masterproef_Inne Van den Elsen

Transcription

masterproef_Inne Van den Elsen
Universiteit Gent
Faculteit Letteren en Wijsbegeerte
Taal- en Letterkunde: Frans-Spaans
Academiejaar 2008-2009
Les fantômes de Marie Darrieussecq
Verhandeling voorgelegd tot het behalen
van de graad van Master in Taal- en
Letterkunde: Frans-Spaans
door Inne Van den Elsen
Promotor : Prof. Dr. Pierre Schoentjes
Avant-propos
La rédaction de ce travail n'aurait sans doute pas été possible sans l'aide et le soutien
du Professeur dr. Pierre Schoentjes, mon promoteur. Je lui suis reconnaissante pour tous ses
conseils ainsi que pour sa disponibilité et sa confiance.
J’exprime ma gratitude à Mlle Theeten qui m’a aidée à trouver des manuels de
littérature contemporaine.
Je tiens à remercier mes parents pour leur appui moral et ma sœur aînée, Lien, qui a
rédigé son mémoire dans le domaine de l’anthropologie, pour ses conseils pratiques.
Finalement, je souhaite remercier mon ami Robin pour ses mots encourageants.
1
1. Introduction
Les fantômes sont-ils les personnages principaux dans les romans de Marie
Darrieussecq ? Les héroïnes se trouvent en effet en compagnie des fantômes, elles voient des
présences spectrales, voire les sentent. Dans ce mémoire, nous aborderons le sujet des
fantômes dans les romans de l’écrivain. Nous tenterons de décrire ces spectres aussi bien que
leur « terre d’élection » et les implications de leur apparition. Nous essaierons de voir dans
quel sens les fantômes jouent un rôle primordial dans l’œuvre romanesque. Pourquoi
apparaissent-ils ? La question est de savoir si l’intervention des fantômes trouve ses
racines dans un motif, dans une cause plus profonde.
Les fantômes occupent une place centrale, mais ils n’apparaissent pas toujours de la
même façon. Il sera intéressant d’étudier la manière d’apparence. A cette fin, nous
expliquerons plus en détail notre interprétation du terme « fantôme ». Nous serons amenée à
traiter les deux formes fondamentales des fantômes. Nous proposerons à cet égard deux
interprétations qui correspondent à leurs deux principales formes d’expression.
Afin de mieux comprendre la problématique, nous nous pencherons sur toutes les
facettes en relation avec les fantômes. Nous tenterons d’examiner les conditions dans
lesquelles les fantômes opèrent. Nous voudrions montrer que ces fantômes surgissent dans un
environnement
spécifique,
dans
des
circonstances
particulières.
Quelle
est
la
« fonction » principale de ces fantômes ? Nous introduirons une perspective qui nous paraît
intéressante : nous essaierons de démontrer qu’ils forment une espèce de substitut. Il faut,
nous semble-t-il, partir de la constatation suivante : les fantômes ont tendance à apparaître
après une perte, ou bien en relation avec des hantises et des souvenirs chassés de la mémoire.
Les fantômes naissent en rapport avec un certain vide :
Dans l’écriture novatrice de Darrieussecq, la mer s’impose en tant qu’élément-espace narratif,
symbolique et rythmique. Les images, les figures, les mythes et légendes maritimes se renouvellent avec
la force de la houle ; et l’eau salée, la masse mordante, rongeante et apaisante, s’allie à une conception
particulière de la féminité, de la maternité, de l’absence matérialisée en fantôme et de la mémoire.1
Dans cette citation, Adela Cortijo Talavera justifie la thèse centrale de ce mémoire qui est que
les fantômes comblent des lacunes. Bien entendu, les spectres ne remplacent pas toujours un
1
Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l'œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de València,
p. 1. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf, date de la
consultation : 23 octobre 2008).
2
mort ou une personne disparue, mais ils devraient toujours remplir un vide. Bref, nous
tenterons de démontrer que dans tous les livres, les fantômes surgissent auprès des femmes
esseulées, endeuillées et tourmentées pour compenser un manque.
Notre analyse repose sur une lecture personnelle et attentive des textes de Marie
Darrieussecq. L’écrivain possède une fantaisie foisonnante, ses textes abondent en éléments
extraordinaires, nous nous limiterons à ceux relatifs aux fantômes. Nous nous rendons compte
que le fait de se concentrer sur l’aspect fantomatique comporte le risque d’une approche assez
subjective. C’est pourquoi nous nous baserons sur les textes et nous étayerons nos hypothèses
et nos raisonnements avec des passages précis. Nous analyserons tous les romans
« darrieussecqiens » sauf Le Bébé (2002). Ce livre traite de la naissance de son bébé et est
plus biographique et plus sentimental. Il s’agit d’un éventail d’impressions et de constatations
sur la maternité. Dans ce livre il n’y a pas de fantômes, donc il n’est pas pertinent pour ce
mémoire.
Il faut bien noter que tout au long de ce mémoire, nous désignerons les personnages
principaux en utilisant le terme « femmes ». Il y a une exception, notamment dans White où
Peter est également un personnage principal. Comme il s’agit d’une seule exception, nous
préférons parler des « femmes » ou des « héroïnes » en référant aux protagonistes des livres.
Dans le corps du texte, la division en plusieurs parties s’est faite pour la clarté et elle
permettra de dévoiler une certaine progression. Il existe évidemment des chevauchements
entre les différents chapitres. Ce sont les fantômes qui relient tous les chapitres. Dans
l’introduction de chaque chapitre, nous mentionnerons les généralités qui valent pour tous les
textes et parfois, s’il y en a, nous évoquerons des particularités dans quelques livres.
Afin de situer les romans nous présenterons brièvement, dans cette introduction,
l’œuvre de Marie Darrieussecq. A cette fin nous établirons le parallélisme entre les textes.
Dans le chapitre « Analyse des textes », nous avons distingué plusieurs thèmes que
nous développerons dans quatre sous-chapitres. Chacun de ces chapitres comporte une
analyse des sept romans étudiés. Nous nous concentrerons sur les convergences entre les
différents romans, mais nous commenterons aussi succinctement quelques divergences
frappantes.
Tout d’abord, nous porterons l’accent sur deux aspects essentiels : la solitude et
l’angoisse. Nous approfondirons l’environnement des fantômes c’est-à-dire les situations dans
lesquelles ils se présentent. Quelles sont les conditions qui se posent dans l’entourage des
3
héroïnes pour que les présences fantomatiques apparaissent ? Nous sommes invitée à regarder
de plus près l’origine de toutes les « difficultés ». Le point de départ nous sera donné par la
solitude. Tous les livres de Marie Darrieussecq témoignent d’une atmosphère solitaire qui se
montre rassurante et étouffante à la fois. Nous creuserons cette idée et examinerons comment
cet aspect influe sur la conduite des héroïnes. Nous verrons que la solitude conduit les
femmes à une angoisse et qu’elle stimule une réflexion existentielle. La vacuité constitue un
fil conducteur qui unit les thèmes de la solitude et de l’angoisse.
Après avoir étudié quelles sont les « conditions » qui font que les personnages
recourent à leur monde propre et à leur imagination, nous discuterons les modes d’apparition
et les profondeurs de l’imagination. Nous focaliserons notre attention sur leur tendance à la
fuite. Cette inclination attise la fantaisie et aboutit à la création d’un univers propre apte à
accueillir les fantômes. Ensuite, nous aborderons la manifestation ultime des fantômes, c’està-dire leur apparition effective et les effets de leur présence sur les protagonistes. Nous
essaierons de démontrer qu’ils forment une espèce de substitut. Cependant leur manifestation
a pour conséquence une certaine aliénation et un déséquilibre. Nous analyserons la démence
de ces femmes agitées qui se blottissent dans leur imagination. Nous rencontrerons donc des
femmes qui vacillent à des degrés divers jusque dans la folie. Non seulement les conditions
sont similaires dans tous les livres, mais la « réaction » est aussi fortement comparable. Les
fantômes enchaînent les idées de tous les chapitres.
La présence des fantômes dans l’œuvre de Marie Darrieussecq nous amène à
approfondir la manifestation de ces spectres. Nous expliquerons ici ce que nous entendons par
« les fantômes ». Le mot « fantôme » doit se comprendre en deux sens. D’abord, pris au sens
large du terme, les fantômes font référence à un autre univers. Il s’agit d’un monde propre
dans lequel les femmes s’enfuient. Elles laissent libre champ à leur imagination, aux rêveries
et aux hallucinations. En un mot, elles s’inclinent à l’affabulation et s’enfoncent dans un
monde imaginaire. Ensuite, au sens strict, les fantômes se limitent à de véritables présences
spectrales. Les héroïnes aperçoivent effectivement des ombres et finissent par se persuader
qu’elles existent réellement. La première acception est présente dans tous les romans. La
deuxième s’applique moins à Truismes et à White. En tout cas, dans tous les romans, ils
contiennent en germe les fondements d’un univers tout à fait neuf et fictif. Les fantômes
apparaissent auprès des femmes qui s’obstinent dans leur résistance à la réalité, partiellement
voulue mais aussi inconsciemment. La création d’un autre univers et leur « passage » dans un
4
au-delà en témoignent. Elles glissent ainsi dans un univers irréel. Les fantômes deviennent
réels, existants.
L’ensemble des romans présente donc une unité qui réside dans les motifs utilisés : la
perte, l’absence, les craintes, la tentative de faire une fugue... D’ailleurs, tous ces thèmes se
rattachent mutuellement dans la mesure où tout gravite autour des fantômes. Tout en
reconnaissant le fait que les fantômes diffèrent d’un livre à un autre, il faut remarquer qu’ils
surgissent dans des circonstances analogues et qu’ils devraient toujours remplir une certaine
lacune.
Sur un site dédié à l’œuvre de Marie Darrieussecq, nous avons trouvé un entretien
avec l’auteur. Les journalistes l’interrogent sur son intérêt, voire sa fascination pour les
fantômes ; voici la réplique de la romancière :
Le non-dit est ce sur quoi avance l'écriture, ce qu'elle explore comme une terre vierge ou engloutie. Du
non-dit naissent les fantômes. Les enfants y sont particulièrement sensibles: ils entendent les spectres
secouer leurs chaînes dans les greniers, ils croient aux monstres sous les lits, ils perçoivent le
grouillement des créatures dans les placards... Ce qu'on leur cache est toujours de l'ordre de la mort ou
de l'ordre de la sexualité; et ces questions fondamentales, passées sous silence, les obligent à se
structurer par fantasmes, à faire confiance à leur imaginaire pour élucider le monde. […].
A l'échelle conjugale, familiale, sociale, ce qui est passé sous silence se fait entendre d'une façon ou
d'une autre : c'est un des topos de la psychanalyse. Ecrire, c'est donner voix aux fantômes. C'est
d'ailleurs directement le thème de mon second roman, Naissance des fantômes. Une femme, là encore,
invente sa propre voix, sur le vide laissé par son repère central, son mari -- autre forme d'aliénation que
la conjugalité vécue sur ce mode. Ce qui lui manque lorsqu'il disparaît, et qui est bien plus que la
problématique présence de l'autre, personne ne le lui rendra, sinon elle-même, par ses mots et sa pensée
autonome. Les phrases disent l'angoisse, elles sont longues, percées de virgules, de parenthèse, à la
recherche du mot qui manque, du fin mot de l'histoire...2
Dans la réponse à cette question, Marie Darrieussecq nous explique que les femmes, tout
comme les enfants, évoquent les fantômes. Elles ont recours à leur fantaisie afin de combler
des lacunes et afin de compenser les non-dits, c’est-à-dire la « censure » qui voile la vérité du
passé. Nous lisons ici donc une explication à l’appui de notre thèse centrale. La coopération
entre la mémoire et la fantaisie est apte à faire revivre quelqu’un. L’écrivain déclare d’ailleurs
que des souvenirs refoulés rejaillirent inéluctablement, par exemple sous forme des hantises
ou sous forme de spectres.
Afin de mettre l’œuvre dans son contexte, nous esquisserons brièvement les thèmes
récurrents. L’auteur s’est penchée sur le sujet de la crise d’identité des femmes protagonistes.
2
Entretien réalisé par Becky Miller et Martha Holmes en décembre 2001. Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre
2008.
5
Un événement douloureux, parfois non spécifié, les a blessées. C’est une condition nécessaire
qui peut être le motif de leur conduite et l’amorce de leur délire.
La mort imprévue, la disparition, la solitude, l’angoisse, l’identité, le poids du passé, la
censure du passé, la fugue, l’impossibilité d’échapper aux hantises et la « folie » qui en résulte
sont des thèmes récurrents dans les livres de Darrieussecq. A cause de l’absence d’une
personne et l’incompréhension d’une société « hostile », les personnages se retirent de plus en
plus dans leur intériorité et s’isolent davantage.
Les thèmes revenants d’un livre à un autre assurent l’unité de l’œuvre d’un auteur qui
effleure délibérément de nouvelles formes avec chaque livre. Ainsi, elle adopte des points de
vue différents, changeant la perspective et par là aussi l’écriture appropriée. L’écriture varie,
mais les mêmes questions se manifestent. Par exemple, dans Bref séjour chez les vivants,
Marie Darrieussecq reproduit les pensées de quatre femmes, une mère et ses trois filles. Le
lecteur est invité à décrypter les idées décousues, voire les fantasmes. Le roman est rythmé
par des phrases inachevées qui donnent l’impression de suivre au près leurs pensées. Nous
citons à cet égard Isabelle Martin :
La talentueuse romancière de Truismes revient avec un livre sur la mémoire et l'absence, où elle prend
le risque de l'expérimentation : pari réussi. ... Fugue, fuite, disparition, présence-absence,
somnambulisme, accidents de mémoire : le roman joue de tous ces thèmes en d'infinies variations, sur le
mode du fragment et du collage, en n'utilisant que le seul monologue intérieur.3
Dans un compte-rendu sur Bref séjour chez les vivants, Jordan Shirley souligne également
l’uniformité thématique de l’œuvre de Marie Darrieussecq :
Factors such as her emphasis on moments of intimate crisis, and the intense awareness of loss which
drives her writing thematically and formally, […] Darrieussecq's fictional universe is thematically
obsessive; like Patrick Modiano, she has in essence one story to tell. The disappearance of loved ones,
solitude and mourning, ghosts and hauntings, broken families and family secrets are the raw materials to
which she returns with therapeutic determination, working them up then unravelling them to reintegrate
them into new and formally more ambitious patterns.4
Dans tous les romans « darrieussecqiens », les héroïnes sont confrontées à une forme
de solitude. Dans la plupart des cas, une mort ou un départ est à l’origine de cette sensation de
vide. Il y a deux livres « déviants », notamment White et Truismes. Dans White le vide est
recherché, ce qui ne signifie pas pour autant qu’il est moins écrasant. Dans Truismes,
3
Isabelle Martin, Le Temps, septembre 2001, sur Bref séjour chez les vivants, Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre
2008.
4
Jordan Shirley, « “Un grand coup de pied dans le château des cubes” : formal experimentation in Marie
Darrieussecq’s Bref séjour chez les vivants », The Modern Language Review, samedi 1ier janvier 2005, p. 52, 53.
6
l’égoïsme et l’incompréhension sont à la base de la sensation d’être abandonné. Quoi qu’il en
soit, il règne incontestablement une solitude pesante dans tous les textes. La tristesse, les
angoisses irrationnelles ainsi que les obsessions se répercutent sur la condition physique et
surtout mentale. Toutes ces femmes traversent une crise identitaire et se fourvoient dans leur
intériorité. Elles se posent des questions existentielles et se demandent comment se maintenir.
Les personnages entament donc une quête identitaire et recherchent des explications. Des
choses passées sous silence accaparent leurs pensées et changent en obsessions. Leur fébrilité
et leur acharnement dans les fantasmes annoncent leur « folie ».
Les personnages semblent en quelque sorte des « victimes » de la fatalité. Ils s’isolent
en voulant se protéger d’un monde trop dur et réaliste. Toutes les héroïnes se retirent. Tantôt
figurément, c’est-à-dire dans leur esprit, tantôt un retrait au sens littéral s’ajoute au retrait
dans l’esprit. Or, l’attraction de l’isolement constitue un piège étant donné que les femmes se
rendent dans des zones mentales où les frontières entre la lucidité et la folie s’avèrent
extrêmement vagues. Elles s’établissent dans des domaines périlleux. Les univers de ces
femmes se caractérisent tous par leur caractère impénétrable et complexe. En créant un
univers très personnel, elles tombent dans un traquenard tendu par elles-mêmes et s’aliènent
de plus en plus. Ainsi elles se transformeront en « victimes » de leur imagination inouïe. Il se
produit le contraire de ce qu’elles ont ambitionné, à savoir une diminution du désordre. Elles
se heurtent à une opposition de la part de la société et de la part de leur esprit. Pour illustrer
nous citerons Christiane Boutaudou :
Il n’est donc pas facile de vivre au « Pays », si l’on entend par là le monde d’aujourd’hui dans les
complexités de sa toute nouvelle mondialisation. Face à lui, Marie Darrieussecq, dans son roman « Le
Pays », dresse le portrait d’une héroïne moderne, tout à la fois mère et écrivaine comme elle.
Confrontée au monde, celle-ci ne répond pas par une solution unique, mais par tout un nuancier
d’attitudes et de comportements au spectre large, dont certains, marqués par la nouveauté, sont à
l’image même du monde neuf qui lui est proposé.5
Ce que Boutaudou postule à propos du Pays, vaut pour tous les romans de Marie
Darrieussecq. La société est menaçante. Aussi, les héroïnes, s’inventent-elles des univers
fictifs. Leur imagination facilite l’émergence des fantômes. La médiation de ceux-ci devrait
alléger la perte de leur « équivalent » vivant qui vient de décéder. Tout cela cette nous incite à
traiter le sujet des « fantômes ».
5
Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 8. (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008).
7
2. Analyse des textes
2.1 La solitude
2.1.1 Introduction
La solitude forme un fil rouge dans l’œuvre de Marie Darrieussecq. Chacun de ses
livres baigne dans une solitude aiguë qui nuit aux héroïnes. Ramenées à elles-mêmes, la
solitude les oblige à réfléchir à l’existence terrestre et à leur condition. Aussi tentent-elles de
s’évader ; d’esquiver leurs pensées et d’échapper au vide.
Insistons sur le fait qu’il est parfois difficile de signaler précisément ou d’indiquer de
façon exacte cette perception de solitude puisque cette vision est basée sur une impression
générale. Cette empreinte émane de l’intensité du néant abstrait mais persistant dans lequel
vivent ces femmes et de la vacuité qui envahit leur conduite ainsi que leur conception de la
vie. Cette sensation d’une solitude profonde mène d’ailleurs à l’angoisse aussi bien qu’à
l’aliénation profonde qui caractérisent toutes ces femmes. L’étrangeté est à la base d’une mise
en question de l’existence.6
Une sorte de contradiction saute cependant aux yeux : nous constatons que cette
solitude est à la fois « choisie » et involontaire. Bien que les personnages s’isolent
délibérément et soient repliés sur eux-mêmes, la solitude s’avère pressante. Cette opposition
s’explique peut-être parce que les personnages se voient contraints à se retirer, c’est-à-dire
que la société et le déroulement des choses imposent leur retrait. D’une part, ces femmes
veulent être seules ; mais d’autre part, elles se sentent abandonnées. Les abus, la disparition,
la perte ou la mort d’une personne aimée en sont responsables. Elles seront plongées dans le
vide et la solitude d’autant plus qu’elles ont affaire à l’indifférence et à l’incompréhension des
autres, même de leurs proches. La solitude s’impose donc contre leur gré, elle est due à la
cruauté de la vie.
La plupart d’entre elles ont tendance à s’isoler. Elles cherchent désespérément un
refuge et ainsi elles s’inclinent donc, en partie volontairement, vers la solitude qui les effraie
tant. En outre, la solitude est ressentie comme une pression inéluctable car elle les laisse
6
Cette problématique sera creusée dans la deuxième partie de cette étude.
8
seules avec leurs pensées et avec elles-mêmes. Bref, la solitude maîtrisera leurs méditations et
dominera désormais leur existence.
Si cette solitude se manifeste souvent de façon amère et impérative, c’est qu’elle est en
rapport étroit avec les fantômes. La solitude est une condition essentielle pour l’apparition
d’un monde imaginaire et irréel, voire surréel. Il nous semble que les fantômes comblent, ou
sont susceptibles de remplir, le vide laissé par un déménagement et surtout par une disparition
ou par un décès. Au moins, ils constituent un remède général pour surmonter le néant qui
caractérise dorénavant leurs jours et leur monde. Dans ce sens, les fantômes consolent ces
femmes qui se sentent délaissées et enfermées dans un univers solitaire.7 Ces femmes y ont
donc recours pour se rassurer, faute de mieux. Aucune autre solution n’étant disponible, les
personnages sont forcés à recourir à une aide radicale et à prendre une mesure rigoureuse.
Quitte à en devenir folle, elles s’enfonceront dans leur univers imaginé.
En effet, à cause de la solitude, ces femmes « créent », voire nécessitent les fantômes,
ou mieux : elles instaurent cet autre univers au-delà du réel comme un antidote pour la réalité.
Il paraît que les fantômes s’alimentent de la solitude et que la solitude, à l’inverse, nourrit les
fantômes étant donné qu’ils font leur apparition dans les mondes vides, conçus comme déserts
et désolés. Cette interaction suscite le développement d’un monde parallèle qui a ses racines
dans la tête et dans l’imagination de la femme en question et qui remonte à une conception
idéaliste et idyllique de la société, notamment celle d’un espace exempté de la mort et de la
souffrance. Cet univers parallèle finira par se répandre dans le monde quotidien et aux
occupations journalières des héroïnes sans qu’elles en comprennent les périls effectifs. Elles
se faufilent dans un monde de plus en plus irréel, instable et incohérent et du fait, elles seront
en proie à une déraison ingénue, mais également périlleuse.
De surcroît, le monde hostile accueille docilement les fantômes. Etant victimes de la
carence d’une personne chérie, les femmes sont très sensibles aux vicissitudes de la société.
Les fantômes fonctionnent comme une sorte de point de repère dans une société qui a fait
vaciller toutes les certitudes antérieures.
La solitude se voit donc aiguisée par le vide omniprésent et inévitable. Ce vide
s’infiltre dans tous les recoins de leur existence et fait chanceler bien des certitudes. Le monde
7
Exception faite pour Truismes et White, ici, les fantômes ne sont pas vraiment conçus par les femmes, ils sont
tout simplement là. Nous y reviendrons.
9
sera réduit à un vide immense et insurmontable dans lequel l’individu se rétrécit de telle sorte
que l’anéantissement est imminent. Le vide provient en effet de l’existence solitaire de
chacune des femmes, mais il est intensifié davantage par le vide diffusé par la société froide et
distante. Les gens ne s’intéressent guère aux autres, ils ne s’occupent que d’eux-mêmes et de
leurs propres intérêts. Il n’est pas étonnant que, dans ce type de société, des gens qui
connaissent des problèmes s’aliènent consciemment.8
2.1.2 Truismes
Dans Truismes, la solitude de l’héroïne est associée indissociablement à sa condition
de femme. La solitude résulte de la stigmatisation dont elle est objet. Dans la société dépeinte
par Marie Darrieussecq, les femmes sont considérées comme faibles et inférieures. Comme
l’héroïne revendique une part d’indépendance en travaillant dehors, elle servira de cible des
railleries et des sévices sexuels des hommes.
Les abus ainsi que l’égoïsme et l’indifférence des autres nous frappent, tous ces
facteurs contribuent à ce sentiment de solitude et d’incompréhension. Avide de pouvoir,
personne ne se soucie des faibles. Chacun veut se préserver et garantir son intérêt personnel.
Ainsi, cette femme est embauchée à dessein d’exploiter ses qualités. De même, son petit ami,
Honoré s’éprit d’elle car elle est jeune, saine et belle. Quand on ne peut plus bénéficier d’elle,
tout le monde la laisse tomber froidement et la repousse impitoyablement. C’est le cas du
directeur, d’Honoré, de ses clients et même de sa mère. Il convient de préciser que Marie
Darrieussecq ne fait pas la leçon morale, le texte joue sur l’ironie.9
La femme se voit confrontée à un monde injuste et terriblement ingrat, d’abord en tant
que femme et ensuite en tant que truie. Elle s’est fait huée maintes fois comme un animal et
même comme un monstre. L’association femme – monstre ou bien la corrélation entre la
féminité et la monstruosité ainsi que son mise en rapport avec l’anormal et l’altérité est
8
9
Nous aborderons le thème du vide existentiel et déconcertant plus en détail dans le chapitre suivant.
Dans le deuxième chapitre, nous reviendrons sur cette remarque.
10
développée dans un article intéressant par Catherine Parayre10 et est également mentionnée
dans une étude de Lorie Sauble-Otto11 :
However, the protagonist is the only character who undergoes a complete and lasting metamorphosis
and who is considered a monster. She certainly does not think of herself as such, but she mentions a
number of scenes when she is shown and exposed as if she were an incredible phenomenon. (The word
monster derives from the Latin "monstrum," prodigy.) Pig Tales is indeed about showing. The young
saleswoman at the perfume store exhibits her body to customers and lures them into the store. Her job
turns her into a monster, and the metamorphosis into an animal is the visual manifestation of her social
status […]
The young woman's disempowerment results both from social oppression and from her inability to
voice her experience. This double constraint is also apparent in her obsession with beauty. She struggles
constantly to appear attractive to her boyfriend and to other men. One of her motivations in accepting
her job is that she will get discounts on beauty products. She also spends a lot of time trying on clothes
and often describes her efforts to look beautiful. In fact, she considers herself beautiful. Never realizing
how much such a concern makes her an object that men either consume or discard, she proves unable to
connect her fate to her looks. Nevertheless, her problematic perception of beauty leaves the reader with
the impression of an unresolved crisis. […]
Deutsch and Nussbaum also associate monstrosity with femininity: "The cultural construction of
femininity [is] natural monstrosity." (9) These variable associations show how unstable any definition
of monstrosity is likely to be. Monstrosity is a convenient label for any powerful individual or group to
attach to potentially threatening "others.12
Catherine Parayre postule que cette femme est animalisée à cause du traitement qu’elle reçoit
des hommes. L’oppression sociale et la discrimination provoquent une application forte à
répondre aux exigences des hommes. Cette coquetterie, qui n’ose s’avouer, la convertit en
marionnette des hommes, voire en simple bien de consommation. Son excès de zèle démontre
d’ailleurs sa niaiserie, mais elle est maudite dans la mesure où elle est poussée violemment
dans ce rôle dénigrant.
Lorie Sauble-Otto prône d’ailleurs que cette femme raconte son histoire afin de se
maintenir, c’est-à-dire qu’elle rédige son histoire fabuleuse et incroyable pour garantir son
existence. Dans l’entre-deux brumeux où elle réside, l’écriture constitue son seul lien avec
l’humanité. Ainsi elle réclame le droit d’exister et du coup, c’est un moyen de contrôle qui lui
permet d’éviter l’isolation et la solitude. En d’autres mots, en écrivant, elle se sent humaine et
vivante, mais il se peut aussi qu’elle écrive l’histoire de sa transformation en animal pour
montrer la bestialité des autres dans cette société corrompue. Nous reprendrons cette vision
dans la partie dédiée à l’identité. Dans l’extrait suivant, Sauble-Otto explique sa vision :
10
Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier
2003, p. 49 – 59.
11
Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French
(Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 59 – 66.
12
Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier
2003, p. 52, 53.
11
In Truismes the social status of women in general is made quite clear simply by the kind of work that is
available to them […]. The narrator’s continued and at times aggravated mutation, perhaps caused by
nuclear pollution and/or the chemical encountered in the perfume shop, drives her into isolation and a
precarious existence. […] Where anger and anarchy rule, the act of writing or of telling one’s own story
becomes the protagonist’s only way to exist truly in a world that neither recognizes nor values their
existence. Writing provides them the only way to be real. Creating a text represents their being, their
very survival, and is the only means of communication in their stark isolated and apocalyptic
environments.13
En effet, une grande partie de la solitude dans Truismes émane de l’insouciance et du
désintérêt des autres. Cette femme n’est pas vraiment seule ; en revanche, elle est entourée de
ses supérieurs, de ses collègues et de ses clients ; mais elle est complètement négligée, ce qui
est d’ailleurs bien pire.
Marie Darrieussecq critique le dédain à l’égard des femmes et par extension elle milite
en faveur de « toutes » les classes opprimées par une masse qui se croît la norme. La citation
ci-dessous plaide en faveur de cette vision :
Le directeur de la chaîne m’avait prise sur ses genoux et me tripotait le sein droit, et le trouvait
visiblement d’une élasticité merveilleuse. […]. Le directeur de la chaîne tenait mon sein droit dans une
main, le contrat dans l’autre main. […]. Ses doigts étaient descendus un peu plus bas et déboutonnaient
ce qu’il y avait à déboutonner […].14
Afin de trouver un travail, la femme-truie doit se vendre. Elle accepte de vendre son corps et
elle ne réagit pas aux avances du directeur. Il la palpe impudemment comme une marchandise
puisqu’elle ne sera qu’un produit de divertissement dans son établissement. Il ressort
d’emblée qu’il veut profiter d’elle et qu’il la considère comme un objet. Elle doit rapporter.
La femme-truie évoque les pratiques malsaines et déroutantes de la parfumerie, faisant
allusion au mercantilisme du directeur de la chaîne :
J’avais de plus en plus de clients masculins à la boutique, et ils payaient bien, le directeur de la chaîne
passait presque tous les jours pour ramasser l’argent, il était de plus en plus content de moi. Mes
massages avaient le plus grand succès, je crois même que le directeur de la chaîne soupçonnait que je
m’étais mise de ma propre initiative aux massages spéciaux, alors que normalement on laisse un peu de
temps à la vendeuse avant de l’y inciter.15
Bref, ce sont les clients de la parfumerie qui exhibent des instincts bestiaux et qui possèdent
des envies animales. En fait, il s’agit des clients, et des hommes en général, ils donnent libre
cours à leurs passions sans réfléchir aux effets ou sans se préoccuper d’autrui. Le pouvoir de
la peloter donne aux clients une certaine supériorité et le sentiment de la réduire à un objet
13
Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French
(Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 60.
14
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 12, 13.
15
Ibid., p. 19.
12
sexuel. Cette attitude leur procure d’une impression d’infaillibilité c’est-à-dire qu’ils se
sentent intouchables et puissants. La femme-masseuse, dans sa position inférieure et
vulnérable, flatte la vanité de ses clients. Une fois obtenu ce poste, elle n’a plus de choix, si
elle veut garder son emploi elle doit s’assujettir et obéir à leurs vœux. L’égoïsme est légion
dans cette société. Voici un passage où l’auteur illustre cela :
Moi je n’ai plus eu la cliente pour bavarder, et je me suis retrouvée toute seule avec ce problème de mes
règles. […]. Les clients, au moins, n’avaient pas ce genre de préoccupations. Ils ne me regardaient pas
pour savoir comment j’allais ; en fait c’est d’eux qu’ils s’occupaient, ça les rendait fiers de pouvoir me
tripoter. Ça m’arrangeait, au fond, leur espèce d’indifférence, parce que je trouvais que je prenais un
peu trop d’embonpoint, et que je n’était plus si joli qu’avant ; mais comme je ne recevais que des
habitués à la boutique, je n’avais pas à craindre des regards nouveaux qui m’auraient pour ainsi dire
vraiment vue.16
Sa situation s’envenime quand elle commence à grossir et à se transformer
subtilement, tous ceux qui ont profités d’elle renoncent impitoyablement à elle. Ainsi, son
conjoint, Honoré, ne veut plus d’elle parce qu’elle s’est enlaidie.17 De façon semblable, le
directeur réduit son salaire parce qu’elle a pris du poids et qu’elle a subi des changements
corporels extérieurs.18 Dès lors elle sera introduite dans une forme de solitude extrêmement
âpre, accentuée par la négligence. Bien qu’elle soit entourée de gens, elle est foncièrement
seule.
Les hommes tentent avant tout d’assouvir leurs propres appétits charnels ; sa naïveté et
son innocence apparente n’empêchent pas qu’elle s’en rend compte progressivement. C’est
d’ailleurs en cela que consiste son évolution ou sa métamorphose principale. Elle vivra une
prise de conscience qui fait augmenter sa défiance à l’égard des hommes. Ces illuminations
l’encouragent à rechercher la compagnie des animaux. Elle s’achète un cochon d’Inde et un
petit chien pour compenser la solitude. Ces nouveaux amis constituent une véritable source de
consolation et de bonheur car les humains sont indifférents et insensibles.
Comme nous venons d’invoquer, la métamorphose anticipe à une modification de sa
conscience. Elle conçoit les abus dont elle a été victime. Ainsi, par deux fois elle se montre
récalcitrante vis-à-vis Honoré puisqu’elle exerce un métier et contre son chef. Mais en tout
cas elle doit payer cher ses « révoltes ». Elle en endure immédiatement les conséquences
16
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 25.
Ibid., p. 47.
18
Ibid., p. 48.
17
13
puisqu’on lui inflige une punition de sorte qu’elle n’osera plus contrarier personne. Ainsi,
Honoré assassine son petit cochon d’Inde de façon brutale et la chasse finalement.19
A peu près simultanément, elle rencontre un homme politique nommé Edgar. Il lui
offre son aide mais, en fait, lui aussi, il ne veut que profiter d’elle pour sa campagne politique.
Il la considère clairement comme un objet d’étude, comme une curiosité, voire une
excentricité, et comme une source de revenus. S’il l’exploite de façon efficace, elle pourrait
rapporter des votes.
Cette société en déchéance n’est plus viable pour elle, d’où peut-être la réaction
subconsciente et saugrenue de son organisme. Son corps l’avertit des dangers qui la menacent
et des infamies dont elle sera couverte si elle ne réagit pas. Le changement physique contribue
à une prise de conscience, c’est-à-dire que le changement de son corps va de pair avec un
changement mental qui débouche sur une prise de conscience. Il paraît donc que la conversion
émotionnelle de l’héroïne se reflète dans la métamorphose physique. Les oscillations
corporelles et les crises personnelles sont enchaînées étroitement. Plus on la repousse, plus
elle subit des changements. Elle sera expulsée et ne sait plus où se rendre. Les autres ne se
soucient pas du tout d’elle. Dans la rue, les passants l’ignorent franchement. Elle est
bouleversée par le foisonnement de l’indifférence et de l’égoïsme. A l’exception d’Yvan, un
compagnon d’infortune qui sera vite attrapé et tué par le SPA20, elle est complètement
esseulée et incomprise.
Afin d’échapper à cette existence déplorable, elle se retire sur un banc dans la banlieue
mais, elle reste également visée par le SPA. Elle est attaquée par les préjugés des autres et par
leur rejet de l’inconnu et de ce qui n’est pas conforme à la norme. Chassée par les humains,
elle se réfugie dans la forêt et s’installe parmi les animaux. Elle caresse ce repos et la
tranquillité de la campagne, le bois sera d’ores et déjà une sorte de repaire pour elle.
Elle se retire donc finalement dans une forêt éloignée d’un monde perverti par les
hommes. Elle se détourne de ce monde, mais ne qu’après la métamorphose complétée presque
entièrement. En ce sens que la transformation de son corps constitue un avertissement. Sa
métamorphose conduit à aiguiser la conscience et à la dessiller, signalant la nécessité de se
mettre à l’abri de cette société ingrate. Kathleen A. Langan estime qu’à la fin du texte, les
deux métamorphoses, physique et mentale, convergent :
19
20
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 67, 68.
Ibid., p. 135, 136.
14
There is an omnipotent gravitational pull to the end of the novel. Merging the two worlds of the young
sales clerk (mental and physical), the climax occurs in the very last ten pages of the novel: "Dans mes
artères, j'ai senti battre l'appel des autres animaux, l'affrontement et l'accouplement, le parfum désirable
de ma race en rut . . . l'envie de la vie faisait des vagues sous ma peau, ça me venait de partout . . . du
plus ancien des races continuées." 21
Grâce à cette (quasi-)concordance des deux états, elle se réconcilie à la fin avec son état de
cochon. Nous pouvons attribuer cette réconciliation en partie à l’environnement paisible,
néanmoins elle ne réussit pas à quitter complètement l’entre-deux nébuleux. C’est la raison
pour laquelle elle renoue avec son passé d’être humain en écrivant son histoire et en voulant
la diffuser parmi ses congénères humains.22
Somme toute, la métamorphose jaillit de son intériorité et s’impose à cause de son
mécontentement avec le courant des choses dans la société. La société est un catalyseur de
cette transformation insolite. Dans Truismes, les circonstances de la métamorphose se
résument donc à la corrélation entre les facteurs suivants : la solitude, la femme abandonnée ;
les abus et l’indifférence des clients ainsi que de ses proches. Ces conditions se présentent
également, selon une hiérarchie différente, dans les autres livres de Marie Darrieussecq et
incitent ces femmes à métamorphoser ou à fuir afin de se couvrir de la société « haineuse ».
2.1.3 Naissance des fantômes
Dans Naissance des fantômes, la disparition subite du mari de l’héroïne bouscule
entièrement son existence. Il s’agit d’un départ entraînant un vide insurmontable qui envahit
toute son existence. Le vide étant comme une tache qui se répand dans la totalité de son être et
qui brouille sa perception de la réalité. Dès la première phrase, le personnage principal
exprime sa solitude. A partir de là, il sombrera dans une solitude ainsi que dans une angoisse
involontaire et il sera plongé dans un monde absurde. La femme se laisse submerger dans le
manque jusqu’à s’aliéner de plus en plus du monde quotidien comme le montre la citation cidessous :
C’est avec des photos de mariage creuses, des souvenirs de grossesses à échec, un regard froid sur leur
vie de couple depuis sept ans et des images de sa propre paresse que cette femme vit, de manière
paradoxale et banale, l’horreur de l’absence et de la perte de l’être aimé.
21
22
Kathleen A. Langan, “Truismes”, World Literature Today, LXXI, lundi 22 septembre 1997, p. 747.
Nous y reviendrons dans la partie consacrée à la thématique de l’identité.
15
Très vite, « les miettes du réel » (24) disparaissent même, pour laisser parler le corps féminin, dans son
impossibilité à dormir, dans ses angoisses proches de la crise d’hystérie, voire de la dépression qui
l’amène à disséquer l’espace, les murs, les fenêtres, l’obscurité, les ombres, et, finalement, tous ces
fantômes qui nous habitent, jusqu’à la limite du fantastique, ce fantastique qui était lui aussi, central
dans Truismes. Vers la fin du roman, « L’assaut des fantômes » (115) et, en particulier, du mari, doué
maintenant d’une autre dimension, vient de remplacer le vide intérieur de la narratrice.23
A l’instar de Martine Motard-Noar, nous pouvons en effet poser que son mari-fantôme
remplace le vide laissé par la disparition du mari réel et tangible. La disparition soudaine et
totalement imprévue de son mari est pour ainsi dire compensée par la présence de son esprit,
de son fantôme. La femme puise dans sa mémoire pour faire resurgir son conjoint. Or, nous
déduisons de ces paroles qu’elle n’éprouve pas un amour passionné pour son mari, elle l’aime
plutôt pour sa présence consolatrice et son aptitude à apaiser ses peurs. Nous avons pu
constater qu’elle juge son mari comme peu imaginatif et trop sérieux. Elle se plaint surtout de
sa solitude et insiste sur l’égoïsme de son mari qui l’a abandonnée :
Cette nuit, ma première nuit sans nouvelles après sept ans de vie commune, la question de sa disparition
me laissait plus hébétée encore que celle de mon amour. Mais l’analogie me sauvait de la panique
complète (de ce glas qui scandait mon attente de plus en plus abstraite, en me vrillant concrètement la
poitrine) ; car il fallait bien me rendre à l’agaçante évidence que le choc d’adrénaline de sa disparition,
ce choc que je repoussais de toutes mes forces, et dont j’essayais d’oublier que répétitivement il me
déborderait toute et pulserait au bout de mes doigts, ce choc d’adrénaline était la preuve attendue de
mon amour pour lui.24
Maintenant que son mari a disparu, la femme saisit son attachement pour lui. Sa disparition
l’inquiète et l’émeut surtout parce qu’elle est consciente de l’irrévocabilité de la situation. Le
passage ci-dessous exemplifie cela :
Ce n’étaient pas ces nuits d’amour, disparues avec mon mari, qui me faisaient vaciller sous la douleur
inédite de l’absence physique, comme je repoussais mon bol de soupe à peine entamé ; c’était le
souvenir de ces soirées faussement solitaires, la perte de cette attente-là […]. La différence entre la
présence et l’absence était finalement plus abstraite, mieux supportable pour l’esprit, que la différence,
tout à fait concrète et envisageable, entre une nuit de fausse hantise (où va revenir celui qui est toujours
là) et une nuit, mon ventre se creusait à cette idée, comme celles qui menaçaient désormais d’être les
miennes.25
Petit à petit, l’héroïne comprend qu’elle est condamnée à rester seule. Cette idée la fait frémir
d’émotion et surtout d’effroi.
Marie Darrieussecq retrace minutieusement le processus physique de la disparition et
ses répercussions psychiques sur l’esprit de cette femme. Elle est imprégnée et obsédée par
l’absence et par le manque, autant mentalement que physiquement : « cette vérité physique :
23
Martine Motard-Noar, “Naissance des fantômes”, French Review, LXIII, 1999 – 2000, p. 163.
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 34, 35.
25
Ibid., p. 85.
24
16
l’absence de mon mari. »26. Sur une photo de leur mariage, elle croit même reconnaître un
présage de la disparition de son mari :
Mais devant la photo, c’est à ce moment-là (et à ce moment-là seulement) que je fus contrainte
d’admettre, après une nuit sans sommeil ni repos, que mon mari avait disparu ; que mon angoisse était
fondée, sans limites et sans repères. […]. Au lieu de mon mari, je tenais par la manche un costume raide
et neuf, une perruque brune. […]. C’était la photo de sa disparition.27
Le vide causé par cette absence est responsable de l’écroulement de sa vie. Elle avoue
qu’il provoque une aliénation : « […] l’absence de mon mari à mes côtés me désigne plus
jamais comme un corps étranger. »28. L’héroïne perd le contact non seulement avec la
réalité29, mais aussi avec elle-même et avec les autres. L’angoisse s’empare lentement d’elle
et commence à déterminer sa conduite et à prédominer ses réflexions. L’inquiétude
consécutive à ce vide et à cette solitude la paralyse de plus en plus ; d’où la nécessité
impérative d’en sortir et de s’inventer un univers. Dans Le Nouvel Observateur Jérôme Garcin
écrit que la carence absorbe entièrement la pensée de l’héroïne :
« Naissance des fantômes » est le monologue de plus en plus délirant – au sens clinique du terme –
d’une Pénélope moderne qui essaie de comprendre le sens à la fois physique et mental de cette
disparition, fait l’apprentissage de la douleur, découvre l’étrange sensation d’être désormais en
compagnie des fantômes, […] où l’espace abandonné par l’être aimé fait dans l’univers un trou d’autant
plus grand que rien ne peut le combler.30
L’héroïne parcourt un processus analogue à celui du deuil, mais elle ne parvient pas à
atteindre le stade ultime de l’acceptation totale, exactement comme ce sera le cas chez les
autres personnages touchés par la mort dans les romans ultérieurs de l’écrivain. Tantôt elle
récuse l’idée d’une disparition irréversible, tantôt elle paraît envisager de l’accepter. De temps
en temps elle fait effectivement des concessions, mais jusqu’à la fin elle s’obstine dans sa
naïveté et persiste à croire que son mari reviendra. Finalement, à défaut de mari réel elle se
console de la présence de son mari-fantôme. Il s’agit clairement d’un mécanisme de défense,
mais cette réalité de substitution n’est pas satisfaisante.
Les citations ci-dessous corroborent que la disparition de son mari s’empare de la
totalité de ses pensées. C’est une fixation, voire une véritable obsession :
26
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 32.
Ibid., p. 49, 50.
28
Ibid., p. 52 , 53.
29
“In een ellenlange monoloog illustreert Darrieussecq hoe de heldin langzaam maar zeker alle vaste grond
onder de voeten verliest.”, Marijke Arijs,“Marie Darrieussecq”, De Standaard, 15 février 2001, p. 12.
30
Jérôme Garcin, Marie Darrieussecq l’après-« truismes », Le Nouvel Observateur, n°1737, 19 février 1998, p.
1.
27
17
J’ai regardé dans la rue, pour voir si mon mari ne traversait pas ; j’ai tendu l’oreille, pour chercher à
l’entendre dans l’escalier […], alors j’étais simplement penchée à la fenêtre en ayant désormais envie de
me livrer à cette seule occupation : guetter au calme l’apparition de mon mari.31
Tout d’abord, l’attente s’avère une activité rassurante, mais elle devient contraignante. La
femme est alarmée par la durée de son attente :
J’ai voulu me détacher de la fenêtre pour aller voir l’heure, mais je suis restée là pourtant, à attendre
encore un peu, à ne pas vouloir admettre que le retard de mon mari était de plus en plus bizarre, objectif,
calculable en minutes et en quarts d’heure. […]
Ne pas quitter la fenêtre, c’était important, je n’aurais attendu mon mari que le temps d’une pause
devant la ville, comme n’importe quelle ménagère s’accordant une cigarette le soir […].32
Nous remarquons que l’espoir diminue considérablement : « Je suis restée seule à flotter
dans le soir […]. »33. En regardant la télévision, elle s’imagine des accidents éventuels :
« […] il me semblait qu’à tout moment le présentateur prendrait une mine grave pour
annoncer la disparition de mon mari […]. »34. Elle continue cependant à chercher son mari,
ce qui prouve que l’espérance ne s’affaiblit pas totalement.
La solitude s’introduit dans sa vie. A mesure que ce vide s’accroît, la folie se faufile
dans son existence.35 Elle espère d’abord ardemment que son mari réapparaîtra ; elle croit
qu’il s’agit d’un malentendu et que son époux va bientôt revenir. Or, nous constatons un doute
sous-jacent et continu parce qu’elle sait très bien que : « […] mon mari était un homme
conséquent qui, ne m’aurait jamais laissée ainsi toute seule à m’inquiéter […]. »
36
. Pourvu
que son mari soit un homme conséquent et responsable, il essayera d’éviter qu’elle se fait des
soucis. Comme elle est sûre que son mari possède ces qualités, elle doit reconnaître que son
départ est inquiétant et effectif :
[…] et d‘un coup ,j’ai compris que c’était vrai, que je ne rêvais pas, que mon mari n’état pas rentré ce
soir après allé chercher la baguette, que c’était ça qui était le réel, que c’était ça qui existait.37
La vérité de la perte et ses effets l’atteignent lentement, cependant elle fait preuve d’un esprit
changeant concernant l’acceptation de cette réalité angoissante. Elle oscille constamment
31
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 13.
Ibid., p. 15, 16.
33
Ibid., p. 17.
34
Ibid., p. 18.
35
Ce sujet sera traité dans la quatrième partie.
36
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 22.
37
Ibid., p. 23.
32
18
entre l’espoir et le désespoir, mais ce dernier l’emportera au fur et à mesure que le temps
avance. Cette absence transperce son cœur même si elle essaie de le refouler.
Elle se blottit dans un coin de son appartement et s’isole dans ses pensées. Le vide sera
rempli par la disparition de son époux, singulièrement par la pensée obsessive de son
manque.38 Pour faire face au vide existentiel elle se crée un monde imaginaire dans lequel elle
s’enfuie. De plus, elle commence à s’isoler et à se distancier des autres parce que ils
détruisent l’artifice de son univers personnel et consolateur, c’est-à-dire l’illusion de
l’infaillibilité.
La disparition s’impose comme une vérité inéluctable et le vide s’installe partout.
L’héroïne lutte contre l’absence, même au détriment de sa santé mentale. Elle refuse
obstinément d’accepter la réalité. Finalement elle réussit à réprimer la réalité par le biais
d’une fuite volontaire dans son imagination, même si cela signifie qu’elle s’affole légèrement.
Par conséquent, elle se précipite délibérément dans un monde limitrophe, un univers côtoyant
la réalité d’une part et l’irréalité d’autre part. C’est un univers établi dans son imagination
dans lequel la présence des fantômes amadoue le manque acerbe de son mari. Elle va très loin
dans la mise en doute de la réalité et du passé tant et si bien que l’hésitation affecte toutes les
certitudes. La femme fait chavirer toutes les assurances à tel point que la réalité s’éparpille
sournoisement et fait en sorte qu’elle s’aliène. Le vide l’écarte des autres ainsi que de ellemême, elle est reléguée dans un monde où règnent les lois de la solitude et du néant. Aussi,
s’attache-t-elle désespérément à la trace fantomatique de son mari disparu. La citation cidessous nous renseigne sur les ravages de la solitude :
Mais ce deuxième soir d’après la disparition de mon mari, la solitude que je voyais devant moi ne
trouvait aucune comparaison […]. la solitude que je voyais devant moi était palpable, décoffrée et
rugueuse, glaciale et pleine d’échardes. 39
Nous voyons que l’héroïne ressent une douleur et une angoisse vive.40 L’idée épouvantable
que rien ne peut remplacer son mari la réduit au désespoir :
38
“Het gaat om de graduele wijzigingen in de bewustzijnstoestand van het hoofdpersonage na de plotse
verdwijning van haar echtgenoot. Deze laat een leegte achter die zij, zowel binnen haar lichaam als in haar
leefwereld, zal vullen met diens afwezigheid. Hierbij speelt het element water een belangrijke rol. Zij voelt zich
opzwellen, zwanger worden van de afwezigheid die in de vorm van water (de materialisering van de leegte) door
de dijken van haar lichaam dreigt te breken. Ook de werkelijkheid buiten wordt door hallucinante watervisioenen
overspoeld: […]. Buiten- en binnenwereld lopen ook voortdurend in elkaar over.”
“Het vreemde vindt zijn verklaring in de gevoelswereld van de vertelster, die een waar rouwproces meemaakt.
