par rapport au roman précédant, mais il n’en demeure pas moins que le thème est analogue et que l’approche est correspondante. Dans Naissance des fantômes, l’auteur adopte la perspective de la femme délaissée qui s’évadera dans un monde de plus en plus irréel. Dans Le mal de mer, au contraire, l’écrivain nous présente le point de vue des deux partis, mais surtout envisagé sous l’angle de la femme qui a pris la fuite. C’est une évasion réelle au départ, mais sur laquelle s’enchaîne une fuite dans son imagination. Dans Le Pays, la femme s’est enfuie de son lieu de naissance. Les pertes ont dévasté le pays de son enfance. Elle essaie de fuir les événements du passé en s’éloignant physiquement parce qu’elle ne peut pas affronter les difficultés d’une autre manière. Comme la fugue réelle « échoue », elle sera séduite par l’appel d’un autre univers. Elle se réfugie dans ses pensées. Pour illustrer cela, nous pouvons citer Natalie Crom : Sur l'enfance, la maternité, la mort, sur l'absence - absence des autres, absence à soi-même -, sur l'écriture, Le Pays renferme de superbes pages, empreintes d'une inquiétante inquiétude. La succession des chapitres qui ordonnent le roman trace quelque chose comme un itinéraire - celui que suivent les pensées de Marie […].477 Ce que Natalie Crom avance, vaut aussi pour la plupart des autres textes. L’écrivain s’infiltre dans les têtes des personnages principaux et retrace les chemins mentaux. Souvent les pistes se brouillent et les femmes aussi bien que le lecteur s’égarent. Dans Bref séjour chez les vivants, le lecteur est plongé, pendant vingt-quatre heures, dans les cerveaux des protagonistes et dans leur univers fabuleux. Leur pensée est hantée par la perte d’un membre de famille, il y a une trentaine d’années. L’accident a dérangé l’harmonie familiale. Les femmes doivent endurer les caprices des autres ainsi que leurs propres lubies. Les remords et les reproches jettent une ombre sur l’avenir. L’imaginaire console partiellement. Tiphaine Samoyault confirme d’ailleurs que : En même temps, ce roman apparaît comme une synthèse magistrale de l'univers singulier de Marie Darrieussecq dont on retrouve les éléments de livre en livre : la psychologie des familles, le rapport entre mère et fille(s) (Le Mal de mer), la lisière entre le réel et le fantastique (Naissance des fantômes), et l'omniprésence, dans tous ses romans, de la mer, de ses mouvements et couleurs changeants, de son rythme paradoxal, monstrueux et tranquille, apaisant et inquiétant. La mer est ici à la surface visible ce 477 Natalie Crom, « Marie Darrieussecq née quelque part… », La Croix, 8 septembre 2005. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 156 que la télépathie ou la présence d'un fantôme produisent à un niveau invisible : des mouvements d'onde, des liens qui se font et se défont sans cesse, une alternance.478 La mer est comparable à la mémoire, de là son importance dans les romans. Nous avons effleuré ce parallélisme. Ce sujet n’appartenait pas à notre sujet d’investigation, mais il serait intéressant d’élucider ce rôle considérable. La mer symbolise le vide, c’est un espace inhospitalier qui accentue le néant, mais qui console néanmoins. La mer ressemble donc à la mémoire et aux souvenirs qui, eux aussi, sont rassurants et épouvantables en même temps. Le paysage stérile du pôle Sud paraît l’endroit parfait pour se défaire des hantises du passé, mais les personnages de White se sont trompés. Le vide et la solitude vont de pair. La solitude n’est pas curative, seulement pernicieuse et corrosive. Elle pousse les protagonistes dans un retrait, dans un endroit aride. Les obsessions s’intensifient encore, les protagonistes ont de plus en plus de visions hallucinantes. La réalité recule face à l’imaginaire. Dans Tom est mort, la lacune provoquée par la mort de Tom ne peut pas être suppléée. La mère doit donc faire appel à son imagination. Elle crée un monde imaginaire dans lequel le fantôme de Tom réside. Elle saisit toutes les occasions qui s’offrent pour « rencontrer » son fils. Quoique le fantôme de Tom console, la mère s’aliène davantage et s’affole. Dans l’univers « darrieussecqien », le pessimisme et le fantastique dominent. Les deux semblent s’exclure, mais l’écrivain démontre leur imbrication. Elle met ses héroïnes dans des situations attristantes. Chaque fois, il y a un événement funeste qui perturbe l’équilibre et qui déclenche un torrent de sentiments négatifs et contradictoires. Les personnages principaux sont des femmes tourmentées et « solitaires », elles sont soumises à un chagrin qui leur