Deze gevoelens gaan van schuld, woede en angst tot een vermoeden, niet van onttrouw, maar van liefdeloosheid
bij haar man.”, Francis Cromphout, « Zwanger van water », Knack, 15 avril 1998, p. 95, 96.
39
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 82, 83.
19
Mais l’espace laissé par lui restait vacant, le trou dans l’univers béait, et c’était là le scandale, qu’aucune
loi connue de moi ne pouvait décrire, combler ou sanctionner.41
Si elle est entièrement occupée par l’absence de son mari, l’écriture là-dessus peut être
considérée comme une thérapie ou comme possédant un effet thérapeutique quelque peu
comparable à une fuite. Or, en même temps l’écriture aiguise sa conscience sur la disparition :
Au lieu de mettre à plat mon expérience, l’écrire me la renvoyait comme une balle en pleine face,
chargée exactement de l’énergie vampirique (une anti-énergie comme antimatière de trou noir) qu’avait
injectée dans mes veines l’absence de mon mari. […]
Mais s’il ne restais de moi qu’une coque vide, ce que j’avais été se dissolvait dans l’atmosphère pour
participer presque harmonieusement à la réalité de l’absence et du vide, d’une façon désormais plus
gazeuse qu’immobile.42
Elle se heurte à un mur d’incompréhension, le désintérêt et l’insensibilité des autres
consolident la solitude. L’indifférence des gens la poignarde. A une fête organisée par sa
mère, elle se fâche contre les autres parce qu’ils ignorent sa souffrance et qu’ils passent sous
silence le départ de son mari, c’est-à-dire qu’ils l’acceptent simplement tandis qu’elle gardera
confiance en sa rentrée. Hormis le fait que les gens sont égocentriques, l’expérience montre
aussi que les gens sont trop pressés et trop occupés. Lorsqu’elle appelle son amie Jacqueline
parce qu’elle se sent seule, elle apprend que l’empathie demande trop de ses forces : « Je suis
occupée, m’a-t-elle dit, rappelle-moi plus tard. »43. Cette indifférence l’abat et la laisse
totalement ébahie. Tout le monde fait comme si rien ne s’est pas passé, ils occultent le fait de
la disparition : « Il fallait revenir hurler l’absence de mon mari […]. »44. Il est tout à fait
intenable pour elle que les autres supportent le vide laissé par son mari. A cette fête, elle
s’oppose nettement aux autres. Elle ne fait pas partie de la réalité, mais siège plutôt dans un
autre monde : « Il aurait fallu que quelqu’un vienne, me prenne par la main, me parle, me
dise de rentrer. »45. Elle implore l’appui ; elle désire que quelqu’un veille sur elle et fait en
sorte qu’on la fasse rentrer dans le monde réel, le monde des vivants.
Le pire de tout est qu’on se moque un peu d’elle et qu’on pense qu’elle est un peu
folle. La police, par exemple, n’enquête pas vraiment de façon sérieuse la disparition de son
époux. La police ne considère pas comme suspect le fait qu’un adulte disparaît. Et sa mère la
réprimande en ce qui concerne son attitude et son inclination à être découragée. Elle éprouve
40
“Je voelt de angst in het lichaam van de vrouw haast vloeibaar worden, terwijl de leegte die haar man heeft
achtergelaten, om haar heen lijkt te stollen.”, Wineke De Boer, “Zonder man”, De Volkskrant, vendredi 23
février 2001, p. 14.
41
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 143.
42
Ibid., p. 115, 116.
43
Ibid., p. 18.
44
Ibid., p. 134, 135.
45
Ibid., p. 137.
20
un sentiment de détresse dans la foule anonyme. Cette confrontation à une société tant froide
que distante empire la solitude. La femme se sent terriblement seule et incomprise par sa
mère, par sa meilleure amie et par le monde entier. Les deux personnes les plus proches d’elle
ne s’intéressent pas vraiment à sa douleur, elles ne témoignent point de pitié. Tout comme
dans Truismes, la figure de la mère indifférente réapparaît dans ce deuxième roman. Les deux
mères n’offrent pas de soutien ni d’entendement.46
En fin de compte, dans le deuxième roman, la solitude revêt visiblement un rôle
central. En outre, le sentiment solitaire attesté dans les deux premiers livres, découle des
mêmes types de situations et manifestera des persécutions similaires. Nous tenterons de
démontrer que tous les autres livres de Marie Darrieussecq suivront cette direction.
2.1.4 Le mal de mer
Dans Le mal de mer, la solitude s’avère d’une nature plus ambiguë, plus que dans les
autres livres elle se montre intentionnelle. En fuyant, l’héroïne décide de s’éloigner de la vie
réelle pour organiser ses pensées à la mer. Elle choie la tranquillité qu’elle y retrouve,
néanmoins nous avons l’impression qu’elle est agacée et que la vie solitaire l’agite. En
d’autres mots, quoiqu’elle soit attirée par la mer et par le son rassurant des vagues, le pouvoir
destructif et l’immensité de la mer l’effraient.
L’héroïne s’isole d’abord volontairement, puis, elle recherche la compagnie des
hommes, mais il ne s’agit clairement que des « amours » superficiels. Etant donné que nous
ne connaissons pas les raisons de sa fuite, il nous est impossible d’en juger de façon fondée.
Marie Darrieussecq ne nous fournit que parcimonieusement des explications sur les motifs de
cette mère. Il paraît toutefois que cette escapade constitue pour cette femme troublée une
nécessité. D’où l’air agitée, l’inquiétude et l’angoisse qui accompagnent cette fugue. Nous
sommes portés à croire qu’elle est désorientée et que la fuite avive son désarroi interne.
Le vide auquel l’héroïne se voit confronté semble être beaucoup plus vague étant
donné qu’il ne dérive pas nécessairement d’une disparition physique d’un être aimé, mais
46
“Deze tweede roman kan gelezen worden als één lange metafoor. Volgens de schrijfster gaat het boek over de
fundamentele eenzaamheid van de mens.”, Marijke Arijs, “Marie Darrieussecq”, De Standaard, 15 février 2001,
p. 12.
21
plutôt de son intériorité. Il est issu d’une lutte intérieure qui se déroule dans les profondeurs
inaccessibles de son âme. Il va de soi que ce type de solitude est très complexe comme le
montre cette citation :
Le ciel est énorme, beaucoup plus grand que la mer. Le ciel ne la touche pas, reste à distance ; et la côte,
déjà, semble si loin, qu’elle comprend qu’on se noie de tant de solitude ; puisqu’il suffit de jeter un
regard sur la terre, là-bas, sur les maisons, les terrasses et le glacier, pour se sentir abandonnée. 47
Il est question de la solitude fondamentale de la condition humaine ; c’est comme si la femme
se noie parce qu’elle ne pourra jamais échapper à cette solitude. Elle se sent esseulée, même
en compagnie de sa petite fille et des hommes de ce station balnéaire avec lesquels elle
n’entretient que des relations fugitives. D’ailleurs, la mère et la fille ne semblent pas partager
beaucoup. Chacune s’occupe de ses propres pensées et il y a à peine de conversation entre
elles. La fille se sent d’ailleurs exclue, elle ne comprend pas les raisons de cette escapade, de
ce « cache-cache » puéril.
Bref, l’essentiel constitue le vide auquel est confronté l’héroïne qui tente de s’opposer
à ce néant. Les deux réfugiées se sentent seules ensemble. La vastitude de la mer renforce
encore le vide. Face à la mer, les marais, les remous et le ressac, l’individu se resserre
littéralement et au sens figuré. Dans les premières pages figure une personnification de la
mer ; elle s’empare de l’espace, de tout sans exception. Elle est vorace, violente et bruyante :
C’est une bouche plus grande que toutes les bouches imaginables, et qui fend l’espace en deux […]
quelque chose comme deux bras immenses qui s’ouvrent ; mais ce n’est pas exactement ça, ce n’est pas
accueillant, c’est plutôt qu’on n’a pas le choix […].48
La mer exerce une attraction irrésistible et inexplicable, elle possède une force contraignante.
Elle a par ailleurs un effet lavant et une influence lénifiante. Elle est censée ôter les soucis,
mais la solitude freine cet effet purifiant.
En outre la mer effraie la femme parce qu’elle lui tend un miroir et dévoile son état
d’âme. La mer lui inculque la notion de la relativité de la vie. L’étendue de la mer et
l’ampleur du néant exercent une influence énorme sur elle, c’est une pression puissante :
« imposer au corps de rester debout face au vide »49. Il existe indubitablement une attraction
et une répulsion devant l’infinité marine, le vide fascine et épouvante à la fois.
47
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 123.
Ibid., p. 11.
49
Ibid., p. 13.
48
22
L’héroïne formule effectivement des considérations contradictoires. Tantôt la mer est
rassurante : « […] mais avec le bruit de la mer, […], il semble que rien ne puisse arriver, que
personne ne soit laissé tout à fait seul ici. »50. Tantôt la mer se révèle destructrice et
dévorante. Elle provoque un silence menaçant et mordant. Le fragment suivant est révélateur
à cet égard :
Le bruit de la mer monte, comble ces trous de l’espace où sonnent plus ni oiseaux ni insectes. Pourtant
ce qu’elle entend est comme une exagération du silence, un silence liquide, matériel ; sous la minuterie
du sang dans son crâne, avec, par secousses, une branche qui claque […]. Elle écoute et le silence
devient plus vaste encore ; emplissant la tente à ras bord, pulsant à ses tympans.51
L’omniprésence de la mer finit par laisser une grande absence en elle. Elle est inondée d’un
sentiment d’absence virulente en présence de la mer et des autres : « […] elle marchera,
lentement, longeant à pas rêveurs la grande absence de la mer. »52.
2.1.5 Le Pays
Dans le quatrième roman, Le Pays, la solitude de la narratrice survient selon deux
degrés ou encore sous deux types de manifestations ; notamment la mort de son frère aîné,
Paul, et la névrose ou la psychose de Pablo, son frère adopté. Ces deux pertes, due l’une à la
mort et l’autre à la folie, pèsent lourdement sur l’héroïne. Elle frôlera elle-même un certain
type de folie et fouillera la frontière d’un monde au-delà de la réalité. Elle habite le monde
réel, mais elle interrompt son existence réelle délibérément de fugues itératives vers un
univers moins hostile et donc irrévocablement moins réel.53 La citation ci-dessous nous
instruit de la portée de cette mort et du vide absolu qui en découle :
Il nous manquait, il manquait à chacun d’entre nous, à mon père, à ma mère et à moi, comme si le lien
(aussi solide qu’un mortier), comme si le matériau dont nous étions faits c’était sa chair à lui : tous nés
de lui. Si un atome est un noyau autour duquel tournent des électrons, alors notre chair comportait plus
de vide, constitutivement, que celle des autres humains. Nous étions du pays si l’on voulait ; mais ce
pays était le royaume du vide […]. Une plage cafardeuse, là-bas dans le creux de l’Europe, un rivage
lointain dont je m’étais enfuie, débarquant à Paris comme sur une autre planète, recommençant une
autre vie – commençant ma vie.54
Avec la mort de son frère, elle a perdu une partie essentielle et indispensable de soi.
L’héroïne décrit cette perte comme si elle était détachée de son identité, ou au moins comme
50
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 89.
Ibid., p. 29.
52
Ibid., p. 94.
53
Voir aussi dans la partie sur la création d’un univers propre.
54
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 90.
51
23
si elle était privée d’un composant vital de son être. La perte se présente comme une fêlure
dans le « bastion » de la famille. L’héroïne décide de déménager à Paris, convaincue, et
croyant à tort, pouvoir oublier. Son retour nous renseigne sur la vanité de cette entreprise. Elle
a pu constater que la distance spatiale n’équivaut pas à l’oubli, ni à une sorte de renaissance
mentale ou une réincarnation. Elle ne peut pas échapper à elle-même ni à ses souvenirs et à
ses pensées. L’être humain ne peut pas se débarrasser de son passé, il faut savoir manier ses
sentiments et apprendre à situer les événements. Marie Rivière est obligée de vivre avec ellemême et doit donc apprendre à faire face à la solitude laissée par ces deux pertes, mais elle
n’y arrive manifestement pas. Ce fait est confirmé par l’extrait suivant :
[…] lui, s’il était vivant quelque part, le subitement mort, l’enfant perdu devenu grand, lui, ce pays, il
n’en faisait pas toute une histoire. A la lettre p ou à la lettre y, « pays yuoangui », qu’est-ce que ça
voulait dire ? […] Le point aveugle pour ce frère obtus […] Avait-il même l’illusion vague d’un
exil ?…un lieu sur la carte où pointer son doigt, où rentrer s’il se sentait perdu…mais son point
d’origine était une entrée vide dans le dictionnaire – lieu de naissance : néant.55
Dans sa mémoire, ses deux frères se confondent de plus en plus, pour elle, leurs
identités sont indissolublement liées au hiatus causé par leur « départ ». Elle parle ici de Paul
qui est décédé ; mais aussi de Pablo, livré à la folie, qui s’est fourvoyé. Il a adopté une autre
identité et a répudié la sienne parce qu’elle n’entraîne que des douleurs et des maux. Son
identité constitue pour lui un fardeau lourd parce qu’il sait parfaitement qu’il remplit la
fonction de substitut. L’abnégation s’effectue donc puisque la réalité s’avère cruel pour lui.
L’héroïne a tendance à l’imiter et à copier cette conduite. Elle aussi, elle veut s’esquiver
furtivement et « trahir » son identité.
Une autre mort qui a profondément marquée sa vie, est celle de sa grand-mère,
Amona. Elle aime visiter l’hologramme de sa grand-mère dans la Maison des Morts, bien
qu’elle éprouve des sentiments contradictoires quant à ce concept qui revient à une espèce de
classification dans laquelle on catalogue les morts. L’image virtuelle de sa grand-mère est
avant tout un artifice et ressemble à un fantôme. L’effigie présente donc deux côtés : d’un
côté elle lui permet de revoir sa grand-mère ; mais de l’autre, cette représentation se révèle
restreinte et factice. Sa grand-mère lui manque, mais elle comprend que l’hologramme est
décevant. Les morts sont irremplaçables, exactement comme il était erroné d’avoir voulu
remplacer Paul par un autre enfant qui en a subi les conséquences : « On avait adopté Pablo à
55
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 92.
24
la place. »56. Cette contemplation soulève des questions sur le deuil ; elle se demande par
exemple comment faire face. Elle envisage différentes réactions et conclut que, quoi qu’il en
soit, la réalité s’avère dure si un bien-aimé est arraché brusquement.
Le Pays respire une atmosphère de mélancolie. Or, c’est irréfutablement un endroit à
deux visages ; le pays de l’enfance recèle des souvenirs nostalgiques d’un passé volé, mais en
même temps, ce pays a été témoin de l’irruption de la mort, soulignant ainsi l’irréversibilité de
ce passé. Il est lié indissociablement au manque de son enfance ainsi que de ses frères qui sont
demeurés en arrière, là dans ce pays, dans ce passé. L’héroïne veut se faire accroire parfois
que ses frères retardent sur les autres, sur les vivants. Elle aime à se mentir que dans le Pays
elle tombera sur eux parce qu’ils y sont restés, intacts comme au passé.
Nous pouvons établir le lien entre la mélancolie et la solitude : les deux se
caractérisent par une tristesse élevée et par une langueur. Dans le Pays ces sentiments se
rejoignent à la croisée du passé et du présent. Rien ne revient, tout est éphémère. Le Pays est
un endroit vague qui contient une grande ambivalence en renfermant le passé ainsi que
l’avenir. Tout comme le vide, il calme et intimide en même temps. Bien que le temps ait
émoussé ses souvenirs, les souvenirs lui rejaillirent sans cesse. Ici nous trouvons une
illustration de l’idée de la relativité et de la vacuité de l’existence humaine :
Se tenir debout sur la Terre, dans le cosmos et le néant : l’écriture et cette sidération c’était la même
chose, c’était constater notre présence face au vide, et là, comme on pouvait, penser.57
Le résumé figurant au quatrième de couverture confirme la présence et le
développement des thématiques de la solitude, du décès et de l’exil temporaire ou de
l’extirpation d’une personne à son pays :
Une femme rentre au pays. Elle est fille, petite-fille, épouse, mère et sœur. Ce dernier point est le lieu
des secrets. Cette femme court, déménage, achète des meubles et en laisse d'autres, se pose quelques
mois et écrit je de temps en temps. La Maison des Morts l'attire comme un casino attire un joueur, mais
son mari est contre, heureusement. […]. Marie Darrieussecq nous permet d'éprouver toute la
métaphysique des origines, la question de la filiation. et livre une analyse perspicace des effets de la
solitude et du déracinement.58
56
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 177.
Ibid., p. 227, 228.
58
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005.
57
25
2.1.6 Bref séjour chez les vivants
Nous regarderons maintenant de plus près la thématique examinée de la solitude dans
le roman le plus élaboré de l’auteur, à savoir Bref séjour chez les vivants. Dans ce roman
kaléidoscopique, Marie Darrieussecq entrelace admirablement les mémoires de quatre
femmes apparentées par le sang et par la solitude. L’absence se manifeste à plusieurs degrés :
l’absence concrète dans l’espace, l’absence absolue d’une personne décédée et la carence plus
abstraite… Non seulement ces femmes doivent envisager le manque des personnes enlevées
par la mort, mais aussi celui des personnes éloignées dans l’espace. C’est pourtant autour de
la lacune laissée par la mort de Pierre que tout gravite. Cet accident rapproche et coordonne
les membres de la famille, il occupe une place centrale dans leurs mémoires. Dans un article
sur ce roman, Shirley Jordan corrobore ce jugement :
Bref sejour concerns protagonists who have 'moved on' in temporal terms. Their tragedy is not a recent
shock but a festering blight on their lives. Nevertheless, the impact of Pierre's loss is given renewed
immediacy by Darrieussecq's decision to focus on the twenty-four hour period around the anniversary
of the discovery of his body […].59
En effet, après tant d’années, cet accident tragique continue à occuper tout entier leur
mémoire et à s’approprier des pensées de ces femmes. Il hante surtout les témoins directs,
mais la cadette, Eléonore, abrégé en Nore, qui n’a pas vécu cet épisode noir, n’est pas non
plus épargnée. Elle sent indirectement le poids laissé par cet « enlèvement ». La mère estime à
tort que sa mémoire est vierge et qu’il faut la préserver contre le monde hostile ainsi que
contre le passé et les souvenirs pénibles. Contrairement aux autres, qui associent la maison
d’enfance à l’accident fatal et la chargent par conséquent d’une connotation négative, Nore
s’y sent en sécurité, la sérénité de cette maison lui plaît :
Il faudrait vendre cette maison, toujours elle pense à la maison. Nore est la plus attachée à la maison,
pourtant elle y a peu vécu. L’innocence même. L’ignorance même. Il fallait bien la protéger.60
C’est le point de vue de quatre femmes d’une lignée qui domine à travers tout le livre.
Marie Darrieussecq dépeint merveilleusement la psychologie intérieure et le fourmillement
des idées de ces femmes égarées et blessées profondément par le traumatisme causé par la
mort de Pierre. L’écrivain nous fait pénétrer dans leurs têtes et décrit de façon vertigineuse les
effets de la solitude consécutive à cette perte. Dans ces circonstances, l’intervention d’un
59
Shirley Jordan, « “Un grand coup de pied dans le château des cubes” : formal experimentation in Marie
Darrieussecq’s Bref séjour chez les vivants », The Modern Language Review, samedi 1 janvier 2005, p. 57.
60
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 21, 22.
26
fantôme devient de nouveau un besoin élémentaire. Si elles y recourent intentionnellement, le
spectre de Pierre perturbe toutefois ces pauvres femmes. Emile J. Talbot soutient que Pierre
survit dans les pensées de ses femmes :
Bref sejour chez les vivants, focuses on another loss and the individual strategies of four women--a
mother and her three daughters--as they attempt to escape from its pain.
[…] there had been a fourth child, Pierre, who drowned at the age of three. This incident, alluded to in
the title, is the reference event for the lives of these four women. Pierre, whose life was so short,
continues to live inside their minds as a nonthreatening but highly disturbing ghost. Darrieussecq has
written elsewhere of the ghosts she carries within her, and the reader senses an authenticity in this
discourse as the author takes him/her into the minds of the women through intertwining interior
monologues that record the meanderings of their thoughts as well as the sensory impressions they
receive.61
L’absence du père, John – Daddy, a également laissé un trou inévitable et
irremplaçable. Nore pense à son père et à ses sœurs aînées et commente leurs départs qui ont
dérangés la structure et l’harmonie familiale :
[…], ça c’était John Daddy
Peut-être qu’elle aussi maman sent son cerveau parfois, sa présence physique, comme au bord de la
rupture d’anévrisme de la crise d’épilepsie 62
Son père lui manque, pour assoupir les remords elle cherche des explications dérisoires : « La
mer qui est si grande que sa rend triste. On m’appelle Eléonore. Eléonore Johnson. Peut-être
que Daddy est parti parce qu’on était toutes si tristes. »63. Pour Nore, très jeune, l’absence et
le décès se confondent aisément. Ainsi, le départ de Jeanne, suscite en elle un flux de panique
parce qu’elle pense un moment qu’elle est morte aussi. C’est une période tumultueuse qui
s’est brouillée dans sa mémoire :
Le départ de Jeanne : souvenir de sa chambre vide. Aux mots « elle est partie », entendre : elle est
morte. Terreur violente comme l’eau noire, peur de tomber en cataracte. Ensuite nous avons changé de
maison, Daddy est parti, ou bien c’est avant 64
La mort de Pierre est comme une cascade qui déclenche d’autres départs décisifs même s’ils
ne sont pas définitifs. De toute, façon, ils sont capitaux, eux aussi, pour l’histoire de cette
famille.
Il est clair que la mère se sent perdue sans ses filles, elle se sent seule avec cette
distance infranchissable, une distance à la fois spatiale, temporelle et mentale. Tous les jours,
61
Emile J. Talbot, « Bref séjour chez les vivants », World Literature Today, LXXVI, 2, vendredi 22 mars 2002,
p. 175.
62
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 40.
63
Ibid., p. 103.
64
Ibid., p. 129, 130.
27
elle tente de franchir cet écart en parcourant, dans sa mémoire, la position et les occupations
de ses filles. Même si elle vit avec Momo et Nore, l’éparpillement géographique de ses autres
filles lui inflige un sentiment de solitude, voire d’abandon. La remarque ci-après est
significative de son état d’esprit :
Elle [Jeanne] doit être en train de dormir, une ou deux heures du matin ; tous les matins la même
histoire, reconstituer la famille : Anne à Paris, Nore ici encore dans son lit, Jeanne là-bas ; la Terre
comme un minuteur […].65
La mère repasse éternellement la situation familiale dans sa tête, c’est-à-dire qu’elle
dresse un bilan de l’état actuel de sa famille. En faisant cela, elle remémore continuellement la
mort de son fils Pierre. Ce décès équivaut à la perte d’une partie essentielle d’elle même. Il
s’agit d’une carence totale qui a fait décomposer la famille et qui l’a poussée dans une
solitude tout à fait incontournable :
La première, l’aînée, dort encore à Buenos Aires. La deuxième, il faut l’espérer, est rentrée chez elle. La
troisième, la cadette, avec un peu de chance est à son cours de littérature. Avoir sorti de son corps tous
ces corps. Et beaucoup d’autres lui semble-t-il, qui agissent en ce moment hors d’elle. John et Momo.
[…]. Ce matin pourtant tout allait bien. Le coup de fil d’Anne. Répertorier : Nore ici, Anne là, Jeanne
tout là-bas […] Mon premier est Jeanne, mon deuxième est Anne, mon troisième est Nore, mon tout est.
Il en manque un : Toto tombe à l’eau. Qui reste-t-il ?66
Ses filles lui manquent, mais son fils Pierre s’est éteint. La mère ressasse interminablement
les mêmes réflexions et les mêmes préoccupations. Les blessures mentales ne se cicatrisent
visiblement pas avec le temps : « Ce à quoi elle n’a pas le droit de penser. Ce à quoi
personne ne doit savoir qu’elle pense encore, minute par minute, dans la trame de tout le
reste. »67. Ses pensées la tracassent de sorte qu’elle ne peut pas lutter contre ce chagrin. Elle
est incapable de résister aux divagations de son esprit. Elle ne sait pas comment faire face :
John l’avait nommé : Pierre, et nous étions d’accord, pour avoir beaucoup d’enfants et vivre au bord de
la mer. Frotte, frotte, crise de ménage. Qu’est-ce que je vais faire maintenant que les lits sont faits.
Allumer une cigarette, là, au bord du lit. Pour avoir plein d’enfants et vivre au bord de la mer. Pierre,
parce que c’était imprononçable en anglais. Pierre pour nous deux, rien que pour nous deux. Jeanne,
Anne et Pierre, une fille une fille un garçon, on croyait avoir toute la vie devant nous. […] Le plus
étonnant c’est d’être encore en vie après, et que cette vie continue, combien, vingt-cinq ans après. L’été
le plus chaud, le plus caniculaire, mourir de chaleur puisque j’étais encore en vie. John, Jeanne, Anne et
mi, nos veines au front battaient, tous à devoir manger encore, et chier tant qu’on y était, et transpirer, et
boire, la vie qui réclamait de nous tenir. Couchés la plupart du temps. Anne ne voulait plus marcher.
Moi j’espérais mourir, mais tous les matins dans les draps humides, on finissait par trouver le sommeil,
quand il aurait fallu, au moins, le veiller toute la vie
le raisonnement est simple : plutôt que de se tuer, puisque la mort de tout façon viendra, plutôt que de se
tuer tout plaquer, disparaître. Autrefois on mourait de chagrin. Evidemment la souffrance me suivra à
Cuba mais là n’est pas la question. Louer un lit et m’allonger. Ne plus rien devoir à personne. M’arrêter
65
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 15.
Ibid., p. 51, 52.
67
Ibid., p. 55.
66
28
de tout. Mais les voisins se poseraient des questions. Les histoires recommenceraient. Planète
minuscule.
- plutôt que de souffrir, se tuer
- plutôt que de se tuer, s’enfuir et disparaître
- plutôt que de s’enfuir, rester comme partie : couchée, muette, attendre
- puisque la mort viendra, participer absente
- plutôt que d’être absente, simuler la présence
- plutôt que simuler,… ? 68
La mère se sent complètement égarée ; elle multiplie les plaintes et les demandes. Elle
confesse qu’elle pense encore à ce fils perdu, elle sait que beaucoup de gens lui reprochent ce
deuil échoué et inachevé. L’idée du deuil incomplet, voire pathologique revient dans Tom est
mort. Le néant envahit tout et détériore les choses existantes :
Quand Nore rentrera, la maison se dépliera et de nouvelles pièces pousseront. Suivre les couloirs et les
escaliers et appeler. Les lits défaits. Il n’y a personne : les roses qui ponctuent l’absence 69
Pour la mère, tout, c’est-à-dire la nature et les choses, dégageait une atmosphère d’absence
après le décès de Pierre. Elle doit vaquer à ses occupations et faire le ménage mais cela n’est
plus évident. La solitude transforme tout en une charge immense. Elle ne peut pas digérer la
mort de son fils, ni le départ de son mari et de ses deux filles aînées. Sa solitude pèse
tellement qu’elle avoue d’avoir voulu saisir n’importe qui pour combler le vide, pour déguiser
la vérité de la réalité et pour éluder l’inquiétude. La citation suivante appuie la corrélation
entre la solitude et une certaine sensation existentielle : « l’envie, the craving à en crier d’être
remplie, si vide, vacante, disponible à en crier » 70. La mère continue sa tirade de manière
suivante :
on se sent mieux quand la lumière décline
quand on a quelque chose à faire […]
Quand John est parti quand j’ai quitté John, six mois sans serrer d’homme, je l’ignorais de moi j’aurais
attrapé le plombier le facteur […]
si seule tombée au fond d’une oubliette le sol m’a manqué 71
Anne commente l’attitude de fuite de sa mère. Il paraît qu’elle en veut à elle mais, en
fait, Jeanne et elle se comportent de façon pareille. En quittant la maison maternelle, elles
abandonnent leur mère et se fuient en vain de leurs souvenirs :
Maman nous menaçait toujours de partir à Cuba, scuba diving, prendre un billet pour une faille de
l’espace-temps, si je m’y réfugiais notre maison d’enfance serait Cuba au cube
68
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 57, 59.
Ibid., p. 100.
70
Ibid., p. 132.
71
Ibid., p. 133.
69
29
à Cuba débarrassée de nous, de ses oripeaux mais pas, maman, de ce qui la grignotait, l’intérieur de son
cerveau colonisé par les bernard-l’ermite, la pensée qui claquette de ses petites pinces et plus têtue que
jamais s’affole (paraît-il) au moment de mourir […] 72
Anne se sent extrêmement seule aussi, elle dit qu’elle veut appeler quelqu’un mais elle
ne sait pas qui. Une affirmation contradictoire se greffe immédiatement sur cette assertion,
elle prétend qu’elle ne veut voir personne :
qui pourrais-je appeler sinon Laurent et cette Alice perdue de vue ou Andersen Edith partie sans laisser
d’adresse […] de toute façon je n’ai envie de voir personne il va encore falloir dépenser une énergie
extraordinaire pour, ne serait-ce que, réussir à flotter 73
Elle reste donc irrésolue. Bien qu’elle s’isole en partie volontairement, la solitude fend l’âme
d’Anne. Le passage suivant montre cela :
Le son de sa voix dans la pièce vide la surprend. On se croirait un soir de juin… Résonne, métal dans
l’air. Elle entend le soufflet, la lame, juin… La pièce vibre. Elle pourrait ouvrir ses anciens carnets
d’adresses, reprendre contact avec d’anciennes relations, peut-être… 74
Cette dualité caractérise Anne, elle est capricieuse et se présente comme une victime. Elle
témoigne surtout d’une grande indécision et, par instants, elle a l’air totalement désespéré. Le
silence et la solitude l’entourent depuis ce deuil. Anne personnifie les objets et déclare qu’ils
complotent contre elle pour intensifier sa solitude et le vide :
L’ampoule au plafond pend. Le robinet goutte. La table raidit ses pieds, pointe ses angles. Toute
l’hostilité du monde, pétrifiée, précipitée par réaction chimique sur les quelques objets qui se
rassemblent ici. Tu n’as rien à faire ici. Parasitage de l’univers. […] Le téléphone n’a pas sonné une
seule fois. Hostile, comme le reste. Objet posé.75
Elle est vraiment persuadée du fait qu’on a ourdi une conspiration contre elle, autant les
choses que les hommes. Elle pense qu’elle est la cible de l’hostilité et de la taciturnité du
monde entier. Elle reproche aux autres de ne pas s’occuper d’elle :
Non elle n’a pas besoin, elle n’a pas envie qu’on la raccompagne, ils l’ont laissée seule toute la soirée,
Laurent ni personne n’a appelé, laissé seule toute la soirée, à la merci du premier importun du premier
pervers venu, degré zéro de la vigilance de l’amour et de l’affection
[…] ils l’ont laissée toute seule, à la merciii de n’importe qui du premier SERIAL KILLER […] 76
72
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 65.
Ibid., p. 159.
74
Ibid., p. 180.
75
Ibid., p. 185.
76
Ibid., p. 228, 229.
73
30
L’aînée, Jeanne, raconte la mort de Pierre. Elle se souvient très vivement de cet
accident. L’image de son petit frère la hante et rôde continûment dans ses pensées et dans sa
mémoire. Le passage suivant montre qu’elle est harcelée d’un sentiment de culpabilité :
[…] son fils dans la baïne, son enfant fils mon petit Pierre mon petit frère perdu de vue une seconde et à
jamais, lui, debout en maillot rouge, seau à la main pelle à la main il veut aller chercher de l’eau
le soleil
aveuglant spectaculaire autour de mon frère, le seul qui soit né en août dans cette famille de
Capricornes, il avait tout juste trois ans […] 77
Cette présence de l’absence, du manque, est traitée différemment par chacune de ces
femmes. Elles ne craignent pas d’utiliser tous les moyens qu’elles ont à leur disposition, mais
il n’en demeure pas moins que ces quatre femmes ne parviennent pas à surmonter cette perte.
Elle coïncident dans leur deuil excessif, la douleur exaspérée aussi bien que dans leur
inclination à une certaine « folie » et elles s’accordent dans leur propension puissante à
contourner la réalité. La mère et les sœurs languissent dans le vide dévastateur de la solitude.
Elles puiseront consolation en visitant mentalement les cerveaux des autres membres de la
famille et en se dérobant à la réalité dans leur monde fantastique.78
Somme toute, la mort est comme une bombe qui éclate ; l’explosion ayant un effet
durable. La perte transperce le cœur, s’immisce dans tous les aspects de la vie et ombrage la
totalité de leurs pensées sous forme d’un spectre qui hante leurs esprits. Il frappe qu’après tant
d’années, le poids de la mort demeure insupportable à tel point qu’il laisse des traces sur
Nore, exclue de l’incident parce qu’elle n’était pas encore née au moment des faits. Toutes ces
femmes réagissent différemment, mais malgré les thérapies ou les fuites, aucune parmi elles a
pu accepter ce qui s’est passé.
2.1.7 White
Dans White, le thème du vide est abordé avec insistance. Dans les circonstances
« extrêmes » de cette expédition au pôle Sud, les êtres humains se comportent de façon
« instinctive ». A cause de cette infinité surréelle, ils ont réalisé qu’ils sont condamnés à la
réclusion dans ce lieu inhospitalier. Même des gens très rationnels, à savoir les chercheurs
savants, se laissent emporter par leur étonnement devant ce vide et ils saisissent leur vanité et
77
78
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 142, 143.
Nous reprendrons ces thèmes dans les chapitres suivants.
31
par extension leur absurdité dans la vie. Ils se rendront pleinement compte de l’existence
solitaire, de leur méditation solitaire dans le Cosme grandiose.
Nous observons la coercition d’une solitude collective dans un monde clos et peu
accueillant. Ce monde se révèle répulsif : « rien ici ne les accueille. Rien ici ne veut
d’eux. »79. Les explorateurs se heurtent à un mur invisible bâti par les fantômes ; il semble que
les spectres des voyageurs de jadis contrecarrent le projet des nouveaux venus. Les fantômes
règnent sur le pôle, ils ravivent expressément la solitude et le sentiment de l’inanité.
Pour faire face au vide et tenir bien dans cette désolation, tout le monde se cramponne
à des certitudes sécurisantes, mais éphémères, dans le souci d’écarter le manque et la
solitude : « Tout le monde voulait téléphoner. »80. Ils s’accrochent à la possibilité de
communiquer avec leur famille par le biais des hologrammes. Mais la virtualité de ce contact
les plongent plus farouchement dans le vide par après. Edmée reconnaît lucidement que :
« C’était pour combler le vide que l’image de Samuel s’était mise à flotter autour d’Edmée
Blanco. Et sa voix flottait aussi, une épaisseur sonore protectrice. »81. Elle évoque donc le
spectre de Samuel dans le but de atténuer la solitude pressante dans cet univers. Son image est
en fait comparable aux hologrammes.
Au commencement, leurs solitudes ne les unissaient pas ; au contraire, Peter et Edmée
se méfient vaguement l’un de l’autre et le vide silencieux s’épaississait entre eux. C’est par
ailleurs de cette tension que les fantômes s’alimentent.
Peter et Edmée entendent fuir de leurs hantises, de leur environnement dans ce projet.
Nonobstant ils sont forcés de parcourir leur passé et d’envisager leur solitude inhérente qui ne
peut pas être brisée par la présence des autres parce qu’elle jaillit surtout de leur intériorité. Le
vide caractérisant le pôle Sud est perçu comme déconcertant parce qu’il dissimule un vide
d’autant plus impénétrable, notamment le sentiment d’être tout à fait esseulé, même en
présence des autres.
Les deux « ermites » se retrouvent finalement dans leur solitude. D’un côté, la
compagnie apporte la consolation ; de l’autre, elle masque une sorte de tension. Prendre
contact l’un avec l’autre se révèle terriblement difficile car avoir confiance en quelqu’un,
79
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 66.
Ibid., p. 106.
81
Ibid., p. 73.
80
32
c’est exposer sa fragilité, ce qui implique qu’on adopte une attitude vulnérable. La relation
entre ces deux esprits sensibles s’avère donc tendue et complexe. Ce sont des étrangers, mais
ils partagent leur solitude et leurs interrogations sur l’identité et sur l’existence. C’est la raison
pour laquelle ils s’attirent mutuellement. La reconnaissance réciproque est séduisante, ils
vainquent leurs scrupules et cette compréhension mutuelle vainc la résistance opiniâtre de la
part des fantômes.
L’ambiguïté de leurs actions et de leur conception du vide attire l’attention. Ils
recherchent d’abord explicitement le vide ; mais une fois la solitude acquise, ils veulent s’en
débarrasser parce que la claustration n’apporte pas du tout l’effet souhaité. Ils se sont éloignés
physiquement de leur passé, mais leurs souvenirs rebondissent et les tourmentent. Ils seront
engloutis dans une spirale descendante.
Ils tentent d’échapper à la solitude qui envahit leurs journées mais, ils tombent
ironiquement dans une solitude d’autant plus profonde puisqu’elle est amplifiée par la
blancheur illimitée du pôle Sud et par la vacuité de la nature et du Cosme. Dans cet endroit
vaste et déserté, l’apparente infinité et le vide invincible intimident. Dans cet lieu, il devient
irréalisable de déguerpir physiquement afin d’échapper au vide et à la solitude. Un vide
accablant y règne et aboutira incontestablement à un certain sentiment existentiel. Cette
réflexion d’Edmée en témoigne :
Pour Edmée Blanco, c’est plus difficile, de s’habituer au vide. Il lui arrive de faire de courtes
promenades autour de la base, pour tenter de comprendre où elle se trouve. Comprendre, non : c’est
incompréhensible. Mais pressentir – comme les oiseaux migrateurs ? – la position géographique, la
distance, la solitude. Eprouver le vide dans son corps et dans sa tête, à force de concentration. Boussole,
radar, GPS : les instruments manquent au cerveau. Mais l’imagination, l’instinct – essayer
d’appréhender la profondeur de neige sous ses pieds […]. Elle pourrait, comme quand elle était petite,
essayer d’imaginer l’infini, puisque l’effort mental est aussi radical. Rajouter toujours à la distance et à
la profondeur, et encore un bout au bout, et du blanc encore au blanc.82
De même, l’attitude de Peter dénote un certain malaise existentiel :
On est remarquablement loin d’Islande, ici. On est remarquablement loin de tout, de tout point
d’origine, à moins qu’on ne considère le Pôle comme le centre de quelque chose. Le centre du vide,
alors. […] cerveau argumentant à vide pendant que le corps avance, centrale à réparer, centrale réparée,
voir un film, film vu, dîner, digestion, éviter les autres, autres évités trente secondes…83
En définitive, le pôle Sud est un véritable non-lieu. Le vide peut être ressenti comme
un exil. Or, ce bannissement s’est accompli de leur plein gré. Peter et Edmée ont cru pouvoir
82
83
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 72.
Ibid., p. 101, 102.
33
échapper aux souvenirs accablants, mais le retrait ne fait qu’envenimer la tristesse de
l’existence. C’est en cela que consiste le sentiment existentiel dont nous reparlerons dans la
partie suivante. Dans une entrevue réalisée par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars
2004, Marie Darrieussecq s’exprime de façon suivante concernant son roman White :
Être bloqué des mois au centre de nulle part, environné de blanc, perdu dans un temps et un espace
problématiques, était une expérience que je voulais explorer. Cela dirait forcément quelque chose de
l’humain.84
L’auteur met en relief son intérêt pour les thèmes de la solitude et du vide. Elle se plaît à
examiner les effets ravageurs sur les personnages.
2.1.8 Tom est mort
Dans le récit attendrissant, Tom est mort, le monde entier de la mère endeuillée est
imprégné de la mort. Son univers est trempé dans le manque insurmontable de son fils. La
mère se consacre quasi exclusivement à son enfant mort et à son deuil. Elle sacrifie tout et se
perd dans le labyrinthe qui s’est construit dans sa tête à tel point qu’elle se retrouve dans un
impasse. Elle ne peut plus s’en sortir et se noie dans la solitude et dans la miséricorde.
« Dix ans à ressasser le vide. »85, ça ne suffit pas. Elle ne sait pas reprendre le fil…
elle le refuse même carrément parce qu’elle trouve qu’elle n’a plus de perspective. Elle a
choisi de vouer sa vie à la mort de son fils et à son affliction. Cette femme a été pris au piège
par le sort. Elle est coincée dans ses pensées labyrinthiques. Elle est d’ailleurs dévorée par un
immense sentiment de culpabilité puisqu’elle juge qu’elle aurait dû être vigilante aux signes
précurseurs afin d’avoir pu prévenir cet accident catastrophique. « Tom es mort » devient une
partie indiscutable de son être, elle se définit en tant que mère endeuillée, en tant que la mère
de quatre enfants au lieu de trois. Dans son article « A la recherche du Tom perdu », Aimé
Ancian écrit que :
Marie Darrieussecq déclare souvent que la psychologie ne l'intéresse pas. Son interprétation de la mère
de Tom est pourtant très convaincante : « J'évite de penser parce que penser c'est penser à Tom » […] «
J'ai parfois l'impression d'avoir eu quatre enfants, Vince, Stella, Tom, et puis Tom mort. Ou dans
84
Entretien réalisé par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004, (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre
2008).
85
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 13.
34
l'ordre: Vince, Tom, Stella, et Tom mort. » Ce ne sont pas forcément les vrais mots que prononcerait
une mère qui aurait perdu son fils, mais ce sont des mots vrais : ils expriment assez justement le
caractère absurde et grotesque de la mort.86
La mère raconte son histoire perçante, elle témoigne de ses sentiments, des étapes
qu’elle a vécues et nous fait découvrir une réalité horrible. Elle nous confie ses pensées
secrètes en prononçant des paroles incisives qui nous touchent, des paroles sincères pénétrant
jusque à l’essence des choses. Elle se croit au centre absolu de la douleur, au paroxysme de la
souffrance. En dépit de ces dix ans volés, la douleur excessive subsiste et presque l’aveugle,
mais nous la comprenons. Nous sommes capables de nous mettre dans sa peau, c’est
d’ailleurs la raison pour laquelle ce récit nous fait trembler tellement. Mais les autres ne lui
pardonnent pas son « irrationalité ». Cette mère se sent terriblement méconnue et seule dans
ses souffrances. Les autres pensent que sa peine se prolonge trop. Aussi recourt-elle, à un
moment donné, au silence et au retrait solitaire en tant qu’arme efficace pour se protéger et
pour sauvegarder ses chimères. Elle se retire dans un îlot de solitude afin d’améliorer les
conditions pour se retirer dans son intériorité qui héberge son monde fantastique et qui forme
la patrie où loge le génie de Tom :
« Faites un autre enfant » nous disaient nos proches, ces quelques au téléphone à des milliers de
kilomètres. Ils avaient eu assez de tact pour différer la phrase, un certain temps. […] Un bébé, oui, peutêtre. Peut-être aurais je pu m’y intéresser. Ou peut-être pas. J’essayais de réfléchir. Tom envieux,
m’attirant dans son monde. Vertiges au bord d’une fenêtre. Abandons en traversant la rue. Etouffements
nocturnes, inadvertance, lait maudit. Ou rendre l’enfant fou à cause de l’enfant mort, l’enfant de
remplacement, l’enfant ersatz d’enfant. […] Mais je n’avais et je n’ai plus d’imagination pour l’avenir.
Les images, c’est le passé. Je suis une mémoire en images, une banque de données : Tom, que j’ouvre
doucement, en prenant garde à lui ; en prenant garde à notre douleur. […]. Je n’ai pas de regret pour cet
enfant pas né, mais il se confond parfois avec Tom.87
De façon identique, la réaction de sa belle-sœur accentue sa solitude et le défaut de
compassion :
Retomber enceinte de Tom. Je ne voulais pas de bébé, je voulais Tom.. « Encore » s’est inquiétée ma
belle-sœur au téléphone, sur le ton de la psychologue qui s’étonnait que je pleure encore.88
La mort s’impose dans cette famille et la déchire férocement. La mère languit d’une
douleur outrancière, elle dépérit totalement. Elle compare la mort de son fils à un animal
sauvage : « La mort de Tom est une bête qui relève la tête de temps en temps, un dragon avec
des soubresauts, et la terre se soulève, sa tête se dresse. Une géographie créée par une bête,
86
Aimé Ancian, “A la recherche du Tom perdu”, Consulté par Internet : http://www.magazinelitteraire.com/content/recherche/article?id=798, date de la consultation : 19 juin 2008).
87
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 206, 208.
88
Ibid., p. 208.
35
dans nos cerveaux. »89. L’impact de cette mort s’avère énorme et amène cette femme à une
agonie interminable. La mort est d’une voracité monstrueuse, cette perte la dévore encore
chaque jour, chaque heure. Le fantôme dénommé « Tom est mort » hante sa tête pendant son
sommeil aussi bien que pendant son réveil. Finalement elle glissera dans un monde différent
dans lequel le spectre de son fils la visite et la réconforte doucement. Elle est inapte à résister
à ses appels, son désir inassouvi de revoir et de câliner son fils fait qu’elle est incapable de les
négliger. Cette bête la poursuit dans le labyrinthe qui s’est conçu dans sa tête, il n’y a pas
d’échappatoire. Elle s’empêtre dans les filets d’un dédale qu’elle a tissé elle-même.
Elle se niche dans un monde entre deux univers, un monde intermédiaire entre celui
des vivants et celui des trépassés, c’est-à-dire un monde où résident les esprits des morts. Il
est permis de soutenir que cette opposition n’est pas un choix, mais plutôt quelque chose qui
s’impose brutalement.
Marie Darrieussecq suscite de manière très saisissante la douleur aiguë et
l’interruption que causent la mort prématurée et irréparable d’un enfant. Elle met en scène une
mère qui tente de déchiffrer et d’expliquer l’incompréhensible et l’inexplicable. L’idée de
suicide est brièvement effleurée, mais repoussée aussitôt ; peut-être parce qu’elle a encore ses
autres enfants. Tout bien réfléchi, le déménagement constitue l’unique solution efficace afin
de surmonter la perte. Or, la mère comprend vite qu’il s’agit d’une espérance vaine. Le retrait
spatial ne l’éloignera pas d’elle-même ni de ses souvenirs écrasants. Elle entraîne la mort de
Tom où qu’elle aille.
Par conséquent, la seule solution qu’elle peut imaginer est celle de s’évader dans son
univers à elle, dans son intériorité afin d’échapper à la réalité. Elle se retire dans son monde
imaginaire dans lequel le fantôme de Tom la console et dissipe partiellement sa solitude.
Nonobstant la déclaration d’évincer ses « spectres » et de liquider cette charge immense,
l’inutilité de toutes ses résolutions la pousse à une espèce de folie. L’accident a fait ébranler le
monde réel, mais il ne s’est pas pour autant écroulé complètement ce qui justifie la fondation
d’un entre-deux, d’un univers propre.90
89
90
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 9.
Nous reprendrons ces thèmes plus en détail dans les dernières parties de cette étude.
36
2.1.9 Conclusion
Pour conclure, nous rappelons que la solitude des protagonistes a plusieurs
« sources ». En premier lieu, elle peut être attribuée à une perte ou à un départ. Ensuite, la
solitude peut également être imputable à des silences au sein de l’entourage des héroïnes,
c’est-à-dire à des secrets qui dissimulent des événements du passé. En tel cas, les femmes se
sentent ou bien exclues ; ou bien contraintes à refouler les souvenirs pénibles. Enfin, elle peut
être causée par l’insensibilité et par l’incompréhension des autres. De toute façon, les femmes
se sentent délaissées.
Nous voyons que la solitude forme un substrat solide au développement d’une
angoisse débordante et d’un malaise existentiel. Par conséquent, la solitude générale donnera
lieu à un retrait dans un univers spécifique et irréel. Il s’avère extrêmement dur de s’opposer à
cette réaction « intuitive ».
Il s’agit d’une thématique justifiable dans le cadre de ce mémoire puisque la solitude,
ou le sentiment d’être « esseulé » dans la société humaine, constitue la cause principale d’un
désir, voire d’un besoin de substituer les morts par leur équivalent fantomatique. Nous avons
d’ailleurs observé que la solitude se révèle double. D’une part, elle est recherchée
intentionnellement pour faciliter le contact avec les spectres, c’est une sorte de repli
stratégique et volontaire sur soi-même. D’autre part, elle est obligée et indispensable dans la
mesure où elle s’impose à ces femmes à cause des circonstances de la vie. A cela s’ajoute
encore la difficulté à accepter la réalité dure, notamment les événements survenus. Les
femmes veulent refuser le passé, c’est la raison pour laquelle elles s’isolent pour se mettre à
l’abri. La solitude sert donc de bouillon de culture à la fondation d’un univers propre et idéel
ainsi que à l’émergence d’une « folie » légère et à l’expérience d’une « surréalité ». Cet
univers construit s’étend à la banalité quotidienne et ombragera la réalité. Dans la section
suivante nous focaliserons notre attention sur l’angoisse qui découle de la menace d’une
société désolée.
37
2.2 L’angoisse
2.2.1 Introduction
Notons qu’une autre dimension fondamentale qui intervient dans la panoplie de
sensations diverses, est celle d’une anxiété incisive et presque irrationnelle. Cette anxiété
revêt une grande importance dans la vie des héroïnes, elle prendra plusieurs formes et
s’étendra à plusieurs domaines. Une grande partie de cette angoisse provient de la lutte
engagée contre la société hostile et désolée ainsi que contre l’identité immuable et dirigée par
le destin. Les personnages sont accablés par l’impuissance face au destin. Ces femmes
éprouvent une espèce d’angoisse existentielle causée par leur existence précaire. La plupart
des certitudes sont détruites et par conséquent elles commencent à mettre tout en question.