confronte au néant de la vie et qui détruit la rationalité. L’événement bouleversant impose un retrait ; c’est-à-dire que les héroïnes essaient de l’oublier, de s’en défaire, de fuir… Elles se sentent incomprises, « victimes » de la société et d’un monde vécu comme injuste. Elles vivent dans la solitude à cause d’une perte ou d’un départ. En proie à des considérations sombres, elles se retirent et dès lors elles seront encore plus esseulées. Bref, la solitude est un fil rouge dans l’œuvre de Darrieussecq. Bien que les femmes soient repliées sur elles-mêmes, la solitude s’avère dévorante. Elle mène à une anxiété, à une aliénation ainsi qu’à une mise en question de l’existence. Nous pouvons diagnostiquer une crise identitaire. L’anxiété provient de l’arbitraire de l’infortune ; les héroïnes considèrent que l’existence est précaire. 478 Tiphaine Samoyault, « Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants », Les Inrockuptibles. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Bref_sejour.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 157 L’impuissance de l’homme devant le destin est en contradiction flagrante avec l’assertion que l’homme est responsable de son existence. Cette dualité de la condition humaine effraie. La solitude et l’angoisse vont de pair, causent un désordre et renforcent la souffrance mentale. Les femmes sont submergées par la douleur, elles ne savent pas comment vivre après les événements passés, comment continuer après la mort ou la disparition d’un être aimé. Nous apercevons une soumission à la tristesse, le vide s’avère « incomblable ». Toutefois les femmes refusent de se résigner, elles cherchent à compenser la perte. Leur imagination stimule la création d’un monde propre et réveille les fantômes. Pour elles, c’est une « solution », une fuite. Nous observons cependant que cette attitude implique un danger, notamment le risque de la formation d’une espèce de barrière mentale et invisible qui leur interdit, par instants, d’accéder au réel. Par conséquent, la réalité devient parfois un lieu inabordable et les héroïnes sombreront dans la « démence ». Les fantômes surgissent dans des circonstances particulières et semblables dans les sept textes que nous avons étudiés. Somme toute, la solitude et l’angoisse sont des conditions qui doivent être remplies. La solitude joue un rôle catalyseur dans la création d’un refuge et dans la naissance des fantômes. La vie solitaire et angoissante est à la racine de l’enfoncement dans l’imagination. Les femmes ont recours à leur fantaisie parce que les errances de l’esprit devraient écarter la solitude et la peur. Il s’agit donc d’une réaction sur la réalité et sur leur situation déplorable, ce sont des moyens pour faire face au néant. L’imagination nourrit les fantômes qui sont censés atténuer la perte. Ils devraient tempérer la douleur de l’absence et amadouer les anxiétés, pourtant ils augmentent le chaos en raison de leur dualité. Comme la solitude et l’angoisse, ils suscitent des accès de délire. Même si les héroïnes perdent le contact avec la réalité, ce monde fantastique possède un côté rassurant. Elles franchissent la limite séparant le réel et l’irréel mais pas de façon irréversible dans la mesure où elles demeurent dans une zone entre les deux. Elles hésitent, mais graduellement elles dépassent les bornes de sorte que le monde alentour perd sa cohérence. Nous trouvons l’explication de leur vacillement entre la lucidité et la « folie » et de leur désarroi dans l’effacement croissant de la frontière entre le monde réel et l’imaginaire. La transition indécise entre le fantasme et la réalité menace en effet de les conduire à une « folie ». Les femmes sont d’ailleurs dans les affres de la douleur et s’enivrent souvent de la présence factice d’une personne chérie. Elles fantasment sur la présence de quelqu’un et 158 finissent par croire réellement à la vérité de cette présence. Elles s’accrochent à leurs illusions et ainsi, elles s’engouffrent entièrement dans l’imaginaire. Marie Darrieussecq nous fait entrer dans les mondes spectaculaires de ses femmes protagonistes, elle expose leurs craintes et leur fragilité. L’inquiétude les mine, elles se posent des questions qui engendrent d’autres interrogations. Il nous semble légitime de repérer une sorte d’angoisse existentielle. Les femmes sont prises dans un engrenage de difficultés et de doutes. Elles font preuve d’une réflexion inconsistante et éprouvent une sensation d’étrangeté. Elles tentent de se protéger d’un monde perçu comme menaçant et indifférent. Aussi, se retireront-elles