La solitude acerbe et le vide écrasant que nous constatons dans tous les romans, chez
toutes les héroïnes, invitent à approfondir la problématique de l’individualité et celle de la
nécessité de l’affirmation de soi dans cette vacuité. S’ouvre alors la problématique de
l’identité, et par extension celle d’une certaine forme de relativisme dans la mesure où ces
femmes sont assaillies de questions existentielles. Le vide et la solitude forment une unité
indissoluble et conduisent à une conception alarmante de la réalité.
La confrontation au néant inquiète car elle soulève une multiplicité de questions telles
que les interrogations sur l’existence et ses implications : Qui suis-je ? Qu’est-ce que vaut la
vie ? Qu’est-ce que l’homme signifie dans le vide, dans l’infini ? Il est clair que ces femmes
« s’affolent » et qu ‘elles sont envahies par des interrogations éternelles. Le vide persiste, il
coule dans leurs veines injectant un sentiment de relativité de l’homme face aux mystères de
la vie. Il s’ensuit que ce vide est double, à la fois effrayant et rassurant. Le néant fait ressortir
que l’existence est dérisoire et insensé et du fait, cette banalité annonce la relativité de la vie
ainsi que la nullité de l’existence humaine.
L’existentialisme prône que l’homme est libre et responsable de son existence91 : le
caractère malléable de notre vie présume un poids ainsi qu’une délivrance. Cette
dualité marque les héroïnes. La relativité soulage en effet, mais le revers de la médaille réside
dans l’inanité, le manque de sens de l’existence.
91
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Les Editions Nagel Paris, 1946, p. 16, 17 ; p. 21 – 29.
38
Chacune de ces femmes paraît avoir peur de vivre sa vie. Elles éprouvent toutes une
anxiété inexplicable voire outrancière et irrationnelle devant la vie. L’inclination à l’isolement
et à la fuite trahissent effectivement une espèce d’angoisse « métaphysique » ainsi qu’une
certaine aliénation, c’est-à-dire qu’en se refermant sur elles-mêmes et en se retirant dans leur
fantaisie, elles fuient non seulement de la société mais aussi d’elles-mêmes.
Les femmes protagonistes se sentent donc enfermées dans un univers angoissant et
absurde c’est-à-dire qu’elles se sentent en quelque sorte emprisonnées dans la réalité
inquiétante et existentielle.
Les femmes veulent déceler les énigmes de l’univers et de la mort de sorte qu’elles se
voient confrontées au néant et à la relativité consécutive. Le vide total, le rien absolu est
difficile à comprendre, le cerveau en est incapable et cherche désespérément une explication
plausible. Le néant absolu existe-t-il ? La caractéristique immanente consiste dans le fait qu’il
n’existe pas, car si le néant existe ce ne serait plus le néant. C’est une logique impeccable et
irréfutable, mais elle s’avère difficile à admettre.
Ces femmes combattent contre l’anéantissement absolu et contre une existence
dépourvue de sens : constituer une identité devient une nécessité. C’est un moyen apparent
pour donner un sens à la vie et pour se débattre contre l’inutilité de tout. Leur identité se
compose d’une multitude de facteurs : leur passé, la féminité, leur origine, l’espace, la
géographie, le temps etcetera. Certes, elle maintiendra toujours une partie obscure et
indéfinie.
L’identité soulève donc des questions fondamentales auxquelles ces femmes tentent de
répondre. Chacune des femmes dans les livres de Marie Darrieussecq cherche avec
acharnement à se comprendre, mais leurs tentatives sont vouées à l’échec car l’identité est
insaisissable. Il s’avère impossible de déchiffrer toutes les composantes. D’une part, l’identité
est une construction factice et d’autre part, c’est quelque chose qui s’impose, imperméable
aux efforts manipulateurs. Ces femmes feignent de ne pas avoir vécu un épisode pénible de
leur passé. Elles s’aveuglent délibérément, ou au moins elles tentent de se tromper. Elles
pensent que l’évasion aidera ; tout d’abord elles ont recours à des fuites réelles mais vaines,
ensuite elles recourent à des retraits rêvés et imaginés. Or, le monde alternatif, forgé dans leur
tête s’avère une solution de remplacement qui semble être chimérique également.
39
Chaque fois, un événement capital interrompt la vie quotidienne et les force à réfléchir
à leur situation nouvelle dans ce monde. Plusieurs passages confirment cette problématique de
l’identité. Dans Le Pays, cette réflexion se présente de façon nette et aborde la question de
l’origine. Les hésitations traduisent le doute général devant la vie et la position à adopter. De
surcroît, les événements qui surviennent au cours de leur existence, brisant la routine et
l’itinéraire jalonné, suscitent une réflexion approfondie et guident à des dévoilements souvent
angoissantes, voire choquantes. Considérons par exemple l’injustice, le hasard ou le destin qui
procède arbitrairement et la mort qui frappe impassiblement.
Le monde inspire donc un sentiment de relativité et de caducité, mais aussi de
fascination; nous ne sommes que des gouttes minuscules dans un univers énorme et
merveilleux. Du coup, nous pouvons nous demander pourquoi la vie pèse tellement, pourquoi
est-elle conçue comme une charge et non comme un don ? L’étonnement et la fascination
alternent avec la répulsion.
Les femmes prennent une attitude plutôt humble et servile face à l’existence terrestre,
mais l’inanité abolit partiellement la « révérence ». La pesanteur provoquée par le non-sens de
l’existence l’emporte sur cette « vénération » et finit par divulguer une sorte de lassitude qui
se traduit à son tour dans le rejet de cette réalité et par conséquent dans la création d’un
monde alternatif. De même, l’adoption d’une autre « identité » découle de la réprobation
d’une identité douloureuse.
2.2.2 Truismes
Truismes nous propose une vision critique et satirique sur une société élitaire,
notamment celle de l’élite masculine et blanche. Plusieurs passages du texte constituent un
clin d’œil à cette société régie par des règles strictes et discriminatoires.92 Nous pouvons
discerner un second degré d’ironie. Marie Darrieussecq ne s’érige pas en moraliste. Elle ne
porte pas un jugement, mais fait la critique par voie de l’ironie et de l’exagération.
Dans cette société élitaire dans laquelle les privilèges sont attribués exclusivement aux
hommes, les femmes sont reléguées à l’arrière-plan et qualifiées d’indignes. Le dédain,
l’arrogance et les immoralités des hommes poussent l’héroïne dans un monde effrayant qui
92
Nous avons déjà prêté attention à ce sujet, cf. p. 10 - 13.
40
rompt avec le monde réel. Le monde qui l’entoure prend l’aspect d’un globe tourbillonnant
sans cesse, il cause des vertiges de plus en plus intenses. Non seulement les objets
environnants bougent, mais ils la menacent réellement. Le vertige qui la prend, à se voir seule,
se voit donc intensifié exponentiellement par la menace et l’intimidation qui émane des
choses, de l’espace et des êtres. Il est notoire que c’est un lieu tout à fait déconcertant, la
femme-truie est convaincue du fait que l’univers a tramé une conspiration contre elle. Elle fait
preuve d’une défiance à l’égard des hommes et d’une perspicacité croissante. Si quelqu’un
n’a pas de prise sur les choses, si le monde se brouille et si son identité est prise d’assaut, c’est
tout à fait logique que cette personne est bouleversée par une angoisse existentielle et qu’elle
parcourt de graves crises identitaires.
Dans le chapitre consacré à la solitude, nous venons de mentionner que Lorie SaubleOtto associe la féminité et l’identité à l’acte de l’écriture. Selon elle, cette femme relate son
histoire exorbitante avec l’intention de se faire croire et de se faire valoir et par conséquent,
pour renouer avec l’humanité. En tenant la plume, elle se rattache à l’humanité. Il paraît
toutefois que son attitude à cet égard est marquée d’une dualité indéniable. Tout au long du
livre, il existe une tension entre ses deux « natures », à savoir entre son état d’animal et sa
nature humaine. Au préalable, elle se débat contre les symptômes cochons et les signes de sa
métamorphose en truie ; puis, elle oscille entre les deux états, hésitant visiblement elle-même.
A la fin, elle se résigne dans son sort et atteint un état de bonheur relatif.
En tout cas, nous pouvons nous demander dans quelle mesure cela réfute ou, au
contraire, prouve que la métamorphose se produit dans sa tête en tant que façade et en tant
que protection contre l’inimité des autres. Il frappe que, ironiquement, ce sont les hommes qui
sont les vrais cochons et qui font preuve de mœurs dépravées.
La femme-masseuse veut enrayer la crise charnelle d’une part, mais elle entend surtout
résoudre la crise mentale : apparemment les deux s’excluent. Il semble qu’elle comprend
inconsciemment que la métamorphose constitue la réaction de son corps sur les vicissitudes et
sur les abus. Instinctivement, elle estime que « déserter » le monde des humains pourrait la
sauver. Il est fort probable que la métamorphose se déroule entièrement dans sa tête93 et
qu’elle recourt à sa fantaisie quitte à être enfoncée dans la « folie ». Elle compare l’antipathie
envers les femmes avec les atrocités qui se commettent contre les animaux. Ce rapprochement
fait qu’elle confond sa féminité avec la bestialité à tel point qu’elle devient un animal ou
93
Nous développerons cette idée dans la troisième partie.
41
qu’elle pense qu’elle se transforme en animal. De toute façon, dans cette société hostile,
injuste et pleine de préjugés, la féminité possède une connotation péjorative, c’est-à-dire que
la condition féminine est perçue comme une infirmité. Dans ces circonstances l’écriture
fonctionne comme un point d’appui. Rappelons ce que Lorie Sauble-Otto94 a évoqué à ce
propos :
In Truismes the social status of women in general is made quite clear simply by the kind of work that is
available to them […]. The narrator’s continued and at times aggravated mutation, […] drives her into
isolation and a precarious existence. […] Where anger and anarchy rule, the act of writing or of telling
one’s own story becomes the protagonist’s only way to exist truly in a world that neither recognizes nor
values their existence. Writing provides them the only way to be real. […]95
Pour la femme-truie, l’écriture valorise son existence. L’indifférence des autres lui inspire une
appréhension et corrobore le jugement que le monde est ingrat. Par le moyen de sa
métamorphose, elle s’écarte de cette société visiblement pourrie, même si elle subit tout
d’abord involontairement cette modification. Son corps lui fait comprendre sa situation, c’est
la raison pour laquelle son organisme l’oblige à se reculer.
Il convient de nuancer les interprétations des études de « gender » et de « gender
differences », néanmoins elles apportent des points de vue intéressants et se présentent dans
une certaine mesure dans les romans de Marie Darrieussecq. Dans cette société dans laquelle
dominent les hommes, cette pauvre créature est asservie, prostituée voire animalisée. Elle n’a
pas de droit de voix ni de droit d’existence, mais à travers l’écriture elle se révolte et se
défend faiblement contre le machisme et l’oppression. Elle se convertit en quelque sorte en
porte-parole des faibles et des subordonnés même si elle ne le fait pas consciemment.
Dans un compte-rendu critique dédié à Truismes, Catherine Parayre96 établit, elle
aussi, le lien entre la féminité, l’identité et l’écriture. La narratrice du roman est débordée par
des événements qu’elle n’arrive pas à comprendre. Mentalement, elle est marquée par une
grande hésitation. Physiquement, elle est tiraillée entre ses deux états corporels. Elle flotte
donc dans l’indécision, inapte à trancher le conflit interne :
94
Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French
(Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 59 – 66.
95
Ibid., p. 60.
96
Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier
2003, p. 49 – 59.
42
In the first sentences of her narration, the young woman insists on the importance of naming and
indicates that she is about to write a testimony in which she wants to define different events in her life.
Yet, naming proves to be a challenging task, and her narration never fulfills its promise. She is unable to
describe clearly and effectively her own experience with self-image, the male mirror of this image, her
own words, or other people's words. In the last paragraph, she mentions her contentment living in a
forest and writing in her notebook. However, she reveals that, at night, she looks at the moon and
dreams vaguely of a different fate. In fact, her adventures have not made self-analysis easier. She cannot
define any liberating insight and does not understand the extent and/or the limits of her happiness, even
though she confusedly senses them.97
La femme se laisse nettement accaparer par le doute. Son instabilité préfigure la crise
d’identité qu’elle endurera. Ce dilemme est lié évidemment à sa transformation corporelle,
mais aussi à l’exclusion des groupes sociales et singulièrement celle des femmes. Les
hommes visent les femmes, et en particulier les femmes candides et influençables. On chasse
d’ailleurs brutalement tout ce qui va à l’encontre des normes. Tout ce qui dévie des règles
établies par la société se considère comme une menace, comme un intrus. Déséquilibrée et
expulsée par les autres, l’héroïne s’interroge sur son identité ainsi que sur sa valeur. Il est
saillant qu’elle n’a pas de nom, comme si elle n’existe pas. Les tribulations perturbent cette
femme, d’ailleurs elle est contaminée par les préjugés contre son sexe et elle expérience les
difficultés à s’en défaire.
Elle entreprend une recherche de soi-même et constate qu’elle ne se connaît pas, ni ne
se comprend. De surcroît, elle découvre qu’elle s’est aliénée d’elle-même par les lois qu’on
lui impose et auxquelles elle obéit malgré elle. Elle cède sous la pression et elle a déjà fait des
sacrifices importantes. L’écriture sera comme une dernière lueur d’espoir ou une tentative
ultime, mais relativement peu fructueuse, de participer à la vie sociale et de se réintégrer dans
cette société en restant fidèle à soi-même. Or, à cause de l’abnégation incessante elle est
incapable de se comprendre et d’ébaucher une image fidèle d’elle-même. Il se peut que la
loyauté de sa conduite soit tellement difficile parce qu’elle ne sait pas qui elle est ni qui elle
aimerait être, soit parce qu’elle est confuse en ce qui concerne son identité puisqu’elle a renié
ses opinions pendant tout sa vie et qu’elle s’est toujours accommodée aux exigences
masculins.
Admettons donc qu’il existe un lien incontestable entre la féminité, l’identité et
l’angoisse concrète et existentielle. Etant donné que, dans la société dépeinte, la féminité
implique un statut qui emporte une connotation extrêmement négative, des contraintes et des
97
Catherine Parayre, « Pig Tales : beauty is a beast. », International Fiction Review, XXX, mercredi 1 janvier
2003, p.50.
43
interdictions ainsi que des injustices fondées sur des clichés ou des truismes erronés, il n’est
pas étonnant que cette femme éprouve de l’appréhension devant sa situation sans issue.
Elle se montre réticente à assumer la responsabilité pour briser cette spirale
descendante. Finalement elle se débarrasse du poids de la crise d’identité et elle essaie
d’accepter cette identité. Elle interrompt sa quête identitaire et la remplace en quelque sorte
par l’écriture. Notons toutefois qu’elle fait des efforts intermittents pour se réconcilier avec
elle-même. Ces perpétuels balancements entre l’acceptation et la résistance la fatiguent.
Tout au long du texte, la femme-cochonne lutte avec elle-même et avec son état.
N’appartenant à aucun « groupe » social, elle se sent désorientée ainsi que stigmatisée
d’anormale et d’ignoble. Elle ne se sent plus vraiment humaine, mais plutôt dépaysée : « Il
n’y avait plus rien qui me retenait dans la ville avec les gens. »98. Son état vacillant engendre
une hésitation qui traduit son trouble et ses doute internes. Elle veut sans doute secouer le
joug de l’autorité dénigrante et se libérer de la tyrannie masculine, mais elle n’a plus à
compter que sur elle-même. Sa réalité est maîtrisée par une fluctuation éternelle entre ce
qu’elle voit versus ce qu’elle croit voir. Ses rêves cauchemardesques traduisent ses craintes
ainsi que l’intensité de l’angoisse que la société lui inspire :
A peine m’assoupissais-je sur une tabouret que des images de sang et d’égorgement me venaient à
l’esprit. Je voyais Honoré ouvrir la bouche sur moi comme pour m’embrasser, et me mordre
sauvagement dans le lard. Je voyais les clients faire mine de manger les fleurs de mon décolleté et
planter leurs dents dans mon cou. Je voyais le directeur arracher ma blouse et hurler de rire en
découvrant six tétines au lieu de mes deux seins. C’est ce cauchemar-là qui m’a fait me réveiller en
sursaut. J’ai couru vomir à la salle de bains, mais l’odeur des rillettes m’a soulevé le cœur encore plus.99
Elle continue de la manière suivante, soutenant que les horreurs qui la torturent sont
basées sur la réalité :
La seule personne égorgée que je connaissais, c’était ma cliente d’autrefois, celle qui avait été
assassinée et dont l’amie venait au square. L’amie m’avait dit que l’égorgement ça avait seulement été
la fin pour elle, que ça avait duré longtemps tout ce qu’on lui avait fait, qu’elle avait du sang coagulé
partout quand on l’a trouvée. Je préférais ne pas y penser.100
Elle évoque des images de cruauté et de violence et exprime de façon indirecte son désaccord.
L’attitude arrogante des hommes convertit le monde en un lieu angoissant, menaçant et peu
sûr, de là l’importance de l’identité et de se préserver. Sauble-Otto affirme que le monde
brossé dans Truismes s’avère hostile. D’après elle, nous observons que :
98
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 81, 82.
Ibid., p. 52.
100
Ibid., p. 53.
99
44
The post-apocalyptic Paris and its inhabitants portrayed by Darrieussecq have become sensually
extravagant to the extreme. Marina Warner in her analysis of Truismes characterizes Darrieussecq’s
novel as a “fable of moral and political degradation”.101
Au commencement du livre, cette femme se montre d’une grande simplicité, elle se
révèle innocente et naïve, cependant peu à peu elle dénonce les excentricités de la société.
Elle cite une anecdote qui souligne la déchéance des mœurs et les aberrances à Aqualand. Elle
condamne les pratiques déroutantes pour divertir un public riche et indifférent. Ce
dévergondage lui répugne :
L’Aqualand est un endroit de détente mais il faut tout de même se méfier. C’est pour cela que lorsque
Honoré m’a approchée, dans l’eau, j’ai d’abord fui […]. Honoré me racontait que pour certaines
réceptions privées on introduisait des requins dans la piscine, les requins avaient cinq minutes avant de
mourir dans l’eau douce pour croquer les invités trop lents. Cela mettait, paraît-il, une ambiance unique
dans les fêtes. Ensuite on se baignait dans l’eau rouge, jusqu’au petit matin.102
Cette citation confirme que le comportement des hommes est méprisable. Bien que l’héroïne
soit ingénue, elle sait qu’elle doit prendre des précautions. De cette manière, elle porte un
jugement de façon sous-jacente. Nous voyons toutefois qu’elle fait preuve des pulsions
conflictuelles. D’un côté, elle se rend compte des bassesses de cette classe élitiste, au fond,
elle les rejette. De l’autre, en revanche, elle aspire ardemment à faire partie de cette élite et à
se conformer à leurs règles.
Ainsi, elle s’est fait piéger par Edgar, un homme politique. Elle est emmenée à une
fête organisée par Edgar, en réalité, il s’agit d’une fête privée ou mieux d’une « orgie ». La
pauvre femme y est étalée comme une curiosité et les invités se moquent d’elle. Elle décrit
cette fête décadente et les mœurs dissolues des riches qui les fréquentent :
Tout le monde a poussé de grands cris en me voyant, tous les gens se sont arrêtés de danser pour
m’entourer. Ça sentait bon le Yerling, les gens étaient très élégants et très bien habillés. […].
Un monsieur a mis une jeune fille à califourchon sur moi et il a fallu, faible comme j’étais, que je me
tape toute la salle en long en large et à travers avec la jeune fille morte de rire sur mon dos. Tout le
monde applaudissait, c’était la première fois que j’étais la reine d’une fête […].103
L’ironie consiste dans le fait que Marie Darrieussecq choisit de souligner que les apparences
sont trompeuses. Il ne faut pas se fier aux apparences car les manières distinguées de cette
collectivité camouflent des mœurs immorales.
101
Lorie Sauble-Otto, “Writing to exist : Humanity and Survival in Two fin de siècle Novels in French
(Harpman, Darrieussecq)”, L’Esprit Créateur, XLV, 1, printemps 2005, p. 60.
102
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 15, 16.
103
Ibid., p. 104, 105.
45
Tout d’abord la pauvre femme se croit au centre de la fête somptueuse. Pourtant elle
s’aperçoit des humiliations auxquelles elle et la jeune fille sont exposées :
Edgar avait fait déshabiller une fille et voulait absolument que je lui renifle le derrière […].
[…] les gens riaient mais je n’étais plus le centre de la fête, on sentait qu’ils se lassaient. Edgar a amené
le deuxième clou du spectacle. […]. La très jolie fille qu’avait amenée Edgar couinait et se débattait.
Elle n’a pas tenu le choc longtemps, gamine comme elle était. Quand ils ont tous fini à s’amuser, elle
s’est mise à errer à quatre pattes dans la salle les yeux complètement révulsés, un coup de fatigue sans
doute, le manque d’habitude. […]. Un des gorilles a entraîné la gosse dans une salle à côté, je lai vu se
104
distraire un peu et puis lui mettre une balle dans la tête.
Elle tolère le badinage et les lubies de ce public blasé. Au moment où elle entend qu’Edgar
veut l’offrir à ses employés : « c’est mon cadeau de bonne année pour les employés du
Palais. »105, elle réagit :
Je me suis mise à grogner d’un air féroce et j’ai vu le marabout regarder dans ma direction. « Mais
Edgar, il a dit en riant, où avez-vous bien pu trouver un cochon par les temps qui courent ? » « Vous
savez, a répondu Edgar, j’ai des relations partout. » Ils se sont mis à rire tous les deux. […] « c’est un
cas assez intéressant, peut-être un effet de Goliath, ou alors un cocktail de saloperies diverses, je
devrais faire étudier ça par mes scientifiques. Vous vous rendez compte des possibilités, à long
terme ? »106
Après avoir été exhibée, elle sera examinée et réduite à un objet que ces hommes
veulent exploiter à des fins lucratifs. Elle est tout chavirée de ce traitement ignoble. Elle
s’étonne des méfaits et des violences et refuse d’y participer. Elle sera victime de sa condition
« inférieure » de femme, de la crise politique et du système qui vise toutes les minorités, à
savoir les femmes, les migrants, etcetera. L’auteur fait une allusion claire au nazisme et à la
politique agressive de la dictature nazie.
L’héroïne, affectée par le mépris des autres, vit dans l’abjection. Elle est considérée
comme un monstre hideux, mais elle blâme le libertinage des hommes qui se croient
supérieurs. Nous constatons que l’ironie de Marie Darrieussecq attire l’attention sur la
bestialité des hommes, et non pas sur celle de la femme-truie.
Heureusement, elle ne désavoue pas son identité, ce qui demande bien sûr des efforts
dans cette société hypocrite. Devant Honoré, par exemple, elle s’obstine dans son désir d’aller
travailler. Il se peut que la transformation physique s’accomplisse afin de rester fidèle à ses
principes moraux. La fin équivaut à une situation idyllique. La femme s’abrite des dangers de
la société et invoque même des circonstances paradisiaques. Or, elle ne parvient pas à rompre
104
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 106, 107.
Ibid., p. 110.
106
Ibid.
105
46
totalement avec son passé d’être humain. Des traces rebondissent de partout, la quête
d’identité aussi bien que la recherche d’un espace familier et d’un environnement accueillant
ne s’achèvent pas.107
2.2.3 Naissance des fantômes
La disparition de l’époux définira désormais l’identité de l’héroïne de Naissance des
fantômes. Elle se laisse inonder dans le vide jusqu’à s’aliéner de plus en plus. La disparition
devient une obsession qui ne la lâche plus. En tant que femme mariée son mari forme une
partie indispensable dans la détermination de son identité. Son départ fait d’elle une veuve :
« épouvantes du veuvage »108. A partir de là, elle s’identifie comme la femme de son mari
disparu. Cette nouvelle identité se place sous le signe de l’absence et celui de l’époux absent.
L’extrait ci-dessous plaide pour la prépondérance absolu du manque :
Il m’arriva de jouer, sur divers sites, dans des espaces virtuels déjà parcourus par lui puisque son nom y
était recensé ; sur différents faisceaux horaires j’eus de longues conversations avec différentes
personnes, autant de gens que je ne verrais jamais mais qui me tenaient compagnie ; et c’était dans les
intervalles, dans les moments du temps où sa concaténation ne s’effectuait plus, que j’avais commencé à
écrire le récit de mon attente. […] j’essayais ainsi de passer le temps, de supporter, et de me clarifier
peut-être les idées, même si rapidement je me mis à douter de la capacité d’un tel récit à opérer dans
cette direction. Ce récit se dédoublait en effet, je n’écrivais pas aussi vite que je vivais, et pourtant cette
vie était lente. Et dans le retard accumulé, qui semblait mimer la disjonction temporelle dont je souffrais
parfois si violemment (…) dans ce retard je reconnaissais le temps que je vivais mieux que si j’avais pu
l’écrire sans écart. Au lieu de mettre à plat mon expérience, l’écrire me la renvoyait comme une balle en
pleine face, chargée exactement de l’énergie vampirique (une anti-énergie comme une antimatière de
trou noir) qu’avait injectée dans mes veines l’absence de mon mari. […] mon mari avait disparu ; il me
semblait alors que je me solidifiais sur place, sang, humeurs, hormones, influx nerveux et neuronaux
coagulés. Mais s’il ne restais de moi qu’une coque vide, ce que j’avais été se dissolvait dans
l’atmosphère pour participer presque harmonieusement à la réalité de l’absence et du vide […]. A force
de douleur l’esprit, comme le corps, finit par s’irradier lui-même de flux qui le disloquent, on s’évanouit
avant la folie, on se volatilise […]. Pourtant ce qui vibrait dans la distance entre l’écriture et ma vie,
[…], était précisément ce qui me constituait : le retard que prenait sur ma vie le récit de cette
disparition, ou plutôt de ses effets en négatif, ce retard était celui que je me sentais prendre sur mon
fantôme de mari, parti beaucoup plus loin que moi dans des espaces qui m’échappaient. 109
Nous constatons d’emblée que la disparition pèse énormément sur cette femme : « J’ai
regardé dans la rue, pour voir si mon mari ne traversait pas […] guetter au calme
l’apparition de mon mari. »110. Elle se sent seule sans son mari, chaque jour elle attend qu’il
revienne de son travail. Cette routine constitue une sécurité dans sa vie. L’effondrement de
107
Lorie Sauble-Otto prétend que c’est la raison pour laquelle cette femme se met à rédiger son histoire.
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 35.
109
Ibid., p. 114 – 116.
110
Ibid., p. 13.
108
47
cette assurance l’a ébranlée. L’absence de son mari détermine son être, l’attente devient
dorénavant sa nouvelle identité ou bien son nouveau mode d’existence.
A cause de cette disparition, elle est obligée de réfléchir à sa condition de femme seule
ou de « veuve » ; elle a partagé sa vie entière avec son mari et elle est accoutumée à sa
présence évidente. Elle sera contrainte à s’examiner et à réfléchir sur son identité et par
conséquent elle se posera des questions existentielles. La relation du moi au monde extérieur a
été brouillée. Elle sera en proie à une espèce de dédoublement, elle se sent disjointe. Elle
avoue que la disparition de son mari avive la sensation épouvantable d’étrangeté : « l’absence
de mon mari à mes côtés me désigne plus que jamais comme un corps étranger. »111.
A plusieurs reprises, elle se pose en victime. Adopter ce rôle lui permet d’atténuer le
sentiment de culpabilité qui la tourmente. La colère, par ailleurs, lui permet d’esquiver une
responsabilité débordante. Le noyau est constitué de la solitude et de l’angoisse démesurée,
tous les deux suscitées par la disparition de son conjoint : « je haïssais, je vomissais tout
entier mon mari, où qu’il soit, avec qui il soit, que le maudit aille en enfer […]. »112. Livrée à
une angoisse solitaire, elle encline vers la folie et se laisse aller étourdiment avec les affres de
la douleur. Les citations qui exemplifient cette vision sont nombreuses :
Je suis restée seule à flotter dans le soir […] j’injuriais mon mari. […]. Entendre Jacqueline, seulement
Jacqueline, et les cris des enfants, et le clapot d’un bain, ça me faisait du bien, la solidité de Jacqueline
dans le commencement de mon angoisse […].113
Il semblerait qu’elle se rende compte du fait qu’elle se blottit dans son intériorité et qu’elle
s’adonne délibérément à une panique hallucinante : « […] et pour la première fois ce soir-là,
je me suis sentie dévastée par une vague de panique […]. »114. L’idée de rester seule
l’absorbe complètement. Livrée à elle-même, elle en veut à son mari :
[…] je venais d’avoir l’intuition que peut-être nous ne construirions jamais ensemble ce monde de nos
petits déjeuners, […], mon traître de mari.115
111
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 52.
Ibid., p. 66.
113
Ibid., p. 17.
114
Ibid., p. 19.
115
Ibid., p. 31.
112
48
Ses paroles sont signifiantes et montrent son inconstance. Elle ne peut guère se débrouiller
sans son mari et par conséquent, le goût acerbe du vide entraîne une peur paralysante qui
amène une certaine aliénation comme le montre le fragment suivant :
[…] j’ai essayé, […], de me débarrasser ne serait-ce qu’un moment de l’angoisse essoufflante qui
prenait toute la place en moi, et qui semblait s’enfler encore à chacun de mes mouvements, comme un
fluide ébranlé par ma propre énergie. Je suis restée aussi immobile que possible, et toute cette angoisse
a paru se rassembler, […]. L’angoisse était comme les ombres : elle se nourrissait en m’occupant toute,
je cédais en retour, alors elle gagnait la force de se nourrir d’elle-même après m’avoir peu à peu
épuisée, au point que je ne savais plus, dévorée, pourquoi j’étais ainsi démembrée et vide.116
De surcroît, ce fragment illustre bien la mélange de « folie » et de lucidité qui caractérise cette
femme ainsi que sa tendance à l’exagération.117
Elle se trouve à proximité de la mer qui occasionne des dégâts matériels et mentaux.
La femme veuve souffre d’un mal de mer sur terre imputable à sa rage impuissante. Elle
déteste son mari dans la mesure où elle se désespère devant sa situation solitaire. Elle pleure
et Jacqueline la console faiblement :
[…]la panique me saisissait à l’idée de le perdre tout à fait et de ne plus jamais, au sens propre, le
revoir.[…]
D’une main Jacqueline me tapotait doucement les cheveux, de l’autre elle me serrait contre une poitrine
dont l’ampleur, sans que j’aie jamais pu m’y résoudre sereinement, dépasse de beaucoup mes médiocre
bonnets. […] Quand elle partit je fus totalement perdue, collée à genoux contre la porte, inerte et hors
de moi, l’envie bestiale au ventre de hurler à la mort.118
Cette description attendrissante prouve qu’elle a besoin d’être distraite et d’être rassérénée :
« […] mais j’étais faible à pleurer, minablement limitée par le temps, l’espace et l’angoisse
[…]. »119. L’angoisse se propage à grande vitesse dans son monde périphérique, écarté de la
réalité.
En outre, nous avons déjà vu que l’indifférence et l’égoïsme des autres la stupéfie.
Livrée à l’hostilité ainsi qu’à l’anonymat, elle entre en collision avec une société indifférente,
voire glaciale. Cette confrontation aggrave les crises de panique. Elle se sent terriblement
seule et incomprise ; sa mère, par exemple, la gronde au lieu de l’assister. Le vide corrélé à la
solitude se transformera en vide existentiel, en néant terrifiant, de sorte que l’héroïne est
assaillie de questions « ennemies ».
116
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 47, 48.
Nous référons à la dernière partie de ce mémoire.
118
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 79, 81.
119
Ibid., p. 92.
117
49
2.2.4 Le mal de mer
La femme-mère du roman Le mal de mer témoigne en premier lieu d’une grande
angoisse concrète, notamment la crainte d’être trouvée avec sa fille : « Les dix mille francs
sont dans sa poche ; il faut cesser d’avoir peur »120. Elle sait qu’il faut rester calme, mais ses
pensées trahissent qu’elle n’y arrive pas et démontrent qu’elle est fortement préoccupée. Or,
cette inquiétude réelle dissimule une crainte beaucoup plus abstraite et existentielle ; il s’agit
de l’angoisse provoquée par l’existence et par le néant. Si cette femme éprouve
l’appréhension d’échouer dans son projet et de devoir faire des sacrifices, l’infinité la rend
d’autant plus humble. Elle se soumet à la loi en vigueur de l’univers. Dans Le Monde, Patrick
Kéchichian écrit :
L’héroïne, elle, n’est ni nommée ni située. Son histoire est indifférente, inexistante. Sa solitude seule, et
son être de mère qui est l’amplification de la solitude, tiennent lieu d’histoire. Avec sa petite fille, qui
n’a pas davantage d’identité, elle est perdue au bord de la mer et métaphoriquement, au milieu d’elle :
« … la mer est là devant elle et occupe toute sa tête. » 121
La mère est vraisemblablement perdue dans la mer et par métonymie, elle est égarée dans le
tourbillon de la vie et dans le torrent de ses pensées. L’attraction de la mer va très loin, la
mère prononce même le désir de s’unifier avec la mer :
C’est cela qu’il faudrait : flotter, se laisser traverser par les vagues ; la migraine fondrait, se dissoudrait
dans les flux ; son cerveau deviendrait une bulle bleuâtre, vide, molle et aqueuse, qui porterait son corps
à pas somnambuliques sous la mer.122
Nous comprenons que les homonymes « mer » et « mère » sont permutables d’une
certaine manière : l’héroïne s’identifie avec la mer. Le parallélisme entre la mer et la mère se
poursuit dans le livre. Cette comparaison complique parfois les choses, mais elle éclaire
également des actions. La mer accueille et repousse farouchement, les deux actions ne
s’excluent pas. Tout comme la mer, l’héroïne entretient une complexe relation d’amour-haine
avec son enfant. Elle chérit son enfant, mais en même temps elle l’éloigne. Ainsi, à un
moment donné, elle laisse sous-entendre son vœu d’abandonner sa fille.123 Marie
Darrieussecq montre que la figure de la mauvaise mère s’avère complexe. Il nous semble que
120
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 14, 15.
Patrick Kéchichian, « Les monstres marins de Marie Darrieussecq », Le Monde, 19 mars 1999, p. 3.
122
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 23.
123
Ibid., p. 14.
121
50
son identité de mère s’oppose à son désir de liberté. Elle se sent étouffée dans son
rôle contraignant ; de là son escapade sur la côte où, aux alentours de la mer, elle se sent plus
libre et consolée. Elle reste néanmoins hantée par une multitude de craintes et de doutes
existentiels. La mer métaphorise le vide immense : l’infini égale le néant.
Comme la mer, l’héroïne attire et repousse donc sa fille. Elle se rend compte de la
difficulté de son rôle de mère. Elle veut assumer son rôle mais pas au détriment de sa liberté,
pour cela, elle emmène sa fille en quête d’un endroit où elle se sentira plus pure, plus
émancipée… évidemment cet endroit se trouve en proximité de la mer. Désillusionnée par la
force purifiante de la côte, elle finira par vouloir s’unifier totalement avec la mer. Nous citons
ici largement Tiphaine Samoyault124 parce qu’elle saisit parfaitement la portée de la relation
mer – mère :
Les premières pages disposent ce mouvement de manière stupéfiante, la mer élastique comme une
bouche qui s'élargit et se resserre, une bouche archaïque qui avalerait tout sans rien transformer : tout le
récit se tient là, de la bouche au ventre de la mer, et cela fait un paysage. […]
La mer avale, la mer est cannibale, "elle a vidé tout un côté du paysage", elle creuse la poitrine de
l'enfant, elle crée des fentes partout et fait que le monde ne tient que par de fragiles jointures (un des
mots qui reviennent le plus souvent, dans toutes ses déclinaisons, au long du texte). […]. On ne glosera
évidemment pas sur le caractère amniotique de cet univers liquide qui donne au mal de mer l'évidente
polysémie du jeu de mots : tout le monde l'a compris, la mère est ici à la fois le centre et la périphérie,
on n'y échappe par aucun bord de mer, pas plus qu'on n'échappe à l'évidence de cette bouche qui avale
et de ce ventre qui reçoit, pas plus qu'on ne sort de la lignée qui fait les filles mères de leurs filles et
filles de leurs mères, trois générations qui tout à la fois se produisent et se dévorent, se confondant ainsi
avec le paysage […]125
En d’autres termes, nous observons que l’interaction entre la mer et la mère est
centrale dans ce roman. La mer enraye partiellement la crise identitaire de l’héroïne. La
femme est attirée par la tranquillité qui émane de la mer, mais en même temps la
personnification de la mer accentue ses forces destructrices et implacables. Des sentiments
incompatibles s’expriment à l’intérieur de cette femme, l’attraction subliminale de la mer
s’avère ambiguë. L’incipit étaye cette constatation :
C’est une bouche, à demi ouverte, qui respire, mais les yeux, le nez, le menton, ne sont plus là. C’est
une bouche plus grande que toutes les bouches imaginables, et qui fend l’espace en deux, l’élargissant
[…]. Le bruit est énorme, le souffle, mais c’est surtout qu’on ne s’y attend pas, on monte la dune, on
lutte pour arracher ses pieds à la pente, un temps on est seulement occupé par ce vide sous le sable, et
d’un coup l’espace explose, on a levé la tête et le haut de la dune s’est fendu dans la profondeur,
quelque chose comme deux bras immenses qui s’ouvre, mais ce n’est pas exactement ça, ce n’est pas
accueillant, c’est plutôt qu’on n’a pas le choix […].126
124
Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59.
Ibid.
126
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 11.
125
51
La mer s’empare de l’espace et de la mère en fuite. A la façon de la mer, la femme contrôle la
vie de sa fille en décidant sur son « exil » spatial. Pour elle, la vue de la mer est tout à fait
essentielle parce que le vide et l’immensité symbolisent la relativité de la vie humaine.
L’existence fascine parce que c’est quelque chose de mystérieux, mais elle soulève néanmoins
des questions et des peurs existentielles.
Il faut se garder de sous-estimer l’impact de la mer, tant sur la mère que sur la fille,
elle définit une grande partie de l’identité. L’identité de chacune de ses femmes est également
déterminée par leur « fonction ». Ainsi, celle de la mère entraîne de nombreuses
responsabilités. Apparemment elle conçoit cet aspect maternel de son identité comme une
contrainte. Cette désorientation, préjudiciable à sa santé mentale, laisse planer un doute en ce
qui concerne l’avenir.
Tiphaine Samoyault estime que « c'est une affaire d'existence et d'être qui perdent leur
appui »127. De toute façon, la mère expose un désarroi indéniable, une incertitude et une
interminable errance.128 La mère, soumise à l’immensité de la mer, saisit la relativité de son
existence ce qui ne signifie pas pour autant que son poids s’allège. L’ampleur de la mer
produit un effet puissant et double, à la fois sécurisant et effrayant. Elle veut être assimilée à
la mer parce qu’elle s’est persuadée que l’immensité accorde la liberté pour dépasser les
bornes de cette vie terrestre. A la fin du livre, il paraît qu’elle entend se noyer volontairement.
Cette noyade volontaire pourrait s’éclaircir dans la mesure où la surface aquatique se présente
à cette femme comme un ventre maternel qui lui permet de retourner à ses origines et d’éviter
les obstacles de la vie d’adulte.
Nous insistons sur le fait que nous ne sommes pas informés sur les motifs à la base de
la fuite et de l’enlèvement. Etant donné qu’à la fin la protagoniste rend sa fille à son mari sans
se débattre contre la police, nous sommes amenés à croire que son escapade a une motivation
hautement personnelle. Nous avons déjà vu que cette femme effleure l’idée de délaisser son
enfant : « Elle laisse la petite sur le haut de la dune. Elle sent comme un allègement, un temps
d’arrêt ; l’intuition qu’on peut la laisser là, occupée par la mer […]. »129
127
Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58.
Martine Motard-Noar, “Le mal de mer”, French Review, LXXIV, 2000 – 2001, p. 170.
129
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 14.
128
52
Gill Rye130 avance que cette mère veut quitter son rôle d’éducateur, il parle de « guiltfree mothering »131. Selon lui, elle veut être délivrée de sa responsabilité et esquiver son
devoir de parent. De même, Pascal Haubruge préconise que le roman « réussit aussi à suivre
au plus serré les désirs de partance d’une femme désireuse de sortir de son rôle. »132.
De plus Rye prétend que, quoique l’auteur ne fournisse pas d’indications, les lecteurs
la considèrent comme une « woman in crisis »133 plutôt que comme une mère mauvaise. Il
ajoute toutefois que cette interprétation peut être attribuée au fait que nous présumons qu’une
mère abandonnant son enfant ne peut pas agir de façon normale. D’où le sceau de « mère en
crise » ou de « mère égarée ». Pourquoi a-t-elle peur ? S’agit-il d’une anxiété fondée ou pas ?
Le lecteur se pose une multitude de questions, mais Darrieussecq écarte le côté sentimental et
psychologique, elle décrit simplement.
En guise de conclusion sur Le mal de mer nous pouvons citer à nouveau Tiphaine
Samoyault qui souligne bien l’essentiel :
L'être le plus vivant, c'est bien évidemment la mer. Son action emporte les êtres dans un tourbillon
variable, les écartèle, les abandonne et c'est exactement cela le mal de mer, la peur du vide et de
l'abandon, l'inversion des perspectives, tout à la fois le désir du ventre et son angoisse, l'inquiétude
diffuse des uns, l'inquiétude imaginative des autres.134
A l’instar de Samoyault, nous pouvons appuyer que le titre annonce la peur de vivre ainsi que
la peur d’assumer son « rôle » ; bref le mal de mère.
2.2.5 Le Pays
L’héroïne du roman publié en 2005, Le Pays, entretient un rapport assez ambigu avec
son origine et avec son pays natal. Elle l’a quitté afin de changer complètement d’identité.
Elle a voulu refouler les souvenirs pénibles et traumatiques d’un passé qu’elle relie à ce pays.
Elle éprouve toutefois une grande nostalgie, c’est probablement la raison pour laquelle elle
130
Gill Rye, “In uncertain terms. Mothering without guilt in Marie Darrieussecq’s Le mal de mer and Christine
Angot’s Léonore, toujours”, L’Esrit Créateur, XLV, 1, Spring 2005, p.5 – 15.
131
Ibid., p. 6.
132
Pascal Haubruge, “Darrieussecq, sur la trace des disparitions”, Le Soir, 21 avril 1999.
133
Gill Rye, “In uncertain terms. Mothering without guilt in Marie Darrieussecq’s Le mal de mer and Christine
Angot’s Léonore, toujours”, L’Esrit Créateur, XLV, 1, Spring 2005, p. 9.
134
Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59.
53
caresse le projet d’y retourner. Elle entreprend en quelque sorte un voyage de découverte dans
le pays réel et concret qui donne accès au pays intérieur de ses racines et de son passé. Elle a
gardé l’empreinte de son milieu familial et de son passé au pays de jadis. Ce séjour fait
redécouvrir sa filiation. Dans Le Figaro, Olivier Delcroix a écrit :
Un voyage, ici, vécu comme une épiphanie, dans tous les sens du terme. Marie Darrieussecq fait escale
au cœur de son passé et finit par reconnaître que « c'est peut-être ça, être de quelque part. Un sentiment
géographique, reconnaître une terre comme on reconnaît un visage. » Que vaudrait notre randonnée sur
terre si l'on passe sa vie à oublier ses racines ? Adishatz, Marie !... 135
L’héroïne, Marie Rivière, remarquera donc que l’oubli constitue une illusion. Elle a
effectivement tenté d’effacer les expériences traumatisantes de sa mémoire. Or, le passé et
l’identité ne se laissent pas renier ni manipuler. Elle doit capituler et donne libre cours aux
réminiscences d’un passé relativement lointain car elle ne peut pas réprimer le désir de se
situer dans l’univers et dans le temps, le passé aussi bien que l’avenir. Elle s’applique avec
ardeur à comprendre la signification de la vie, la portée de sa généalogie ainsi que les ténèbres
de l’inconscient. Voici ce que Christiane Boutaudou signale à ce propos :
La « nausée » dont souffre l’héroïne enceinte, ainsi que les vertiges qui l’accompagnent sont, en ce sens,
emblématiques de cette difficulté à se situer dans l’espace, qui conduit, de vertige en vertige, au bord de
l’évanouissement ; et la question fondamentale devient un « Où suis-je ? » qui rend bien désuète la
136
question du « Qui suis-je ? ».
La femme a des vertiges comme un mal de mer sur terre car elle est accablée par l’immensité
et par le néant. Elle souffre de nausées parce que le sol bouge sous ses pieds et fait en sorte
qu’elle se retrouve complètement désorientée autant géographiquement, que au sens figuré,
dans le labyrinthe de sa tête.
L’héroïne croit que son identité s’est estompée grâce à – ou à cause de – sa
distanciation. Mais, repoussée dans son intériorité, son identité se « vengera », c’est-à-dire
qu’elle suscitera une désorientation spatiotemporelle et existentielle aboutissant ainsi à
l’angoisse.
Cette angoisse se manifeste dans une profusion de questions existentielles et une
abondance de remises en doute du pourquoi de son existence et de ses décisions. En d’autres
termes, elle mènera une réflexion sur le « libre arbitre » :
135
Olivier Delcroix, « L'Euskadi m'a dit », Le Figaro, 15 septembre 2005, (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre
2008).
136
Christiane Boutaudou, « Le Pays de Marie Darrieussecq, Vivre au pays », (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consolation : 14 novembre 2008).
54
Qu’est ce qui la tenait là, dans ce lit, avec lui ? Ce n’était pas Tiot, ni cette nouvelle maison, ni la nuit ni
le pays…ni le passé ni vraiment l’avenir…projets, vacances, sexe, conversation…malentendus…et à
nouveau projets, sexe et conversation…Ils habitaient ensemble un point de temps ; une bulle tournoyant
parmi le temps des autres. Parfois l’un d’eux partait vers les bords, mais il semblait que le mariage soit
comme un élastique, qui les ramenait toujours. Une fluide invisible occupait l’espace entre eux.137
Elle sait que son identité se construit entre autres par le mariage ainsi que par la
maternité, ce sont des points de repère, des certitudes quasiment, qui déterminent sa
collocation dans l’espace aussi bien qu’une partie de sa fonction en tant que femme. Elle
compare son mari à une patrie. Si son identité est figée géographiquement et si son origine est
rattachée à une tradition et à des coutumes, son mari représente son identité nouvelle et
adoptée. Il assume le rôle de deuxième patrie ou de pays d’accueil :
L’atmosphère du mariage, en revanche, était d’une texture épaissie. Le territoire conjugal se déployait
en longitudes et latitudes. La Terre tournait, la capitale était Diego. Pour bien savoir où elle-même se
situait, elle l’avait épousé, et quand l’adjointe au maire leur avait donné les papiers à signer, il lui avait
semblé lire le « vous êtes ici » des plans de ville.138
La citation ci-dessus nous enseigne que son mari garantit une certaine stabilité, en ce sens
qu’il sert de rempart ou d’appui. D’un coté, il lui désigne sa place et fournit des éléments
pour structurer son existence fragile, mais de l’autre l’union conjugale complique son identité.
Elle dispose d’une double nationalité139. En adoptant la double nationalité elle accepte
une nouvelle identité mais aussi en déménageant puisqu’elle se contraint ainsi à une identité
détachée de son passé et à assumer la mort de son frère aîné. Elle renonce en quelque sorte à
son passé.
En tout cas, le mariage souligne « l’artificialité » de l’identité. L’identité est une
donnée malléable, influençable par les événements et même par l’intériorité. Ainsi la
schizophrénie de Pablo forme une répression tant et si bien qu’il pense réellement être
quelqu’un d’autre et qu’il aboutit à une réprobation de son identité. En dépit de cette facticité,
l’identité s’avère contraignante. La vie impose sa loi ou sa volonté. En d’autres termes,
l’existence est comme un jeu aux règles préconçues ; il y a des choses qui se passent contre le
gré de ses « joueurs » et qui contribuent à former leur personnalité.
137
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 31.
Ibid., p. 32.
139
Ibid., p. 74.
138
55
Bien qu’elle ne maîtrise pas la langue « yuoanguie », l’héroïne possède des souvenirs
d’un passé qui l’unissent à jamais à son pays natal. D’un côté, elle manifeste le désir
d’englober le pays dans toutes ses composantes ; de l’autre, elle a passé des années à essayer
d’oublier. Les sentiments doubles pullulent dans son intériorité. Le pays, son lieu natal, se
montre protégeant et cordial, mais il se révèle également étranger et inconnu, voire hostile. Le
retour entamera une nouvelle étape dans son existence : « notre installation, notre
immigration […]. Ce serait comme une petite naissance, un nouvel état civil, un état civil
complet. »140. Elle avait mis tout son espoir dans ce déménagement, elle a voulu assister à une
sorte de renaissance, mais elle n’a pas pu se réconcilier avec le passé et ni pu mettre de l’ordre
dans ses pensées. Petit à petit, elle s’est mise à comprendre que l’oubli est illusoire.
L’inconvénient logique de son identité intermédiaire sera qu’elle ne se sent de nulle
part. Elle est asservie à une étrangeté qui se manifeste d’abord au niveau concret et qui
engagera peu à peu le domaine abstrait, existentiel. Elle est confrontée à la nullité et à
l’inutilité de l’existence :
Elle sentait leur présence [de son mari et de son fils] comme un champ magnétique, qui la portait et
l’entourait mieux que l’air. Sans eux il ne serait resté que l’écriture, et les voyages. Une absence, sans
eux. Une diffusion lente de ses atomes, jusqu’à l’évaporation complète. Elle aurait fini comme Pablo –
non comme son père […] elle, son domaine c’était l’absence. Ecrire était le lieu où elle faisait
l’expérience du vide.141
Nous notons d’emblée que sans sa famille elle serait clairement perdue et livrée à une folie
due au vide corrosif. Elle puise dans leur présence les forces pour agir et pour vivre,
cependant même en leur présence elle traverse des crises de solitude et d’anxiété. La citation
suivante corrobore l’idée qu’elle se sent aliénée. Elle scrute les profondeurs de son être :
Il aurait fallu écrire j/e. Un sujet ni brisé ni schizoïde, mais fendu, décollé. Comme les éléments séparés
d’un module, qui continuent à tourner sur orbite. J/e courais devenue bulle de pensée. La route était
libre. J/e courait, j/e devenait la route, les arbres, le pays. Le pays était un point d’origine [...]. 142
Elle se dit dissociée et se considère comme une étrangère qui se fraie un passage dans
son pays d’origine. L’aliénation d’elle-même et de la vie en général se greffe sur la
dépossession géographique et ethnique. Le désavantage majeur de sa double nationalité
consiste donc en ce dédoublement. Elle expérimente plusieurs versions de elle-même aux
dépens de sa stabilité mentale. Le néant épouvantable de notre existence et l’existentialisme
140
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 73, 74.