mentalement, c’est une preuve de leur désaccord aussi bien que de leur anxiété. Cette réclusion avive l’aliénation. Les femmes semblent égarées, la réalité s’embrouille. Il existe un chevauchement entre les deux « univers », inconciliables à première vue puisqu’il s’agit de l’intérieur ou l’imaginaire et de l’extérieur ou la réalité. Or, chez les personnages les deux se côtoient, voire se recouvrent. Les femmes sont partagées entre deux types d’existence, néanmoins l’imaginaire l’emporte et devient un lieu emblématique pour les fantômes. Tantôt, l’univers fantastique se révèle féerique, tantôt il est enchanté, voire maudit. Tout comme les fantômes dedans, il est double. Le côté énigmatique des femmes s’ajoute au côté labyrinthique de leurs pensées. Ainsi, elles tournent la folie en lucidité et vice versa. Les chimères alternent avec des observations extrêmement lucides. Nous pourrions même parler d’une sorte de schizophrénie intérieure. Les héroïnes sont extrêmement versatiles, l’envoûtement de leur fantaisie alterne avec la frayeur. L’espérance et le désespoir se succèdent aléatoirement. L’impression de liberté sera substituée de plus en plus par un sentiment de claustration. La situation initiale et confuse s’aggrave malgré tous les efforts de l’améliorer. Les femmes ont voulu échapper à la réalité incontournable. Elles se construisent un univers propre et fantastique en réponse à cette réalité. A première vue ce monde réconforte, mais ce n’est qu’une mince consolation puisque les manies de la réalité et du passé continuent à hanter leur mémoire. Nous avons constaté que les spectres n’allègent que faiblement la perte. Ils s’avèrent décevants et trompeurs à cause de leur ambivalence. Les fantômes font émerger les hantises et les non-dits réprimés. Malgré tout, la perte est irrémédiable et les femmes entrent dans un cercle vicieux. Marie Darrieussecq corrobore que « l’imaginaire est toujours hanté 159 par la vie… »479. Entraînées dans un tourbillon d’impressions et de réflexions décousues, la réalité s’amenuise et les femmes se désorientent complètement. Les fantasmes rêveurs et terrifiants les envahissent, c’est un processus inconscient et inéluctable. Les héroïnes s’abîment dans des contemplations incohérentes et pénètrent dans un monde fictif jusqu’à être englouties dans ce monde irréel. Se dissocier de la réalité n’est donc qu’une solution superficielle. Cet autre monde effraie également. Marie Darrieussecq est capable de nous emmener au point culminant de l’hésitation. Nous pouvons distinguer deux extrémités dans ces femmes, elles flottent entre la « folie » et la lucidité. L’incompatibilité n’est qu’apparente. En réalité, nous ne devons pas discerner des démarcations absolues et artificielles. Ces femmes réunissent plusieurs traits dans leur personnalité, notamment celui de femme en crise, celui de femme névrosée, voire lunatique et celui de femme perspicace. Leur relation ambiguë avec les fantômes en est la preuve. Dans tous les textes, nous pouvons déceler un refus d’accepter la réalité, une tentation du repli et un essai de fuite causés par les vicissitudes de la vie. Les héroïnes sont précautionneuses puisqu’elles se mettent à l’abri. Simultanément, nous pouvons y découvrir l’aspiration de passer au-delà du monde réel, ce qui témoigne d’une certaine audace. En revendiquant le droit de s’installer dans l’imaginaire, elles veulent briser le joug de la réalité et sortir de la solitude. Or, les femmes se renferment de plus en plus dans la solitude et dans le silence. L’isolement est en partie volontaire, mais s’impose également à cause de l’accablement du passé. Ce retrait pousse les femmes dans des univers hermétiques et imaginés. Nous en déduisons « l’inséparabilité » entre la solitude, l’incompréhension, l’angoisse, la fuite dans l’intériorité et l’apparition des fantômes aussi bien que celle d’une forme de « folie ». Tout compte fait, il s’avère difficile de déterminer la fonction exacte des fantômes. Les esprits, ont-ils majoritairement une « fonction » essentielle ? A première vue, nous avons l’impression qu’il s’agit d’une réaction de substitution pour faire face à l’absence d’un être bien aimé et pour affronter le vide. Or, ils sont ambigus : ils consolent et effraient. Les fantômes personnifient l’absence et sont complice d’une folie jaillissante. Il existe un lien entre les souvenirs, le rôle de la mémoire et les fantômes en tant que hantises du passé. Ces fantômes « colonisent » le « pays » intérieur car ils raniment les douleurs. Les spectres de 479 Extrait d’une entrevue dans L’Express - 28 août 2001. (Consulté par Internet : http://www.evene.fr/celebre/biographie/marie-darrieussecq-4251.php?citations, date de la consultation : 14 novembre 2008). 