Ibid., p. 176.
142
Ibid., p. 177.
141
56
résultant sont responsables de cette relation double et compliquée. Ce fait mérite d’être
mentionné :
J’aimais le globe sur mon bureau et j’aimais ce promontoire sur la mer parce que j’avais besoin,
souvent, de renouer avec la sidération comme un point d’origine de l’écriture. Se tenir debout sur la
Terre, dans le cosmos et le néant : l’écriture et cette sidération c’était la même chose, c’était constater
notre présence face au vide, et là, comme on pouvait, penser.143
Cette citation renferme des idées complexes et des questions existentielles sur l’identité et le
but dans la vie. La femme aimerait résoudre les énigmes de la vie. Tantôt elle se réjouit des
« merveilles » de la vie, tantôt elle conçoit de la « haine ». Dans la formulation suivante,
Marie Rivière précise qu’elle « […] était plutôt contente, elle avait lutté contre le rien, elle
avait vaincu la pente d’inertie, elle avait triomphé du ciel vide et du soleil stupide […] »
144
.
Mais contrairement à cette affirmation, celle qui suit est beaucoup plus pessimiste :
Mais dès la saison des bains passée, la mer vous prend à part et vous dépossède. Ce que vous êtes à
l’intérieur se retrouve à l’extérieur. Vos molécules se mélangent au ciel et à l’eau, la solitude se diffuse.
Les mots et les choses s’écartent, la pensée ne suit plus, les signes se désamarrent ; et le moi devient une
grande béance plein d’eau salée.
L’espace qui claque entre la vague et le rivage, elle connaissait bien cette hypnose, adolescente : la
consolation du vide. […]. Et le moi existe, vivant, mouvant, quand le monde défait le sujet familial dans
son souffle.145
La solitude et le vide incitent à une mélancolie ainsi qu’à un rapport ambigu avec son
« être ». Le « nous », la famille peut faire contrepoids à la solitude, mais la « perte » de ses
deux frères annule cette sécurité de la famille. Ce dernier fait est confirmé par la déclaration
suivante :
Et nous, la famille […]. Quand j’imaginais mon frère je voyais volontiers quelqu’un de stupide, égoïste,
et indifférent. […] une autre identité douloureuse et pittoresque…se croyant fils d’Irlandais, de Corse,
de Russe de Lituanie, un insensé coupé de sa base, un Martien psychotique, un débile en exil. 146
Elle se fâche contre son frère psychotique et elle doute de la vérité en ce qui concerne son
frère décédé. Paul, existe-t-il ? Où ? Comment ? Quelle est son histoire, quel est son
caractère ? Afin de compenser la lacune, elle s’inventera un frère immatériel et fantomatique.
Elle veut renouer avec ses racines à dessein de se comprendre. Nelly Kaprièlian
avance à juste titre que :
143
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 227, 228.
Ibid., p. 40.
145
Ibid., p. 84.
146
Ibid., p. 92, 93.
144
57
Marie Darrieussecq livre une habile définition d'un soi en perpétuelle construction. […]. C'est au fond
dans le pays de sa pensée et de ses flux que Darrieussecq nous invite, [ …]. On se laisse glisser avec son
être de fiction, « Marie Rivière », parce que sa langue coule et traverse toutes les strates d'une
constitution identitaire. La vraie question au coeur du livre : l'appartenance. De quoi est-on constitué ?
de là d'où l'on vient, de nos morts (la mémoire), de nos mise au monde (la famille), de l'amour (le
couple), de la langue... bref, qu'est-ce qui fait « pays » ? 147
Le personnage principal descend en soi-même et dans sa conscience. Par le biais de ce voyage
intellectuel, elle se livre en effet à de longues méditations sur le néant, sur la famille et sur
l’origine : « « pays yuoangui », qu’est-ce que ça voulait dire ? »148.
Michel Abescat professe que pour s’apaiser, il faut cesser de remâcher
interminablement les mêmes interrogations sur l’identité et sur les souffrances du passé :
Généalogique et familiale, sentimentale et amoureuse. Une géographie des vivants et des morts
infiniment brûlante, que seule l'écriture permet de relier et de tenir à distance. Qu’importe au bout du
compte le « pays d'origine ». L'essentiel est de s'habiter soi-même.149
Marie Rivière conclura effectivement que l’identité est avant tout une construction : « Reste
ici et maintenant. Le moi est un vaisseau spatial, capable de relier des univers, de rabattre les
unes sur les autres des galaxies lointaines… » 150. De même, les frontières géographiques sont
inventées par l’homme. Elle trouve clairement que la possession des terres s’avère une idée
abjecte151. Elle pâtit de l’injustice de la vie et le fourmillement de ses idées sur l’origine dévie
son attention de l’essence, notamment de la vie réelle et tangible :
Quand elle partit à Londres puis à New York, elle comprit que le pays où elle était née, que son sol
même, n’existait pas. Il fallait sans cesse expliquer, situer, introduire du jeu dans le déterminant
« française ». Les nuances sur l’origine impatientaient. Elle abandonna. Etre d’une minorité pouvait,
dans certaines sociétés, présenter quelques avantages ; mais la minorité yuoanguie, personne ne voyait.
Les Yuoanguis n’existaient pas hors de leurs frontières. Mais ces frontières n’existaient pas.152
147
Nelly Kaprièlian, « Le Pays, un monde à soi », Les Inrockuptibles, 17 au 23 août 2005. (Consulté par Internet
: http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14
novembre 2008).
148
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 92.
149
Michel Abescat, « Un roman de Marie Darrieussecq sélectionné par Télérama et France
Culture. », Télérama, le 31 août 2005. (consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre
2008).
150
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 49.
151
« Et moi, passeport français, je voyais encore la planète comme un espace idéal. Ceux qui souffraient de ne
pas avoir de frontières, je leur opposais la petitesse de leur pays et la splendeur d’un monde ouvert. On n’allait
pas entre-tuer pour que trois hectares puissent émettre des timbres ? Je marchais sur leur plaie ouverte. », Marie
Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 96.
152
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 133.
58
2.2.6 Bref séjour chez les vivants
Bref séjour chez les vivants met en scène quatre femmes qui sont tombées dans des
crises identitaires et des crises d’angoisse. Elles sont tourmentées par des angoisses diverses :
existentielles, irrationnelles mais aussi l’épouvante de rester seules. Ces femmes craintives
traversent toutes des crises d’identité à tel point que certaines parmi elles songent au suicide.
Elles se sentent visiblement comme des étrangères dans leur corps et dans leur tête, elles
développent des réflexions bizarres.
Anne, par exemple, a des idées saugrenues sur l’existence. Ainsi, elle témoigne d’une
peur irrationnelle d’être assassinée. Elle se convainc que la vie soit prédestinée, cette pensée
la console faiblement. Elle pense que sa vie est « réalisée » par des recruteurs et par
conséquent elle se sent élue :
Je serais moi aussi a priori facile à tuer, mais sur mes gardes, on ne m’a pas recrutée pour rien […]
Mes circuits dessinent une figure que j’ignore, déterminée par des lois que j’ignore […]. Les agents
recruteurs […]savent décrypter de telles cartes, chaque vie attachée à son petit tracé par la ficelle des
routines, celle même de la fugue […].153
Ici nous trouvons un bel exemple de ce type de foisonnement de ses pensées décousues. Anne
se distancie d’elle-même, soumise à une souveraineté qui détermine ses actions. Elle est à la
merci des recruteurs et apparemment elle ne peut pas agir de son plein gré. Il s’ensuit qu’elle
éprouve une sorte d’étrangeté. Elle parle à elle-même, elle se recule pour se contempler.
L’inconsistance de ses raisonnements tourne ses pensées vers les trajets de vie et vers les
routines qui font que beaucoup de gens sont des victimes faciles pour des tueurs en série :
Anne ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? Je suis Anne et je ne vois que le soleil qui poudroie, et
l’herbe qui verdoie. Ma mission, ma réponse. Le serial killer le tueur en série isolait probablement ses
victimes dans la foule ; les suivait, des journées entières.154
Elle fait des digressions sur toutes sortes d’idées qui lui viennent à l’esprit. Un peu
plus tard dans le roman, elle a l’intention de s’aliéner, de détacher l’esprit du corps. Elle veut
disparaître afin de vivre complètement dans son intériorité, afin de se retirer dans sa
conscience car nous sommes incapables d’échapper physiquement à la réalité. Il va de soi que
cette idée est angoissante :
153
154
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 42.
Ibid., p. 40, 41.
59
Ne plus envisager, rien, que rester là, assise, face aux arbres de notre maison. Puisqu’on ne peut pas
échapper. Assise la plupart du temps. Dans la grande maison où j’avais peur la nuit. Laisser le corps là.
Dans la grande maison vide où personne n’entend. Le corps dans le fauteuil. La coquille de la maison
autour. Et piloter la pensée.155
A plusieurs reprises, Anne scrute son propre corps. Dans le fragment ci-dessous, elle se croit
visiblement dotée d’un atout surnaturel :
allongée sur son lit, dans le noir de la nuit tombée. Adhérant, elle Anne, surfant sur le réseau du grand
cerveau global par empathie, se connectant aux consciences, un peu sur le modèle de l’ange
gardien […]. Elle Anne, sur son lit ou dans sa chaise longue, réceptrice du monde. […]. Signes à elle
destinés.156
La sœur aînée, Jeanne, rumine ses pensées concernant l’identité et la provenance. Elle
refuse de croire à la stabilité et à l’accomplissement de l’être humain. Nous sommes
caractérisés par la présence de plusieurs « personnalités », d’ailleurs chacune des
personnalités comporte plusieurs facettes : « Diego qui me demande si je suis la même dans
toutes les langues. Je ne sais même pas si je suis la même d’une phrase à l’autre. »157. Elle
estime d’ailleurs qu’elle aussi bien que les autres membres de la famille sont « Tous exilés
dans une géographie de songe. Mais déjà nous n’étions pas vraiment français. […]. »158.
Nous ne sommes composés que d’atomes : « Atomes en fusion, molécules de matière grise
frottées, consumées »159. Notre cerveau est un ensemble de particules et de la même manière,
notre identité se compose d’une combinaison de facteurs relatifs :
[…] mon père est tout de même anglo-irlandais ma mère est basque et la France n’est qu’un trait
d’union, on ne peut pas dire que ça me constitue, loin de moi toute idée de patriotisme 160
Selon Jeanne, nous ne pouvons jamais fixer l’identité, ni la circonscrire une fois pour
toutes, c’est illusoire étant donné les vicissitudes qui dérangent notre existence prétendue
linéaire. Il paraît donc que Jeanne pâtit de ces injustices de la vie.
Semblablement, Anne succombe sous le fardeau temporel, elle se croit une victime du
temps qui s’écoule. La fébrilité d’Anne éclate dans le passage suivant :
Si ça pouvait s’arrêter pour de bon, juste une seconde, qu’elle respire […]. Obéir et avancer […]. Il faut
savoir attendre, se poster au bon endroit. Attendre le recruteur, le bon recruteur. Décoder les signes,
infimes mais remarquables.[…]. Elle : peut-être une sensibilité particulière aux ondes. Les crises
155
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 69.
Ibid., p. 185.
157
Ibid., p. 83.
158
Ibid., p. 84.
159
Ibid., p. 85.
160
Ibid., p. 220.
156
60
d’angoisse de trois heures de l’après-midi, héritage maternel. Modélisation familiale sur le mode du
coucou l’est parti. Puisqu’il semble évident aujourd’hui, diverses sources poussent à le croire, que
Pierre Johnson fut recruté. 161
De nouveau, l’incohérence de ses pensées saute aux yeux : elle est obsédée par un sentiment
d’anxiété disproportionnée. Elle expose une grande vulnérabilité face à la vie qui continue
sans pitié. Elle se sent livrée à la routine, participant obligatoirement à un monde dont elle ne
fait guère partie. Elle doit « jouer le jeu » et vivre « automatiquement », tandis que la vie des
autres continue et se déroule séparément de la sienne. Tel est le cas par exemple de la vie de
Laurent et de celle des touristes.162
Les pensées de Nore, la cadette, et celles d’Anne se ressemblent parfois : « Ça lui
serre le cœur, la vie va passer à cette vitesse-là, elle le sait déjà […] être mortelle quelle
catastrophe »163. Nore est frappée de la conscience aiguë de son existence, de sa mortalité et
de sa relativité. Elle effleure l’idée de changer d’identité, de bousculer le temps ainsi que la
provenance… ses pensées égarent : « Stupéfaite, non de conduire, mais d’être là ; je me
constatais, je me regardais, glissant dans le mouvement, obligée de l’accompagner, incapable
d’en sortir »164. Elle a eu un accident de voiture consécutivement à le foisonnement et
l’alternance ininterrompue de pensées concrètes et existentielles.
Exceptée les hantises existentielles, les quatre femmes souffrent également d’un
sentiment de culpabilité qui entrave leur faculté à continuer leur vie et à « enterrer » le passé,
en particulier l’épisode de l’accident fatal. Shirley Jordan prête attention à ce trauma refoulé :
While his sisters were charged with his care, Pierre was swept out to sea and drowned. His grotesquely
sea-changed body was washed up a month later and it becomes the phantom, the dark unspoken secret
of this novel. A further daughter Eleanore was born, whose diminutive 'Nore' is a constant homophonic
reminder of her ignorance: Nore 'ignore' the family history; she is never told. Despite the hope
represented by this new birth, Nore is woundingly reminiscent of Pierre. The family cannot recover and
it splinters: 'une famille fichue', says Darrieussecq, 'mais qui essaie de continuer'. […].The Johnsons
become diasporic, dispersed over different time zones. […]. All family members, except for Nore,
undergo psychotherapy and live in denial. Even Nore, terrified of water as a youngster and convinced
that in a former life the air was squeezed out of her by some great, wild force, remains obscurely aware
of something.165
161
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 108, 109.
« s’y tenir », « sous les ailes des avions se tenir seule, tenir la ville à l’horizontale » ; « se laisser porter,
glisser, entendre le clic au moment du contact, alors on est au centre, un des centres, un des univers-îles », Marie
Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 110, 111.
163
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 208.
164
Ibid., p. 227.
165
Shirley Jordan, « “Un grand coup de pied dans le château des cubes” : formal experimentation in Marie
Darrieussecq’s Bref séjour chez les vivants », The Modern Language Review, samedi 1ier janvier 2005, p. 56.
162
61
Cette « lésion » est à l’origine des angoisses irrationnelles de ces femmes. Pierre est noyé lors
d’un jeu : « tout seul si petit Anne et moi retenant notre souffle le plus longtemps
possible […]»166. Jeanne est déchirée par la culpabilité, mais elle insiste aussi sur leur
innocence c’est-à-dire qu’elles étaient très jeunes, trop jeunes pour se rendre compte et pour
assumer la responsabilité.
Un sentiment de culpabilité dévore la mère, elle se reproche d’avoir failli à son devoir
et de ne pas avoir été responsable. Elle se tourmente et malgré elle, elle éprouve une colère
légère et subconsciente contre ses deux filles « coupables ». Il n’est point exagéré de dire que
ce trauma a provoqué une scission à l’intérieur de la famille.
Nous éclaircirons brièvement une perspective intéressante, avancée par Arthur Allain
dans son mémoire sur Bref séjour chez les vivants. Selon lui, le deuxième conjoint de la mère
incarne la déformation ou le traumatisme au sein de cette famille. Momo, ayant un visage à
moitié déformé, représente une allégorie pour la famille défigurée. Etant donné que la mort de
Pierre occupe totalement l’existence et la pensée de la mère, elle a besoin de Momo afin de ne
pas s’aliéner entièrement ; alors que pour les autres, les trois filles, il est comme un intrus
dans le milieu familial :
Il ne s’agit évidemment pas d’un tombeau au sens propre mais d’un emmurement progressif de la mère
dans une tristesse inconsolable qui correspond tout à fait au caractère de cette dernière. Momo peut
donc, pour résumer, représenter sur un plan allégorique la dislocation de cette famille et l’enfermement
dans la dépression de la part de la mère. […] l’emmurement inexorable dans la tristesse et la dépression
sans retour possible vers l’été des jours heureux. La matérialisation de l’avenir inexorablement
malheureux de cette famille que nous voyons en Momo se trouve en effet signalée explicitement dans
l’opposition de celui-ci à la figure de John, image inverse du bonheur révolu : « Momo, elles ne l’ont
jamais vraiment accepté, John comme un dieu, un dieu perdu » (P. 21).167
La substitution du père par Momo est dérisoire, les absents sont irremplaçables. Les blessures
morales restent vives et béantes.
166
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 143.
Arthur Allain, « Momo, allégorie d’une famille défigurée », mémoire sur Bref séjour chez les vivants.
(Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la
consultation : 14 novembre 2008).
167
62
2.2.7 White
Le roman suivant, White, développe l’allégorie de la quête humaine sur ce globe : la
vie est un périple.168 Les personnages engagent une exploration scientifique sur le pôle Sud et
y seront invités à réfléchir sur l’existence humaine et particulièrement sur leur propre
existence sur Terre. L’immense vacuité du pôle Sud leur procure d’une angoisse
métaphysique et existentielle.
Les scientifiques qui s’y rassemblent éprouvent une expérience exceptionnelle. L’idée
que l’homme ne pourra jamais expliquer tout s’impose. Il faut admettre l’existence de
mystères impénétrables que l’homme ne pourra jamais élucider :
Edmée Blanco contemple les cinq soleils et son cerveau humain est la seule chose vivante, désordonnée
et vivante, de tout cet assemblage de sphères et de cristaux. Il aurait fallu quelqu’un pour
s’enthousiasmer ; quelqu’un à qui crier : regarde ! Un autre corps délimité par la peau et battant de sang
et capable d’aligner deux pensées cohérentes pour dire si oui ou non une telle chose existe. S’effrayer et
s’enthousiasmer avec quelqu’un pour chasser l’envoûtement, le poids, le silence. Est-ce que c’est
vraiment beau ? et le temps de courir à la base, est-ce que ça ne va pas disparaître ? La chose à cinq
yeux dans le ciel la regarde, elle, Edmée, sans enthousiasme évident.169
Cette confrontation fait ressortir la place relative occupée par l’homme et la grandeur
de la nature. De là, la critique sous-jacente envers la mégalomanie de l’homme, il se croit
impeccable et surestime ses capacités ainsi que l’importance de son ego. Les êtres humains se
caractérisent par une convoitise immodérée d’acquérir du pouvoir et par conséquent ils
s’arrogent le droit d’explorer les zones vierges de monde. Les hommes se croient trop
prééminents ainsi, ils s’écartent de la nature et s’aliènent d’eux-mêmes. Dans ce sens, cette
expérience polaire constitue une leçon de relativisme. Poussée à l’extrême, elle débouche sur
une anxiété énorme devant la vie et aboutit à une aliénation.
Nous repérons une sorte d’engrenage de l’absence : le vide « palpable » ou concret sur
le pôle Sud entraîne une solitude terrifiante qui recèle un vide abstrait et existentiel. Le néant
englobe plusieurs types de « vides » : « Et nous-mêmes dans le verre d’eau de la mer, etc. Ou
dans l’estomac d’un grand ruminant. »170. Métaphoriquement, elle réfère à l’emprisonnement
dans la vie et dans cet espace clos. Malgré l’infinité, la sensation d’un univers
restreint prédomine. L’atmosphère s’avère asphyxiante si bien qu’elle suscite une
168
Comme dans Le Pays, le voyage symbolise la vie qui se compose d’une succession de découvertes.
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 87.
170
Ibid., p. 15.
169
63
claustrophobie : « Enfermés dans un Tupperware secoué dans tous les sens. »171. Tout
d’abord elle veut dire qu’ils sont « incarcérés » littéralement dans l’avion et puis, qu’ils sont
claustrés figurément dans les vastitudes du pôle Sud.
L’angoisse étouffante apparaît dans beaucoup de phrases : « Bleu comme, comme est
bleu quoi, l’inconnu ? Le vide ? La peur, oui : le Grand Sud. »172. A l’instar d’Edmée, Peter
s’attarde souvent sur le sujet de la désolation : « tout est vide et blanc. Immense plateau de
neige […]. Est-ce qu’on peut appeler ça un paysage ? »173. Il est consterné de cette immensité
vaste. Le vide de ce retrait se révèle dévastateur, quoique ils l’aient entrepris de leur propre
initiative. L’isolement jette la amertume de l’existence à la tête des deux protagonistes.
L’existentialisme face à l’inconnu, le néant et le relativisme corroborent l’angoisse
immanente de l’existence.
Les doutes et les réminiscences sur le vide atteindront un point culminant sous forme
d’une réflexion très personnelle concernant l’identité et le sens de la vie humaine. Au début,
les interrogations générales et superficielles dissimulent des interrogations intimes.
Ainsi, Edmée est persécutée par le passé, par l’affaire Higgins et un certain sentiment
de culpabilité. Peter se pose des questions insolubles en ce qui concerne son passé et à l’égard
de son identité. Les deux s’enfuient dans cette mission . Peter admet que : « La nostalgie de
l’Islande est un sentiment que Peter n’avait pas prévu. Mais on est tellement à l’écart ici,
qu’on peut avoir la nostalgie de n’importe quoi ; n’importe quoi de chaud et de vivant. »174
Peter, surnommé le fou est d’origine islandaise, mais il hésite lui-même. Il est visité
par le fantôme de sa sœur, Clara, ainsi que par des souvenirs qu’il n’arrive pas à localiser.
C’est comme s’il a fait tabula rase du passé :
De sa langue maternelle il ne lui restait rien, absolument rien, […], c’était comme si on avait basculé un
interrupteur dans sa tête. Il paraît que ce genre d’amnésie est un phénomène courant chez les enfants
déracinés […]. 175
Les fantômes énigmatiques du pôle observent et commentent les images visuelles qui
hantent l’âme de Peter. Ils remarquent que :
171
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 22.
Ibid., p. 28.
173
Ibid., p. 34, 35.
174
Ibid., p. 102.
175
Ibid., p. 97.
172
64
Le souvenir, si c’en est un, est très loin de la surface mentale de Peter […]. Le souvenir, si c’en est un,
est redevenu si ténu que même nous, les fantômes, avons du mal à percevoir […]. D’image, rien, s’il y
en a jamais eu. C’était peut-être un souvenir de rêve.176
Edmée se pose des questions sur les motifs qui l’ont incités à entreprendre ce
voyage hors du commun. Elle a l’air déconcerté : « Qu’est-ce qu’elle fiche là ? […]. La
sensation de froid aux sinus et dans la gorge, et la pompe accélérée du cœur, voilà ce qui
reste à Edmée, voilà ce qui reste d’Edmée.»177.
Nous observons qu’il y a une alternance entre l’attraction et la répulsion face au vide :
tant le vide spatial que le vide existentiel. Etant donné son côté incompréhensible et
inexplicable, c’est ce dernier qui effraie véritablement et qu’on veut combattre. Les deux
protagonistes, Peter et Edmée, recherchent délibérément le vide sous forme de l’isolement
géographique et la distance de leur environnement, et ironiquement ils sont condamnés à
regarder en face leurs manies. Dans une entrevue, l’auteur confirme que :
Peter et Edmée savent tous deux que la langue qu’on parle est une convention aléatoire, comme le lieu
où l’on est né. Ils savent justement que ce n’est pas très important. L’exil est leur identité, mais avec le
Pôle Sud, ils trouvent un exil hyperbolique, ils sont presque jetés hors de la planète.178
Le néant se révèle trompeur, il n’est que vide apparent. Les deux sont entourés et
observés par des fantômes ; leurs spectres internes respectifs et surtout ceux des
prédécesseurs, c’est-à-dire des explorateurs d’antan. Il est à noter que ces fantômes sont à la
fois différents de et comparables à ceux qui peuplent les autres livres de Marie Darrieussecq.
Dans White, ils se présentent de façon plus prononcée, ils forment une collectivité et ils
s’adressent aux lecteurs. Ils ne sont pas vraiment inventés ou conçus par les personnages
principaux, mais les fantômes s’alimentent de leurs angoisses. Ils soulignent la présence d’une
tension. Exactement comme dans les autres livres de l’écrivain, ils naissent de l’accablement
du passé. Ils nous dévoilent la difficulté de lâcher le passé ainsi qu’une espèce d’angoisse qui
pèse sur les personnages, une anxiété existentielle de vivre.179
176
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 105.
Ibid., p. 88.
178
Entretien réalisé par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004 (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre
2008).
179
Nous élaborerons cette thématique plus en détail dans les chapitres suivants.
177
65
2.2.8 Tom est mort
Le roman le plus récent de l’écrivain, Tom est mort, traite d’une mère qui, désormais,
sera la mère de « Tom est mort ». Nous avons déjà vu qu’elle se considère comme la mère de
quatre enfants, comme si elle a accouchée de quatre enfants, à savoir Vince, Tom, Stella et
Tom mort. La perte du fils définit l’identité des parents ; c’est la raison pour laquelle elle
recourt obstinément au terme de « mère endeuillée », c’est-à-dire qu’elle réclame ce
statut spécifique par analogie avec le terme de « veuve ».
Malgré la distance temporelle, la mort de Tom demeure une réalité extrêmement
angoissante et douloureuse. Cette mort appartient à une réalité cruelle : « Je me suis dit que la
mort, on ne s’en sortait pas. »180. La mère est marquée à jamais par cet accident, elle porte la
cicatrice de cette dislocation qui l’entraîne presque vers la folie. Lucie Cauwe appuie ce point
de vue :
Et c’est cette mère en deuil, amputée à jamais d’une partie d’elle-même par une tragédie, qui se livre,
entrouvrant la porte à la femme en détresse qu’elle a été, consignant sa souffrance pour ne pas
181
l’oublier.
Il est clair que cette mère en grand deuil rejette l’idée de « se remettre » après cette
mort et elle ira même plus loin. Elle établit une comparaison entre les « fantômes » d’un
membre amputé du corps et les fantômes d’un membre de famille mort. Dans les deux cas, la
douleur « fantomatique » se présente comme une douleur aiguë et donne l’impression que le
membre est encore là :
Je ne sais pas comment ça marche, dans la tête. Sur ça, on ne sait pas grand chose. J’ai lu le témoignage
d’un homme qui a perdu un bras, tout son bras, jusqu’à l’épaule. Il a mal à ses articulations fantômes.
La nuit quand il se tourne dans son lit, il anticipe, comme nous faisons tous, la présence de ses deux
bras. Mais l’absence le réveille. Le bras absent lui fait mal. […]. Il paraît que le cerveau peut mettre
une vie entière à apprendre que le bras n’est plus là ; à déconnecter les neurones qui s’occupaient de ce
bras.182
L’idée d’une famille démembrée, déjà rencontrée dans Le Pays, revient ici : la perte d’une
personne aimée est assimilée à la privation d’une partie intrinsèque et substantielle de soimême. Un membre de famille mort est comparable à un membre fantôme, c’est-à-dire à la
180
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 160.
Lucie Cauwe, “Le chagrin d’avoir perdu son petit Tom », Le Soir, vendredi 7 septembre 2007. (Consulté par
Internet : http://archives.lesoir.be, date de la consultation : 24 juin 2008).
182
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 68.
181
66
sensation « éprouvée » à l’endroit d’un membre amputé, atrophié comme si ce membre est
encore présent.
De même, cette mère est persuadée que son fils plane autour d’elle, elle ressent la
présence de son esprit. La mort devient un membre de famille. Elle commence à enregistrer
les vibrations sonores causées par sa voix, mais elle cache les magnétophones parce qu’elle se
rend compte de son inclination au délire et du fait que les autres ne peuvent pas l’entendre.
Elle est privilégiée en tant que mère, plus sensible au nouveau mode d’être de Tom. Même si
elle est accompagnée par le fantôme de Tom, elle doit admettre que, malheureusement, cela
n’apaise guère la douleur. Bien entendu, la présence spectrale est surestimée et n’équivaut pas
du tout à la présence réelle et tangible.
En dépit de sa disposition à éprouver des émotions fortes et à se vautrer dans la
souffrance, elle connaîtra un allègement passagère :
J’ai eu un bref moment de bonheur. L’eau m’a lavée. […]. Le temps a brièvement coulé dans mes
veines. Mon corps se modifiait. Je respirais, mes poumons prenaient l’air dont ils avaient besoin, ma
gorge le laissait passer et l’air regagnait l’air, ensuite, librement. C’était comme dormir, dormir
finalement.183
Nous constatons un certain soulagement, nous comprenons aussitôt que, pour le reste, la mère
est accablée de soucis et par la tristesse. Les premières vacances sont évoquées avec
amertume puisque son bagage comporte la mort de Tom. Sa valise est remplie par le souvenir
de Tom, son arrachement par la mort et tout la souffrance qui y va de pair. La citation
suivante illustre bien le caractère omniprésent de son fils :
C’était huit mois après la mort de Tom. Cette durée-là ne m’évoque rien. Quand je pars en Tasmanie
avec Stella, Vince et Stuart, Tom vient de mourir, ou il est mort il y a très longtemps. Je pars en
Tasmanie avec la mort de Tom depuis toujours. Le temps n’a pas passé, il y a mille ans que Tom est
mort et il meurt tous les jours.184
Elle insiste sur le fait que les « Dix ans à ressasser le vide. »185 n’ont guère été
curatives. Le temps ne possède pas de force magique, la perte d’un enfant marque les parents
de son empreinte ineffaçable : « Le temps ne console de rien. Il y avait les endeuillés purs et
durs, les inconsolables, et les autres, qui voulaient avancer, qui passaient pour des vendus,
des lâches. » 186. Elle proclame que le rétablissement complet, après la mort d’une personne
183
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 156, 157.
Ibid., p. 157, 158.
185
Ibid., p. 13.
186
Ibid., p. 184.
184
67
aimée, n’est guère possible. Cela l’indigne. Elle s’est promise de ne jamais reprendre sa vie
normale parce que cette vie inclut inévitablement Tom. En outre elle se pose des questions
absurdes sur le temps du deuil, les types de deuils et les degrés de souffrance ce qui dépend
entre autres du lien avec la personne décédée. Elle se fâche énormément sur le commerce de
la mort, c’est-à-dire le mercantilisme de notre société actuelle. On commercialise ce qui ne
devrait pas être commercialisable, à savoir la mort, le deuil et la douleur : « Le commerce de
la mort est forcément kitsch. »187. Cette mentalité inspire la répugnance et confirme l’hostilité
et l’injustice de cette société.
Elle opère une répartition de deux espèces humains : « Ça fait comme deux espèces
humaines : les innocents, et nous. […]. On causait entre nous, on s’épaulait et on se haïssait,
on s’autorisait à bredouiller, trempés de morve et de larmes, seuls, mais dans le groupe. »188.
Elle laisse entendre un certain mépris pour ceux qui sont épargnés de la mort d’un proche.
Mais il est vrai qu’elle éprouve avant tout un besoin très fort de parler et d’épancher son cœur.
Le groupe et la compréhension mutuelle des endeuillés forme une aide subtile. Les séances
font ressortir la difficulté à parler d’autre chose et de lâcher. Son identité est associée à
l’événement tragique de la mort.
Elle a martelé l’idée que son identité a été bousculée ; la mère de Tom qui a disparue
et a été substituée par la mère de ‘Tom est mort’ :
Celle qui est mort avec Tom c’est la mère de Tom. Reste la mère de Vince et la mère de Stella. La mère
de Tom n’est plus. Celle que Tom voyait. Celle que j’étais dans le regard de Tom, née avec Tom et pour
Tom. […]. Qui était la mère de Tom ? Je ne la vois plus. Dans les blancs elle disparaît. Il m’a peut-être
emportée. Il m’a prise avec lui. C’était une idée presque apaisante. Me dire que je l’accompagne, où
qu’il soit. Que je lui suis d’un peu d’aide. Et qu’une écorce vide reste ici à faire mes gestes et à garder
mon souffle, une femme de paille.189
La mère s’étiole lentement, elle n’est plus que l’ombre de soi-même. Elle se sent aliénée,
comme une étrangère dans son propre corps : « A part de la mère d’un mort, j’ai très peu
d’idées, sur ce que je suis. »190.
187
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 98.
Ibid., p. 184.
189
Ibid., p. 224.
190
Ibid., p. 246.
188
68
2.2.9 Conclusion
A la lecture des œuvres, une angoisse pour le monde et la situation de vie se manifeste
chez toutes ces femmes. Elle décèle la fragilité de notre existence. En un mot, la fatalité dans
la vie de ses femmes et la notion des aspects incontournables de leur identité exhortent à une
anxiété. Nous constatons d’ailleurs que le vide et la solitude sont liés à une certaine réflexion
existentielle. Les préoccupations centrales des héroïnes étant l’existence individuelle, la
liberté et les choix personnels. Cet enchaînement fait ressortir la responsabilité de chacun et
en même temps la relativité et l’impuissance humaine. La vie impose parfois des « choix » ou
mieux ses lois. Ainsi le manque, causé par la perte d’une personne chérie, conduit à fuir dans
un monde alternatif. Il va donc de soi que cette sensation existentielle augmente l’inquiétude
et que vice-versa l’angoisse contribue au malaise existentiel : les deux s’influencent
mutuellement. L’existence reste une source d’interrogations intarissables, les héroïnes se
posent inlassablement les mêmes questions.
En outre les femmes sont scandalisées par l’attitude de la grande majorité des gens,
c’est-à-dire par leur égoïsme et par leur indolence. On leur inculque des craintes et des
contraintes dont dépend leur bonheur mental. Au sein de cette société, elles se sentent toisées,
incomprises. Sous un déluge de questions, elles se rendent à une appréhension. L’anxiété
suscite donc un raz-de-marée qui paralyse ces femmes. Pétrifiées d’angoisse, il n’est pas du
tout facile de secouer le joug du passé et de se dégager de la crainte. Une escapade dans les
limbes de la pensée humaine, dans les ténèbres de l’inconscient s’impose. Bref un univers
imaginé servira de contrepoids à la réalité.
Voici la justification de ce thème dans le cadre de ce mémoire : l’angoisse, tout
comme la solitude, est une condition indispensable pour le recours à une mesure radicale, à
savoir le retrait dans un univers propre. Notre thèse prône que les fantômes remplacent un
vide laissé par la disparition, la mort ou le départ d’une personne aimée. De cette manière, ils
consolent et par conséquent ils atténuent en quelque sorte les peurs. La création d’un monde
imaginaire qui s’avère moins menaçant constitue un moyen de remplir le vide et de tromper
l’absence puisqu’il accueille les esprits de ceux qui nous ont quittés. Dans la troisième partie
nous tâcherons de montrer que la fuite forme une méthode pour essayer de vaincre la perte.
69
2.3 Création d’un univers propre
2.3.1 Introduction
Dans cette partie, nous aborderons l’incitation à la fuite et à créer un univers propre et
fantastique. Les héroïnes y sont encouragées inconsciemment par les circonstances, c’est-àdire par la solitude et par l’angoisse qui ombragent dorénavant leurs jours dans ce monde
« hostile ». Déçues par la réalité, elles chercheront une consolation dans un monde forgé. De
cette façon, elles franchissent la frontière du réel et dans la dernière partie nous verrons
qu’elles passent également la frontière entre la lucidité et la « folie ». De toute façon elles se
trouveront dans une zone floue et intermédiaire.
En ce qui concerne le mélange d’univers, nous référons au concept de
« l’hyperréalité » de Jean Baudrillard.191 Selon lui « l’hyperréalité » désigne l’interférence
entre la conscience et la réalité. Le terme souligne la déficience de la conscience de distinguer
l’imaginaire de la réalité. La conscience se niche dans le monde de l’hyperréel. Nous
constaterons effectivement que les héroïnes n’arrivent souvent pas à différencier le réel du
fantastique.
Le fabulateur est comme emprisonné dans le rêve de sorte qu’il perd le contact avec la
réalité. Ainsi, il ne réussit plus à faire la différence entre le réel et l’irréel. Pour les héroïnes le
rêve est donc le premier pas franchi. Pour certaines de ces femmes192, l’écriture possède un
effet analogue. Elles tâtent les limites du réel à l’aide de la création d’un univers propre dans
leurs rêveries, dans l’écriture et dans leur imagination.
Les limites s’abolissent de plus en plus tant et si bien que finalement il existe presque
une coïncidence totale entre leurs deux mondes. La réalité et la fantaisie sont des univers
imbriqués les uns dans les autres. L’entrelacement va jusqu’à confondre complètement le
lecteur. Souvent, comme les femmes protagonistes, nous ne savons pas où nous nous
retrouvons exactement. Dans la réalité, dans le rêve ou dans l’imagination ? Un entre-deux
flou s’impose. Les femmes se construisent un univers propre, apte à accueillir le fantôme d’un
disparu ou d’un absent. En accord avec leur enfermement dans la solitude et dans l’angoisse,
elles s’isolent intentionnellement et en même temps de façon inconsciente :
191
192
Paul Hegarty, Jean Baudrillard: Live Theory, London, Continuum, 2004, p. 101.
Il s’agit des protagonistes dans les romans suivants : Naissance des fantômes, Le Pays et Tom est mort.
70
Avec une étonnante assurance, une imagination pour ainsi dire clinique, Marie Darrieussecq raconte
cette inondation par l’absence, cette épaisseur palpable du vide. Elle dessine, de mémoire dirait-on, la
trace exacte laissée dans l’air, dans l’espace et jusque dans les choses par le disparu. […]. Les paysages
se mélangent, d’urbains ils deviennent aquatiques, fantastiques […] les fantômes s’en mêlent,
acquièrent la consistance que les vivants ont désertée…193
Dans ce passage, Patrick Kéchichian avance à juste titre que la logique a été renversée. La
mort est comme une forme de vie, un mode mystérieux, inconnu de l’homme. La plupart des
femmes protagonistes croient à la possibilité d’avoir du contact avec les morts parce que,
selon elles, ils n’ont pas complètement disparu. Ils résident dans un entre-deux indécis, donc il
faudra savoir les y joindre. Cette argumentation légitime leur enfoncement dans un monde
parallèle et irréel.
L’évasion dans un univers détachée du monde ténébreux et menaçant fait chanceler les
certitudes. L’univers construit dans leurs têtes prend toujours de plus en plus de consistance et
se diffuse dans la réalité concrète. La réalité s’éparpille, c’est une preuve de l’aliénation qui
augmente la tendance à la fuite. Les femmes essaient de se faire un cocon sûr, inaccessible
aux « démons » de la réalité et ceux du passé. Nous notons que l’écriture fonctionne parfois
aussi comme une fuite. Précisons que l’écriture constitue une stratégie thérapeutique, il nous
semble que la force de l’écriture consiste dans son influence lénifiante ainsi que dans ses
capacités évasives. Les héroïnes puisent une consolation dans l’écriture qui leur permet
d’échapper à la réalité directe et d’esquiver partiellement les chocs de cette réalité.
Il nous semble légitime d’établir le lien avec le concept de la « fantasmagorie » de
Walter Benjamin, une théorie avancée dans le cadre de la relation entre les aspects objectifs et
subjectifs de la modernité ou du monde moderne.194 Selon Walter Benjamin, il existe une
relation de tension entre « choc » et « aura ». Il précise que le « choc » présente l’abondance
d’expériences dans le monde moderne, le « choc » est par conséquent à l’origine de la
naissance d’une certaine hypersensibilité. L’ « aura », en revanche, forme une réaction sur les
« expériences de choc ». Ceci, par exemple, grâce à une « esthétisation » ou grâce à une
accentuation de l’unicité de l’individu. Il s’ensuit que deux types de « stratégies
d’adaptation » se présentent à l’homme moderne. D’une part, celle de la fantasmagorie, ce qui
signifie la consolation de la magie et le fait de s’enfuir dans le rêve du moderne. D’autre part,
celle de l’intériorisation, ce qui implique l’esquisse d’un cocon sûr et protecteur. Les héroïnes
193
Patrick Kéchichian, « Darrieussecq en pleine métamorphose », Le Monde, 20 février 1998 .(Cet article
provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand).
194
Benjamin Journaal 1, red. René Boomkens, Ineke van der Burg, Wil van Gerwen, Ton Groeneweg, Jan van
Heemst, Paul Koopman, Rudi Laermans, Historische Uitgeverij, Groningen, 1993, p. 126 – 128.
71
de Darrieussecq recourent plutôt à cette dernière tactique. Le vide et la mélancolie auxquels
l’individu se voit confrontés mènent à la mise en scène d’un simulacre fantasmagorique ou
d’un spectacle chimérique. Les personnages des romans de Marie Darrieussecq sont
effectivement enclins à se construire un monde alternatif, substitutif en tant que réaction sur
les chocs de la réalité et sur le monde moderne et menaçant.
Toutes les femmes protagonistes possèdent un côté énigmatique et impénétrable. En
quelque sorte, l’itinéraire qu’elles ont suivi est semblable. Elles constatent tout d’abord qu’il
existe un manque dans leur vie, un vide qui accentue leur solitude. La bataille solitaire livrée à
l’existence déclenche tout un éventail de considérations craintives. Il n’y a pas de délimitation
nette entre la « folie » et la « lucidité » de ces femmes. Elles possèdent toutes les deux côtés et
parfois ces deux se heurtent l’un à l’autre. De temps en temps, ces femmes flirtent avec la
frontière qui sépare les deux « mondes » et dans certains cas, elles la transgressent. Or, nous
hésitons. Souvent il n’est pas clair de quel côté elles se trouvent, mais en tout cas elles frôlent
la frontière. Non seulement la frontière entre la réalité et l’imagination mais aussi celle
séparant la lucidité et la folie. De surcroît, ce retrait dans un entre-deux, constitué tant de la
réalité que de l’imagination, démontre que nous assistons à une espèce de mise en doute de la
réalité ou au moins à une interrogation sur son droit exclusif. Les femmes récusent son
exclusivité. Nous voyons qu’il y a une rivalité entre les deux univers, mais le monde interne et
imaginaire s’impose comme une nécessité pour faire face à la solitude et l’hostilité dans le
monde réel.
2.3.2 Truismes
Dans Truismes, Marie Darrieussecq nous fait entrer dans l’univers surréaliste et
absurde de son héroïne. Il s’agit d’un univers « hyperréaliste » dans la mesure où c’est une
espèce de combinaison de l’onirique et du réel. Il s’avère très difficile de séparer ce qui se
produit réellement et ce qui se déroule dans la fantaisie fébrile de la narratrice et du coup,
dans son univers à elle.
Nous pouvons nous demander en effet si cette prétendue métamorphose n’est que fruit
de son imagination trop vive. La réalité cruelle et le monde hostile obligent cette jeune femme
à se reculer ; elle s’évertue d’abord pour fléchir aux normes de la société régie par des
hommes dominants et lascifs. Finalement elle retrouvera la « paix » dans un univers au-delà
72
de la réalité. Or, il convient de noter que la frontière est floue. Nous sommes invités à
inspecter cet espace bizarre à l’écart du monde « répugnant ».
La tentation à la fuite sera plus présente encore dans les autres livres de Marie
Darrieussecq. Il convient toutefois de mentionner que dans Truismes la fondation d’un autre
univers n’a rien à voir avec la « compensation » de la perte d’une personne aimée. Or, il se
peut que la métamorphose se produise afin de compenser la « perte » de soi-même puisque
l’héroïne se sent esseulée. Elle s’impose donc à cause de la difficulté de rester fidèle à ses
principes moraux. Dans Truismes, la fugue se fait plutôt inconsciemment tandis que dans les
autres romans de l’auteur, l’évasion est un choix plus ou moins conscient. Les héroïnes des
autres livres commencent par une fuite réelle ou géographique ou au moins par l’isolement
dans leur intériorité. En raison des circonstances, elles se voient contraintes à envisager
d’entreprendre une fuite dans leur fantaisie.
Comme la fuite dans Truismes se fait à moitié inconsciemment, elle prend la forme
d’une métamorphose extraordinaire qui incite à une prise de conscience. La résistance contre
cette métamorphose accentue la dualité de cette femme. Malgré tout elle veut faire partie de
l’élite sociale parce qu’elle a été victime d’un lavage de cerveau par la dominance des
hommes.
Issue de sa fantaisie, cette réaction me semble très plausible en tant que fuite de la
réalité. Faute de possibilité de s’échapper physiquement, à la fin, la femme se forge une sorte
d’univers dans son imagination pour s’y retirer et pour se protéger des assauts de la part des
autres.
Bref, l’animosité croissante de la société provoque de nombreux effets. La jeune
femme se transforme physiquement. Or, la métamorphose la plus essentielle est celle qui se
déroule au niveau subconscient donnant lieu à une prise de conscience, notamment à la
désapprobation de la mentalité en vigueur. Dans une entrevue, Marie Darrieussecq confirme
cette interprétation en étayant que l’héroïne se fait de plus en plus humaine dans le roman.
Son évolution corporelle ne reflète pas du tout son état spirituel ; au contraire, sa progression
mentale et morale devance clairement celle de tous les autres dans cette société. Voici ce
qu’elle en dit :
Truismes, mon premier roman publié, était d'une certaine façon un manifeste littéraire: l'aventure d'une
femme aliénée (au point qu'elle ne se rend pas compte qu'elle est prostituée) qui peu à peu se libère des
73
clichés pour trouver sa voix. Son corps, se transformant, lui signifie que maintenant, tout de suite, si elle
veut survivre, il faut qu'elle se mette à penser. Ce qui lui arrive est inouï, n'a jamais été codifié par les
lieux communs. Son expérience unique échappe aux registres sociaux. Elle doit donc inventer sa voix,
vivre l'aventure d'une langue, qui à mesure que le livre avance et que le corps oscille de symptôme en
symptôme, s'enrichit, se complexifie, en vocabulaire et en structure, pour se dégager des truismes.195
De même, dans une autre entrevue, l’écrivain atteste que la métamorphose essentielle
est celle d’une jeune femme ingénue qui manque d’esprit critique en une femme plus mature,
indépendante et consciente. Elle explicite son intention et son point de vue en la matière :
Très bien, toutes les lectures ne sont pas possibles, mais beaucoup le sont. Mais pour moi, c’était
comme pour tous mes livres d’abord l’aventure d’une voix. C’est-à-dire qu’au début on a une femme
qui est tellement aliénée, tellement à côté d’elle-même qu’elle ne se rend même pas compte qu’elle est
prostituée, lalalala… Et tout à coup, son corps lui dit « tu es une personne », son corps va se transformer
en monstre, et un monstre, c’est une chose qui n’a jamais eu lieu. Un monstre, c’est donc une créature
qui n’a jamais pu être codifiée par la société, qui n’a jamais été dite par la société. Les truismes, c’est-àdire les clichés, les lieux communs n’ont pas pu recouvrir ce corps monstrueux. Or c’est une femme
totalement exploitée qui, n’ayant aucune culture politique, intellectuelle, etc. n’a pas de mots. Elle ne
peut utiliser que des truismes, des clichés. Comme son corps lui dit « il t’arrive quelque chose à toi, et à
toi d’une façon unique », elle est obligée de se mettre à penser pour la première fois de sa vie et à
essayer de faire des phrases pour la première fois de sa vie. Elle devient une personne, c’est la
métamorphose d’un objet femelle en femme consciente. Ce livre a été très mal lu. Ce qu’il fallait lire à
mon sens, c’était que la voix se complexifiait. Plus les pages passent, plus il y a du vocabulaire, plus la
syntaxe s’enrichit et plus la pensée de cette femme se complexifie. Plus elle devient humaine en fait.
Pour moi, c’est l’histoire d’une libération par la pensée.196
Cette citation nous montre que les apparences sont trompeuses. Si cette femme se transforme
en truie, en bête, elle n’adopte pas du tout les instincts pulsionnels caractérisant les animaux.
Les autres hommes, en revanche, gardent bel et bien leur forme humaine mais ils font preuve
de mœurs douteuses, voire dépravées. Leur aspect ne correspond pas à leur caractère. Il ne
faut se fier aux apparences ; l’héroïne, naïve et innocente, en sera victime. A l’exception de
son amant, Yvan, tout le monde l’exploite à des fins intéressés.
Au fond elle s’aperçoit des abus et des méfaits. Inconsciemment, elle se rend compte
du fait que la majorité de ses clients masculins se rapprochent des cochons : « […] le lit de
massage devenait, sous leurs nouvelles envies, une sorte de meule de foin dans un champ,
certains commençaient à braire, d’autres à renifler comme des porcs, et de fil en aiguille ils
se mettaient tous, plus ou moins, à quatre pattes. »197.
195
Entretien réalisé par Becky Miller et Martha Holmes en décembre 2001, (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/entretien2004.html, date de la consultation : 14 novembre
2008).
196
Entretien avec Jean-Marc Terrasse, « « Comment j’écris » Marie Darrieussecq », (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/ent_exclusif.html, date de la consultation : 14 novembre
2008).
197
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 27.
74
Marie Darrieussecq opte pour une approche ironique, elle renverse le cliché ou les
« truismes ». Il semble que cette femme soit touchée par cette métamorphose en animal parce
qu’elle refuse de participer aux excès et aux avilissements. Bien que ce soit elle qui subit cette
métamorphose absurde en animal, ce sont les autres qui se comportent comme de véritables
bêtes. Il suffit de rappeler les fêtes licencieuses et les dévergondages à Aqualand. Nous
adhérons donc partiellement à l’opinion de Fabrice Gabriel qui écrit :
On rit, pourtant, mais d'un rire effrayé, car la métamorphose de la truie révèle, en contrepoint, la dérive
d'une société où le groin ne fait pas toujours le porc. Employée pour un "mi-temps payé presque la
moitié du Smic", la narratrice découvrira, après l'obligatoire gâterie au patron, les dures lois du
capitalisme dans un boudoir : sa parfumerie n'est qu'un lupanar lieu, nous dit l'étymologie, où les loups
se font cochons. Là réside l'efficacité satirique du livre : tandis que l'héroïne sorte d'indécise Justine à
soies connaît les affres candides de la déchéance animale, un univers triomphe, où l'humanité n'est plus
qu'un souvenir. […] Brave bête, la cochonne sert à dire, on le voit, la faillite des systèmes, l'échec de la
polis réduite ici à un univers fangeux où dominent télévision et SPA.198
Selon Fabrice Gabriel : « Son principe est simple : les confessions d'une jeune fille
dérangée, dans sa découverte du monde, par les transformations incontrôlées de son corps
qui réclame, toujours plus fort, son droit à l'animalité. »199. Mais, il faut nuancer l’envergure
de ce terme d’« animalité ». Nous venons de voir, dans les citations extraites de deux
entretiens avec l’auteur, qu’elle attire notre attention sur le fait que cette femme se fait de plus
en plus humaine au cours de sa vie. La transformation en truie est corrélée à une prise de
conscience concernant les injustices et les maux dans la société. Elle est harcelée de rêves
prémonitoires :
J’étais nue sur le carrelage, mais ma peau était devenue si épaisse qu’elle me tenait pour ainsi dire
chaud. Quand j’ai enfin réussi à bouger, cela a fait comme un arrachement en moi, comme si l’usage de
ma volonté demandait de terribles efforts à la fois à mon cerveau et à mon corps. J’ai voulu me mettre
debout et curieusement mon corps s’est comme qui dirait retourné vers moi. Je me suis retrouvée à
quatre pattes.200
Après ce cauchemar, la femme fait des constatations épouvantables. Parfois il s’avère
difficile, même pour le lecteur attentif, de séparer la réalité et l’imagination. En outre,
Darrieussecq nous fournit peu de repères, il paraît qu’elle implique le lecteur et le dépiste
intentionnellement. Il se demande en vain ce qui se passe véritablement et ce qui n’est qu’une
espèce d’hallucination ou de fantaisie :
198
Fabrice Gabriel, « Marie Darrieussecq – évidemment (chronique) », Les Inrockuptibles, 4 septembre 1996, p.
24.
199
Ibid.
200
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 54.
75
J’étais tellement bouleversée par tout ce qui venait de se passer que j’ai ressenti le besoin de me
regarder dans la glace, de me reconnaître en quelque sorte. J’ai vu mon pauvre corps, comme il était
abîmé. De ma splendeur ancienne tout ou presque avait disparu. La peau de mon dos était rouge, velue,
et il y avait ces étranges taches grisâtres qui arrondissaient le long de l’échine. […]. Et là, dans le
miroir, j’ai vu ce que je ne voulais pas voir. Ce n’était pas comme dans le miroir du marabout, mais
c’était aussi terrible. Le téton au-dessus de mon sein droit s’était développé en une vraie mamelle
[…].201
La plupart du temps, la pauvre femme vacille physiquement entre ses deux états ; mitruie et mi-femme. Initialement, elle s’approche le plus de son état animalier de truie
lorsqu’elle subit les humiliations et les abus des autres. Dans la sérénité, elle reprend plus
aisément sa forme humaine. Finalement, lasse de s’efforcer, elle décide d’accélérer sa
métamorphose en recherchant la compagnie des animaux. Ne voyant aucune issue, elle ne
craint pas de « feindre » sa « bestialité » ou mieux son « altérité » afin d’obtenir du repos et de
se mettre à l’abri de la société. Il s’agit donc d’une façon de s’isoler et de se protéger.
Quoiqu’elle ne se construise pas consciemment un univers propre, elle flirte
mentalement avec la frontière virtuelle entre la réalité positiviste et sa réalité imaginaire et
fictive. Elle explore la zone transitoire et s’y égare complètement. Fabrice Gabriel affirme que
: « Le récit de cette lente mutation est d'abord un défi à la narration, qui hésite et joue des
désignations de la femme et de l'animal, laissant l'héroïne se perdre dans cet inquiétant entredeux... »202.
La femme hésite, elle ne sait plus que faire ni comment réagir à cette incongruité et à
cette mesquinerie de la part des hommes. L’héroïne se perd dans la société selon laquelle la
féminité égale l’altérité, l’infériorité et la faiblesse. En d’autres termes, elle est dédaignée,
discriminée et humiliée. Elle décide de se fuir203. D’abord elle a voulu se rendre à la
campagne204, mais elle s’enfuit tout d’abord dans un hôtel205. La métamorphose constitue une
allégorie : le monde est cruel et l’homme est bestial. Elle s’impose comme une fugue efficace.
Bref, il semble que cette métamorphose, éventuellement fruit de son imagination,
constitue un moyen pour se protéger contre le monde agressif, un monde dans lequel elle ne
se sent pas chez soi. Sa transformation en truie se fait graduellement. Au fur et à mesure
201
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 55.
Fabrice Gabriel, « Marie Darrieussecq – évidemment (chronique), Les Inrockuptibles, 4 septembre 1996, p.
24.
203
« Il n’y avait plus rien qui me retenait dans la ville avec les gens. », Marie Darrieussecq, Truismes, Paris,
P.O.L, 1996, p. 81.
204
« Je voulais partir à la campagne, je sentais que j’y serais mieux. », Marie Darrieussecq, Truismes, Paris,
P.O.L, 1996, p. 86.
205
« Je suis entrée dans un hôtel en bordure du périphérique. », Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L,
1996, p. 87.
202
76
qu’elle s’aperçoit de l’hypocrisie de l’homme, elle réussit à s’éloigner des êtres humains.
Dans ce sens elle se crée un univers à elle, refusant de participer à une société corrompue et
méprisable. Son altérité pèse toutefois, une infime partie de sa nature se passe du contact
humain. Cela éclaircit les flottements. Pour se libérer de ses hantises, à savoir la solitude, les
angoisses et la société ingrate, elle se fuit donc et entre dans un univers non réel. Dans la
forêt, à l’abri des « atrocités » de la société, elle se construit un « univers » sûr et paisible.
Cette fin paradisiaque fonctionne comme une mise en garde contre la société, dans ce retrait
elle retrouve un bonheur relatif à couvert de la société « ennemie ».
En résumé, nous ne savons pas si cette métamorphose s’accomplit effectivement ou si
elle est inventée et se produit intérieurement. L’auteur ne nous donne pas vraiment les
éléments pour trancher. Il se peut que cette transformation soit imaginée et qu’elle se déroule
au niveau fantastique, c’est-à-dire aux confins de la réalité dans une zone floue qui frôle
l’absurde. Toutefois, il est certain qu’elle forme une fugue.
2.3.3 Naissance des fantômes
Dans le deuxième roman de l’écrivain, l’héroïne navigue entre la réalité et son
imagination. Elle entame délibérément ce voyage puisqu’au cours de ce trajet elle rencontre
son mari-fantôme qui réside quelque part dans cet entre-deux flou. L’absence physique de son
mari est compensée intellectuellement c’est-à-dire que mentalement il est présent. La femme
s’écarte de plus en plus du monde des vivants en fréquentant ce monde intermédiaire. Pieter
Van Os appuie qu’en visitant le spectre de son conjoint, elle se perd :
De vrouw probeert haar man vast te houden en dan blijkt dat haar wereld nauwelijks te beheersen valt
als die wordt geregeerd door angst, verlangen en onzekerheid. […]. Haar man blijft bestaan zolang ze
zich voorstellingen van hem maakt. Omdat hij concreet afwezig is, zoekt ze hem in een soort
tussenruimte. Maar met het maken van de voorstelling van haar man wordt ze ook zelf het middelpunt
van zijn afwezigheid en lost op in een wereld van niet-bestaande dingen. Dat botst. Want wat is nog
echt? 206
Elle tergiverse entre la présence et l’absence mentale, cette hésitation donne lieu à une
certaine étrangeté, une aliénation. Au début, elle s’en rend compte, mais il paraît qu’elle ne
résiste guère. Le critique du Monde écrit que :
206
Pieter Van Os, “Marie Darrieussecq, spookverschijningen”, De Groene Amsterdammer, 10 février 2001, p.
35.
77
Rien ne reste en place. Les paysages se mélangent, d'urbains, ils deviennent aquatiques, fantastiques ;
non loin de la bouche du métro, on s'avance sur la plage ; les fantômes s'en mêlent, acquièrent la
consistance que les vivants ont désertée…207
L’héroïne semble en effet totalement désorientée, elle se dissout dans un monde irréel et
imaginaire qui s’avère à la fois menaçant et rassurant. Menaçant parce que la femme sent
qu’elle s’éloigne de plus en plus du monde rationnel des vivants dans un monde instable ;
accueillant parce qu’elle y rejoint en quelque sorte son mari disparu.
Maintes fois, cet univers qu’elle habite a l’air d’un mélange de deux univers. Etant
donné la frontière imprécise entre la réalité et l’imagination, la réalité se brouille. Elle est
consciente qu’elle commence à errer partiellement dans un monde éloigné de la quotidienneté,
dans un entre-deux :
Ce bref échange téléphonique m’a laissée suspendue dans un entre-deux pénible, rassérénée sans doute
par la virulente présence de mon amie (…), mais esseulée aussi, au bord d’une très grande mer, et je
voyais s’éloigner Jacqueline, qui secouait distraitement la main.208
Elle ne traverse qu’à moitié consciemment la frontière qui sépare tous les espaces
formés dans sa tête. Elle entre dans un monde, une existence dans son esprit. Cet univers
propre ignore la disparition de son mari. En fait, elle se cramponne avec acharnement à une
réalité envolée. Néanmoins elle est poussée vers une incertitude ainsi que vers une angoisse
existentielle. Elle va très loin, l’hésitation affecte toutes les certitudes et aboutit à une mise en
doute de la réalité et du passé.
Elle feuillette son album de mariage et y voit les signes précurseurs de la disparition :
« Mon mari, dont le visage n’était plus visible nulle part […]. Bientôt, dans le défilement des
pages, je ne suis plus qu’une épouse factice, solitaire et désolée, la main encore levée vers un
coude absent. »209. Elle regarde cet album avec les yeux contaminés par la disparition de son
mari. Désormais son univers est régi par l’absence de son conjoint, elle est emprisonnée dans
ce monde et ne peut plus se rendre compte du monde qui précède à la disparition. Elle
confond la réalité actuelle avec la réalité antérieure et les fusionne en un monde.
Son monde éclate, cela ébranle son « empire » imaginé et l’ébranle. Son imagination
atteint parfois des points culminants inconnus. Imprégnée des idées déviantes concernant cette
207
Patrick Kéchichian, « Darrieussecq en pleine métamorphose », Le Monde, 20 février 1998. (Cet article
provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand).
208
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 18.
209
Ibid., p. 51.
78
disparition, inapte à s’en remettre et à penser à autre chose, elle sera en proie à une certaine
« folie »210. Par exemple quand sa mère appelle lors d’une rêverie, elle est ramenée
brusquement vers la réalité, mais pas pour longtemps :
[…] tout a semblé reprendre une sorte de demi-vie, un mouvement a joué à travers le rayon. On me
parlait, ma mère m’appelait de son bureau. L’entendre m’a tout à fait réveillée. Il m’a semblé qu’il
suffirait pour renouer avec la normalité des choses, de reprendre avec elle notre vieille partie ; et tout se
remettrait en place, le kaléidoscope se stabiliserait sur la bonne image : moi, mon mari, ma belle-mère,
ma mère. […] ton mari, a dit ma mère, et je n’ai plus entendu que le bruissement d’une petite forêt entre
nous, un petit bois, des pépiements. Il me semblait que sa voix s’amenuisait, rétrécissait comme un
corps matériel de plus en plus petit et incongru […]. J’ai raccroché. Le jeu était entièrement
transformé.211
Elle se sent glisser de la réalité dans un autre univers. Elle parle de la « normalité des
choses » et elle exprime son souhait de revenir au monde normal et surtout à l’ère « prédisparition ». L’utilisation du conditionnel (« suffirait », « se stabiliserait ») démontre
toutefois qu’elle n’y parvient pas et par conséquent elle reconnaît qu’elle est « anormale » ou
bien « folle ».
La femme s’installe dans un univers parallèle disons, dans lequel la disparition de son
mari est récompensée par sa présence fantomatique. Elle se dérobe au monde réel de la
disparition et s’établit dans un monde factice. En ce sens, elle se métamorphose également,
mais d’une manière différente. Elle se transforme parce qu’elle ne peut pas maîtriser ni
accepter la réalité trop dure. Dans ce deuxième livre, la métamorphose n’est pas corporelle,
bien que les changements se présentent tant au niveau de l’esprit qu’au niveau du corps dans
la mesure où elle subit des effets physiques comme l’insomnie. Cette femme-ci se transforme
en un être faible, indécis et anxieux. Elle ne sera plus que l’ombre infime de la femme qu’elle
était :
[…] et j’avais l’impression d’être moi-même une grosse chose vibrante et chaude. Ce soir-là, ce fut la
dernière fois, à mon souvenir, que je réussis à me percevoir comme entière, pleine et ramassée ; ensuite
je me suis diffusée comme les galaxies, vaporisée très loin comme les géants rouges. 212
Cette femme rôde dans un monde labyrinthique qui se détache de la réalité. Elle fait
vagabonder son imagination et rompt ses liens avec la réalité jusqu’à l’écarter complètement.
Elle se sentira comme un intrus dans le monde. La réalité s’embrouille complètement et
l’héroïne perd l’appui ; par instants elle frémit d’effroi devant le chaos qui s’est emparé de la
ville et de la vie :
210
Nous y reviendrons dans la dernière partie.
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 56, 57.
212
Ibid., p. 15.
211
79
Qui me permettait de croire que j’étais, moi, la meneuse du jeu, alors que j’observais, soupçonneuse, les
murs et les pigeons qui allaient m’éclater de rire au visage ? Je tournais à l’angle des rues comme je
contournais petite les joueurs immobiles, et l’effroi commençait à me gagner. Les maisons étaient
hautes, raides, contractées par l’effort. Je n’osais plus lever la tête. Il me semblait que les toits se
penchaient sur moi, trop abrupts, et que d’énormes semelles arracheraient les fondations pour m’écraser
comme vermine. […]. Alors je verrais ce qu’il en était pour de bon : que le soleil n’immobilisait que des
murs factices. Je dus m’immobiliser à mon tour, pétrifiée : car je voyais, là, en plein jour, au coin de la
rue, il n’y avait plus de murs, plus de rue, plus de ligne de toits, plus de ville ; et ces traits flous dans les
hauteurs, étaient-ce encore des pigeons ? 213
La réalité se brouille au fur et à mesure que les jours avancent. La menace des rues, des
immeubles, de la réalité et de vide ravageur culmine. Elle a une hallucination qui mène à un
mélange absolu de la réalité et de l’imaginaire. Une autre réalité s’installe là ; la ville, les
bâtiments, les murs…tout est menaçant, à la fois réel et artificiel.
Bref, par le biais de l’imagination elle a voulu se retirer dans une « réalité » différente
dans laquelle son mari réside, mais elle comprend que cet espace n’est pas non plus vivable.
Les frontières s’estompent et suppriment les certitudes. La femme ne sait plus distinguer les
deux.214 La vie est comme un thriller au rythme saccadé, la réalité la chasse et la trompe. Il est
clair que son imagination démesurée et son aliénation causent une folie débutante. Elle
continue :
[…] cet agencement plutôt conciliant de l’espace, avait cédé la place à une réalité autre, dont j’ignorais
si elle était prête à concerter avec moi une forme habitable d’accord. Il ne s’agissait plus de mon
immeuble, mais d’un brouillard levé, tendu entre moi et d’autres brouillards, empruntant d’un seul élan
la dimension qui lui restait. […]. Puis, mon attention se relâchait, et c’était moi alors, qui tout entière
me décomprimais en me mêlant à d’autres brouillards. Le soleil faisait s’évaporer le monde, et je
flottais. La ville évoluait selon les lois d’une chimie sublime, où la matière passait de solide au gazeux,
esquivant l’état liquide pour se déliter peu à peu en dépense de brume.215
Elle doit se sauvegarder mais elle ne sait pas comment, elle ne voit aucune solution
durable. Elle renonce à la réalité et décrit son « ascension » dans un monde alternatif. Dans les
passages suivantes, l’héroïne dépeint de nouveau les déformations du réel et les menaces qui
émanent de l’univers :
L’appartement était hanté de gestes doubles, fendus en deux par l’absence de mon mari ; fumer
inaugurait un autre temps, mais dans lequel il m’était également impossible de vivre. Le temps ne
passait plus. Dormir dehors désormais, être assassinée, ou courir me noyer dans les vagues, devenait
une possibilité […].216
213
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 102, 103.
“Hij maakt deel uit van een wereldbeeld waarin alles een vaste plaats heeft. Met zijn verdwijning stort dit
beeld in. […] Het lijkt alsof ze op straat […]: zolang zij niet kijkt wordt ze door hen achtervolgd, ze hoeft zich
maar om te draaien en alles staat gewoon stil. Maar ook zijzelf voelt dat ze niet langer bepaalt welke plaats haar
lichaam inneemt: haar moleculen van vlees en gedachten vallen in een wolk uiteen.”, Wineke De Boer, De
Volkskrant, vendredi 23 février 2001, p. 14.
215
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 104, 105.
216
Ibid., p. 152.
214
80
Elle décrit la pression écrasante des murs et de l’espace réel :
Je sentais de nouveau les murs obliquer ; le lit monter vers le plafond […] ; l’espace entre le lit et la
fenêtre se rétrécissait au point que la rue semblait prendre sa source sous mes draps, et le quadrillage de
la ville jaillir de moi comme un filet. Le lit s’approcha si près de la fenêtre que je crus qu’il allait fendre
les vitres et m’emporter […] j’éprouverais le sillage de mon vol. Au bout, limpide, il y avait la mer. En
regardant seulement le ciel, je pouvais l’imaginer, la mer, battant au pied de l’immeuble, j’entendais le
souffle du ressac dans le hall, la porte fracassée, et les coquillages s’incrustant peu à peu dans la pierre
(…).217
Sa fantaisie l’emmène à la mer, dans sa rêverie les vagues inondent littéralement le bâtiment.
Son imagination déferle. Son monde est devenu un amalgame disparate et inextricable
d’éléments variables et déconcertants. Nous constatons la présence d’un décalage entre la
réalité et l’imagination, cependant les deux espaces s’avèrent inquiétants et sinistres. Adela
Cortijo Talavera observe que la femme entraîne ses peurs et ses manies dans l’univers qui
devrait être dépourvu de ses hantises :
La vision de « […] l’infiniment grand, l’infiniment petit, l’infiniment mouvant puissamment rythmés
par l’attente », l’emmène à projeter son affliction, son chagrin, sa concentration dans une autre
dimension qui ne correspond pas avec la réalité admise. […]. La narratrice reflète son angoisse, son
incrédulité, dans un univers morbide, pas solide qui cache son mari, où la lumière se fait liquide […]. Et
à la fin, dans la maison familiale, à côté d’une mère/sirène, elle ne peut saisir le monde qu’à l’envers.218
En effet, tout devient aquatique et liquide dans son univers. Elle perd le contact avec le monde
réel. Le monde imaginaire se confond complètement avec la réalité, désormais l’univers irréel
est en vigueur. Apparemment, elle prétend que la réalité concrète se fait de plus en plus
irréelle et que son univers propre s’impose comme la seule « réalité » : « La visite de
Jacqueline, comme j’étais enfouie dans mon canapé à me demander, seconde par seconde,
comment j’allais pouvoir survivre au néant de la soirée, la visite de Jacqueline eut quelque
chose d’irréel. »219. Son nouveau monde est lugubre (« morbide ») dans la mesure où il recèle
l’image, voire le spectre d’un absent. Il est d’ailleurs accablant à tel point qu’il constitue une
incitation à l’égarement et à la « folie ». Mais, il s’avère également réconfortant puisqu’il
substitue le vide âpre laissé par son mari, d’ailleurs l’apparition de son fantôme dans cet
217
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 155, 156.
Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l’œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de
València, p. 5. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf,
date de la consultation : 23 octobre 2008).
219
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 73.
218
81
univers à elle, se révèle très crédible : « Tout se prépare, elle se construit un environnement
irréel, propice à l’apparition du fantôme qui a été engouffré par l’espace marin. »220.
A la fête de sa mère, la femme occupe visiblement un autre univers. A partir de cet
entre-deux, elle contemple les autres invités dans le salon où elle demeure aussi, en réalité :
[…] jusqu’au moment où l’on touche un élément d’un autre univers, alors on est foudroyé sur place
(ainsi, dans le corps, la présence de deux certitudes affrontées, qui déchargent, en adrénaline leur entredeux). L’envers de la rue était comme une remontée de la mer, une nuit d’inondation […] pour naviguer
au-dessus du lotissement, il aurait fallu connaître les haut-fonds du labyrinthe […]. La bulle d’air du
salon jetait une lueur verte, c’était un aquarium à l’envers et j’étais, moi, le requin […] je voyais tous
ces gens qui respiraient, dans la lumière se diluant rapidement sous l’ombre des pins, tous ces gens qui
se mouvaient en silence dans l’épaisseur gazeuse du salon, et qui supportaient sans sursaut, dans le
même glissement toujours continué de personnages sur coussins d’air, l’absence de mon mari. Il aurait
fallu que quelqu’un vienne, me prenne par la main, me parle, me dise de rentrer.221
Elle est au bout du souffle, totalement exaspérée, ne sachant plus que faire pour rejoindre les
vivants au monde réel. Désespérée, elle s’enfonce réellement dans un autre univers.
Dans cette création d’un univers propre, nous pouvons donc repérer un désir très clair
de se fuir. La femme en est consciente, elle remarque le manque d’imagination de son
conjoint : « mon mari n’a jamais su s’évader dans son sommeil »222. Cela implique, à
l’opposé de son mari, qu’elle sait s’enfuir dans ses pensées et dans ses rêves. Ainsi, elle se
retire dans le monde de ses rêves pour se rendre à la mer, bien qu’elle vive à Paris, où les
vagues murmurent des paroles consolatrices : « Le manque de sommeil a des effets bizarres.
Je ne sais pas comment je suis arrivée sur la plage. Le chuintement des vagues m’a réveillée.
»223. Cette description ressemble à une hallucination. A-t-elle atterri dans un rêve profond ou
est-elle rejetée sur la côte ? En tout cas, elle a une capacité particulière d’échapper à la
banalité quotidienne. Le rêve ménage un pont entre le réel et le fantastique. Elle se trouve sur
le littoral :
La plage était vide, personne ne vient jamais ici, les habitants oublient que la capitale est balnéaire. […]
le ciel défilait dans mes pupilles comme un ensemble de cerf-volants, ça avançait par déchirures dans la
massivité des nuages. Le long des vagues, c’est un endroit où l’on peut donner une image à l’absence,
c’est un endroit qui soulage un peu parce que c’est très grand et vide. Le temps de rester là à regarder
les vagues et le ciel par-dessus, on se déploie jusqu’à l’horizon avec la mer, ce temps-là seulement
l’absence et la durée sont peut-être et conjointement des choses qui existent.224
220
Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l’œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de
València, p. 5. (Consulté par Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf,
date de la consultation : 23 octobre 2008).
221
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 135, 136.
222
Ibid., p. 45.
223
Ibid., p. 61.
224
Ibid., p. 64.
82
En fait, elle est plutôt vacillante entre la réalité concrète et une réalité plus floue, sa réalité
personnelle. Elle commente de façon assez lucide son désir de s’envoler afin d’échapper à son
état misérable et au monde réel. Elle comprend néanmoins que c’est une chimère de pouvoir
« échapper à la pulvérisation de l’espace »225.
2.3.4 Le mal de mer
Dans ce roman, la fuite est très prononcée. D’une part elle est très concrète, mais
d‘autre part elle se révèle abstraite et imprécise puisque les raisons de cette fuite demeurent
latentes. Dans un compte-rendu publié dans Le Monde, Patrick Kéchichian se prononce
pour cette observation :
Elles ont fugué, comme avait fugué le mari de Naissance des fantômes (POL, 1998), laissant son épouse
constater, sur elle-même, les effets dévastateurs de l’absence, dans cet espace onirique ouvert par la
fêlure du réel. Aucune explication circonstancielle ou psychologique bien sûr.226
De toute façon, il est saillant que cette mère veut échapper à la routine quotidienne et
se défaire d’un rôle qu’elle ressent comme une charge immense. Or, il paraît que le poids de
son existence ne sera enlevé que lorsqu’elle s’établit dans un univers irréel. En d’autres
termes, la fuite réelle à la mer s’avère décevante. Il faut que la mer fasse refluer réellement la
réalité misérable. Tiphaine Samoyault précise le suivant à propos de l’univers particulier érigé
dans Le mal de mer :
Le Mal de mer, le troisième roman de Marie Darrieussecq, fait naître le fantastique différemment : exit
les histoires abracadabrantes, le quotidien devient lui-même source d'étrangeté. Basée sur la dynamique
de la mer, son écriture emporte tout sur son passage. […] que d'une situation presque ordinaire on peut
tirer suffisamment de fantastique et d'étrangeté.227
Dans une étude universitaire, Adela Cortijo Talavera soutient également cette opinion :
Dans ce roman l’espace fantastique est peut-être plus subtil, il s’étale dans la confusion d’éléments,
dans l’absence de limites entre le ciel et la mer, la mer et la côte, dans les lisières, dans les joints du
monde en mouvement perpétuel.228
225
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 71.
Patrick Kéchichian, « Les monstres marins de Marie Darrieussecq », Le Monde, 19 mars 1999, p. 3.
227
Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59.
228
Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l'œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de
València, p. 5, 6. (Consulté par Internet:
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf , date de la consultation : 23 octobre
2008).
226
83
La force du livre ainsi que celle de la mer consiste à transférer le fantastique au quotidien ou à
la banalité. L’étrangeté, l’absurde et la folie sont toujours aux aguets et émergent
spontanément des réminiscences quelconques. Les rêveries bizarres ainsi que les réflexions
surprenantes de cette mère abondent et nous emmènent dans son univers irrégulier et
fantastique. Elle oscille entre la réalité et l’imagination, elle s’enfonce dans un monde tout à
fait anormal qui côtoie la réalité ou dans « l’imaginaire marin » dont parle Adela Cortijo
Talavera. Elle note d’ailleurs l’omniprésence de la mer et de l’eau dans la plupart des livres de
Marie Darrieussecq. La mer fonctionne comme une sorte de métaphore pour la mémoire et
par extension pour le monde imaginaire qui se déploie dans la tête de cette mère.229 Nous
sommes plongés effectivement dans les têtes des héroïnes comme dans la mer et ces femmes
aussi, elles sont immergées dans leurs propres raisonnements et dans leurs fantaisies.
En outre, la dynamique de la mer fonctionne à des niveaux multiples. Elle est
accueillante, fascinante mais aussi dangereuse et implacable. La mémoire possède plus ou
moins les mêmes caractéristiques. Elle recueille des souvenirs joyeux, par exemple des
souvenirs d’enfance, mais elle abrite aussi des souvenirs extrêmement douloureux, voire des
véritables traumas. Les deux « lieux » représentent une réalité différente, tous les deux
exercent une attraction énorme qui se révèle de temps en temps irrésistible et même
destructrice. Les deux dimensions renforcent l’appel d’un univers propre dans la mesure où la
fuite à la mer forme une impulsion à la fugue intérieure et mentale.
La mer, l’espace marin, s’impose comme une « hyperréalité » étant donné que cet
espace se présente comme un enchevêtrement total de l’imaginaire et du réel. La mer
s’empare tant de l’espace réel que de l’espace mental. La personnification prouve que
l’héroïne la considère comme « humaine » :
C’est une bouche, à demi ouverte, qui respire, mais les yeux, le nez, le menton, ne sont plus là. C’est
une bouche plus grande que toutes les bouches imaginables, et qui fend l’espace en deux ; l’élargissant,
si bien qu’il faut faire un arc de cercle avec le corps pour tenter de tout voir. […] un temps on est
seulement occupé par ce vide sous le sable, et d’un coup l’espace explose, on a levé la tête et le haut de
la dune s’est fendu dans la profondeur, quelque chose comme deux bras immenses qui s’ouvrent […] ce
n’est pas accueillant, c’est plutôt qu’on n’a pas le choix […]230
229
La comparaison se présente dans les autres livres de Darrieussecq, entre autres dans Naissance des fantômes
et Bref séjour chez les vivants: « Que la mer soit si grande, si incompréhensiblement grande, c’était apaisant. On
pouvait accepter ça, de ne pas comprendre la mer. On pouvait se raconter des histoires et s’y laisser bercer, se
dire que la mer était une mémoire, que chaque molécule d’eau de mer dans la mer était une parcelle de mémoire
perdue, mais retrouvée là, regroupée entre des rives, navigable et aussi vaste qu’on pouvait l’espérer. », Marie
Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 153.
230
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 11.
84
D’emblée, nous sommes introduits dans cet univers délirant. Où se trouve-t-elle ? Dans une
boîte de nuit, dans son immeuble, à la mer ? Parfois elle est partout et nulle part, elle se divise
apparemment pour habiter une zone intermédiaire établie dans sa tête.
Elle veut s’immerger dans la mer pour échapper à la vie et aux problèmes,
pour bénéficier de l’effet purifiant de la mer.231 Elle évoque l’attraction forte de la mer, la mer
l’interpelle tant et si bien qu’elle aimerait se noyer afin de s’unifier entièrement avec la mer.
Cette fusion est une nécessité qui permettrait la fuite dans son monde fantastique, dans sa
mémoire :
[…] la jointure entre l’eau et la terre. D’un coup tout s’est éclairci. L’eau est un grand œil vert collé
contre son œil, elle voit au fond de la pupille de l’eau, jusqu’au cerveau de l’eau, les bulles, les
circonvolutions, les vortex, les incertitudes ; puis quelque chose l’aspire comme si la mer voulait
rappeler, combler un oubli, une question, un doute ; Patrick la retient, son ventre se plaque au fond, elle
est un poisson plat […], alors tout se décolle, la mer s’enroule au-dessus d’elle, arrache l’eau, quelque
chose s’écroule loin derrière […]. Une seconde on échappe à la mer ; on retrouve les lois de la terre, du
corps et des muscles, une seconde on croit s’appartenir ; puis on est sous le tourbillon. […] on a peur, le
temps d’un vertige, d’avoir trouvé le passage vers le fond de la mer.232
La séduction et la répulsion de ce monde inconnu se relaient sans relâche. La mer, et par
extension le monde fictif créé, paraît combler une lacune, mais elle ne sait pas la spécifier.
Aussi provoque-t-elle néanmoins des peurs considérables.
La mère veut se dépouiller de ses angoisses ; mais son anxiété principale est celle de
vivre, d’assumer la responsabilité de sa vie. Elle se révolte contre ses angoisses superficielles,
mais elle néglige « volontairement » les hantises profondes et existentielles : « Les dix mille
francs sont dans sa poche ; il faut cesser d’avoir peur […] »233 ; « Elle a oublié l’eau ; il n’y
plus rien dans le coffre […] »234. Elle se soucie des futilités pratiques et évite les
préoccupations plus fondamentales. C’est la raison pour laquelle la première fuite déclenche
une deuxième qui sera plus irréversible puisqu’elle implique le choix de délaisser la réalité et
son être matériel. Cette dernière fugue suscite une espèce de métamorphose : « Il faudrait,
comme une mue, se laisser entièrement derrière elle, puisqu’elle génère, à la façon des
irradiés, un halo qui la dévore. »235. Comme un animal change de peau, elle veut se
231
« Les vagues avancent ligne par ligne, arrondies vers la courbe opposée de la plage, si bien que d’en haut on
dirait un grand X, une hyperbole ; et que la question se pose de savoir comment se comble la jointure, ou quels
prodigieux passages s’ouvrent entre l’eau et le monde. », Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999,
p. 92.
232
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 122 – 124.
233
Ibid., p. 14, 15.
234
Ibid., p. 17.
235
Ibid., p. 18.
85
transformer, changer d’existence et quitter son rôle de femme et de mère. La fuite à l’étranger
facilite le « changement d’identité », de même son imagination intensifie la métamorphose
interne parce qu’elle admet la fondation d’un univers imaginé parallèle à la réalité.
Le mélange de deux mondes provoque le désarroi. La femme confond tout, elle ne
semble pas être entièrement consciente. Elle confond ce qui se passe réellement et ce qui se
déroule dans sa tête. Elle se laisse guider par les vagues, la distance entre la mer et la
plage fluctue sans cesse dans son esprit : « La plage est écrasée, […], les gens sont
minuscules et nus, agglutinés au bord de l’eau, s’avançant, hésitant, s’élançant ; la ville est
désertée. La distance se transforme sans cesse, elle ne sait pas où regarder sur la courbure de
l’eau. »236. Ce qui signifie que son ancrage dans la réalité varie sans cesse.
A la fin, sa fuite devient sans retour. La femme délaisse tout afin de trouver du repos.
Mais le mélange entre la réalité et la fantaisie se prolonge. Elle se trouve seule à l’aéroport et
s’imagine dans l’appartement avec sa fille237. Le vol réel déclenche un vol de ses pensées,
l’imagination s’immisce dans la réalité. Mais la fin est ouverte, nous ne savons pas s’il s’agit
d’un flash-back ou si la mère mélange réellement le passé, le présent et l’avenir. En guise de
conclusion, nous pouvons citer Tiphaine Samoyault qui résume bien l’essence :
La trame est aussi simple pour le lecteur qu'il sera simple, pour l'homme de métier, de retrouver cette
femme et son enfant. Il y a tant de manières de pister des personnes disparues, les cartes bancaires, la
voiture, les appels téléphoniques... Autour de ce fil si ténu, la construction par alternance des points de
vue, partage inégal des regards encadrés par ceux de l'enfant et de la mère, mimant le trajet du ressac,
impose la complexité comme une angoisse. A partir de là, tout devient possible, nous sommes à la
lisière d'un autre univers, les images vont entrer là avec la houle.238
Nous comprenons donc l’importance de la mer et son sens symbolique. La mer
s’impose en quelque sorte comme une zone transitoire entre le monde réel et le monde
imaginaire. La mer symbolise l’irréalité et matérialise sa frontière « tangible », de là le désir
ardent de la femme de s’unifier avec l’espace marin :
Marie Darrieussecq, révélant ainsi le caractère hugolien de sa démesure et de son imaginaire, fait de la
lisière indéfinissable de la mer le lieu exact du fantastique, du surgissement visionnaire de l'étrangeté,
du déplacement incessant d'un monde dans l'autre, de l'observation du réel dans la vision : la mer, ce
n'est pas l'infini, c'est ce qui toujours s'achève et recommence, la vie même, et son angoisse.239
236
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 124.
Ibid., p. 136.
238
Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 58, 59.
239
Ibid.
237
86
2.3.5 Le Pays
Dans ce roman, l’héroïne retourne au « Pays » de son enfance, littéralement et au sens
figuré étant donné qu’elle régresse parfois vers le passé. A nouveau, le lecteur a l’impression
d’un univers qui côtoie le réel, c’est-à-dire qu’à plusieurs reprises le personnage principal,
Marie Rivière, se réfugie dans son imagination et qu’elle dépasse la frontière de la réalité. Par
exemple, au moment où elle rencontre son frère mort dans le TGV. C’est donc un voyage
dans le temps ou au moins, dans sa tête et dans son intériorité. Le temps a émoussé ses
souvenirs, mais en régressant elle renoue avec son passé. Dans Le Soir, Pascale Haubruge
confirme que cette fuite est à la fois physique et mentale : « Marie Rivière court. Tam tam tam
tam font ses chaussures sur le tarmac. Et ses pensées quittent le sol. »240. Les cheminements
littéraux et figurés alternent en effet. Ses pensées traverseront le pays intérieur et voyageront
dans son imagination… bref dans cet univers créé en réponse à la réalité et au déroulement
des choses. Sa conscience servira de pays d’accueil, ou mieux de « port de refuge». Christiane
Boutaudou affirme que :
Cette impression de perdre ses repères, la narratrice la cultive d’ailleurs savamment vis à vis du lecteur
comme d’elle-même, et jamais aucun lien ne vient préciser le passage du réel au virtuel, de la réalité au
rêve. […]. A ce degré de flou, tout se confond donc à mi-chemin de la réalité et du rêve, pour venir se
recueillir au lieu ultime et subjectif que creusent, en nous, la conscience et ses représentations.241
Le « pays yuoangui » de Marie Rivière s’avère avant tout à cheval entre le passé, le
présent et l’avenir et plus encore à cheval entre la réalité et la fantaisie. Il existe donc une
dualité entre le réel et l’idéal. Les retraits sporadiques au pays de ses pensées ainsi que ceux
dans son imagination préfigurent la fuite irréelle mais plus efficace dans un monde crée par
elle-même. En d’autres termes, le « pays yuoangui » constitue la charnière entre les deux
« réalités », les deux « modes » d’existence. En ce sens que le « pays » équivaut à un entredeux. D’ailleurs l’identité de l’héroïne, sa double nationalité, contribue à une scission de sa
personne et la convertit d’autant plus en habitante d’un entre-deux. La confluence des univers
cause un dédoublement ; elle avoue elle-même qu’elle est deux « personnes » ou deux
« entités » à la fois ; c’est-à-dire qu’elle est susceptible d’adopter deux modes et de fréquenter
deux types différents de mondes :
240
Pascale Haubruge., “Darrieussecq, sur la trace des disparitions”, Le Soir, 21 avril 1999. (Cet article provient
d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand).
241
Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, Vivre au pays », p. 3, 4. (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008).
87
Peu à peu, en courant, je m’évaporais. Les coureurs le savent, au bout d’un moment on se détache de
soi-même. […]. J’étais suspendue. Tout ce qui courait en moi me tenait debout, me portait. Je devenais
j/e. Avec le même soulagement que lorsqu’on glisse vers le sommeil, j/e basculais vers d’autres
zones.242
Elle commente sa course, dès le début le lecteur assiste à ce mélange de deux mondes ;
l’héroïne indique qu’elle glisse dans un monde parallèle. Elle se retire dans ses propres
pensées et recourt à la réclusion ou à une solitude voulue afin d’obtenir l’état mental qui
facilite son « ascension » dans un univers imaginaire. Elle se souvient de ses échappées de
jeunesse : « Quand j’étais petite, au pays, je me penchais dans la cage d’escalier du phare.
Deux mètres d’un vertige hélicoïdal. Ce n’était pas celui du suicide, mais l’appel d’un autre
univers, indolore et blanc, dans lequel la vitesse et chute m’auraient fait passer : disparaître
ailleurs… »243. Son retour au pays a ranimé cet appel d’un autre univers permettant de
s’évaporer.
Bref, il y a deux modes d’existence : d’une part la présence, c’est-à-dire accepter la
réalité et assumer son existence réelle ; d’autre part l’absence au sens d’une absence non
physique mais mentale. La femme veut éluder la réalité en créant un univers imaginaire dans
sa tête. Le « j/e » disjoint dont elle parle trahit tout d’abord un certain sentiment existentiel ;
en second lieu, il met en relief le désir de se soustraire à la réalité. Elle quitte le monde réel
pour le remplacer par un monde fantastique
Nous pouvons en conclure que Marie Rivière tend à la fuite. Christiane Boutaudou est
favorable à une interprétation qui accentue l’importance de la fuite du personnage principal :
Mais de tels instants, où souffle l’ « esprit des origines » sont rares ; le plus souvent, le monde est
pesant, et le besoin d’élévation s’y fait constamment ressentir, en une aspiration profonde à la légèreté,
à la tentation de quitter son corps. Ainsi la scission du corps en deux moitiés, l’une aspirant à quitter
l’autre, offre-t-elle, lors du récit de la course qui ouvre les premières pages, outre un bel emblème de
l’opération d’écrire, la courbe asymptotique du désir de l’héroïne, s’élever, se faire « bulle » un instant,
ne serait-ce que pour retomber, retrouver « la jointure », et jouir, seule, dans une sensation à la
fraîcheur renouvelée, du mystère de ce corps qui permet aussi de ressentir, pour qui s’attarde à la
margelle du puits, le bruit de l’eau au goût de « roche ». […]. A la perplexité inquiète, et même
angoissée devant le monde répond donc la rêverie heureuse, voire la relation d’amour avec un pays relié
à l’infini de ces deux lieux d’émigration que furent, pour le Pays basque, l’Islande et l’île de TerreNeuve.244
Dans cet extrait, nous retrouvons la justification de notre thèse centrale qui prône que la
montée à l’univers de ses pensées, au pays de ses songes se fait pour combler le vide qui
242
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 12, 13.
Ibid., p. 28.
244
Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 5. (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008).
243
88
entraîne une anxiété ainsi que pour remplir en quelque sorte la lacune d’une personne aimée
qui a disparu et d’un passé envolé. Elle se retire afin de vivre dans son intériorité. Cette
évasion devrait amortir le chaos interne. Ainsi, pour stimuler la fantaisie, elle sort de son
corps et se contemple à distance :
Je somnole. Je suis bien. J/e me dissocie lentement. […]. J/e me diffuse…J/e me regarde assise dans
l’avion, j/e me regarde à travers le hublot. Le temps se dédouble. […]. Si j/e m’endors, le présent va
s’effondre, et l’avion va tomber. J/e me concentre pour que l’avion reste en l’air. Tout se détermine,
l’avant et l’après, autour de ce point…[…]. Mon corps a pris une étrange densité : un corps léger qui
flotte en halo, et un corps présent, une agitation de molécules, un petit monde dans lequel circulent des
avions, des cumulus, des corpuscules…J/e suis ici. J/’observais désormais ma vie par le hublot, hier et
demain. Nous allons atterrir bientôt mais j/e vais rester là, une bille en suspens…245
Dans son analyse du livre, Patrick Kéchichian note que ce « j/e » décomposé de la
narratrice appartient à l’écrivain :
Ce « je » clivé, comme diraient les psychanalystes, « ni brisé ni schizoïde, mais fendu, décollé », c'est
celui de l'écrivain « J/e courais, devenue bulle de pensée. [...] J/e devenais la route, les arbres, le pays.
S'absorber dans, absorber le paysage, c'était une partie de la pensée, une partie de l'écriture. » 246
A l’instar de Kéchichian, nous observons effectivement qu’elle caresse le projet d’écrire un
livre : « j’écrivis le titre sur la couverture du cahier : Le Pays. »247. L’écriture lui permet de
s’absenter dans une zone intermédiaire et par conséquent de se distancier de la réalité : « Et
puis j’avais fini par prendre l’habitude d’entrer quoi qu’il arrive dans cette zone blanche, où
ni lui ni moi, ni personne n’existions mais une certaine lumière, des échappées, des
bribes…jusqu’à ce que les mots mettent du plein où il y avait ce vide précieux et riche. »248.
Elle prétend que les mots remplissent le vide et qu’ils sont susceptibles de tempérer les peurs.
Comme la fugue, c’est un moyen pour se sauver.
Une méthode excellente pour s’éloigner du chaos et pour se calmer est la méditation.
Souvent, elle se voit à distance pour commenter ses actions et elle vise à se détacher de ellemême. Or, elle signale que l’écriture forme un procédé plus adéquat pour expérimenter
l’absence et pour s’apaiser :
Méditer, disait son prof de développement personnel. […] elle parvenait parfois, à force de volonté – et
en contradiction notoire avec l’esprit ayurvédique – sinon à méditer, du moins ne penser à rien. Ce
qu’elle obtenait en nageant ou en écrivant – l’absence à soi-même, l’accès au monde sans le je – elle
dépensait beaucoup d’effort pour l’obtenir assise en lotus. […]. Si l’on réussissait à s’extraire du bazar –
alors on tombait vers le haut.249
245
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 38, 39.
Patrick Kéchichian, « Le « lieu commun des évanouis » », Le Monde des livres, 26 août 2005, p. 3.
247
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 67.
248
Ibid., p. 68.
249
Ibid., p. 149, 150.
246
89
Marie Rivière tisse le lien entre l’écriture et l’existence en posant le parallélisme entre
le pays géographique qu’elle parcourt et le pays écrit, sous forme d’un livre dont elle tourne
les pages :
Les plaques temporelles se superposaient, passerelles mentales et toboggans logiques. Le pays n’était
pas un lieu, mais c’était du temps, du temps feuilleté, et elle était revenue y habiter. […] elle, son
domaine, c’était l’absence. Ecrire était le lieu où elle faisait l’expérience du vide.250
L’écriture est une sorte de compromis, écrire suppose la possibilité de (dé)former la réalité à
sa guise et de créer un univers propre de mots et de phrases. L’écriture donne libre cours à la
fantaisie et encourage l’instauration d’un autre monde. Cet univers permet de s’esquiver :
J’avais apporté mon cahier, « Le Pays ». […]. Je restai un certain temps dans cet état d’avant l’écriture :
cahier ouvert, pages attentives. […]. Tout était distant et surréel, j’étais dans Le Pays et pas dans le
pays. L’espace entre les deux était un territoire, un pays de possibles. […]. Un instant plus tard, une
phrase plus tard […]. Ce n‘était pas la caravane de mon père mais son équivalent-texte, une caravane de
papier, un alias : avec des signes je les recréais, la maison, la caravane, les morts ; codes, agencements
et rythmes, […]. Si je restais oscillante, en suspension, dans l’absence délicieuse qui est le rythme des
phrases, elles me happaient et je glissais. […]. Mais je glissais, de phrase en phrase je glissais au rythme
de ce que j’entendais dans ma tête.251
Elle est dans le pays écrit et inventé… dans un entre-deux, entre le pays réel et celui
qu’elle reconstitue par des mots. Ce pays idéalisé et embelli de son enfance, celui de
l’écriture est réceptif à des adaptations, à la créativité et à l’imagination de l’écrivain.
L’écriture constitue donc une manifestation plus concrète, plus directe de son monde
imaginaire. Elle se crée un univers écrit qui contient les éléments du passé, ce monde héberge
les absents. Afin d’atténuer les pertes, elle fréquente ce monde différent dans lequel elle peut
visiter les morts ou les disparus pour contrebalancer ces pertes et réparer l’équilibre d’un
monde dont « l’ordre » a été bousculé. Cela corrobore notre thèse selon laquelle la tentative
de substituer les morts et de refouler la réalité sans eux débouche sur un retrait dans un
ailleurs indéfini, accessible aux fantômes.
La coexistence de plusieurs mondes ou de plusieurs modes, notamment celui des
vivants et celui des morts, aboutit à un entre-deux qui accueille les égarés, les endeuillés, les
fous etcetera : « Mes frères se débrouilleraient, chacun dans leurs limbes. Je leur
abandonnais leur territoire et je devenais une grotte, où Epiphanie tête en bas guettait le
jour. »252. Il est clair qu’elle aussi, elle réside la plupart du temps dans les limbes, c’est-à-dire
250
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 176.
Ibid., p. 188 – 190.
252
Ibid., p. 228.
251
90
à la lisière d’une zone obscure où l’existence et la non-existence se rapprochent. De même,
elle frôle une certaine « folie ».253
Le « pays yuoangui » véhicule un nouveau monde, une ère nouvelle. Il s’agit d’une
construction factice, un intermédiaire entre l’écriture, l’invention ou la fantaisie et la réalité.
C’est un lieu vague dans lequel déborde la mélancolie. Le Pays est une création et une
personnification, il assume un rôle de personnage principal dans la vie de Marie Rivière et la
représentation de cette vie dans son livre et dans sa mémoire.
2.3.6 Bref séjour chez les vivants
Patrick Kéchichian fait ressortir l’écheveau qui se tisse dans ce roman et dans les
mémoires des personnages principaux :
Ici, dans Bref séjour chez les vivants - titre superbe et parfaitement adapté -, un degré supplémentaire est
franchi. Mais c'est plus qu'un degré, c'est l'échelle dans son entier ! La dunette mentale a elle-même
disparu d'où l'on comptabilisait les "grains de conscience ou de mémoire". Il n'y a plus de lieu, plus
d'appui, même fragile, pour constater et décrire les distorsions du réel. On est en leur milieu, exposés
aux mêmes déformations, à de semblables dérives.254
Le décalage entre le réel et l’irréel varie continuellement de sorte que les lecteurs ainsi que les
héroïnes sont confus. Tout d’abord, le mélange entre le monde imaginaire et réel se présente
de façon subtile, à savoir sous forme du rêve et des songeries. La cadette, Nore, témoigne
ainsi d’un désir de manipuler la réalité ou d’habiter désormais l’univers de ses rêves. Elle se
trouve entre le sommeil, le rêve et le souvenir du rêve ou l’éveil. Elle fait paraître comme si
elle fréquente à ce moment-là un univers transitoire, c’est-à-dire qu’elle s’assoupit encore et
donne libre cours à ses rêveries et à son imagination :
[…] elle perd l’image - tous les matins une grande dépense, une fuite, un siphon, passé la nuit […], ne
reste au matin que le sentiment d’avoir été habitée
habitée, utilisée, disposée de telle ou telle façon par le rêve, récompensée par les rêves dont on n’était
que le moyen
comme s’ils flottaient, épars, à la surface du monde, pour se lover dans une tête, une nuit, se répandant
en elle avant de s’enfuir au réveil […].255
253
Nous approfondirons cette thématique dans le quatrième chapitre.
Patrick Kéchichian, « Roman, état limite », Le Monde, 31 août 2001, (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre
2009).
255
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 14, 15.
254
91
Nore maudit l’instant du réveil et le choc, l’incompatibilité immense entre le rêve et la réalité.