160 Truismes et de White se différencient de ceux des autres livres. Dans Truismes, « les fantômes » ne sont pas vraiment l’effet de l’imagination consciente de la femme protagoniste. Ils représentent plutôt les menaces d’un monde ensorcelé et fantomatique. Dans White, ils ne sont pas vraiment « créés » par les protagonistes. Les fantômes sont simplement là, tandis que dans les autres textes ils naissent par le biais de l’imagination parce que les personnages sont désireux de faire appel à leur présence. Il importe donc de discerner plusieurs types de fantômes à l’intérieur de l’œuvre aussi bien que dans un seul livre. En principe, ils ont fondamentalement deux types d’expression. Nous rencontrons le type de fantôme « concret » ou mieux : les esprits d’une personne décédée ou partie. Ces fantômes naissent pour remplir un hiatus, mais les héroïnes croisent également les « fantômes » du passé en scrutant leurs souvenirs. Ces derniers réveillent des hantises. Il paraît que seulement un des deux types console, à savoir les esprits remplaçant une personne décédée ou disparue. A ce sujet, il convient de mentionner que dans la plupart des cas, les femmes doivent reconnaître qu’elles ont surévalué la compagnie spectrale. D’ailleurs, l’admission d’un fantôme, même s’il s’agit de l’âme d’une personne décédée, permet la naissance des autres. Ces autres, en revanche, sont alarmants, ils bouleversent et inspirent une peur aux héroïnes. Ils causent un désordre parce qu’ils rallument les obsessions du passé. Vu sous cette optique, les fantômes et l’imagination encouragent une forme de folie débutante. Nous pouvons nous demander si les fantômes sont l’incitation à la folie ou s’ils sont la conséquence du délire. Les fantômes, au sens large de fantasmes émanant d’une imagination effrénée, sont coresponsables des hallucinations. Mais les fantômes stricto sensu sont conçus, à moitié intentionnellement, par les héroïnes dans le but d’annuler ou au moins de neutraliser les effets d’un manque. Nous insistons sur la difficulté d’une conclusion définitive étant donné que Marie Darrieussecq laisse souvent irrésolu. Elle ne donne pas de « solution », le dénouement est ouvert. L’auteur dit : « […] j’aime être dans le cerveau de mes personnages, cela m’est plus confortable que de leur ouvrir la bouche et de les écouter parler. »480. Il n’y a pas de sentimentalisme, le lecteur peut « collaborer » à l’histoire. 480 Entretien réalisé par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004 (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre 2008). 161 Bibliographie Sources primaires Marie DARRIEUSSECQ, Truismes, Paris, P.O.L, 1996. 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(http://www.lesinrocks.com/index.php?id=62&tx_article%5Bnotule%5D=81121&cHash=b0c 01fda94) Jean-Claude VANTROYEN, « Laurens accuse Darrieussecq autour de « Tom est mort », Le Soir, 27 août 2007, Consulté par Internet, date de la consultation : 24 juin 2008. (http://archives.lesoir.be/litterature-polemique-autour-de-%AB-tom-est-mort-%BB-_t2007082700CRG5.html?queryand=%22marie+darrieussecq%22&firstHit=0&by=10&when=1&begYear=1989&begMonth=01&begDay=01&endYear=2008&endMonth=06&endDay=23 &sort=datedesc&rub=TOUT&pos=9&all=29&nav=1) 169 Table Avant-propos p. 1 1. Introduction p. 2 2. Analyse des textes p. 8 2.1 La solitude p. 8 2.1.1 Introduction p. 8 2.1.2 Truismes p. 10 2.1.3 Naissance des fantômes p. 15 2.1.4 Le mal de mer p. 21 2.1.5 Le Pays p. 23 2.1.6 Bref séjour chez les vivants p. 26 2.1.7 White p. 31 2.1.8 Tom est mort p. 34 2.1.9 Conclusion p. 37 2.2 L’angoisse p. 38 2.2.1 Introduction p. 38 2.2.2 Truismes p. 40 2.2.3 Naissance des fantômes p. 47 2.2.4 Le mal de mer p. 50 2.2.5 Le Pays p. 53 2.2.6 Bref séjour chez les vivants p. 59 2.2.7 White p. 63 2.2.8 Tom est mort p. 66 2.2.9 Conclusion p. 69 2.3 La création d’un univers propre p. 70 2.3.1 Introduction p. 70 2.3.2 Truismes p. 72 2.3.3 Naissance des fantômes p. 77 2.3.4 Le mal de mer p. 83 2.3.5 Le Pays p. 87 2.3.6 Bref séjour chez les vivants p. 91 2.3.7 White p. 98 170 2.3.8 Tom est mort p. 102 2.3.9 Conclusion p. 105 2.4 Les fantômes p. 107 2.4.1 Introduction p. 107 2.4.2 Truismes p. 108 2.4.3 Naissance des fantômes p. 110 2.4.4 Le mal de mer p. 119 2.4.5 Le Pays p. 123 2.4.6 Bref séjour chez les vivants p. 128 2.4.7 White p. 134 2.4.8 Tom est mort p. 144 2.4.9 Conclusion p. 153 3. Conclusion p. 155 Bibliographie p. 162 Table p. 170 171