Elle préfère se vautrer dans l’univers de ses rêves. De même sa sœur aînée, Jeanne, paraît se
trouver dans un univers intermédiaire engendré par le rêve : « Il lui semble ne rêver, la nuit,
que d’un rêve plus absent que le jour. […]. lumineuse assurance : que son intérieur est aussi
son extérieur ; continuité […] »256. Jeanne exprime d’ailleurs sa déception : « que reste-t-il
des rêves au réveil »257.
Anne va plus loin, elle se compose un monde tout à fait fantastique, indépendant de la
rêverie. Elle infléchit sa perception et ajuste la réalité à son imagination. Un bel exemple de
cette manipulation de la réalité nous est fourni par la citation suivante : « Laisser le corps là.
[…] Et piloter la pensée. »258. Elle tente de sortir de son corps par l’intervention de son âme
en dirigeant sa pensée. Dans un mémoire sur l’imaginaire marin dans les livres de
Darrieussecq, Adela Cortijo Talavera établit une comparaison parlante entre l’héroïne de
Naissance des fantômes et Anne :
[Anne] Et comme la narratrice de Naissance des fantômes elle crée ou perçoit un espace inversé,
fantastique, où les immeubles découpés au soleil semblent des arêtes plates sur le bleu du ciel, la cour
du Louvre devient un équivalent efficace de la mer, le gris ardoise et le gris zinc de Paris deviennent des
vagues métalliques à l’horizon et la tour Eiffel est un phare.259
La mère s’incline également à résider dans l’univers du rêve, avoisinant tant le monde
réel que l’espace irréel :
Je suis sur cette falaise, John et les filles ont disparu, mais je sais très bien où je suis, je vois et je sens
mieux que dans la réalité, la mer, la falaise, le vent et le parfum des algues, c’est comme si je
comprenais ; comme si je savais très exactement et pour la première fois où je suis, où je me tiens, entre
les quatre point cardinaux, comme si ma position je pouvais la donner à la façon des bateaux au
sémaphore. Et là, […] je vole. […] la densité de l’air est réelle […] je n’invente rien ; mais c’est le coup
de talon qui est sensationnel, l’envol. […] on trouve un autre équilibre, une autre sûreté du corps, une
autre logique […].260
Elle est frappée d’une conscience soudaine et flagrante de son être, bien qu’elle admette que
ce n’est qu’une impression de bonheur ou de toute façon quelque chose d’abstrait et d’irréel.
Pourtant la sensation est réelle, palpable mais périssable ; le matin ce qui reste est un
sentiment vide, déçu et des bribes de ce rêverie. Ici, il s’agit d’un rêve libérateur donnant
256
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 48, 49.
Ibid., p. 139.
258
Ibid., p. 69.
259
Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l'oeuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de
València, p. 4. (Consulté par Internet: http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf ,
date de la consultation : 23 octobre 2008).
260
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 73, 74.
257
92
accès à un univers plus agréable dans lequel règne une autre logique. Dans cet entre-deux
imaginaire et plus paisible elle se sent libre et débarrassée du poids immense du passé et des
souvenirs.
Le rêve sert de pont entre la réalité et l’imagination. Jeanne comprend qu’ils sont
« Tous exilés dans une géographie de songe. »261. Cette phrase caractérise remarquablement
bien la conduite de ces quatre femmes qui s’imposent l’exil tant réel qu’irréel. La fuite
immatérielle, excitée par le rêve, se fait dans leur intériorité.
Le songe est un lieu plus « sûr » pour autant qu’il soit moins brusque, moins violent et
moins direct. Par ailleurs le rêve constitue l’entre-deux par excellence, c’est une articulation
entre le réel et l’irréel. La mère et ses filles exaltent donc l’univers du songe et par extension
les univers forgés dans leurs mémoires respectives qui permettent leurs rencontres réciproques
et celles avec Pierre, l’absent absolu. Le rêve amadoue les cauchemars et les saccades de la
réalité.
La mémoire fascine, Anne mène une réflexion sur l’existence d’une seule conscience
globale. Elle sera privilégiée, recrutée pour scruter cette conscience globale et pour sonder les
consciences des autres femmes de la famille :
On m’a certainement déjà recrutée : c’est là-dessus qu’il faudrait se concentrer : les repérer. Techniques
de camouflage urbain. Trained to disappear. Puisqu’à la surface du monde et vraisemblablement audelà, il n’existe qu’une seule conscience, flottante, inchangée, mais fractionnée en individus : parmi eux
on sélectionne des agents parcelles suffisamment aiguës pour pénétrer la conscience globale – ou au
contraire ; suffisamment disponibles, empathiques est le mot, poreuses, perméables, pour flotter à
l’unisson de la grande conscience et percevoir les pulsations : pour loger, spontanément, dans la
perturbation repérée. Si l’on ma recrutée, c’est pour mon exceptionnelle capacité de concentration
autant que ma grande disponibilité mentale, l’une n’excluant pas l’autre : savoir se laisser dériver
demande beaucoup de tenue.262
Anne se dit sélectionnée « pour surfer sur cette conscience globale »263. Elle se croit comme
le noyau instigateur de cette interaction surnaturelle et télépathique entre les pensées de ses
sœurs et celles de sa mère. Elle loue cette possibilité de se joindre dans leurs mémoires
respectives.
Afin d’encourager cette interaction cérébrale, Anne aimerait être continûment au
centre d’un univers abstrait et au centre du cerveau global, c’est-à-dire dans les cerveaux
respectifs des ses sœurs et de sa mère. Là réside, selon elle, la solution pour lutter contre la
261
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 84.
Ibid., p. 28.
263
Ibid., p. 29.
262
93
solitude, contre les angoisses et contre l’implacabilité de la mort et pour faire face au monde
réel. Elle s’oppose à ses sœurs :
[…] la solution serait d’être au centre, là serait le lien, le liant avec le reste, et non pas (solution adoptée
par Jeanne) dans la poursuite voyageuse, ni – méthode de Nore – dans le séjour casanier au centre du
monde-maman (…) ; non, la solution, pense Anne, est de se concentrer, de monter
à ce degré ultime de disponibilité au monde qui est d’être, où qu’on soit, dans son centre…s’atomiser
dans la lumière, nulle part et partout, être un filtre à monde, une éponge 264
Elle préconise donc la création d’un univers mental, imaginé en se basant sur la
communication intellectuelle et cérébrale ainsi que sur la force de l’esprit. Anne insiste sur le
fait que la concentration et la disponibilité mentale sont des conditions requises « pour se
brancher sur le grand cerveau global qui tourne autour de la planète comme une autre
atmosphère […] »265. Les rencontres « virtuelles » dans les cerveaux des autres femmes de la
famille réconfortent doucement et atténuent la solitude et les angoisses. Il existe une entente
entre les sœurs et la mère car les autres femmes souffrent aussi, elles sont également chargées
du poids du passé.
A la fin du roman, la corrélation s’accroît visiblement, leurs cerveaux se synchronisent
l’un avec l’autre. Anne infiltre dans les consciences pour en percer les mystères. Jeanne,
mourant, se joint à sa famille par le biais de l’imagination266. Il y a donc un emboîtement, on
assiste à une infiltration des mémoires des deux sœurs aînées. Jeanne et Anne sont connectées
par une espèce de télépathie. Anne feuillette les pages du cerveau de Jeanne et elle s’introduit
effectivement dans sa tête pour une rencontre irréelle ou bien une retrouvaille cérébrale.
Le mélange des espaces, autant réels que fictifs, se manifeste aussi dans la valeur et
l’omniprésence de la mer. Tiphaine Samoyault parle des « équivalents-mer » :
Ici les cerveaux, comme beaucoup d'autres lieux physiques et visibles, sont des “équivalents-mer” (« il
faudrait voir la mer au maximum, à plein le cerveau comme une éponge ») et la mer détient aussi des
qualités du cerveau : « la mer qui stocke et combine et remue et ressasse, et s'apaise et recommence,
cerveau bleu. » Cet échange de propriétés permet au livre de se développer comme un comble du roman
puisqu'il signale en effet la possibilité d'une ubiquité totale […].267
264
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 114.
Ibid., p. 120.
266
Ibid., p. 259.
267
Tiphaine Samoyault, « Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants », Les Inrockuptibles (Consulté par
Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Bref_sejour.html, date de la consultation : 14
novembre 2008).
265
94
La mer fait réveiller des souvenirs enfouis dans la mémoire ou des souvenirs que ces femmes
ont voulus refouler. Ainsi la mer rappelle sans cesse le corps noyé de Pierre. Les souvenirs
refluent irrégulièrement, par intermittence comme les marées de la mer. Rappelons
l’importance de la mer qui se présente dans la majorité des livres de l’écrivain, à l’exception
du premier livre Truismes.
Quoi qu’il en soit, les femmes recourent toutes à des moyens pour se fuir. Elles
essaient plusieurs types de méthodes ou les prennent simplement en considération. Nous
constatons que ce sont des phases qui se recouvrent : l’exil géographique et l’isolement choisi,
le bannissement mental ou le retrait dans la mémoire, et finalement la fondation d’un monde
dans l’imagination. En parcourant ces étapes concomitantes, elles aboutissent à des ressources
de plus en plus radicales parce que toutes les tentatives se révèlent éphémères et insuffisantes.
La fuite se résume à un rejet de la réalité horrible et arbitraire. Elles déclarent toutes qu’elles
préféreraient peupler un autre univers par exemple celui du rêve ou celui du cinéma.
La mère évoque le désir dissimulé de ses filles de s’évader : « Jeanne n’a pas supporté
le déménagement, ni le divorce, cette maison, de leur enfance […]. »268. Jeanne a abandonné
sa vie de jeunesse et s’est installée à une très grande distance, elle vit près de Buenos Aires.
Elle a recours à une véritable fuite parce qu’elle se sent à la fois coupable et victime du passé.
Anne exprime également son vœu sous-jacent de s’échapper : « et je pourrais moi
aussi m’avancer dans un long glissement, si j’étais autre chose, que ce corps cette conscience
accouplés ayant attendu en vain stupidement ce matin sur le parvis […]. »269. Il s’agit d’une
aspiration très déclarée qui la pousse presque au suicide : « j’avais déjà vécu ça, ils vous
voient sur un pont, immobile ou je ne sais quoi, le regard dans le vague et ils croient vous
sauver […] »270. Anne surcharge sa mémoire, elle trimballe toutes les préoccupations et a
failli succomber à cause de ce fardeau énorme. Elle se présente comme une victime,
persuadée que la fuite s’impose. Même pendant sa jeunesse, elle s’acharnait à obtenir des
moments d’oubli. Nore témoigne que : « Quand j’étais petite, à l’école, sur la voix de
Madame, l’absence à soi-même, [...] Anne m’apprenait à disparaître, à ne pas penser à rien,
un jeu, que penser à ne pas penser c’est déjà penser » 271. Elle se souvient des instructions de
sa sœur afin de disparaître pour un instant et de quitter la réalité ce qui prouve qu’Anne
268
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 15.
Ibid., p. 19.
270
Ibid., p. 27.
271
Ibid., p. 37.
269
95
s’enfuyait déjà à cette époque. Voici une autre formulation significative de ce désir d’Anne de
se vider la tête :
[…] assise la plupart du temps, oui, rien dans la tête ni dans les yeux, vacances pour toujours, coulée au
fond dans le silence […]. Poser son corps quelque part. Etre à la tête de soi comme à la tête d’un
spaceship : maîtrise technique, autonomie. Là-bas, dans la maison, ou à Cuba, à Buenos Aires. Le
problème, c’est l’habitat. La nuit surtout, plus que jamais, on flotte autour du corps sans plus savoir
qu’en faire.272
Selon la mère : « le raisonnement est simple : […] plutôt que de se tuer tout plaquer,
disparaître. […]. M’arrêter de tout. »273. La mort de Pierre la poursuivra partout, elle se
déménage et se fuit en vain. Malheureusement, disparaître, même si ce n’est que
mentalement, ne s’avère pas aussi facile que ça. Elle remâche le passé : « [...] le même
raisonnement à l’infini sans solution depuis cet été-là. »274. Elle se réfugie à Cuba, mais il
s’agit d’une fuite physique non mentale, elle s’avère donc encore plus inutile.
Anne retrace la conduite de sa mère de façon appropriée : « à Cuba débarrassée de
nous, […], mais pas, maman, de ce qui la grignotait […]. »275. A l’encontre de sa mère, elle
ne s’éloigne pas réellement, mais elle se retire dans son intériorité et s’écarte par
l’imagination. Ce procédé paraît plus efficace mais aussi plus dur et plus périlleux. Anne
pense dominer le souvenir et l’avenir : les choses qui sont advenues et qui vont se produire
ont déjà été projetées dans son cerveau. Elle se croit dotée d’un cerveau très spécial et
recrutée pour ses atouts surnaturels.
Pour Anne s’isoler pour penser, pour observer et pour étudier constitue une fuite :
« son exercice préféré, toute seule dans le caisson d’isolation, sensible aux bruits de
l’intérieur, aucun parasitage, quand elle y parvient c’est une grande réussite »276. Elle
martèle l’idée que le souhait de se cacher et de se fuir se présente chez tous les membres de la
famille. Evidemment la mort est la fugue par excellence. Elle commente les fuites des autres :
à moins qu’elle n’ait été recrutée très tôt, quand Pierre, en remplacement en quelque sorte…sauf si
Pierre est quelque part dans la ville : la mort couverture idéale, chacun cherche sa planque, Jeanne ellemême cache peut-être bien son jeu…Et John à Gibraltar, sur le détroit juché il faut le faire, haut lieu
stratégique ça va sans dire […].277
272
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 67.
Ibid., p. 58.
274
Ibid., p. 59.
275
Ibid., p. 65.
276
Ibid., p. 213.
277
Ibid., p. 213.
273
96
Nous avons déjà évoqué que la mère se retire dans l’univers de ses rêves puisque c’est
un endroit plus vivable. Jeanne est caractérisée par une attitude pareille : « Moi, ou celle que
je suis dans le rêve […]. Parfois les fantasmes échouent. Le téléphone qui sonne, le lait
passant, la casserole, banalité pathétique […]. »278. Elle avoue ouvertement qu’elle a recours
à des fantasmes pour s’échapper brièvement à la quotidienneté.
Nore dispose également d’une imagination vive et d’une propension à confondre la
vie, le rêve et la fantaisie279. Elle s’imagine des scénarios dramatiques et reçoit l’idée absurde
de changer d’identité, de se faire croire morte280. Dans ces réflexions, nous repérons un
souhait de fuite.
La mère récapitule les fuites, la sienne et celle de chacun des membres de la famille.
Ses filles s’évadent du milieu qui conserve le souvenir d’un événement douloureux. La mère
critique leurs essais d’échapper à ce souvenir insupportable :
Pourquoi elle ne dort pas. Trente ans qu’elle refait le calcul […]. Si elle pouvait une seconde cesser de
se faire du souci. […]. Toujours à chercher. Jeanne au pays des fuites et des disparitions. Anne à Paris.
John tout en bas dans son enclave, de sa gwacieuse majesté. Et elles deux, la petite et la vieille, Nonore
et moi, derniers remparts, et Momo qui bâtit ses murs […].281
Les quatre femmes explorent, chacune à sa manière, les confins de l’espace réel et de la
fantaisie. Elles combattent le réel, mais cette bataille les pousse d’autant plus dans leur monde
imaginaire qui porte malheureusement aussi les cicatrices de la réalité réprimée. Elles seront
en proie à des hallucinations venimeuses et à des psychoses virulentes.
La prolifération d’images ainsi que le foisonnement d’impressions sensorielles et les
passages successifs d’une mémoire à une autre, nous donnent réellement l’impression de
creuser les pensées secrètes de ces femmes. Les phrases inachevées et la fragmentation
relative ne laissent d’ailleurs planer aucun doute, nous entrons dans la mémoire de ces quatre
femmes blessées par un même événement. Nous pouvons effectivement présumer que leurs
fuites géographiques et réels aussi bien que mentales sont consolatrices et voire impératives.
Or, il paraît qu’elles enveniment les choses étant donné qu’au fur et à mesure qu’elles
278
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 87.
« Elle boit une gorgée de thé sans se dire qu’elle l’a déjà bue, autrefois dans une vie antérieure, ou dans un
rêve qui lui aurait laissé ce goût ; qui lui aurait laissé cette empreinte en creux d’elle-même […]. Elle boit sans se
dire qu’elle a déjà vécu cette scène ; sans former le fantasme […]. », Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les
vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 126.
280
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 178, 179.
281
Ibid., p. 232.
279
97
s’absentent, elles s’obligent à réfléchir à leur existence et par conséquent, elles se voient
contraintes à exhumer les souvenirs du passé. D’où la hantise des spectres du passé. En
voulant éluder les difficultés, elles y sont confrontées d’autant plus âprement. Nous
discernons en effet une transition à une « folie » légère.282
2.3.7 White
Les deux protagonistes de White ont des motivations bien personnelles pour participer
à ce projet scientifique. Pour eux, c’est une fugue ; ils espèrent se dépouiller de leurs hantises,
de leurs angoisses et de leur passé :
Edmée Blanco, seule femme parmi les hommes et les manchots, tente de mettre de l'ordre dans son
passé hanté par un sordide fait-divers. […]. Face à elle : Peter Tomson, surnommé Le Fou, yogi à ses
heures perdues. Ce mystérieux Islandais, brun et beau comme un indien, est responsable de la centrale
thermique de la base : autant dire de la survie de toute l'équipe.283
Edmée Blanco est persécutée par le passé, un sentiment de culpabilité la dévore. Peter se pose
des questions insolubles en ce qui concerne son passé et à l’égard de son origine. Les deux
s’enfuient littéralement dans cette mission.
Edmée se précipite dans l’aventure, mais il s’agit d’une rupture préméditée avec son
passé et sa vie routinière. Elle reconnaît d’ailleurs qu’elle a acquiescé à ce projet pour
s’éloigner de son environnement : « A Douglastown […]. Ensuite, elle faisait les petites
annonces pour se trouver un travail loin. »284. Son travail lui sert en quelque sorte de prétexte
ou d’excuse.
Edmée se fait accroire qu’elle a pris la bonne décision et qu’elle atteindra une certaine
paix : « Tu savais dans quoi tu t’embarquais. Tu ne peux plus reculer, et c’est très bien
comme ça. […] Se laisser bercer…Entendre s’éloigner la terre…repos…dormir… »285. Elle
recherche l’écartement spatial et pense pouvoir acquérir du repos : « Elle était venue ici pour
se dépayser à défaut d’aller sur Mars […].»286. Elle avoue pourtant que c’est une déception :
282
Nous référons de nouveau au chapitre suivant.
Agathe Moroval, « White – Marie Darrieussecq », 25 août 2003, (Consulté par Internet :
http://livres.fluctuat.net/marie-darrieussecq/livres/white/2082-chronique-white-marie-darrieussecq.html, date de
la consultation : 18 octobre 2008.
284
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 80.
285
Ibid., p. 18.
286
Ibid., p. 107.
283
98
Mais elle était venue pour réfléchir, et elle n’y arrivait pas. Ou alors s’abstraire, comme il semblait
réussir à le faire, lui, le Yogi, l’Indien, le Fou […]. Si elle osait, elle ferait comme lui, des exercices de
méditation. Refaire du yoga après l’affaire Higgins, c’est peut-être l’occasion de s’y remettre. On est si
loin de tout. Reprendre à zéro. […]. N’être plus qu’un souffle, flux et reflux, passage de l’air…être
poreuse au monde, posée là, n’importe où, sur des braises au fond d’un lac, dans une tente surchauffée,
et ne penser à rien, même pas penser qu’on pense à rien – elle savait y faire, avant.287
Edmée est harcelée de soucis. Elle désire ardemment se soulager et pouvoir oublier, au moins
pour un instant, mais l’éloignement de son milieu n’a pas l’effet voulu. Elle envie Peter qui
médite et qui réussit apparemment à ne penser à rien, à se vider totalement la tête. La fuite
effective, géographique est manifestement décevante. L’oubli est une désillusion, elle reste
torturée par des ruminations éternelles et sa tête demeure hantée par les images du passé,
notamment celles de l’affaire Higgins.
Peter confesse indirectement son intention sincère. Il recherche également la
tranquillité de ce retrait. L’expédition représente un isolement volontaire, une espérance de
pouvoir vider la tête ainsi qu’une tentative de structurer ses pensées :
[…] ce qu’il soupçonne d’elle c’est qu’elle est comme lui : venue ici pour ne rien faire. […] pas de
questions à se poser. La distance énorme. […]. cerveau argumentant à vide, pendant que le corps avance
[…] éviter les autres, autres évités trente secondes…Aussi longtemps que le froid le lui permet, Peter
arpente, sur vingt pas l’espace rebattu devant la salle de vie. 288
Or, il comprend qu’il s’est trompé indubitablement. Cette prise de conscience conduit à un
dégrisement : « […] les consignes interdisent qu’on s’éloigne seul. En quoi il avait tout faux,
en venant ici. La solitude y est le bien le plus rare. La solitude physique, parce que pour être
seul, on est seul, si on se laisse aller à la pente du vide. »289. Grâce à ce désenchantement
amer, il se rend compte du fait qu’il poursuit du repos mental : « le désert, l’isolement.
Cultiver son jardin de neige […]. Croire échapper. Laisser filer le monde autour de soi
comme un nuage. »290. Il est donc inutile de s’éloigner physiquement puisque ce type de repos
dépend de la faculté cognitive de se retirer dans son intériorité. Il importe donc de s’abstraire
au milieu de l’agitation de cette mission scientifique.
Les fantômes du pôle estiment en effet que Peter pourchasse sans succès le calme :
« Six mois loin de tout lui avaient semblé synonymes d’un certain repos ; et le repos d’un
287
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 75.
Ibid., p. 101, 102.
289
Ibid., p. 103.
290
Ibid., p. 103.
288
99
certain bonheur.»291. Ils laissent sous-entendre qu’il s’agit d’une illusion, d’un repos
superficiel. Le chaos dans sa tête demeure un labyrinthe énigmatique, il est impossible de
refouler les souvenirs et de renier son passé.
Tout bien considéré, entre Peter et Edmée il existe une connivence :
C’est un endroit pour ne rien faire, ce qu’il soupçonne d’elle c’est qu’elle est comme lui : venue pour ne
rien faire. […] pas de questions à se poser. La distance énorme. Le travail qui justifie. Lui sa centrale,
elle sa radio. Autant demeurer sur les lieux du problème. Et ne penser à rien, (laisser filer la
saison) […]. Allers et retours pendulaires entre le Pôle et le reste du monde. 292
Or, ils se fuient en vain, leur pensées les poursuivent n’importe où. Ils ne sont pas capables de
lâcher leurs obsessions. De ce sentiment de complicité naît une attraction, Agathe Moroval
parle du « déterminisme » de la rencontre :
Dès le début du roman, Marie Darrieussecq annonce le déterminisme de la rencontre entre Peter et
Edmée. Deux esseulés blessés amenés à se rejoindre dans l'infini glacé ; deux destinées que le lecteur
intrigué découvre par bribes de passé. […] les intériorités de ses personnages se dévoilent par
l'entremise de leurs fantômes respectifs. Les spectres et autres ectoplasmes sont familiers de l'auteur
depuis Naissance des fantômes (1998) et Bref séjour chez les vivants (2001). Dans White, ils trouvent,
comme par métonymie, leur terre d'élection. Les fantômes sont chez eux dans ce monde blanc, ils
parlent à la première personne et susurrent leurs tentations à l'oreille des personnages. Pas toujours
habile, ce détour par les fantômes permet quand même au récit de s'égarer agréablement sur les terres
inconnues du fantastique. 293
L’entendement entre eux provient de l’existence des motifs similaires. De surcroît, ils
veulent se consoler l’un l’autre. Peter et Edmée s’opposent aux fantômes en tant que
conséquence de les hantises qu’ils tentent d’éluder. La réfutation de la réalité, aussi bien que
celle du passé provoque la création d’un autre univers c’est-à-dire l’installation d’une réalité
« parallèle » entre la réalité positiviste et la fantaisie. Ainsi Edmée se voit dans le passé, en
fait, elle croit se trouver entre le passé et le présent. Elle s’aliène d’elle-même, c’est comme si
elle entre en transe :
Edmée voit la fenêtre et elle se voit aussi, dans son peignoir offert par Samuel ; elle se voit de dos et de
profil à la fois, à la fois dans et hors d’elle, c’est le point de vue des rêves, des fantômes et parfois des
souvenirs. Sa propre expression lui échappe. 294
291
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 126.
Ibid., p. 101.
293
Agathe Moroval, « White – Marie Darrieussecq », 25 août 2003 (Consulté par Internet :
http://livres.fluctuat.net/marie-darrieussecq/livres/white/2082-chronique-white-marie-darrieussecq.html, date de
la consultation : 18 octobre 2008).
294
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 145, 146.
292
100
Elle s’imagine à la maison et creuse ses souvenirs. Nous repérons une prise de distance par
rapport à la réalité et par rapport à son propre corps. Elle se contemple, glissant entre la
rêverie et la lucidité. Nous observons un mélange d’univers, la frontière entre le réel et l’irréel
s’efface. L’espace réel se brouille, elle flotte dans un entre-deux et à partir de là elle se
regarde. La mise en doute de la réalité, dont témoigne Peter, démontre qu’il doute du
monopole d’une seule réalité :
Peter voudrait absorber tout le paysage. Il tourne sur lui-même. Englober, d’un coup, comprendre : tout
le paysage. L’air, le soleil, le sol. Ce paysage habité par eux seuls, ce non-lieu, ce non-sens formidable
[…] se laisser rapter par l’espace qui creuse ici un point immobile […].295
Peter témoigne donc d’un penchant analogue à celui d’Edmée : « Et se dissoudre, à mesure
qu’un point de fuite se crée entre le corps et la Terre. »296. Les deux protagonistes tentent de
se transcender, de se réfugier dans un entre-deux.
Ainsi Peter et Edmée se mettent à l’abri du temps, dans un univers créé par eux et pour
eux, un univers de jouissance. Ils s’adonnent au plaisir. Le fragment ci-dessous illustre que
c’est une manière d’élévation :
je ne peux plus penser est la dernière pensée formulée par Edmée avant qu’elle n’oublie sa personne,
phrases réflexes et syllogismes, et la façon dont l’espace et le temps la clôturent. Le plaisir se polarise et
les images affluent, le lac s’agrandit, s’étale, son sexe est un point du lac, une île autour de laquelle
ondulent les ponts suspendus, c’est la dernière image dans le cerveau d’Edmée quand la jouissance la
rapte – annule jusqu’aux images – elle crie. […]. Le temps tourne sur lui-même, ralentit, change de
sens, abdique […]. L’alarme sonne. Ça doit faire un moment qu’elle sonne…Ils se
regardent…L’endroit d’où ils viennent…Très haut au-dessus du vacarme, au-dessus de la mer…Le
temps est en train de se reformuler à toute vitesse, en hululant – uiiii… Ce vagissement ils l’auront eu
dans l’oreille, ces cris n’importe quand c’était le pôle Sud. 297
Ils s’isolent et parviennent à atteindre un monde différent. Or, l’alarme, par l’entremise des
fantômes, les ramène brusquement à la réalité. Il paraît que les fantômes contrecarrent
délibérément le contact entre Peter et Edmée et apparemment qu’ils les empêchent d’oublier,
même pour un instant, leurs fixations. En s’écartant de la réalité, les deux esseulés entrent
inconsciemment en contact avec les fantômes du pôle Sud qui répercutent en quelque sorte
leurs spectres internes. Leur présence résulte de cette fuite ainsi que d’une certaine tension
entre la réalité et l’imagination puisqu’en se fuyant du passé et de la quotidienneté, Peter et
Edmée s’infiltrent dans un monde transitoire. De plus, l’impossibilité d’échapper, c’est-à-dire
la déficience de la fuite réelle, les pousse à se fuir dans un monde fabuleux.
295
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 154, 155.
Ibid., p. 158.
297
Ibid., p. 177, 178.
296
101
2.3.8 Tom est mort
Ce livre rapporte les tourments d’une mère en deuil. Cette mère endeuillée nous fait
pénétrer dans son monde qui est entièrement marqué par la mort de son fils. Elle ne raconte
pas vraiment l’histoire de l’accident mais elle évoque le cours de sa vie depuis l’événement
bouleversant. A l’aide de ses réminiscences, elle nous fournit des clés qui nous offrent une
vision attendrissante sur le drame personnel.
Elle s’isole à cause du choc. Maintenant, dix ans plus tard, au moment où elle met par
écrit ce qui est survenu, elle se rend compte de Stuart et de ses sentiments.298 Lui, il s’est
occupé du ménage et des enfants tandis qu’elle s’était confinée dans soi-même pour
s’y égarer. En vain, puisqu’elle ne peut pas oublier ni accepter. Elle court et elle court jusqu’à
se perdre totalement dans le labyrinthe interne. Désespérée, elle décide de refuser la réalité.
Pour faire face, elle crée donc un univers dans lequel le fantôme de Tom peut habiter
et dans lequel elle peut se réfugier plus efficacement. Ce monde alternatif est la preuve de la
force de son imagination et/ou de l’intensité du choc. Ce monde constitue d’ailleurs pour elle
une nécessité. Cette fuite s’impose de façon contraignante étant donné l’hostilité d’un monde
réel dans lequel les enfants innocents peuvent mourir. Elle a besoin de ce monde imaginaire
afin de pouvoir se tenir en société, pour survivre et pour échapper à la « folie » absolue. Or,
en même temps elle est bien consciente que ce retrait fait preuve d’un certain degré de
« folie ». En un mot, pour combattre une « folie » extrême, elle recourt à une « folie » légère.
Elle observe ses actes de façon assez lucide :
Je n'avais jamais la sensation de dormir. Le matin j'étais plus fatiguée que la veille. Parfois l'interrupteur
pour éteindre mon cerveau fonctionnait : les somnifères, des somnifères de cheval. Mais quand ça ne
fonctionnait pas, quand je ne m'abattais pas comme une jument dans un sommeil de brute, j'avais le
temps de visiter les coins les plus reculés du labyrinthe. Cauchemar, nuit, jour, quel nom portait ce lieu
? Tom avait brûlé. Corps et biens comme on dit, ses biens se montant à des sous-vêtements blancs, et à
tout, tout. J'étais avec Tom. J'étais seule. Une écurie en flammes. Un caveau. Un caveau-écurie-soutelabyrinthe, nulle part, des couloirs infinis, des impasses, des oubliettes. Non, quel joli mot bénin que le
mot oubliettes. J'étais dans le noir et la cendre du souvenir total. Gouffre au-dessus de moi, sans
lumière. Plus de pensée. La douleur au point fixe. J'étais dans la vérité de la mort. Dans la lucidité
extrême de l'insomnie.299
Elle donne une impression confuse. Elle dépeint les ravages de l’accident, ses effets
mentaux et physiques. Elle se sent enfermée dans la douleur et prise au piège par son corps et
par le monde réel. Désormais, elle n’habite plus le monde réel des vivants, la mort de Tom l’a
298
299
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 31.
Ibid., p. 110.
102
obligée de fréquenter un monde alternatif et par conséquent d’excéder les bornes du réel. Au
lieu d’admettre un quotidien sans Tom, elle se forge un univers personnel qui loge le spectre
de son fils. Elle ne peut visiblement pas accepter de poursuivre la routine, de reprendre la vie
normale. C’est la raison pour laquelle elle se fuit dans cet univers. La citation suivante
souligne qu’elle croit effectivement que « Tom » est là, dans un entre-deux vaporeux et
fugace :
Je me rappelle qu’elle disait Tom et je date de cette conversation mon application à dire « le corps »,
parce que Tom était ailleurs, retenu quelque part, empêché, désolé, il aurait bien aimé être avec nous
mais il était en retard, en retard sur son corps, à côté en tout cas, et plus dedans.300
Son corps doit être transporté pour les funérailles, la mère s’obstine dans l’idée que l’âme de
Tom flotte dans une zone transitoire et floue. En fait, elle se rassure en admettant la division
de l’âme et du corps, ils se détachent comme deux unités séparées et indépendantes. La perte
de son corps ne signifie pas pour autant que son âme ne les rejoindrait plus. Elle prétend que
son esprit l’accompagne, l’idée de cette présence la console et remplace Tom jusqu’à un
certain degré.
Elle erre dans ses pensées et s’absente de la plage et de la réalité pour rencontrer Tom
et pour se débarrasser du poids immense, de la charge accablante de la mort. Mais
l’insuffisance de cette « ressource » de consolation est nette. Malgré son omniprésence ; dans
ses rêves, dans ses pensées ainsi que dans son univers parallèle, Tom lui manque :
Un moment d’oubli. Une heure non consacrée, sur la plage. Mais je suis restée dans le caveau. La
crémation n’a pas eu l’effet imaginé. Ni Tom ni moi ne sommes devenus aériens. […]. Je ne me suis
pas mise à respirer ses atomes, son parfum n’a pas allégé le poids de ma tête et ses mains gazeuses ne
peignent pas mes cheveux.301
Comme elle ne peut pas apaiser la douleur corrosive, elle recherche du réconfort dans
l’idée que Tom n’a pas disparu complètement. Il séjourne dans un au-delà impeccable ; là, il
est inviolable, inattaquable. Cette fixation lui permet de se tenir bien et la protège de la folie
totale. Or, nous venons de dire que cette solution » se révèle insatisfaisante. Incapable de
mitiger ses émotions, elle se fâche contre l’injustice foncière de l’existence humaine:
Tom est mort mais aucune modification du temps, des cieux, du comportement humain, n’est décelable
autour de nous. Ouragans, tsunamis et séismes, quarante jours de nuit sur la Terre, auraient peut-être un
peu apaisé mon courroux. Un peu de spectacle, pour frapper l’imagination, un peu de scandale pour
obliger les autres à s’arrêter. Les autres, les indemnes. […].
300
301
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 65.
Ibid., p. 119.
103
Mais la Terre semble un organisme cicatrisable. Un système qui se reforme à peine un élément ôté.
Avant ou sans Tom, idem. Alors je suis devenue muette. Ce sont mes lèvres, qui se sont pétrifiées. Le
silence est descendu dans mes veines et a paralysé les muscles des mes joues. J’étais assise et muette.
Mes cheveux pendaient. Mes doigts pendaient. Mes paupières et mes cils, et la peau de mon visage. Je
sentais seulement le silence couler sous ma peau comme de l’eau sous une ville. J’étais morte. Je ne
pleurais pas. Je ne criais pas. Je ne faisais rien. Ce qui restait de moi était là pour souffrir.302
A l’aide de son mutisme, elle s’absente. La perte d’une partie essentielle de elle-même
a bloqué le mécanisme entier. Elle est suffoquée par son impuissance absolue et par
l’injustice. Elle proclame résolument que son devoir consiste désormais à souffrir car elle n’a
pas de choix.
Dès le début, elle s’aliène. Elle se faufile dans un ailleurs indéfini, intermédiaire et
irréel. C’est comme si elle sort de son corps ou comme si elle se divise. Elle se remémore les
faits dans l’hôpital, immédiatement après l’accident : « […] je suis à nouveau assise dans la
pièce blanche et je regarde comme à travers une vitre, cette femme qui souffre. Et la suite est
absurde, détachée de tout, un module spatial fonçant dans le néant. »303. Elle évalue ellemême. Souvent, elle a le sentiment de ne pas agir volontairement et de vivre plutôt «
machinalement » : « On me porte. »304. Elle balance entre la réalité ou la présence et
l’imagination ou l’absence mentale :
J’oscille, au bout d’un fil. Dans les moments où ce n’est pas Tom, dans les moments où Tom n’est pas
là, je ne suis pas là, je suis devenue un cadavre d’enfant, un bout de viande humaine privée de sens.305
Dans cette citation, elle se dépeint comme une zombie et déclare qu’elle a choisi de se ranger
aux côtés des morts. Elle ne sera présente sur terre que physiquement parce qu’elle doit : « Le
temps avance sans moi. »306. Elle semble vivre « automatiquement » comme si elle n’est pas
là, pas présente à la crémation de son fils : « Je suis bannie […] »307. Elle n’y assiste plus en
pleine faculté et assure que : «[…] le monde des vivants m’est désormais fermé. »308 d’autant
plus parce qu’elle refuse d’y rester. Elle est tiraillée entre deux espaces, notamment entre
celui de la réalité et celui de fantaisie où demeurent les morts. Les « folies » et les moments
clairs se succèdent et se mêlent complètement :
La psy s’adressait à deux personnes dans la pièce, moi, et Tom à côté de moi. […]. Il était constamment
avec moi, il lisait dans mes pensées. « Quand pensez-vous pouvoir rentrer chez vous ? » me demandait
la psy. […]. Je ne rentrerais jamais. Je resterais ici, passive, un poids mort. […]. Et dans ce fluide qui
302
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 120, 121.
Ibid., p. 21.
304
Ibid., p. 42.
305
Ibid., p. 92.
306
Ibid., p. 92
307
Ibid., p. 94.
308
Ibid.
303
104
s’étendait, curieusement je retrouvais mes limites, je touchais à quelque chose qui pouvait être un bord :
un bord de moi, quelque chose devenu moi, ma peau, mon impuissance, et puis dehors, le monde.309
Elle fluctue entre des espaces réels et mentaux, entre des états clairs et déséquilibrés. Il
s’avère très difficile de tracer une ligne de démarcation exacte entre la lucidité et la folie. Elle
veut accompagner son fils. Elle veut se rendre auprès de Tom dans l’au-delà exempté de la
mort et de la souffrance. Par le biais de cette fuite, elle conteste le non-sens et l’aberration du
monde réel, de ce monde qui a admis la mort de son petit fils vulnérable. A l’instar de
quelques autres héroïnes de Darrieussecq, la mère effleure l’idée de mourir, de vouloir mourir
et de se suicider310. La mort est donc envisagée comme solution puisqu’elle représente la fuite
par excellence. Mais, au fond, elle comprend l’inefficacité et l’égoïsme.
En somme, la fuite intervient pour se maintenir. La femme se laisse emballer par une
spirale de pensées négatives. Le monde réel s’avère « ennemi » et « haineux ». Elle témoigne
d’un désir de s’évader, d’échapper à une réalité horrible, voire cauchemardesque et de sortir
du labyrinthe de ses pensées. Elle constate cependant l’inaptitude à en sortir parce qu’elle est
incapable d’accepter la mort de Tom. D’où l’impossibilité totale de revenir au monde réel et
d’abandonner son univers. C’est un cercle vicieux ; le poids de la mort semble contraignant, la
mère ne peut ni ne veut s’en défaire. Tant dans les espaces réels que dans les espaces
mentaux, elle entraîne la mort de Tom. Elle ne peut pas continuer ni reprendre la vie
habituelle qui ne sera plus jamais « normale », démuni de son petit Tom. C’est la raison pour
laquelle elle se construit un univers propre et qu’elle s’enfonce dans une « folie » légère mais,
radicale aussi puisqu’elle n’offre point de résistance.311
2.3.9 Conclusion
L’aspiration à la fuite et celle à la liberté s’avèrent très fortes dans tous. Les héroïnes,
enracinées dans un monde borné, éprouvent une sensation de « claustrophobie ». Il faut se
retirer de cette société, de cette existence tissue de mensonges et de répressions et se
dépouiller de ses angoisses. Une avalanche de « menaces » incite à la fugue. Or, la sensation
libératrice se révèle très passagère parce que l’effet de la fuite s’annule très vite. Les
personnages sont catapultés dans la réalité qu’ils croient éluder. Ils ne peuvent pas
309
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 127, 128.
Ibid., p. 108.
311
Nous y reviendrons dans la dernière partie.
310
105
recommencer leur vie de zéro puisqu’ils emportent par définition leur passé et leurs souvenirs.
L’homme finit nécessairement par retourner à la routine. La conséquence évidente étant la
confusion et le dégrisement, mais ces femmes réagissent en se jetant encore plus
profondément dans le tourbillon de leur fantaisie. L’irrévocabilité de la réalité implique une
claustrophobie suffocante et le passé stigmatise, par conséquent les héroïnes refoulent la
réalité. Elles fouillent les frontières d’un monde imaginaire.
Les angoisses, et l’anxiété en général, sont quelque chose de très complexe et de
difficile à élucider. Les êtres humains sont enclins à esquiver ces sentiments qu’ils ne
parviennent pas à expliquer. Souvent l’homme projette ses peurs sur quelque chose de plus
concret, de plus tangible et de plus facile à s’en rendre compte. Mais à un moment donné,
l’angoisse refoulée rebondira et une certaine « folie » naîtra de cette oppression. Bref, pour
faire face à l’angoisse, la création d’un monde fictif et utopique dans lequel les femmes sont
susceptibles de puiser du repos, s’impose. Il faut cependant spécifier que ce monde est double.
Il est vrai qu’il est apaisant, mais il s’avère aussi inquiétant en raison de son instabilité et de la
fragilité résultante.
Sachant que la création d’un univers propre constitue une fuite, nous pouvons en
déduire qu’elle permet aussi la présence des fantômes. La réalité intelligible les repousse.
Dans les mondes alternatifs forgés par les héroïnes, au contraire, ils sont les bienvenus c’està-dire que les esprits des êtres aimés et les spectres des perdus y séjournent. Mais il convient
donc de reconnaître que cet enfoncement dans l’imaginaire s’avère périlleux puisque le
monde imaginaire s’avère peu solide. Les deux modes d’existence s’avèrent d’ailleurs
incompatibles ou au moins difficilement réconciliables. Ces femmes sont à la lisière de deux
univers ; elles mélangent les deux jusqu’à brouiller entièrement les repères spatiotemporels du
monde réel.
Somme toute, sous l’égide de leurs fantaisies, elles parviennent à se construire un
monde « idyllique » qui sert à combler une partie du vide et à compenser la douleur et
l’anxiété. Ce n’est qu’une solution imparfaite puisqu’il est épuisant de naviguer
interminablement entre deux mondes et de faire constamment appel à l’imagination. Tout cela
semble anodin, mais nous observons des signes d’une « folie ». Les femmes habitent une zone
floue pour se protéger, elles refusent obstinément de revenir à la réalité et par conséquent un
certain type de folie est à l’affût. Dans la dernière partie, nous nous pencherons sur cette
inclination à une forme de « folie ».
106
2.4 Les fantômes
2.4.1 Introduction
Tout le long des chapitres précédents, nous avons abordé le rôle central des fantômes.
Dans cette dernière partie nous analyserons plus minutieusement la manifestation de l’aspect
fantomatique dans l’œuvre romanesque de Marie Darrieussecq. Nous regarderons de plus près
les présences auxquelles les héroïnes se voient confrontées et les méandres de leurs pensées et
de leurs fantaisies. Il y a deux manières d’interpréter les « fantômes », c’est-à-dire que nous
rencontrerons deux types de fantômes dans les romans de Darrieussecq. Tout d’abord, au sens
large, ils représentent l’imagination et la création d’un univers spécifique ; cette interprétation
se rattache à la thématique développée dans le troisième chapitre. Le deuxième sens est plus
restreint, il s’agit des fantômes en tant que tels, c’est-à-dire des spectres qui assiègent les
protagonistes.312
Dans ce chapitre, nous traiterons les fantômes qui sont susceptibles de combler une
lacune. Ils doivent substituer une personne disparue ou décédée. Ils rappellent sans cesse des
événements pénibles liés à cette perte ou à cette disparition. Cet accablement du passé et ces
hantises donneront naissance à l’apparition des esprits consternants.
Les héroïnes entreprennent un retrait dans leur intériorité ou une fugue dans leur
imagination quitte à se précipiter dans un monde extraordinaire et au risque de l’inclination à
la folie qui en résulte. Dans la partie précédente nous avons vu que ces femmes sont à la
lisière de deux univers ; elles mélangent les deux jusqu’à brouiller entièrement les repères
spatio-temporels du monde réel. Elles refusent de revenir à une réalité trop dure et préfèrent
plutôt habiter cette zone floue pour se protéger et pour se préserver. En outre, la création d’un
univers propre est une condition pour héberger les spectres. Les femmes recourent aux
fantômes pour faire face. Leur présence s’avère nécessaire pour pouvoir continuer, ils allègent
la peine mais en même temps, ils perturbent ces femmes et par conséquent une certaine forme
de folie est à l’affût.
Nous pouvons en déduire que l’attitude de ces héroïnes est marquée par une certaine
ambiguïté. La solitude est parfois inquiétante. A d’autres moment, en revanche, les femmes se
blottissent volontairement dans la solitude comme dans un nid sûr. Leur monde exclusif
312
Nous référons ici à la section dans laquelle nous avons expliqué ce que nous entendons par « les fantômes ».
107
s’avère aussi ambivalent puisqu’il est rassurant et précaire. De même les fantômes revêtent un
rôle double, ils consolent et effraient. A cause des choses survenues, les femmes basculent
dans le chaos. La fugue dans un monde personnel, chimérique et la conception des
fantômes devraient accueillir ces femmes égarées. Dirigées par leur imagination féconde, elles
cherchent, en vain, à endiguer le chaos qui les terrorise. Nous observons qu’elles se lancent
davantage dans un désordre dangereux et profond en s’affolant. Cette ambivalence ainsi que
l’effacement de la frontière entre le réel et l’irréel aggravent le déséquilibre mental. Il existe
plusieurs degrés de « folie » mais de toute façon, la frontière entre la lucidité et la fabulation
s’avère floue, exactement comme la limite qui sépare la réalité et l’imaginaire.
La solitude nourrit les fantômes et les fantômes s’alimentent volontiers de cette
solitude. Ils surgissent dans des contextes semblables. Un fait qui conditionne l’apparition
d’un fantôme est la perte ou le départ d’une personne aimée. Toutes ces femmes ont l’air de
vouloir compenser une carence ou au moins de vouloir remplir un vide. L’hostilité du monde
entourant et l’incompréhension, voire l’indifférence de l’environnement, augmentent le besoin
d’avoir recours à une autre source de réconfort.
Or, il faut attirer l’attention sur le fait qu’il existe une différence notable entre les
fantômes de Naissance des fantômes, Le mal de mer, Le Pays, Bref séjour chez les vivants,
Tom est mort et ceux de Truismes et de White. Dans Truismes, les spectres ont un rôle plus
réduit. Dans White, les personnages principaux veulent réprimer les « fantômes » de leur
passé et de la réalité. Ces spectres apparaissent sans être « invités » ou sans être formés par les
protagonistes, tandis que dans les autres romans, les fantômes semblent être conçus afin de
remplir un vide après la mort ou le départ d’une personne aimée. Les fantômes sollicités
« délibérément » ont donc une fonction de substitut et de réconfort. Les autres, en revanche,
se révèlent écrasants, mais les deux types d’esprits anéantissent les essais d’oubli. Ils hantent
les pensées des personnages et les incitent à un délire.
2.4.2 Truismes
Nous devons admettre que, dans Truismes, les fantômes se manifestent de façon
beaucoup moins nette que dans les autres livres de Marie Darrieussecq. L’héroïne ne
mentionne pas explicitement la présence des fantômes en tant que tels. Il n’y a pas question de
véritables présences fantomatiques, mais les « fantômes » se révèlent de manière plus
108
abstraite. D’une part, ils agissent au niveau personnel et intérieur. Ils sont encouragés par la
société égoïste et les craintes de la femme-truie. Nous constatons qu’ils s’extériorisent dans le
domaine du rêve, l’émergence des images cauchemardesques en fournit la preuve par
excellence. La femme-truie est hantée psychologiquement et en subit les conséquences
physiques et psychiques. La métamorphose prend parfois l’aspect d’une espèce
d’enchantement magique qui se dégage de son intériorité. Il paraît que son subconscient a
effectué cette métamorphose spectaculaire et non un magicien indépendant. D’autre part, les
« fantômes » sont les démons de la réalité qui causent des hallucinations et l’angoisse qui en
résulte, mais en même temps ce sont eux qui l’incitent à cette métamorphose excessive à
première vue. Ils lui inculquent subrepticement les maux de la société et conduisent ainsi à
une prise de conscience libératrice. Dans ce sens ils forment la conscience de cette femme et
la métamorphose est une « catharsis ». En principe, ils la mettent en garde contre la perte
d’elle-même et de son individualité.
Nous observons à cet égard que, dans ce premier roman, il y a également une perte à
combler, notamment la perte de soi. Il s’agit en effet d’une substitution quoiqu’elle soit tout à
fait inconsciente. Rappelons que, dans le chapitre précédent, nous avons mentionné que
l’écrivain a voulu dépeindre l’histoire d’une femme simple qui se fait de plus en plus
indépendante :
Il me venait de drôles d’idées […]. Je commençais à juger mes clients. […] je supportais de plus en plus
mal certaines lubies des clients, j’avais pour ainsi dire un avis sur tout. Je me taisais, bien sûr, je
m’exécutais, c’est pour ça qu’on me payait, mais je sentais que c’était mon corps qui ne suivait plus,
mon corps avec cette absence de règles. C’est mon corps qui dirige ma tête, je ne le sais que trop
maintenant, j’ai payé le prix fort même si au fond je suis bien contente d’être débarrassée des clients.313
Elle note que les transformations corporelles et mentales sont corrélées. Les modifications
physiques la préviennent. Elle dégoutte les autres et sera répugnée par les autres.
Quand elle se contemple dans le miroir, elle remarque des changements grotesques. At-elle des hallucinations ? Nous ne savons pas sûrement si elle hallucine ou si elle exagère et
s’affole donc ou bien si elle voit réellement des modifications aberrantes. Est-elle en train de
changer et subit-elle réellement ces symptômes ? Quoi qu’il en soit, c’est une réaction sur les
horreurs d’une société maladive et sur la constatation du fait qu’elle devient étrangère à ellemême. La femme est persuadée qu’elle est en train de devenir folle. Toutefois, simultanément
elle se transforme d’une femme naïve et facile à convaincre en une femme critique. Cette
313
Marie Darrieussecq, Truismes, Paris, P.O.L, 1996, p. 26.
109
discordance s’exprime donc de façon latente, la femme réagit indirectement par voie de son
corps. Elle ne témoigne donc que d’une inclination légère à la folie.
Tout bien considéré, la femme-truie y a recours inconsciemment parce qu’elle est en
désaccord avec cette société déclinante. Le retrait dans son intériorité s’impose. Elle s’y
heurte aux « fantômes » internes qui représentent le chaos intérieur et aux « fantômes »
externes qui sont la conséquence des méfaits dans le monde.
La femme-truie ne conçoit pas elle-même ces « fantômes ». En tout cas, elle ne les
invente pas volontairement, à l’encontre de la majorité des héroïnes « darrieussecqiennes »314.
Ces autres femmes font plus délibérément appel aux fantômes, suppléant la lacune laissée par
des personnes chéries perdues ou disparues. Ce livre constitue donc un cas spécial. Nous ne
repérons pas vraiment de fantômes ici ; mais nous découvrirons une sorte de monde
fantomatique et exorbitant dans lequel elle est en quelque sorte le « fantôme » ou mieux le
« monstre » à travers sa métamorphose. Son altérité lui fait découvrir la discrimination et les
abus dans la société. Les effets « fantomatiques » influencent son corps, sa conscience et sa
personne en général. Il faut qu’elle réagisse pour rester fidèle à elle-même en tant que créature
humaine, en ce sens il y a une sorte de vide compensé, une perte réparée. A la fin, elle se
construira une réalité propre afin de pouvoir s’isoler dans un lieu de refuge habitable.
2.4.3 Naissance des fantômes
L’héroïne de Naissance des fantômes invente le fantôme de son mari pour
contrebalancer sa disparition inattendue. Elle est persuadée qu’il est réellement là. Il est
logique que cette conviction constitue à la fois une consolation et une épouvante. Son monde
vacille, tout devient obscur, menaçant et variable. Dépourvue des moyens pour résister, la
femme se sent désarmée et elle perd les repères. Elle ne sait plus. Elle hésite constamment
entre des extrémités, à savoir entre la réalité et la fantaisie ainsi qu’entre la lucidité et la folie.
Ce qu’elle voit ne correspond pas à ce qu’elle espère voir : son mari. Elle s’aveugle
néanmoins sur sa disparition et finit par le voir et par le sentir effectivement. Au
314
Naissance des fantômes, Le mal de mer, Le Pays, Bref séjour chez les vivants, Tom est mort.
110
commencement, elle se montre sceptique et incrédule, mais finalement elle laisse libre cours à
ses hallucinations et se laisse clairement convaincre par la force de son imagination.315
Elle est tout désemparée depuis qu’il est parti et elle finira par s’affoler. Pascale
Haubruge confirme que : « Le disparu impose sa présence en creux. Il prend toute la place.
C’est parfois comme ça que naissent les fantômes… »316.
L’imagination de cette femme se limite initialement à des confusions bénignes. Ainsi,
elle croit voir son mari mais elle confond un autre homme avec lui. Elle reconnaît qu’elle s’est
trompée. Toutefois, dès le début, elle néglige la rationalité et donne libre cours à ses
songeries:
Il suffisait d’un mouvement dans les branches, d’une variation sous les lampadaires, pour que je nous
aperçoive tous les deux, marchant dans les rues, comme ces soirs où notre ombre double nous précédait,
et que le ciel était une chose magnifique et inépuisable au-delà des toits. […] j’ai laissé mes yeux errer
bêtement comme si j’allais tomber sur nous, assis côte à côte au bord de la fontaine, le regard dans le
vague et le ciel. […]. Je restais là au bord de la fontaine, la conscience aiguisée comme une lame mais
tendue vers rien du tout, une béance, un énervement vide. […] Le fond de la place a vacillé, et tout a
tremblé comme sous un coup de gong, l’air vibrait au ras de sol. Je voyais glisser un éclat sur la façade,
comme une silhouette seule dans un reflet. […]. Mon corps s’est souvenu sans moi.317
La femme-veuve s’aliène, flottant entre deux « réalités », celle de la fantaisie et celle de la
réalité quotidienne. Ce sont deux « réalités » mais l’une est plus réelle que l’autre, c’est-à-dire
qu’elle est plus vivable. Ainsi, la réalité avec son époux s’avère plus facile à supporter et donc
plus réelle malgré le fait qu’elle s’est écoulée. La femme la désigne comme étant la seule
réalité possible. Elle renie la réalité actuelle au détriment de son équilibre mental :
[…] et c’était comme si mon mari allait revenir dans l’instant. Je me revoyais avec lui dans le grand
magasin, et le réel c’était ça aussi, la banalité douillette du réel, son ameublement pratique et
adorable. Je promenais mes doigts sur la table, à demi paralysée par le choc de ses deux réalités si
différentes, si inexplicablement différentes […] je promenais mes doigts sur la table et il aurait été
tellement simple, tellement normal, d’y trouver les miettes de notre repas, les miettes du réel, du réel
habitable, où mon mari serait revenu bêtement avec le pain.318
315
“Door zijn afwezigheid verandert de werkelijkheid om haar heen en raakt ze zichzelf kwijt. Alle gradaties van
ongerustheid maakt ze door, zelfs aanvallen van paniek, en ten slotte sluipt de waanzin in wat ze waarneemt.”
“Behalve nachtelijke schimmen die de vrouw beletten te slapen, zijn er een slaapkamer en meubels die in het
donker uiteenwijken, stolt de lucht om haar heen en blijken flatgebouwen alleen maar mistflarden te zijn.”,
Wineke De Boer, “Zonder man”, De Volkskrant, vendredi 23 février 2001, p. 14.
316
Pascale Haubruge, “Darrieussecq, sur la trace des disparitions”, Le Soir, 21 avril 1999. (Cet article provient
d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand).
317
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 20, 21.
318
Ibid., p. 25, 26.
111
La situation n’est pas réelle parce qu’elle n’est pas tenable. La femme refuse de croire
à la réalité de la disparition, elle la rejette et déclare qu’elle veut seulement participer à une
réalité qui inclut son mari. A cette fin, elle se construit un univers propre dont elle détermine
les « lois ». Dans le monde réel, elle doit s’efforcer pour accomplir les devoirs quotidiens :
« […] je me suis demandé à nouveau comment habiter cet appartement vide, et je ne savais
plus, à force, si j’attendais mon mari, ou si cette attente s’était transformée en autre chose, un
état général, une maladie. »319. Cette attente disproportionnée initiera un nouveau mode
d’existence et provoquera une « folie ». Envahie par cette obsession, la femme délaissée ne
peut plus penser à autre chose, elle s’imagine plusieurs scénarios qui pourraient expliquer ce
qui s’est passé. Elle a des illuminations et caresse l’idée que son mari sera de retour le
lendemain. Elle comprend que c’est ridicule de ne pas dormir et qu’il faut cesser d’être
tellement inquiète. Mais elle n’y parvient pas puisqu’elle convoite la présence de son époux :
« Je voulais croire que mon mari partageait encore le même espace que moi, que nous étions
encore deux poissons de la même mer, qu’il suffirait d’une partie de pêche un peu précise
pour nous retrouver dans le même filet. »320. Elle désire tellement de le revoir que peu à peu
elle est convaincue de sa présence :
[…] j’essayais de sentir sa présence quelque part, dans les rues, dans la ville, sur la planète. Il aurait dû
être possible, il aurait dû être de notre capacité, à nous autres humains, de faire usage de télépathie, de
sentir à distance nos pulsations mutuelles (ou quelque chose dans ce goût-là). J’ai fait un effort terrible
pour me concentrer au maximum, mon cerveau épuisé par l’attente se rebellait, migraineux, je voulais
croire qu’en atteignant la bonne longueur d’onde j’allais retrouver mon mari par la seule vibration de
mes antennes : notre conjugalité même aurait dû nous permettre de communiquer ainsi, et je ressentais
mon impuissance comme un échec de notre couple, une faille de la morale.321
Elle veut recevoir un signal de lui et de sa présence. A l’aide de la télépathie, elle tente
de communiquer avec lui. Elle assure qu’il est encore là, quelque part dans un monde
parallèle, dans un entre-deux qu’elle peut fréquenter aussi en se concentrant… en s’absentant
du fracas journalier. Mais c’est précisément le départ de son mari qui a envenimé le désordre :
« Je suppose que les ombres qui vivent la nuit se heurtaient à la réalité de ses épaules et de
son ventre, puisqu’elles passaient à côté de moi sans me voir, ou du moins sans oser me
toucher. »322. Les qualités de son époux ont toujours pu chasser les ombres, tandis que
maintenant sa disparition laisse le champ libre aux fantômes :
319
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 33.
Ibid., p. 37.
321
Ibid., p. 38.
322
Ibid., p. 41.
320
112
Ce sont sans doute ces qualités flagrantes qui éloignaient les ombres. Car cette première nuit sans lui, je
l’ai passée à rallumer ma lampe, ne trouvant plus de réponse […] à l’irruption des bruits. Pourtant je
savais bien que c’était là faire leur jeu. On commence à croire à la présence des ombres, et les ombres se
nourrissent de ce soupçon ; leur réalité gagne, et leur présence devient bientôt une évidence. Rallumer la
lumière, c’est admettre leur existence, de même, dans le noir, garder les yeux ouverts. Déjà, petite,
savoir ma mère dans la pièce à côté ne m’empêchait pas d’entrer dans la spirale. Le point de non-retour,
celui où l’ombre attaque, je ne l’ai jamais atteint. Il y a des méthodes simples, bien qu’épuisantes, et
cette nuit-là plus que jamais, en l’absence de mon mari, j’ai dû les mettre en pratique : se raisonner sur
sa propre folie permet de contraindre l’ombre à une dimension embryonnaire, mais exige une force de
caractère qui résiste mal à une nuit avancée […].323
Il convient donc de mentionner que le fantôme de son mari est principalement consolant, une
espèce de substitution. Les autres fantômes, que son mari repoussait, sont effrayants. Peut-être
ces autres spectres apparaissent parce qu’elle permet celui de son époux et qu’elle glisse dans
un monde fantomatique où naissent des fantômes.
Livrée à la solitude et à l’anxiété, l’héroïne se pose en victime. Elle lutte contre les
hantises, mais la résistance se révèle trop faible ou bien la peur s’avère trop grande. De toute
façon, les esprits ne sont plus retenus. Elle admet que l’existence des fantômes est relative et
qu’elle dépend de la croyance en eux. En d’autres termes, leur présence effective dépend de la
disponibilité aux fantômes et maintenant que son mari a disparu, elle est enclin à les voir et à
les accueillir dans son monde. Elle dit ouvertement et de façon lucide que les fantômes se
repaissent de cette suspicion. Cette réflexion souligne le mélange de lucidité et de folie qui
caractérise cette femme. D’ailleurs, elle exécute un mélange d’espaces, de deux « réalités ».
Elle s’établit dans une nouvelle zone qui dénotera une nouvelle étape de son existence :
Seule l’aube m’a tirée de cette nuit pénible qui marque le début de ma bizarre nouvelle vie. J’avais tant
lutté toute la nuit contre les ombres, ma raison avait si longtemps défié le loup, que je pensais avoir
rejoint un nouvel espace-temps où je chevroterais pour le reste de ma vie, une zone où le soleil ne se
lèverait plus et qui avait englouti mon mari.324
Faute de coupable, elle blâme l’espace d’avoir « avalé » goulûment son mari. La réalité a
disparu et a été substituée par une « surréalité », un monde fluctuant dans lequel naissent
inéluctablement des fantômes. La femme fait partie de ce nouveau mode d’existence et est
assaillie par les spectres. Dans la citation ci-dessous, elle évoque la visite d’une ombre. La
présence, est-elle réelle ou rêvée ? Nous remarquons qu’elle hésite, mais elle garantit que la
présence est indéniable :
Dans cette immobilité […], j’ai vu une ombre se former doucement. […]. L’ombre était à peine une
ombre : je dus […] me concentrer sur le tremblement de la lumière à son pourtour. Regarder l’ombre en
face l’occultait. […]. Ça bougeait doucement, ça donnait légèrement prise au vent, mais sans se défaire
323
324
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 42, 43.
Ibid., p. 44.
113
[…]. Je me suis retournée pour voir si ce n’était pas mon ombre, ou l’ombre de quelque chose ; j’ai
écarté la main, mais il n’y avait pas d’effet de miroir ; j’ai soufflé mais ça n’a pas bougé. Je me suis
levée, lentement pour ne pas perturber ce nouvel équilibre de la pièce, je regardais soigneusement juste
à côté de l’ombre pour ne pas la perdre de vue, elle était si claire, si fluctuante dans la lumière […] elle
s’est rassemblée autour de moi et j’ai senti une pression, une prise, elle a disparu.325
A l’encontre de la précaution, dans cet énoncé hésitant devant cette apparition
brumeuse, nous voyons que dans le discours suivant la croyance s’avère très résolue :
Même nommés, touchés ou traversés les fantômes ne perdent ni en puissance ni en indulgence. Je
marchais dans la chambre, résignée. Mon mari était forcément quelque part, gazeux peut-être, à la limite
de sortir de l’univers, mais quelque part forcément, penché sur les bords (ce qu’il faut bien supposer de
bords) et me regardant ; comme les morts dont les vivants savent qu’ils sont encore là, planqués dans la
bruyère ou sous les tables tournants, derrière les portes, dans le grenier à frapper du métatarse, […].
Mon mari, copiant les morts, allait me faire signe et me rendre à l’existence ; la volatilisation de notre
chambre était peut-être déjà ce signe qu’il veillait comme une petite lampe […].326
Elle pense que son mari-fantôme fréquente un autre univers et qu’il la regarde à partir de là.
Cette idée la rassure doucement, cependant elle signale que les esprits causent aussi un
dérèglement : « Les fantômes sont forts, pour vous rendre fou. »327. Ce qui signifie qu’elle
accepte en partie qu’elle est frappée d’une « folie ». En dépit de cette prise de conscience, elle
s’obstine dans son idée que l’âme de son mari voltige autour d’elle. Elle prétend qu’elle se
réveille, en pleine conscience, et qu’elle est accompagnée de son mari :
Je peux seulement imaginer maintenant. Quand je suis revenue à moi, dans moi, quand les molécules de
moi ont repris forme (…), j’ai frotté fort mon visage, je l’ai remodelé, il était là, posé sur moi […], j’ai
ouvert la porte de la chambre.328
Elle sent qu’il est là, dans sa chambre. La femme-veuve se dérobe à la vie réelle. Ainsi, elle
certifie qu’elle s’absente de la fête de sa mère, bien qu’elle y soit présente, assise à côté de
Jacqueline : « Nous passâmes à table. Personne ne semblait avoir remarqué mon absence,
[…]. »329. Elle pense effectivement qu’elle a disparu. En fait, elle erre entre la réalité concrète
et la sienne. Son aliénation n’est qu’une fuite dans son imagination. Elle avait déjà éprouvé
cette sensation bizarre :
Je retrouve, à tenter de décrire cette soirée, le vertige qui emportait mon cerveau dans un siphon géant,
qui le drainait de ses molécules pensantes et diffusait en moi ce vide, avec la force de Coriolis de la
folie. Je touchais au point précis auquel mon être se réduisait : dansant dans le noir comme un ultime
phosphène de mon cerveau débondé, un tout petit éclat restait, l’abat-jour, le feutre de la moquette et
325
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 54, 55.
Ibid., p. 96.
327
Ibid., p. 97.
328
Ibid., p. 98.
329
Ibid., p. 137.
326
114
l’horizon des plinthes, un même mode d’existence. D’être comme une autre stalactite du crépi, ou une
épingle luisant très faiblement, fichée dans le tissu noir du ciel.330
Bref, elle est en proie à une désorientation absolue dans un espace réel devenu exigu.
Elle s’est empêtrée dans les profondeurs de son esprit et de sa fantaisie. La citation ci-dessous
nous instruit sur l‘affolement de cette femme :
Je suis retournée dans ma chambre […]. Je étais seule dans le noir […]. Dans la forêt quand on est
perdu, on dit aux enfants, il faut faire demi-tour et avancer toujours tout droit et l’on retrouve forcément
l’issue […]. J’ai appliqué la règle, mais le nombre de mes pas augmentait, dépassait largement le
compte de l’aller, commençait dans le noir à paraître infini. Ce n’était pas la nuit, c’était juste du noir, et
moi au milieu à espérer que le temps tout de même continuait à s’écouler, que quelque chose
surviendrait, moi au milieu avec mes veines et mes muscles se dissipant rapidement dans rien du tout,
moi en molécules de chair et de pensée qui se défaisaient en nuage. […] vous n’êtes plus là mais
l’univers connaît sans vous des états embryonnaires […].331
Elle établit une comparaison entre le fait d’être perdu dans un bois et celui d’être désorienté
mentalement, c’est-à-dire être égaré de façon figurée. Elle se trouve dans son appartement,
dans le noir qui reflète la solitude et l’angoisse. Il semble qu’elle saisit son vagabondage dans
un labyrinthe mental. Elle se demande indirectement ce qu’elle doit faire maintenant qu’elle
est perdue en soi-même.
Un autre exemple significatif de son dérèglement mental et de son oscillation entre
deux états, entre deux « réalités » divergentes nous est fourni par le fragment qui se déroule
au supermarché : « Quelque chose naissait dans le rayonnement hésitant des néons. »332. La
réalité concrète du supermarché se mêle avec sa propre perception imaginative :
Quand nous nous retrouvâmes au rayon des surgelés, le chariot plein, mon marché presque accompli, et
que le phénomène se reproduisit dans la vapeur glaciale […]. Pendant ce temps, le phénomène
s’amplifiait. Le bac fumait et dans cette fumée se devinait un corps gazeux, informe et flottant, doué
pourtant d’une sorte de volonté puisque cela stagnait en insistant là, flou et presque invisible […].333
Le phénomène dont elle parle, est une présence qu’elle voit indubitablement, mais que les
autres dans le magasin ignorent. Exactement comme ils ignorent la présence spectrale de son
conjoint. Dans son affolement, elle soupçonne un complot contre elle de la part de la vie et de
la part de tous les autres :
[…] dans le soudain désordre, je crus que la table, occupée par des esprits frappeurs, allait compter nos
morts et s’envoler en pulvérisant les vitres, mais ce ne fut pas ainsi que les choses tournèrent. J’étais
330
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 87, 88.
Ibid., p. 93, 94.
332
Ibid., p. 108.
333
Ibid., p. 109, 110.
331
115
restée assise, […] et ce n’était pas la table, remarquablement fixe sous mes coudes, qui virait, mais tout
le reste autour de moi, les invités en sarabande […]. Et il me semblait que toute cette agitation n’était
soulevée que dans un seul but : masquer sous les éclats de voix l’absence de mon mari, combler d’air
remué et de mouvements de bras le gouffre insensé que laissaient derrière elles ses molécules
disparues.334
Elle s’oppose aux autres. Les convives, à la fête de sa mère, ne se soucient pas de
l’absence de son mari ni de l’apparition des monstres et de l’atmosphère menaçante.335 Elle
n’arrive visiblement pas à accepter la vérité et par conséquent elle ne comprend pas les autres.
Elle a besoin de la présence de son mari afin de se tranquilliser :
[…] je crus alors être la seule à voir entrer mon mari, mais le cri que poussa ma belle-mère démentit
tout de suite cette hypothèse. Pendant que les convives se pressaient autour d’elle évanouie, mon mari
sembla hésiter, vacillant sur le seuil. Je sentais distinctement le fort courant d’air qui le précédait,
pourtant aucun abat-jour ne bougeait […]. Mon mari me regardait, d’un regard étrange […]. Je ne le
quittais pas du regard, il me semblait qu’ainsi je le maintenais là […] mon mari avait pour ainsi dire la
consistance. […] je m’efforçais de ne pas perdre de vue ses traits ; ma mémoire m’aidait autant que mes
yeux. Il fallait qu’il reste là, encore une seconde, jusqu’à ce que je le touche, encore une seconde malgré
l’incertitude de ce qui, en lui, semblait dénier au temps la possibilité de le faire durer, à l’espace celle de
lui donner forme.336
Nous pouvons conclure de cet extrait qu’elle sait que ce qu’elle voit est une hallucination.
Elle avance elle-même qu’elle doit avoir recours à sa mémoire et à ses souvenirs pour faire
perdurer l’image du fantôme de son mari. En un mot, la fabulation alterne avec une extrême
perspicacité. La réalité concrète freine l’émergence de son époux-fantôme. Quoi qu’il en soit,
pour assouvir son désir, le spectre de son mari ne suffit pas à cause de l’incertitude de sa
présence. La femme ressent une grande nécessité de le toucher :
Mes yeux ne suffisaient pas à le saisir ; il fallait le serrer dans mes bras, et il se reposerait, il s’appuierait
sur moi, fatigué, la tête lourde, et nous rentrerions à la maison. […] Le tapis défilait lentement sous mes
pieds, et mon mari restait sur le seuil, immobile, à portée de main mais toujours aussi éloigné pourtant,
toujours reculé à la même silencieuse distance. […] et je ne savais pas si j’étais victime d’un sortilège
tissé avec la laine, de ma propre impatience à le rejoindre, ou de quelque chose entre nous, qui aurait
détendu les fils du temps et de l’espace. J’articulais son nom en silence, effrayée d’y mettre la voix ; il
fallait que tout se taise, que tout reste au même niveau de brouhaha en bulles, de rumeurs clapotantes et
de limbes ; que rien ne claque, pas une porte pas un nom ; sinon, mon mari s’envolerait […].337
334
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 139, 140.
«Tous ces atomes se mélangeaient dans l’éprouvette du salon, une chimie audacieuse combinait de nouvelles
matières […]. Mais aucun invité ne semblait se soucier du carnage, ni du noroît craché par ce dragon des
placards, dont l’haleine se glissait pourtant, sans cesse et sans recours, entre les atomes de notre espace. […] Je
voyais dans la brume autour d’eux [les invités] le dessin de certaines de leurs pensées, un entre-deux des corps,
des gestes et des paroles ; tout un brouillard de molécules qui se condensait parfois en brèves volutes blanches,
en éclairs humides, où pouvait flotter par périodes comme un souvenir de mon mari, et la conscience gênée d’un
manque ou d’un malaise. », Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 141, 142.
336
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 144, 145.
337
Ibid., p. 146, 147.
335
116
Elle utilise le conditionnel (« rentrerions ») ce qui indique implicitement qu’elle accepte sa
disparition et qu’elle craint qu’il ne revienne pas : « Je lui promettrais tout ce qu’il voudrait.
Je l’aimerais toute ma vie. Je m’occuperais de lui. »338.
Elle se demande si cette présence provient de sa fantaisie ou de son aspiration ardente
à rejoindre son mari, ou encore qu’il s’agit d’un avertissement d’un monde parallèle. C’est
comme si elle expérimente qu’elle est engloutie avec lui par une force surnaturelle dans une
sorte d’au-delà. Elle pense que son mari a été arraché à ce monde par une puissance magique
et qu’il se trouve dans un entre-deux. Elle s’évertue à atteindre ce monde intermédiaire, mais
elle n’y parvient pas. Une force rivale enlève son mari et suce l’énergie du corps et de l’être
de la femme délaissée : « […] je sentis, très distinctement, l’épaisseur de quelque chose qui
suivait mon mari, et qui l’ôtait à moi, et qui me vidait, moi, de ma substance […]. »339.
Comme nous avons vu, la présence de son mari ne suffit pas. La femme ne se contente
pas de son apparition fantomatique et décevante. Aussi essaie-t-elle d’accompagner son mari
dans le monde des disparus et des morts. Elle veut même s’identifier avec lui. Elle avait déjà
effleuré ce désir de se fusionner avec son époux : « […] et ma pensée se vaporisait à son tour
en cherchant à s’épandre à la mesure de ce qui lui manquait, épousant le corps creux, vide et
volatil de mon mari. »340. A la fin, la femme s’unifie presque totalement avec son époux :
Je pris conscience que le soleil ne s’était pas levé : soit que mon dessin m’ait pris tant de temps qu’à la
nuit revenue je n’avais pas suivi la rotation de la planète ; soit qu’au contraire il ne se soit passé que
quelques minutes depuis mon ascension. Le ressac s’était calmé, quelque chose dans les ampoules
s’éteignait doucement. Je me tournai vers la fenêtre, et je vis mon mari, perché sur la rambarde. Je me
levai pour lui ouvrir, il enjamba le rebord, enleva son manteau que je lui pris des mains. Je lui dis que
cela faisait longtemps que je l’attendais. Il ne répondit pas. […]. A ma première impression de flou
s’ajoutait maintenant une certaine pesanteur, une pesanteur hors du commun, qui loin de stabiliser son
image la diffractait encore : immobile ou, comme auparavant, couvert de son manteau, mon mari faisait
encore un époux acceptable ; mais s’il remuait ne fût-ce qu’une paupière, ce qui le maintenait là tout de
même semblait peser au centre de sa personne, densifier sa matière, le rassembler en un seul point
central qui le laissait pratiquement vide sur les bords […].341
Tout porte à croire qu’elle se rend compte du fait qu’elle contemple son mari-fantôme, mais
elle choisit de refouler cette idée. C’est la raison pour laquelle elle n’ose pas s’approcher pour
le toucher. Le caractère ambigu de ses convictions frappe ; d’une part elle s’unit avec lui,
d’autre part elle n’a pas d’accès à lui. Son mari n’est pas palpable :
338
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 146.
Ibid., p. 148.
340
Ibid., p. 69.
341
Ibid., p. 157, 158.
339
117
[…] mon mari me faisait mal aux yeux, et se répandait tant, que je m’imaginais facilement lui passer la
main à travers son corps, et lui faire coucou dans le dos. Le prendre dans mes bras m’avait semblé une
solution pacifiante et simple, son contour restait à peu près défini même si son contenu semblait
alternativement le déborder ou rétrécir ; mais j’avais peur en l’agrippant de découvrir qu’il n’était pas
là, et de me retrouver serrant le poing sur un précipité de lui, une concentration fossile qui l’aurait
résumé, un ADN pour fantôme […]. Je ne voulais pas d’un mari que je n’aurais pas pu serrer dans mes
bras.342
Apparemment, elle comprend donc qu’elle contemple un génie, mais elle le renie en même
temps. Sa folie s’avère donc en partie volontaire, le fantasme « réel » se substitue à la réalité.
Elle s’imprègne de son mari et s’envole avec lui :
Il se mit lentement debout. Si lent que fût son mouvement je n’enregistrai qu’une sorte de dépliement de
l’espace, comme si son corps, en plus de se dresser, avait déplacé les dimensions pour y trouver un lieu
problématique. […]. Et lorsque je sentis mon mari m’entourer par la seule extension de ses mains peu
matérielles, et me charger à mon tour de cette énergie-là (à proprement parler, il ne me touchais pas,
rendu presque invisible par le rapprochement ; mais je le sentais : à la fois entièrement en moi, et où je
ne pouvais l’atteindre) […]. Je ne compris jamais si nous traversâmes la fenêtre, ou si mon mari l’ouvrit
pour nous laisser passage. Mais quand je me retrouvai sur mon lit, seule, pailletée de quelque chose qui
s’était vraiment passé […].343
Ce fragment illustre que l’héroïne se croit réellement guidée par son conjoint. Elle est
absorbée dans un autre univers, à savoir dans le monde situé dans ses pensées. La réalité se
dissipe.
Un événement négatif, à savoir la disparition de son époux, suscite des effets
physiques et psychologiques. Elle souffre d’une douleur interne intense. D’emblée, elle voit
des silhouettes inexistantes. Elle commence par ailleurs à douter de sa propre existence et de
son passé : sa vie antérieure ressemble à une rêverie, à quelque chose d’insaisissable. Elle se
demande laquelle des deux est irréelle : sa vie antérieure ou actuelle. Elle s’imprègne
totalement de l’absence de son mari de sorte qu’elle finira par le suppléer dans son monde à
elle. Cette idée fixe la conduira lentement à une perte de contrôle. Elle s’adonne à la fantaisie
comme étant la seule solution pour esquiver la folie complète. Elle ne sait plus que faire, elle
ne peut plus se comporter de façon normale :
[…] laissant celui – ou celle – qui reste seul, désemparé au bord du trou creusé par l’autre qui s’est
soudain absenté. Certains déserts, comme certaines solitudes, sont peuplés, bruissants. Parfois, du sable
naissent des fantômes. Ainsi pour la narratrice esseulée du roman de Marie Darrieussecq.344
342
Marie Darrieussecq, Naissance des fantômes, Paris, P.O.L, 1998, p. 159, 160.
Ibid., p. 160, 161.
344
Patrick Kéchichian, « Darrieussecq en pleine métamorphose », Le Monde, 20 février 1998. (Cet article
provient d’un dossier de la bibliothèque centrale de Gand).
343
118
Dans cette citation, nous rencontrons la justification de notre thèse centrale : les femmes sont
désertées littéralement et au sens figuré. Aussi recourent-elles à des hyperréalités permettant
de loger le fantôme d’un disparu.
2.4.4 Le mal de mer
Dans ce roman, les fantômes sont plus modestes. Nous n’observons pas vraiment un
fantôme qui devrait remplacer une perte, en tout cas ce type de fantôme n’est pas
prépondérant. Il y a toutefois un monde imaginaire qui se met en place. Il s’agit donc ici des
« fantômes » pris au sens large, dans le sens de l’imagination effrénée en combinaison avec
des préoccupations excessives. Le personnage principal, la mère en fuite, éprouve plutôt la
présence des « fantômes » du passé et de la réalité. Ils se manifestent sous forme des hantises
indéfinies, mais obsédantes. Elle a le sentiment qu’elle s’est distanciée d’elle-même et que sa
vie actuelle est un mensonge, une abnégation. Elle traverse une crise identitaire qui mènera à
cette fuite, pourtant elle ne peut pas se débarrasser de ses « fantômes ». La femme se fuit donc
pour réduire les spectres internes au silence, c’est-à-dire pour esquiver ses hantises. En même
temps c’est une dérobade à ses responsabilités. La fuite réelle, géographique se révèle
dérisoire, donc une fugue fantastique s’impose. Le retrait dans sa fantaisie constitue une
protestation contre la réalité, ce qui prouve que la femme est agacée et perturbée.
La mère s’oppose à sa mère (la grand-mère) et à sa fille (la petite) dans la mesure où
elle a choisi de partir et de rompre le contact. Le second type de fantôme, à savoir celui qui est
censé remplir un vide, se présente seulement chez les deux personnes qui sont victimes de sa
décision. La grand-mère, par exemple, voit les esprits de sa fille et de sa petite-fille
« disparues » puisqu’elles lui manquent :
[…] elle sent renaître, fugitivement, le courant d’air, les portes qui s’ouvrent, le carré de lumière et les
deux ombres sur le seuil. […]. Mais si elle les regarde intensément, ou si elle fixe un point à côté, sur le
mur, comme par ruse, elle les voit osciller au bord de ses iris ; le quadrillage très fin devient profond, la
fenêtre se dédouble, les reflets blancs décollent par plis courbes, et les formes apparaissent, épaules
levées, hanches basculées, tremblant légèrement d’une énergie contenue. Cela, elle ne peut pas le dire à
son gendre : qu’elle la voyait, qu’elle les voyait, dans les rideaux, et sur le seuil ; qu’elle les voit
souvent, dès après leur départ, et la nuit de temps en temps.345
345
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 37, 38.
119
Leurs ombres forment un remplacement. Elle sait qu’elle ne peut pas le confesser à son
gendre parce qu’il jugera qu’elle est devenue démente.
De même, la petite évoque l’image de son père. Elle se croit à la maison familiale avec
son père. L’image est intense à tel point qu’elle croit le voir réellement, mais sa présence
s’envole rapidement. Elle aussi, elle recourt à l’esprit de son père parce qu’il lui manque. Son
spectre se présente à elle parce que la carence de une personne est une condition propice à son
apparition : « Pourtant elle voit son père, se lever du canapé […] elle le perd dans le
remuement des meubles, dans la nuit désunie […] »346.
La mère est une espèce d’antihéroïne, non seulement parce qu’elle nuit aux autres,
mais aussi parce qu’elle possède des qualités autodestructrices. Elle se torture le cerveau et est
dévorée par des peurs qu’elle engendre elle-même. Il paraît que la mère entrevoit une
présence non réelle. Est-ce qu’elle voit un spectre ? Elle hésite car la présence est fumeuse :
[…] et on la suit à distance, comme lestée d’un objet émetteur ; aussi bien la tente, le plaid, le cartable
sont piégés. Elle hésite, ses pieds glissent dans la pente ; mais personne ne pouvait prévoir, penser ou
prévenir ; personne ne peut les suivre.347
Ce soupçon de être persécuté devient une hantise. En principe, elle sait que personne ne les
suit, pourtant elle appuie que des présences spectrales l’entourent indéniablement. Plus loin,
nous lisons qu’elle ressent de nouveau une présence :
Elle écoute, et le silence devient plus vaste encore […]. Le pas se rapproche, elle cesse de respirer ;
c’est un souffle qui glisse sur le sable, par vagues, elle le perd si elle l’attend (et la migraine cogne plus
fort), elle le retrouve avec la mer, les sifflements, les embrasements, si bien que parfois, au lieu de ce
seul pas qui se détacherait, il semble que la dune et la forêt se mettent en marche. […]. Personne ne peut
les retrouver.348
Ses obsessions angoissantes causent un égarement. La femme se noie mentalement
dans la mer. Elle veut s’imprégner de la tranquillité de la mer et pour cela, elle doit ôter ou au
moins sauter la barrière qui sépare la mer de la terre. Elle pense que là réside la solution, le
dénouement de sa situation délicate :
Elle recule d’un pas, des phares sont vissés aux jointures du ciel. La mer est une paroi verticale, à
travers laquelle il suffirait de passer ; l’eau glisserait du nez aux joues, de la poitrine au dos, du ventre
aux hanches puis aux reins, et se renfermerait : on entrerait dans la mer comme on passe un rideau. […]
346
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 86.
Ibid., p. 19.
348
Ibid., p. 29.
347
120
elle va marcher jusqu’au phare et jusqu’au phare suivant ; au jour venu elle s’installera à une terrasse de
café, et le soir elle prendra une chambre avec vue.349
Elle est paranoïaque. La dynamique de la mer influe sur son esprit. Des moments de clarté
alternent avec des instants de délire et avec des divagations. Cela est illustré par la citation cidessus. Les réflexions troublées s’accumulent. La mère a l’air tout à fait désemparé, elle se
retrouve dans plusieurs espaces à la fois :
Tout s’est éteint ; les arbres sont saisis d’un désordre nocturne, ils grincent, abandonnés. Quelque chose
dort dans la forêt, y marche somnambulique et haut comme les troncs. Elle monte la dune, le sable
s’éboule dans les empreintes fraîches. La tente est minuscule à présent, presque invisible, bleue sur
bleu. Les troncs s’accroupissent dans l’ombre. Elle est sur une île ; si elle appelle, tout va se réveiller.
Le ciel est traversé par une longue pliure blanche. Elle se sent virer lentement ; posée sur la dune et sous
le ciel. La mer a tout envahi […]. L’air se retire à chaque inspiration de la mer ; puis revient ; avant que
l’eau ne gonfle à nouveau, prenant toute la place ; si bien que respirer n’est possible qu’à petites
goulées, entre deux mouvements énormes de la mer, entre deux secousses du ciel : en hoquetant, joues
ruisselantes, un goût d’huître et d’algue dans la bouche.350
Nous pouvons nous demander s’il s’agit d’une ballade réelle ou rêvée ? En fait, ce n’est pas
très clair. Il semble que cette femme ne le sait pas non plus. Elle vacille entre un état
somnolant et un état réveillé. L’effacement de la frontière entre le réel et l’irréel, entre ce
qu’elle voit et ce qu’elle pense voir prouve l’inclination à une certaine « folie ».
Elle se rend intentionnellement à la mer pour profiter de la sérénité. Mais la mer
menace également. La mer provoque une grande désorientation. Souvent, l’héroïne ne sait
plus où elle se trouve. L’espace réel se rétrécit et la mer inonde tout :
Elle se lève, une vapeur fraîche flotte autour d’un groupe, la porte est là. La mer est neuve, incisive. Ses
oreilles bourdonnent, chaque vague y pénètre, coupe et la dégage. Elle descend à travers le tamaris,
dans la falaise, au long des petits escaliers rétro. Le bois factice est si ancien […]. La masse de
l’immeuble la surprend, surgie, noire, coupant net une fantaisie de l’escalier […].351
Elle déraisonne. La mer, toute-puissante, s’empare de cette créature fragile. Son attrait est
irrésistible et invincible. Dans sa tête, la femme confond la réalité et les fantasmes :
Elle se tend, s’apprête. La vague la traverse, en une seconde elle est entièrement mouillée, plaquée au
mur par la secousse. Les accès aux balcons sont fermés […]. De la main, elle suit la rampe, sent sous
ses pieds les volées de marches ; plus aucune lumière ne parvient à percer, seule une étrange douceur,
rapide, régulière, vient par moments ralentir le vent […]. elle a retrouvé les arbres, la falaise. Le petit
escalier est une cascade d’eau boueuse. Elle s’appuie aux troncs. Elle n’y voit plus rien, ni dans son dos,
ni du côté de l’immeuble, ni dans cette forêt qui croît, craquante et noire, du brûlis de la mer. Il y a
quelqu’un. Quelqu’un l’attend sous les feuillages. Elle le voit maintenant […].352
349
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 31.
Ibid., p. 32, 33.
351
Ibid., p. 91.
352
Ibid., p. 93.
350
121
Patrick la ramène à la réalité. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait. Elle veut se noyer afin
de devenir une unité avec la mer :
Elle regarde les autres baigneurs, ceux qui hésitent, raidis au bord, et ceux qui sont déjà de l’autre côté ;
personne ne reste dans le creux, personne ne peut survivre dans le creux – dans ce vide que les vagues
s’épuisent à combler, dans lequel l’eau culbute, enfle, puis disparaît ; où l’air claque, où le sable
explose, où rien ne s’apaise ni se colmate.353
La métamorphose de la mère est consécutive à celle de la mer. La mer peut compenser
le vide et la perte d’elle-même, mais elle n’apaise pas du tout les soucis. La femme confond
ce qui se passe réellement et ce qui se déroule dans sa tête, elle se laisse guider par les vagues.
La mer et la plage engagent le combat : dans son esprit, la distance varie sans cesse. La
femme accentue la toute-puissance et la pression de la mer. Elle est dévoratrice et par
conséquent, la femme ne peut pas résister à son attraction périlleuse. La terre est
inhospitalière et rude, l’héroïne se croit arrachée à la mer. Néanmoins, la relation avec la mer
s’avère double. Son influence sur la mère se caractérise par un mélange complexe, voire une
ambivalence profonde. Tiphaine Samoyault se prononce en faveur de l’hégémonie de la mer :
L'être le plus vivant, c'est bien évidemment la mer. Son action emporte les êtres dans un tourbillon
variable, les écartèle, les abandonne et c'est exactement cela le mal de mer, la peur du vide et de
l'abandon, l'inversion des perspectives, tout à la fois le désir du ventre et son angoisse, l'inquiétude
diffuse des uns, l'inquiétude imaginative des autres.354
La force de la mer réside dans son aptitude à combler une lacune. La mer s’empare de
l’espace, de la vacuité et dans ce sens elle rassure : « Il faudrait rentrer, mais avec le bruit de
la mer, cette épaisseur d’humidité marine, il semble que rien ne puisse arriver, que personne
ne soit laissé tout à fait seul ici. »355. De ce point de vue, la mer acquiert le statut de
« fantôme ». La mer sert de substitut et donc de consolation à une perte imprécise. Elle se
présente en effet comme la matrice englobant la totalité des choses. Elle donne la vie mais elle
est également apte à l’enlever. L’héroïne décide aussi de la vie des autres, elle intervient dans
l’évolution normale des événements. Nous ne sommes donc guère étonnés du fait que la mère
s’identifie avec elle.
353
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 121, 122.
Tiphaine Samoyault, « Mer cannibale », Les Inrockuptibles, 17 mars 1999, p. 59.
355
Marie Darrieussecq, Le mal de mer, Paris, P.O.L, 1999, p. 89.
354
122
2.4.5 Le Pays
Dans ce roman, l’absence s’avère de nouveau un terme équivoque. Il suppose
l’absence, la lacune d’un être aimé, mais il implique également le fait de s’absenter de la
réalité concrète. Christiane Boutaudou affirme que :
Au niveau de l’expérience personnelle, la mort subite du frère Paul encore bébé constitue pour
l’héroïne le premier d’une série de traumatismes. La folie de Pablo, le frère adopté par ses parents en
substitut de Paul en constitue un autre, violence intérieure extériorisée en « hurlements » qui menacent
jusqu’à son point limite de résistance l’intégrité de la personne, aiguisant un besoin de « disparaître
ailleurs » sous peine de désintégration.356
L’héroïne se retire en effet quitte à se désorienter et à devenir « folle ». Ainsi, elle annonce
dès le début la présence de quelque chose de vague : « Alors quelqu’un se mettait à me suivre.
[…]. Et ça venait à mes côtés. Et là, ça me tenait compagnie. »357. Cette suggestion d’un
fantôme s’accroît, leur présence semble être stimulée par le pays. La conviction se transforme
graduellement en une certitude absolue et objective selon la femme. Elle postule que ces
ombres apparaissent là, au pays, plus qu’à Paris, à cause de son oisiveté :
Embruns aux vitres, pollens, elle voyait, dans la journée aussi, plus de fantômes qu’à Paris. […]. Dans
ses yeux passaient des formes. Longues mains se balançant dans un plan flou. Ou alors, elle tenait Tiot
sur ses genoux, ils regardaient la télévision. Le temps qu’elle pose un baiser dans ses cheveux, une
ombre était venue, debout, indubitable. […] Mais les fantômes ne reviennent pas : ils apparaissent et
disparaissent. C’était elle qui revenait. Elle était rentrée au pays.358
Elle prône qu’à Paris elle a réussi à refouler les spectres et à bannir la peur, mais elle
se rend compte que son retour au pays les réveille nécessairement. Dans ce sens, les fantômes
sont liés à l’espace et à son origine. En régressant, elle ravive les esprits du passé, les hantises
qu’elle pensait avoir enterrées il y a longtemps en déménageant à Paris.
Lorsqu’elle fait l’ascension de la plus haute montagne du Pays, La Glyphe, elle sent
des spectres. C’est comme si elle divague :
Elle sent à nouveau la présence, quelqu’un debout à ses côtés. Une verticale fugace…comme un
pinceau dans le verre d’eau du paysage. Si c’est un fantôme, il est de l’espèce furtive : un léger moment
de fêlure…un bref accès sur l’envers des choses…il lui semble voir l’air se rider…359
356
Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 1. (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008).
357
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 13.
358
Ibid., p. 19.
359
Ibid., p. 49, 50.
123
Il paraît que l’escalade de la montagne déclenche une élévation spirituelle. Les bornes entre la
perception objective et son imagination s’estompent progressivement. Plus en avant dans le
texte, elle confirme la présence des spectres. A nouveau, elle dit qu’ils surgissent parce
qu’elle est désœuvrée :
Mais ici je ne faisais rien. J’étais seule. J’imaginais régler un appareil photo sur un temps de pose, si
long, si long, que – trop remuante même à ma chaise – je disparaîtrais, pendant qu’apparaîtraient les
spectres : le lent mouvement du soleil les donnerait à voir, dans la déposition de la poussière, l’usure
immobile des murs… J’étais diluée dans une flaque de temps. […]. Quand le téléphone sonnait je me
rematérialisais.360
L’imaginaire l’emporte sur le réel, l’héroïne se faufile dans l’endroit où les fantômes
se cachent. L’immersion dans la tranquillité relative de cet autre univers s’avère une
aliénation mi-volontaire pour entrer en contact avec un ailleurs imprécis et avec les spectres
là-dedans. Ses hantises anciennes, ranimées par son retour au Pays, sont à l’origine des
fantômes. Christiane Boutaudou écrit encore que :
Car en ce « pays » dont la souplesse étonne, rien n’est étanche, aucune frontière imperméable, et l’on
passe aisément, sans s’en rendre compte, du réel à l’imaginaire, du normal au monstre, bousculant les
étiquettes rassurantes d’un Rationalisme triomphant, avide de certitudes, mais défunt. Ainsi frôlonsnous toujours le fantastique, réintroduit ici comme une dimension menaçante, mais réelle, de
l’expérience. Qu’est-ce après tout qu’un fantôme, sinon la présence agissante d’une hantise, un furtif
« épanchement du songe dans la vie réelle », un bref « accès sur l’envers des choses », une hallucination
de l’inconscient? 361
Marie Rivière semble comprendre que les spectres sont le fruit de son imagination fertile et
qu’ils peuplent le pays « de jadis ». Pourtant elle hésite parce qu’il y a de véritables signes de
leur existence. Or, elle conclut que sa solitude constitue une condition féconde, favorable à
leur apparition. L’écriture est une activité esseulée qui permet le retour au pays et au passé et
qui oblige à réfléchir :
Des choses remuaient dans la maison. Sur les bords de mon champ de vision, passaient des ombres.
Dans les miroirs plus qu’ailleurs, dans le reflet des vitres, dans l’ombre d’une porte rabattue par le vent.
Je me levais, un manteau accroché à la patère était un visiteur. Une serviette en boule un petit corps
couché. Une main s’agitait dans les branches à la fenêtre. Un visage, tout à coup. Le pays des spectres.
Le téléphone sonnait dans le silence, et comme j’allais répondre un enfant se précipitait dans mes
jambes. Je m’arrêtais, le cœur fou. Mon souffle, et les mouvements de mes yeux, les faisaient naître.
Une page que je froissais, et j’entendais un nom. Une porte était ouverte que j’étais sûre d’avoir fermée.
Un rideau battait sans vent à la fenêtre. Une silhouette debout m’attendait immobile, et l’adrénaline me
secouait comme un drap. Chacun, assis seul, peut faire l’expérience de leur présence. Il se trouve
qu’écrire vous tient à une table, dans une grande disponibilité aux fantômes.362
360
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 129, 130.
Christiane Boutaudou, « Le pays de Marie Darrieussecq, vivre au pays », p. 1. (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/lepays.html, date de la consultation : 14 novembre 2008).
362
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 70, 71.
361
124
Elle éprouve l’expérience de la présence des spectres et corrélativement celle de sa propre
présence. Elle écrit sur le pays et est confrontée ainsi à ses fantômes : « Je me disais ma
pauvre, tu finiras comme Pablo. »363. Elle effleure la crainte de devenir folle comme son frère
adopté. Cette appréhension démontre sa conscience en la matière, elle sait très bien qu’elle a
atteint une folie inoffensive.
Afin de résoudre des questions sur son ascendance et sur son identité, elle veut rédiger
un livre sur son pays natal. D’une part l’écriture fonctionnerait comme une fuite et d’autre
part, elle devrait purifier son esprit. Elle fréquente cet espace « écrit » à force d’explorer un
univers intermédiaire, plus doux que la réalité. Or, ce monde se révèle double aussi.
Réconfortant étant donné la présence de son frère décédé ; bouleversant puisqu’il aiguise le
délire. Elle navigue entre deux mondes et observe que l’espace est « ennemi ». Son agitation
augmente avec le temps. Tout est double, tant le pays actuel que le pays forgé et idéel :
Elle ne parvenait pas à englober le pays. Le temps qui coule, qui bat, physique, le temps qui fait les
enfants, il lui semblait pouvoir le sentir. L’espace, c’était une autre affaire. Habiter. Voyager. Partir.
Revenir. […]. Le temps était fait d’histoires, l’espace était fait de failles. La géographie découpait le
temps […]. Le pays était un objet stable […]. Ici on pouvait s’installer et explorer.364
Elle se contredit dans ce passage. Le pays est stable et accueillant. Elle n’arrive cependant pas
à l’envisager sous tous ses aspects, puisqu’il s’avère en même temps peu solide et menaçant.
La dualité affecte la logique et les émotions ; l’essai de se souvenir du pays de son enfance
contraste avec son désir d’oubli. Sa rentrée traduit un renouement ou bien une réconciliation
avec ses racines et son passé. Ce retour forme également une rencontre avec elle-même à tel
point qu’il fait réveiller des souvenirs enfouis dans sa mémoire et soulève des questions sur
son identité. Elle s’enfonce volontairement dans son imagination, mais au fur et à mesure
qu’elle approfondit les fantaisies, elle perd les repères et souffre des hallucinations arbitraires.
Excepté les questions et les réflexions existentielles, il y a celles en rapport avec ses
frères. Nous venons d’analyser les fantasmes abstraits, maintenant nous regarderons de plus
près les fantasmes concrétisés :
Tout ce qu’elle savait, c’était son prénom, Paul, et qu’on n’en parlait pas. […]. Quand Pablo est devenu
fou, c’est là seulement que ce frère, qui n’avait pas vécu, s’est mis à exister. Une histoire s’est élaborée
peu à peu, un fantasme.365
363
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 71.
Ibid., p. 75.
365
Ibid., p. 88.
364
125
Il est clair que ce frère lui manque et que son remplacement par Pablo n’a fait qu’aggraver la
situation. Les circonstances et le silence qui entoure ce sujet pèsent sur elle. Qu’est-ce qui
s’est passé ? Elle est accablée de doutes et de souvenirs inventés qu’elle ne peut pas relâcher.
Elle se pose des questions sur sa mère, comment a-t-elle fait face à l’époque et après ?
Comment a-t-elle continué ? Cette idée ne la quitte pas :
Est-ce qu’on pouvait isoler des moments, des erreurs, est-ce qu’on pouvait comprendre ? Accuser les
morts, inventer un mort, qui aurait hanté la famille et Pablo, et l’aurait empêché de devenir quelqu’un ?
Paul et Pablo, elle se mettait à les confondre. Elle inventait le retour d’un frère sain d’esprit. Un jour elle
rentrait au pays, et elle le trouvait […].366
Le Pays natal est comparé à une maison hantée par des souvenirs et par des
événements douloureux ; notamment la mort de Paul, son frère aîné, le remplacement par
Pablo et sa névrose résultante. Souvent il est peu clair de qui elle parle. Paul, existe-t-il ? Où ?
Comment ? Quelle est son histoire ? Marie Rivière est tiraillée entre des avis contraires : d’un
côté la mise en doute de l’existence de son frère aîné, de l’autre la persuasion de son
immortalité même si elle n’est que spirituelle :
Lui, d’où il était, dans sa sidération, lui, s’il était vivant quelque part, le subitement mort, l’enfant perdu
devenu grand, lui ce pays, il n’en faisait pas toute une histoire. […]. Le point aveugle pour ce frère
obtus, plus obtus que les hirondelles…Avait-il même l’intuition vague d’un exil ?…un lieu sur carte où
pointer le doigt, où rentrer s’il se sentait perdu…mais son point d’origine était une entrée vide dans le
dictionnaire – lieu de naissance : néant.367
Le Pays est une sorte de personnification, il assume un rôle de personnage principal.
Le pays s’assimile au passé. C’est la raison pour laquelle la femme identifie en partie Paul
avec le pays. Pour elle, l’écriture sur le pays facilite la prise de distance et en même temps,
elle espère acquérir un état d’apaisement en rentrant au pays. Toutefois, elle est inapte à
éviter, à écarter le désordre qui règne dans sa tête. Par conséquent, elle visualise l’apparition
de Paul. Elle ne peut pas se résigner à sa mort, d’où la création de son fantôme :
Dans cette journée londonienne, qu’est-ce qui se prêtait à l’apparition de mon frère un peu plus tard
dans l’Eurostar ? La présence de la vodka dans le cranberry juice ? Le petit va-et-vient des patients de
Walid, dont le travail soulevait les spectres comme la poussière sous un balai ? L’exposition de ma
mère à la Tate ? Ou simplement le manque de sommeil ? Quelque chose que je portais depuis
longtemps, une impression profonde, la forme en creux d’un disparu, allait projeter dans l’espace une
sorte de corps. Ou bien avait-il, lui, quelque chose à me dire, lui qui n’avait laissé que ce sentiment de
l’absence, et cette familiarité des fantômes, et une forme de chagrin sans issue ? 368
366
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 89.
Ibid., p. 92.
368
Ibid., p. 197, 198.
367
126
Ce fragment fait ressortir le lien entre les fantômes et la perte d’une personne aimée et étaye
donc notre thèse centrale. La femme se pose des questions en ce qui concerne les spectres.
Ces questions sont assez lucides au début, mais apparemment elle croit réellement aux
fantômes. Aller à Londres s’impose comme une fuite, comme une protection contre les
spectres et contre la « folie » naissante :
Je croyais que la Manche m’éloignerait du Pays, alors que je quittais seulement la France. Les fantômes
ne traversent pas la mer, croyais-je. A Londres, croyais-je, je revêtais une autre peau. Tout me quittait,
une mue tombait de moi. […]. Trois heures plus tard j’allais découvrir mon frère dans l’Eurostar […].369
Elle reprend le souvenir du jour auquel remonte sa rencontre avec l’esprit de son frère.
Cette réitération prouve que c’est un événement tout à fait crucial pour elle. Elle le remâche.
Le poids du passé et l’accablement causé par ses deux frères ressortent de l’aveu suivant :
J’avais trente-six ans et échappé à la plupart des addictions. J’avais échappé à l’alcool, à la drogue, au
jeu, à peu près au tabac, j’avais fait de l’écriture un métier plus qu’une maladie, et je me gardais presque
de la dépendance affective. Mais je n’étais pas sûre d’échapper à mes frères.370
L’idée ne la quitte pas. Cette obsession la poursuit malgré elle et au détriment de sa
santé mentale. Ainsi, dans la Maison des Morts, elle essaie de reconstituer un hologramme à
l’image de son frère mort. Elle est consciente de la nécessité de secouer le joug du passé pour
se délivrer de l’embarras imposé par ces frères. Elle puise consolation dans l’écriture, mais
elle ne trouve qu’un appui faible dans les livres. Comme l’écriture n’apaise pas sa nature
fugueuse, elle fait appel aux fantômes. Leur existence miraculeuse amadoue la réalité. La
dernière page de son roman est significative à cet égard. L’héroïne y exhibe sa dualité ; une
lucidité frappante mêlée d’une « folie ». Son égarement est dû aux circonstances, c’est-à-dire
les pertes, la solitude et l’angoisse :
Croyez-vous aux fantômes ? Il aurait fallu répondre de même, en termes d’échelle. Elle y croyait de
zéro à dix, ça dépendait de l’angoisse et du chagrin, ça dépendait des moments et des pays, des livres et
des gens, du jour ou de la nuit. Les fantômes ne rôdent pas dans les limbes. Ils n'existent que dans la
rencontre. Ils n'ont d'autre lieu que leur apparition. Quand ils disparaissent, c’est totalement. Ils n’ont
pas de vie intérieure, il n’ont pas de vie quelque part, ils n’ont ni de psychologie, ni mémoire. Ils ne
souffrent pas. Ils naissent de notre hantise, qui les allume et les éteint, oscillants, pauvres chandelles. Ils
ne sont que pour nous. 371
369
Marie Darrieussecq, Le Pays, Paris, P.O.L, 2005, p. 198, 199.
Ibid., p. 206, 207.
371
Ibid., p. 248.
370
127
Cette citation nous fournit l’argument de la thèse centrale selon laquelle les fantômes servent
à atténuer l’affliction consécutive à la perte d’une personne ou la douleur qui provient des
peurs et des manies. Michel Abescat conclut de manière adéquate :
L'esprit souvent s'échappe. Il rêve, s'évade, revient, comme au gré d'un paysage. Sans doute est-ce dû à
la liberté apparente du texte, à ses digressions et vagabondages. Sans doute aussi à ses liens avec
l'invisible, tous ces fantômes qui le parcourent et le hantent, une nouvelle fois : la sensation du vide,
omniprésente, l'étrangeté de notre présence au monde, la mort, l'absence...372
C’est une manière de souligner l’importance des fantômes et leur relation avec la solitude, le
manque et l’aliénation.
2.4.6 Bref séjour chez les vivants
Adela Cortijo Talavera décrit avec exactitude la teneur de l’absence et ses effets sur
les personnes atteintes : « Le fantastique, toujours présent dans les romans de Darrieussecq,
est lié ici au thème de l’absence ; et la figure du fantôme, du vampire, condense la présence
de l’absence, de l’être disparu […]. »373. Les héroïnes se voient désormais livrées aux
ténèbres de la solitude et du vide. Nous nous introduisons dans leurs cerveaux, nous
déchiffrons leurs pensées et nous y découvrirons un fantôme collectif. Les quatre femmes sont
réunies et à la fois séparées par un accident traumatique et par un sentiment de culpabilité. Les
fantômes comblent l’absence d’un être aimé disparu.
Le manque s’avère en effet omniprésent dans ce roman. Nous constatons d’emblée que
la mère se sent perdue sans ses filles, elle se sent seule avec cette distance énorme. La
distance est d’autant plus infranchissable parce qu’elle est à la fois géographique et mentale.
La mère déclare qu’elle ne comprend pas Jeanne qui s’est enfuie à Buenos Aires. Dans sa tête,
elle rassemble ses filles dispersées dans l’espace. Elle se soucie d’eux, mais en même temps
elle revendique du temps libre et le droit de souffrir. Anne, par exemple, ne lui téléphone que
quand elle va mal. La mère paraît tendue et irritée :
372
Michel Abescat, « Un roman de Marie Darrieussecq sélectionné par Télérama et France
Culture. », Télérama, le 31 août 2005. (Consulté par Internet :
http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14 novembre
2008).
373
Adela Cortijo Talavera, « Un imaginaire marin dans l’œuvre de Marie Darrieussecq », Universitat de
València, p. 4. (Consulté par Internet: http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Imaginairemarin.pdf,
date de la consultation : 23 octobre 2008).
128
[…] Anne est en larmes que faire, a toujours eu des crises, vivre pour soi, à l’âge que j’ai, trois filles et
quatre accouchements, déjà que Nore vit avec nous, occupe le terrain, si peu d’intimité, Momo, elles ne
l’ont jamais vraiment accepté, John comme un dieu, un dieu perdu, Daddy, Anne croit que tout le
malheur est sur elle, qu’elle seule souffre, a souffert et souffrira374
Elle fait ressortir qu’elle a eu trois filles et qu’elle a accouché de quatre enfants. Elle a perdu
un enfant. Cette perte, un incident extrêmement négatif, suscite toute une série d’événements
négatifs. Ainsi les parents se sont divorcés, le père s’en est allé et l’aînée, Jeanne, est partie
soudainement à l’étranger. La mère se sent responsable, coupable et victime à la fois. Elle se
préoccupe de ses filles : « […] ne pas penser, à Anne, celle qui lui ressemble, la même, la
mieux mienne, Anne tout court, une fille encore […] »375. Cette phrase est comme une
« prétérition » mentale, le fait de s’inculquer de ne pas penser à Anne prouve précisément
qu’elle est en train de penser à elle.
Il est clair que John, le père, leur manque, la mère le qualifie comme « un dieu
perdu ». Le père disparu et absent a aiguisé la déformation de la famille et rappelle sans cesse
l’absence absolue de Pierre. Anne allègue le souvenir douloureux du départ de John et son
remplacement par Momo. John est présenté comme un « héros », il s’est sacrifié et a cédé sa
place. Anne estime que c’est une période décisive dans la vie commune de la famille :
Elles qui avaient toujours cru (elle et Jeanne) que malgré ce qui s’était passé, malgré ça, malgré cet étélà sur la plage, le pardon avait fini par s’abattre sur la famille, qu’elles vivaient une vie normale malgré
tout, papa maman le chien et nous, et qu’avec Nore l’espoir renaissait […]376
Anne espère que Nore inaugure une nouvelle époque, que sa naissance pourrait être l’amorce
d’une rémission. Or, la cadette est contaminée par la « folie » et la nature agitée de ses sœurs
fugueuses. Elle commence par une confusion innocente :
Elle débouche sur une place, entourée de dômes, elle est accompagnée, elle sent les présences, deux ou
trois, une sorte de club, le club qui l’entoure souvent dans ses rêves ; membres indistincts, ou plutôt :
comme elle s’éveille, dans le soleil qui fend le lit, un peu en retrait déjà, entre le rêve et souvenir du
rêve […].377
Mais elle passe à un degré supplémentaire : le fantasme complet. Ainsi, Nore voit surgir un
fantôme. Il disparaît, elle a cru le voir et puis il réapparaît de nouveau : « Regarder à côté
d’une étoile pour mieux la voir : un fantôme, les fantômes regardés de face s’évanouissent.
374
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 21.
Ibid., p. 21.
376
Ibid., p. 192.
377
Ibid., p. 13.
375
129
[…] les revoilà… Sur le côté de notre pupille, où on ne regarde pas, où on ne pensait
pas. »378.
Les hantises et les manies de ses sœurs aînées exercent une influence sur Nore. Elle se
pose des questions sur le passé familial et développera une théorie sur la lacune dans sa
mémoire. Elle parle d’un jeu : « Quand on était petites avec Anne, enfin, moi petite, quand on
jouait à faire le vide, le blanc, le rien. »379. Elles tentent de « ne pas penser », mais alors on
pense nécessairement à cela. La mère et ses sœurs ont appliqué ce jeu à la réalité. Elles ont
passé sous silence l’accident survenu « cet été-là ». Or, ce refoulement obligé implique qu’à la
surface le souvenir de l’accident jaillira inévitablement. Le peu de souvenirs d’enfants est
imputé à la censure du passé par les autres membres de la famille. La cadette se sent exclue à
cause de ce « secret », elle se demande ce qui s’est passé.
Nous avons déjà mentionné que Nore est dotée d’une imagination exceptionnelle,
intensifiée par ses hantises et l’obsession de deviner les non-dits du passé. Elle aperçoit par
exemple des présences fumeuses et chancelantes sur la plage :
Grands corps blancs ovales avançant sur la plage. Puis renonçant. Puis revenant. Changeant, nuançant
leur courbe. […]. Leur tête, leurs épaules ovales, la masse de leur corps ovale arrêté à mi-hanche où
cesse la moitié humaine des sirènes. Puis renonçant, renonçant à émerger, à se détacher.380
Cette perception étrange ne constitue pas une singularité dans le flux des pensées de Nore.
Elle a souvent de drôles de pensées.381 Ces fantasmes témoignent de son égarement et de ses
peurs. Le passage suivant démontre qu’elle craint que la maison soit hantée :
Quelque chose à la fenêtre. Des branches. Un reflet sur la vitre – elle-même sans doute. Comme on
apparaît blanc dans les reflets le soir…[…] On dirait
que c’est à l’extérieur de la vitre, cette buée
un nez écrasé au carreau, la trace d’une bouche ouverte
[…] on l’a appelée. Elle a entendu son nom. Nore, ça vient de l’extérieur ; ou peut-être du salon, entre
les canapés couverts de draps dont l’un froissé dénonce leur présence… une colonne noire ou un reflet
dans l’air sous l’ampoule électrique…[…] et maintenant
maintenant ce sont les tasses qui ont disparus les tasses qu’elle venait de remplir […]
son nom encore
elle court dans le couloir
il est étonné, il somnole paisiblement, non il n’a pas appelé 382
378
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 103.
Ibid., p. 103.
380
Ibid., p. 124.
381
« […] l’impression la reprend d’arpenter un couloir inconnu, elle a souvent cette inquiétude quelle que soit la
maison, rêverie d’être morte sans en être avertie […] », Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris,
P.O.L, 2001, p. 237.
379
130
Quoiqu’elle soit née après l’accident fatal, Nore subit également des crises de panique.
Cela prouve que sa naissance n’était pas une « renaissance » comme avait espéré Anne. Les
souvenirs rejaillirent, la mer fait réveiller des souvenirs enfouis dans la mémoire. En plus,
l’immensité de la mer accentue la sensation de la carence. Elle ressemble à la mémoire ; le
susurrement des vagues console, tandis que son ampleur nous avertit et nous dessille. La
mémoire aussi bien que la mer rappellent sans cesse le corps noyé de Pierre.
L’oubli purgatif est impossible, de là l’importance de savoir manier ses sentiments et
ses souvenirs. L’histoire de leur vie commune comporte un trauma : l’accident de Pierre. Les
quatre femmes crèvent sous le poids de ce souvenir qui a brisé la famille mais, qui les relie en
même temps à jamais. Comme elles n’ont pas pu accepter cette perte, ces femmes
développent des stratégies personnelles pour faire face et déploient une « folie ».
Ainsi, Anne s’adonne à des réflexions bizarres, non logiques : « Je vais devenir quoi.
Ça gire. […] je suis détachée, voilà. »383. L’écrivain nous offre une vue dans le labyrinthe de
sa tête. Le grouillement de pensées reflète son chaos interne. Elle saute souvent du coq à
l’âne, ses pensées se succèdent de façon non structurée, non chronologique. Dans la partie
précédente, nous avons vu qu’Anne est obsédée par les pensées des autres. Elle puise
consolation dans la connivence, c’est-à-dire dans le fait que les autres connaissent des
hantises similaires. Selon Anne, Jeanne forme le point de départ et le modèle sur lequel des
bribes de souvenirs s’entent. Elle veut pénétrer dans le cerveau de Jeanne étant donné que
c’est sa sœur qui détermine « tout ». Anne se croit dotée de la capacité de tisser les souvenirs
des autres dans une espèce de corps cérébral, la mémoire globale, comme entité informatique
accessible à tous. Elle étudie la mémoire et la faculté de se souvenir, il s’agit d’une
fascination qui se concrétise dans l’obsession de vouloir reconstituer les souvenirs :
[…] elle, Anne, pourrait cliquer sur une scène comme on garde un rêve en mémoire, cartes postales
mentales […] ou directement s’immiscer dans le cerveau de Jeanne, il lui suffit de penser à Jeanne pour
s’immiscer dans son cerveau, à quoi elle pense, ce qu’elle ressent, son irritante certitude de bien faire, il
est clair que ses contacts, à elle, Anne, sont surdéterminés par les voyages de Jeanne, ses branchements
sur le cerveau global sont rendus plus aisés, plus immédiats dans les zones défrichées par Jeanne, bonne
tête chercheuse, bonne exploration inconsciente, bonne fournisseuse de données ; un petit détour par
son cerveau, par ses récits, par ses albums, fournit déjà des bases […] 384
382
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 239, 240.
Ibid., p. 17
384
Ibid., p. 117.
383
131
Anne se perd dans le monde hostile et menaçant, pour cela elle se soustrait à la réalité.
Elle s’aliène, dans une boîte de nuit, elle aperçoit un génie : « un génie frotté hors d’une
lampe, qui les enlace…[…] le génie pose la main d’Anne sur la joue d’Iris […] le génie se
fait discret la chanteuse s’efface, le club vacille […] »385. Cette fuite et cette errance dans un
univers dans sa tête devraient la calmer. Or, ses pensées, au lieu de la consoler, la torturent et
la désorientent. Son imagination ne s’avère pas suffisamment puissante pour écarter les
souvenirs noirs, exactement comme la fuite spatiale de Jeanne qui n’a pas atteint son but.
Anne rumine « ce jour-là sur la plage ». Elle est persuadée que la maison d’enfance est visitée
par des esprits : « il est évident que la maison est hantée la maison où elles vivaient […] »386.
Hantée par le passé, particulièrement par le souvenir de l’accident, par les reproches et par un
sentiment de culpabilité.
Jeanne parle de la folie d’Anne : « Elle a eu ses règles avant moi, neuf ans et demi,
déjà cinglée, n’a fait qu’empirer. »387. A l’instar de Jeanne, la mère reconnaît que : « la seule
qui ait viré folle, finalement, c’est Anne, sauf que le lien n’est pas là, Anne n’est pas la fille de
John, c’est aussi bête que ça. »388. Mais le fait que cette mort domine entièrement sa pensée,
pendant trente années déjà, montre pourtant que la mère n’est pas épargnée. Pierre lui manque
énormément, son esprit allège la carence :
La crainte, c’est qu’il revienne. Delescluze l’avait bien dit. Elle a cru le voir, c’est tout, c’est idiot, elle
descendait ouvrir au chat […] un reflet dans la vitre […] la cuisine est l’endroit le plus, le plus chaud, le
plus réel, avoir peur de, d’un enfant, vraiment, qu’il sonne à la porte […] le tenir dans ses bras, c’est
hors propos, fini […].389
La mère ne peut pas jouir ni se divertir même pas une seconde. Cela pèse sur elle. La présence
de Pierre soulage un peu, mais la mère est consciente qu’elle entraîne une certaine folie.
Jeanne parle de sa mère et du moment où sa mémoire revient. Elle sait que sa mère voit le
fantôme de Pierre. Elle en induit que la mère est également en proie à la « folie ». Elle dit que
ça se voit parce que sa mère se comporte comme si quelqu’un la gifle, comme si elle reçoit un
choc. Elle a l’air agité :
il fallait la connaître, c’était la main du fantôme qui lui empoignait la face, les joues le nez les yeux la
bouche
385
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 241.
Ibid., p. 243.
387
Ibid., p. 88.
388
Ibid., p. 232.
389
Ibid., p. 231.
386
132
quelque chose qui aurait saisi la chambre par le milieu, la chambre où elle restait allongée la plupart du
temps, […] tirés à soi par le fantôme vers son monde de désastre, la pièce et ma mère engloutis à travers
le chas d’aiguille de cet univers parallèle – c’étaient ses yeux le point de fuite, une distorsion de
l’espace autour de yeux de ma mère – […] par ses pupilles, par sa bouche, elle avalait l’espace, elle le
digérait, […] tout se repliait en accordéon pour se laisser avaler par ma mère possédée. Ce que ma mère
voyait, il fallait savoir le voir, son fils dans la baïne, le tourbillon par le fond de la mer envoyant les
enfants dans l’autre monde […] que dire, qu’en penser, son fils dans la baïne, son fils mon petit Pierre
frère perdu de vue une seconde et à jamais […].390
De cette dernière phrase, nous inférons que Jeanne se sent terriblement coupable : « oh elle
n’a pas de regrets/ la faute à personne »391. Ce qui implique plutôt qu’elle a des remords. Elle
témoigne d’un espoir ardent de revoir Pierre. La citation suivante dévoile manifestement les
pensées tourmentées et le sentiment de culpabilité qui terrorisent Jeanne :
La séance chez sa psy lui a fait du bien : chaque chose en son temps. Ebénisterie des familles :
commode basco-anglo-irlandaise à moulures françaises, inscription sur le fronton : I’m not guilty, en
ronde-bosse. John sur le vantail de gauche, maman sur le vantail de droite, chaque chose à sa place,
personne ne dépasse. Dans le tiroir de gauche Anne, dans le tiroir de droite Nore, et dans le tiroir du
fond, celui à double fond mais bien étiqueté : son frère.392
Jeanne entreprend une tentative de « ranger », d’organiser ses souvenirs. Elle consulte
une psychologue ce qui démontre qu’elle aussi, elle est atteinte d’une « folie » légère. Le
poids du manque et surtout le fardeau de ce sentiment de culpabilité provoquent des hantises.
L’épée de Damoclès pend au-dessus de sa tête. L’irréversibilité du passé, les reproches non
prononcées et les non-dits forment une barrière dans la famille. C’est la raison pour laquelle
elle part. La mère signale que : « Jeanne n’a pas supporté le déménagement, ni le divorce,
cette maison, de leur enfance […]. »393. En fait, le déménagement et le divorce sont de
moindre importance. Ce sont surtout le deuil raté, le sentiment de culpabilité et les reproches
taciturnes de la part de sa mère qui tyrannisent Jeanne : « […] ce qui s’est passé n’était la
faute de personne, pas même de Jeanne – ne dis pas ça, ne le pense même pas […] »394. De
nouveau il s’agit ici d’une espèce de « prétérition », un indice qui corrobore l’opinion que
malgré tout la mère reproche l’accident à Jeanne.
L’accident a déchiré la famille entière. L’accablement du passé subsiste. Cela éclaircit
l’impossibilité d’oublier, de s’en remettre et donc de pardonner. La mère parle de « cet étélà », d’un souvenir, notamment celui de l’accident fatal, qu’elle a voulu réprimer, voire
390
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 141, 142.
Ibid., p. 139.
392
Ibid., p. 233.
393
Ibid., p. 15.
394
Ibid., p. 31.
391
133
effacer de sa mémoire. Son irresponsabilité est impardonnable, elle a commis une erreur
irrémissible et par conséquent elle est condamnée à ressasser des regrets : « S’arrêter de
penser. Personne n’en est capable. Les souvenirs superposés. Ce à quoi elle n’a pas le droit
de penser. Ce à quoi personne ne doit savoir qu’elle pense encore, minute par minute, dans la
trame de tout le reste. »395. C’est un événement du passé qui la poursuit malgré elle. Elle se
rend bel et bien compte de l’inutilité de vouloir se défaire de cette charge : « on y pense tout le
temps »396. Elle ne sait pas comment continuer à vivre après ce basculement. Elle n’ose pas y
penser ouvertement, mais l’oubli est impossible et l’acceptation s’avère inenvisageable aussi.
Elle avoue que « parfois elle ne sait plus quoi penser »397. Anne commente cet essai d’effacer
le passé et surtout l’inefficacité d’un tel effort :
les photos, les vêtements, la tombe, ils ont pensé à effacer – mais les traits sur la porte du salon, y sontils encore et Nore, dans son innocence idiote, dans son monde où l’on ne meurt pas, qu’elle pleure
enfin, qu’on pleure tous les quatre tous les cinq, les témoins les survivants 398
Ce trauma refoulé les pourchassera éternellement. Des reproches mutuels
assombrissent leur avenir. Momo est comme un intrus dans la famille. Il oppose la mère et les
enfants ; les filles ne l’acceptent pas et Jeanne décide de s’en aller. Les trois sœurs critiquent
la mère et sa décision de quitter le père pour vivre avec Momo, mais elles se critiquent aussi
réciproquement. Pour se dégager partiellement de leurs obsessions, les quatre femmes font
appel à l’imagination et aux fantômes même si cela signifie qu’elles basculeront dans le chaos
hasardeux qui contribue à leur égarement. Chacune réagit à sa manière, c’est-à-dire qu’elles
présentent des niveaux différents de « folie ». De toute façon, le pêle-mêle des pensées et les
fantasmes incontrôlables se présentent dans tout le livre, chez toutes ces femmes.
2.4.7 White
Dans le Nouvel Observateur, la journaliste Marie Lemonnier considère à juste titre que
les fantômes occupent un rôle fondamental dans White :
Au même moment, «White» (POL), le nouveau roman de Marie Darrieussecq – familière des spectres et
autres ectoplasmes depuis «Naissance des fantômes» et «Bref séjour chez les vivants» –, dévoile
l’intériorité de ses personnages par l’entremise de leurs fantômes respectifs.399
395
Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants, Paris, P.O.L, 2001, p. 55.
Ibid., p. 56.
397
Ibid., p. 203.
398
Ibid., p. 161.
396
134
La présence des fantômes se révèle très prononcée, mais il faut noter que les fantômes dans ce
livre diffèrent de ceux dans les autres romans de Darrieussecq. La convergence consiste dans
le fait que les personnages s’enfuient. La participation à l’expédition constitue un
éloignement. Peter et Edmée veulent se débarrasser de leurs hantises du passé et éluder la
réalité. Cela mène à la création d’une réalité personnelle et fantastique et indirectement à la
confrontation avec les fantômes. Or, à l’opposé des personnages dans les autres textes, ils ne
se jettent pas dans les bras des fantômes, c’est-à-dire qu’ils ne les évoquent pas eux-mêmes.
Les fantômes constituent une collectivité (« nous ») qui nous apostrophe.
Dans les autres livres les fantômes consolent car ils se substituent à l’absent. Ils
effraient puisqu’ils décomposent en quelque sorte la réalité. Les héroïnes se rendent compte
de la signification de croire à leur existence. Néanmoins, elles y ont recours volontairement
c’est-à-dire qu’elle les inventent comme un soutien, pour combler un vide et pour se rassurer.
White dévie parce que les fantômes ne sont pas vraiment conçus par les personnages
principaux en tant que substitution. Ils sont simplement là et les protagonistes ne les
remarquent guère. Il s’ensuit que l’inclination à la folie sera moins forte, pourtant Peter et
Edmée se croient souvent ailleurs et pensent que des présences les guettent. Dans cette
optique, eux aussi, ils se créent des chimères et ont régulièrement l’air désorienté.
Il frappe d’ailleurs que, dans tous les romans, les fantômes surgissent dans un
environnement désolé, auprès des personnes déchirées par des questions existentielles et
identitaires. Nous constatons que Peter et Edmée veulent apprivoiser les « fantômes » de leur
passé en s’éloignant de leur environnement. Le pôle est l’endroit déserté par excellence :
Deux centimètres de neige depuis l’année dernière, rien qui suffise à effacer les traces. Sur un rayon de
quatre mille kilomètres, personne encore, sauf trois Russes à la station Vostok, qui hivernent. Et nous
bien entendu, mais comment nous compter ?400
Dès le début, les fantômes prennent la parole et évoquent la désolation. Il se peut
qu’ils parlent des vestiges d’un passé qu’ils veulent oublier. Peut-être essaient-ils d’effacer les
traces des êtres humains, pour rendre absolu la solitude. Dans la citation ci-dessous, ils
s’adressent également au lecteur :
399
Marie Lemonnier, « Le réenchantement du monde », Le Nouvel Observateur, 16 octobre 2003. (Consulté par
Internet : http://hebdo.nouvelobs.com/hebdo/parution/p2032/articles/a220610-.html, date de la consultation : 24
juin 2008).
400
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 11.
135
Lentement, ils approchent. En avion et en bateau. Nous nous rétractons. Nous faisons de la place, nous
créons de l’espace en nous faisant petits. La zone recensée n’en paraît que plus vide. Nous nous
entendons bruire, le mouvement c’est déjà ça. Quelle langue aurons-nous à parler ?401
Ils disent qu’ils accueillent les explorateurs, mais l’attitude hostile transparaît déjà. Ils
aiguisent le vide. Cette attitude ennemie sera plus claire dans la suite. Ils font une opposition
entre eux et les vivants : « avec ces gestes fermes et précis qu’ont les vivants. Nous jouerions
bien à déplacer le bidon, à l’enfouir, à le siphonner, à le saboter […] »402. Les fantômes
veulent contrecarrer les humains, ils s’appliquent au sabotage de leur expédition scientifique.
Quand Peter Tomson est laissé seul pour activer le chauffage, il entend des
voix: « Qu’est-ce que c’est que ce bruit ? Comme des voix. »403. Il se croit entouré et surveillé
par des spectres. Peter témoigne d’une grande peur de bousiller le projet : « Ils ont bien fait de
laisser tourner le moteur, on va repartir dans trois minutes, abandon du Projet White. »404. Il
redoute que, par sa faute, le projet aille échouer parce qu’il ne réussit pas à mettre en marche
le chauffage. Il n’y arrive pas parce que les fantômes entravent ses tentatives. Dans la citation
ci-dessous, ils éclaircissent pourquoi ils se consacrent au sabotage du devoir de Peter :
[…] l’Antarctique est notre… comment dire ? Port d’attache ? […] Notre empire, notre royaume ? […]
le pôle Sud est notre forme […]. Et si la précision était compatible avec notre nature, nous dirions ceci :
que l’Antarctique est notre équivalent géographique. […]. Et nous ajouterions que pour cette saison
(comme on dit) nous serions amenés à flotter autour du Projet White, peut-être plus qu’à l’ordinaire.405
Il est probable que les fantômes sabotent le projet parce qu’ils ne tolèrent pas des intrus. Ils
considèrent que le pôle Sud est leur domaine, leur privilège. Aussi veulent-ils déterminer ce
qui se passe sur le pôle en dirigeant les actions des visiteurs. Ils cherchent à exercer une
influence latente sur eux. Peter et Edmée sont visés parce qu’ils sont plus vulnérables :
Bien sûr Edmée Blanco ne le sait pas, que c’est vers Peter Tomson qu’elle progresse. Pas plus que lui ne
le sait, de son côté. Nous seuls devançons les événements, nous seules sommes capables […]. Et
silencieusement nous les encourageons (bien sûr le bateau avançait, bien sûr sa trajectoire était fixée,
bien sûr la glace se brisait, bien sûr les petites annonces avaient été écrites et lues sans nous et sans nous
se construisaient les bases et les projets ; mais la peur des insectes, l’attraction du vide, le goût de la
fuite, l’ennui, les maladresses, les hantises et les phobies, et les désirs, les vertiges, les drames, et les
trésors qui à la longue s’accumulent ou se défont, nous pouvions espérer les prendre à notre
401
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 17.
Ibid., p. 35, 36.
403
Ibid., p. 47.
404
Ibid., p. 48.
405
Ibid., p. 49.
402
136
compte. […] Ainsi nous procédons, par tâtonnements. Deux souvenirs d’enfance font, devant la
chaudière, entendre un craquement dans la mémoire glaciaire de Peter Tomson […].406
Les fantômes s’arrogent le droit de pénétrer dans les pensées de Peter et de décoder le
contenu de ses souvenirs. Il semble qu’ils se moquent un peu de lui parce qu’il se trompe
concernant son premier souvenir. Ils épient également Edmée et s’introduisent dans sa tête
pour fouiller dans ses souvenirs. Ils scrutent les rêves des participants du projet scientifique.
Ils creusent leurs mémoires et ils s’immiscent dans des souvenirs traumatiques, réprimés en
vain. Le voyeurisme ne paraît pas les satisfaire, ils veulent obtenir le contrôle absolu :
Nous, les fantômes, cramponnés à Edmée, nous nous amusons comme au manège. […] Sautant de fil en
fil, les araignées swingantes de ses pensées ! […]. Puisqu’à notre guise nous pouvons passer le film en
accéléré, en avant en arrière, au ralenti, le film de l’approche, le film du gel, le film du temps qui prend
ici comme le gel.407
Les fantômes ont l’air de vouloir assujettir Edmée à leurs règles. Edmée se retire dans ses
pensées et elle s’absente de la réalité pour se livrer à la nostalgie et pour penser à Samuel, son
compagnon du lotissement. Les fantômes veulent diriger ses pensées, pour cela, elle doit être
réveillée et revenir à leur « réalité » :
Nous, les fantômes, l’entourons, l’enlaçons, et si nous le pouvions, nous la caresserions. Mais elle pense
à Samuel […]. Nous avons toutes les peines du monde à évacuer ce drôle et à ramener Edmée ici, où
nous prenons naissance. C’est d’où elle pose les pieds que nous pouvons, peut-être, la faire glisser
ailleurs, car la dérive des continents mentaux est notre affaire.408
En tout cas, les fantômes tentent de contrôler ses pensées et de dominer ses souvenirs,
mais ils seront frustrés car : « […] ce que nous pouvons attraper de souvenirs d’Edmée glisse
et se grise aussi […]. »409. Cette phrase trahit la déception de ne pas pouvoir satisfaire leur
curiosité et de ne pas avoir pu rassasier leur aspiration à fléchir ses pensées.
Les fantômes règnent sur le pôle Sud et s’attribuent le droit de soumettre les
« visiteurs ». Ils essaient de faire en sorte que les « réfugiés » soient incapables d’oublier les
événements auxquels ils essaient d’échapper. Dans le fragment suivant, les fantômes avancent
que les hommes traînent des souvenirs auxquels ils ne veulent plus penser. Ils avouent qu’ils
considèrent que c’est leur tâche de s’identifier avec ces fixations afin de hanter les
consciences des humains. Les fantômes les suivent, les observent et les tracassent partout :
406
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 50, 51.
Ibid., p. 44, 45.
408
Ibid., p. 55.
409
Ibid., p. 55, 56.
407
137
Laissons Edmée Blanco arriver sans évoquer déjà la vodka et les excès. L’ennui et les rêves flous. Les
aspirations déçues, les songes. Et tout ce que les humains transportent ici, avec nous sur leur dos en
barda. C’est ce blanc, aussi.[…]. Eux-mêmes ne s’attardent pas là-dessus, rien sur les sujets qui fâchent,
rien sur l’angoisse et le manque, sur l’éloignement et la folie, rien sur le trouble, le vide […]. Le poids
et la légèreté, nous avons oublié. Le souffle et l’asphyxie, comment était-ce ? […] mais ce sont les
corps, qui nous intéressent.410
Ils sont obsédés par les êtres humains. Peut-être s’intéressent-ils tellement aux corps
parce que les humains rappellent leur vie antérieure ; ainsi les spectres se souviennent de leur
propre existence humaine et de la forme humaine qu’ils ont perdue. Ils sont jaloux. Cela
pourrait élucider leur taquinerie : « Et nous, dansant en rond autour d’Edmée et de Peter,
dansant et criant « bis ! » et déployant nos corps de limbe et leur soufflant des vertiges aux
oreilles. »411. Ils s’amusent à semer le désordre. Plus loin, ils fortifient cette conclusion :
Nous nous levons à sa suite, pop ! séparant notre masse de mercure des fantômes attachés à Edmée. Et
nous, ceux d’Edmée, nous posons nos têtes sans poids sur son épaule et nous regardons Peter s’éloigner.
[…]. Nous aimons à confondre, à mettre un mot pour l’autre […].412
Ce sont les habitants d’un au-delà : « Et nous à concentrer nos forces pour rester dans cette
seconde […] pour essayer de nous tenir là, de voir et d’attraper. Nous flottons. Nous
cherchons l’équilibre. En suspens dans le temps. […] Dans cette seconde où ils se
voient. »413. Les fantômes sont le « porte-parole » d’une espèce d’univers intermédiaire situé
entre celui des vivants et celui des morts, entre le passé et le présent. Ils peuplent un lieu
vague, indéfini et intemporel : « Sur ce fil nous dansons, à notre gré, dans notre élément,
l’entre-deux : l’isocentre de P. et E., ce point de contact-là : se voir. Une substance pensante,
fugitive, au fil des deux regards. »414. Leur habitat favori est cet entre-deux qui se situe dans le
pôle Sud et prend forme dans les têtes.
Plus loin, ils se déclarent aptes à naviguer entre le pôle Sud, où Edmée demeure
physiquement et Douglastown, où elle habite et où elle se trouve mentalement : « Et nous, les
fantômes, faisons l’aller et retour entre le pôle Sud et Douglastown, […] »415. Les fantômes
relient le passé et l’actualité, la réalité et l’imaginaire, mais aussi le pôle et le continent. Pour
eux, les frontières n’existent guère, ils se réjouissent de franchir les limites. Cette
complication explique en même temps leur instabilité, ils se disent compressés entre Edmée et
410
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 69.
Ibid., p. 120.
412
Ibid., p. 141.
413
Ibid., p. 70.
414
Ibid., p. 71.
415
Ibid., p. 81.
411
138
Samuel.416 Dans le fragment suivant, les fantômes « polaires » se sentent désorientés, ils ne
savent plus ce qui se passe :
Le temps a pris la forme d’une cordelette tendue, avec des petits nœuds serrés et rapprochés. Sur chaque
nœud le temps bute. Il se passe quelque chose en nous, les fantômes. Notre corps problématique, à
densité d’uranium et d’hydrogène, se tend et se détend, s’alourdit et s’allège, se scinde, nous
tournoyons… d’un côté, de l’autre, les fantômes d’Edmée et les fantômes de Peter, avec pour repère le
pôle Sud : notre corps se fissure. Nous nous coupons en deux.417
Pourquoi se scindent-ils en deux ? Il se peut qu’ils se déstabilisent parce que Peter et Edmée
résistent, voire s’opposent à eux. En dépit d’une harmonie relative, ils basculeront dans la
précarité.418 Il y a une division entre les spectres qui suivent Peter et ceux qui s’occupent
d’Edmée. Au fond, ils forment indiscutablement un ensemble unitaire, mais les hommes
rompent cette cohésion et aiguisent leur fragilité : « Nous conciliabulons, nous choisissons
nos demeures. […] Nous avons toujours été là. Nous sommes comme le mercure, les fantômes
d’Edmée et les fantômes de Peter. »419.
Les fantômes commentent le comportement d’Edmée. Ils la toisent.420 Elle combat
non seulement la banalité, mais aussi le désordre interne. Cette tentative infructueuse a motivé
sa décision de fuir, de s’écarter. Les fantômes prétendent à tort qu’Edmée a atteint le vide
mental tant désiré:
Il faut croire qu’Edmée a réussi à faire le vide. Que sous sa calotte crânienne un cerveau détoxiné tourne
à l’unisson du continent. Qu’elle a trouvé ce qu’elle est venue chercher, peut-être ; une vacuité de bout
du monde. Un fond de globe intact.421
Elle y retrouve effectivement un état immuable de vacuité. Or, l’oubli, le soulagement et le
repos demeurent inatteignables. Dans la citation suivante, nous observons que le désarroi
d’Edmée n’a pas diminué :
416
« Nous nous rapprochions, frttfrtt, empilés entre Sam et Edmée », Marie Darrieussecq, White, Paris,
Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 113.
417
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 136.
418
« Nous, nous ne savons rien. De cette atmosphère dont nous entourons le monde, comment nous extraire ?
Nous sommes l’indifférence même. Nous nous mélangeons et nous centrifugeons les uns et les autres, comment
distinguer parmi nous qui a vécu, qui est resté dans les limbes ? Qui sait quelque chose et qui ne sait rien ? Nos
déguisements et apparitions découpent des pans de l’atmosphère, mais le moindre souffle nous défait […]. »,
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 155.
419
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 151.
420
« Tous les matins à Douglastown le gazon pousse tchi tchi tchi pendant qu’Edmée lutte bol à bol, miette à
miette et chaussette à chaussette contre Samuel et le chaos. », Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll.
Folio, 2003, p. 82.
421
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 83.
139
Lorsque Edmée lève la tête pour se reposer les doigts, elle voit cinq soleils. […]. C’est ce silence
énorme qui presse contre les tympans. Il faudrait un appareil photo, pour être sûre que l’image ne se
forme pas dans son cerveau, pour être sûre qu’elle ne vire pas folle, déjà […].422
Elle se demande ce qu’elle fait là-bas, il paraît qu’elle ne se comprend pas et qu’elle craint de
s’affoler. Son collègue, Peter, note l’absence mentale et l’aliénation d’Edmée. Il dit qu’ « Elle
avait l’air perdue, sur une autre planète. »423.
Voici d’autres illustrations de cet affolement d’Edmée : « Les yeux d’Edmée pleurent.
Les yeux ici ne voient rien, et les grincements aux oreilles sont ceux du fond de la mer. Le
silence fait naître les fantômes, et les mirages leur donnent corps. »424. Edmée a voulu
ensevelir les souvenirs obsessifs du passé dans des cavités d’un « non-lieu », mais ce vide
n’enraye pas son agitation. Le vide intensifie la désolation, Edmée est plongée dans ses
pensées et confrontée à ses problèmes qu’elle entendait esquiver. Elle est désorientée :
« Edmée finit son thé et se lève. Où aller ? Où sommes nous ? Quel jour sommes-nous, que
faire ? »425. Elle est confuse parce que l’expédition n’a pas l’effet voulu. Dans sa tête, elle
avait planifié tout, défini une méthode. Déçue, elle constate qu’elle ne peut pas manipuler le
déroulement des choses :
Rien de ce qu’elle avait prévu ne se passe. Ils ne parlent pas mieux, ici. La distance ne calfeutre pas
mieux la bulle. […]. Pourquoi elle pense à ça. […] (à quoi occupaient-ils leurs soirées ? l’oubli est tel
qu’elle pourrait croire qu’un filtre amnésiant se diffuse ici avec la lumière) […] (la vie irréelle est à
Houston, la vie réelle sur ce continent) […].426
Elle n’a aucune prise sur les événements de la réalité. De surcroît, là sur le pôle Sud,
elle ne peut pas non plus influencer la progression des faits. Il s’agit d’un pseudo-exil qui ne
produira pas du tout l’effet thérapeutique poursuivi. En dépit de l’écartement de son
entourage, le chaos et le repentir se maintiennent. L’oubli s’avère sélectif et arbitraire, elle ne
peut pas oublier ce qu’elle aurait voulu omettre. Cependant lentement, la vérité et la
vraisemblance de sa vie à Houston estompent :
Comment était-ce ? Renouer avec un monde ancien. Mais ce monde n’a jamais existé, Edmée se
souvient : elle a fui des sommes d’efforts inutiles. Ici elle est légère. […]. Nous replions les draps de la
nostalgie. Le module martien réapparaît, ultime hommage, brouillé par le rouge pulvérulent… Régler
cette image, impulsion dans le corps d’Edmée, définir ce relief absurde, faire adhérer le corps qui se
422
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 86.
Ibid., p. 89.
424
Ibid., p. 123.
425
Ibid., p. 130.
426
Ibid., p. 135.
423
140
lève et le corps qui reste là, assis…dans cette fébrilité de l’espace entre-deux Edmée attend et nous
attendons avec elle ; dans cette vacuité de l’espace entre-deux elle nous croise, elle nous ignore.427
La frontière se dilue. Elle mêle son souvenir et l’actualité de l’expédition, ce qui préfigure la
remise en doute de la réalité de sa vie d’auparavant.
Pareillement, nous apercevons une légère inclination à la folie chez Peter Tomson. Il
tente de repousser des événements douloureux du passé à tel point qu’il se distancie de ses
parents et de sa sœur : « Mais de toute façon, Clara, la nounou, le papa ou la maman, Peter
Tomson ne voyait pas qui étaient ces gens. »428. Il ne s’en souvient pas. Peter semble
divaguer, il évoque des visions fortuites et a l’air agacé :
Reprendre le rêve des parents, le désert, l’isolement. […] Et ensuite, qu’est-ce qu’on lui a raconté ? La
voix de Nana, pas des parents évidemment : sa sœur Clara – aucun souvenir d’elle – et ce que la guerre
fait aux filles. […] Et ce qui est arrivé exactement ; arrivé exactement ; aucune idée. Témoin de
rien. Survivant de rien. Au milieu de rien. Qu’est-ce qu’il croyait trouver, ici ?429
Apparemment, il se rappelle qu’il a été abandonné par ses parents et qu’il a été séparé
de sa sœur. Les lacunes de la mémoire causent l’accablement. Il est tout bouleversé. Peter
désire effacer son passé de sa mémoire mais simultanément, il tente de se rappeler. Les
fantômes scrutent ses pensées et ses souvenirs, souvent ils sont incapables de dire sans
tergiverser si untel souvenir est réel ou rêvé : « Nous seuls pénétrons ici. […]. Le souvenir, si
c’en est un, est redevenu si ténu que même nous, les fantômes, avons du mal à percevoir
[…].C’était peut-être un souvenir de rêve. »430. Ses souvenirs présentent des trous en raison
de l’étouffement volontaire. Il veut cesser d’y penser, il veut faire le vide dans sa tête. Il
repousse compulsivement des souvenirs pénibles : « Les bombes et le reste. Il voudrait tant ne
pas penser à ça, là, tout de suite. »431. Mais nous avons constaté que l’oubli était dû aussi à
une sorte d’exclusion.
Peter lit dans le journal de Scott, un prédécesseur scientifique, et conclut que l’échec
de l’expédition est dû au sabotage des fantômes. Il aperçoit lui-même les présences ombreuses
qui l’encerclent. Il soupçonne un « assaut » des fantômes du Pôle comme le montre le
fragment suivant :
427
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 142.
Ibid., p. 97.
429
Ibid., p. 103, 104.
430
Ibid., p. 105.
431
Ibid., p. 126.
428
141
Le paysage se déplace autour de Pete Tomson, et nous avec. […]. Des formes l’entourent, chuchotent.
Elles se dissipent si Peter bat des mains, s’effilochent, se reforment plus loin… […]. Quelqu’un appelle.
Quelqu’un crie, une voix féminine, très distincte. Ce n’est pas Edmée […]. Cesse de donner des coups
de pied dans le vide, ils vont savoir que tu les vois, cesse de te boucher les oreilles, tu les entends et ils
vont t’encercler à jamais. Une attaque de fantômes […]. Voilà ce qui est arrivé à Scott. Il n’en dit pas un
mot dans son journal, trop peur de devenir fou, mais pendant tout le voyage ils ont subi de semblables
attaques, leur traîneau était suivi par une caravane fantôme. […] Ça veut dialoguer. Ça veut proposer
quoi – un pacte ? A quoi tu pensais, en venant ici ? A quoi tu t’attendais ? A te voir de loin, un petit
point à la surface de la neige ? A mesurer ton insignifiance sur la plus morte des terres à part Mars ? A
te dissoudre dans la brume, t’atomiser et disparaître ? […] Ils t’ouvrent les bras. Ils t’attendent. Ce que
tu voulais savoir, ils vont te l’apprendre.432
Dans le blanc et le vide, Peter discerne les spectres. D’abord il hésite, il veut les ignorer,
terrifié qu’ils vont découvrir qu’il se rend compte de leur présence. Il a peur de ces fantômes,
d’ailleurs il craint qu’il devienne fou. Il frappe toutefois que, simultanément, il pense que ces
esprits pourraient l’aider dans un domaine personnel. Il compte sur eux pour l’enseigner
comment disparaître.
A part les « fantômes du passé », Peter croit percevoir l’esprit de sa sœur, Clara :
Une forme blanche, seule, se tient debout. Peter avance vers elle. Voilà ce qu’on risque, à laisser des
traces dans la neige. Voilà ce qu’on risque, à ne jamais passer un pauvre coup de fil à sa famille. Peter
s’avance vers ce qu’il reste de sa sœur et il s’essaie aux deux syllabes ; « Clara ? Clara ? »433
Sa sœur ainsi que les souvenirs de l’histoire familiale constituent une hantise. Il paraît que le
spectre de Clara a pour mission d’entraver le vœu de Peter d’oublier le passé. Veut-elle se
venger de son frère ? Quand son esprit réapparaît, Peter parle d’une présence monstrueuse. Il
semble qu’il lui garde rancune pour une grande partie de son infortune :
Quelqu’un ou quelque chose, à travers quoi le soleil luit. […]. Mais le quelqu’un ou quelque chose
semble insensible […] une densification du blanc […]. Tiens : une bouche énorme est en train de
s’ouvrir. […]. « Fuck you, Clara », dit-il avec le plus grand calme.434
Peter entend partout les voix des fantômes et essaie de les négliger. Au lieu d’adoucir
les hantises, les fantômes s’efforcent de les entretenir. Peter et Edmée sont faiblement
conscients de leur présence. Inconsciemment, en s’alliant, ils les chassent avec acharnement :
Voilà, ils se sont tout dit. La tente est gonflée à craquer de cette seconde qui dure. Peter et Edmée sont
gigantesques. Ils occupent la tente et tout le continent, ils débordent sur les mers. Une force centrifuge
est en train de nous expulser – ils prennent toute la place, ils veulent faire sans nous !435
432
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 130, 131.
Ibid., p. 131, 132.
434
Ibid., p. 173, 174.
435
Ibid., p. 162.
433
142
Cette exclusion irrite les fantômes. Ils sont démunis de leur occupation principale : « nous
n’avons rien d’autre à faire qu’à chercher, à chercher comment nous allons faire »436. Afin
d’empêcher l’effondrement de leur monde, ils trament un complot. Ils veulent enrayer le
contact physique entre Peter et Edmée. Cela pourrait élucider la tension implicite entre eux.
S’ils trouvaient de la consolation l’un auprès de l’autre, ils abandonneraient la solitude et
n’auraient plus peur des spectres. Nous notons une certaine lassitude chez les fantômes. Or, ils
feignent de ne plus s’intéresser. En réalité, ils crèvent de jalousie et sont irrités par leur
soudaine attitude hardie : « P et E ne sentent pas le temps passer. Les fantômes sont à la porte
et s’ennuient : l’énervement guette. »437. Le moment intime entre Peter et Edmée pourrait être
interprété comme une fuite. A l’abri du temps réel ils s’associent pour vaincre les fantômes,
mais l’alarme sonne et réintroduit la réalité. Elle a été mise en marche par les fantômes :
Le temps est en train de se reformuler à toute vitesse, en hululant- uiiii…[…]. Où sont-ils ? E est à côté
de lui, nue, debout. Le uiiii déchire fixement la continuité de leur corps. […]. Les nuits blanches, tous
les deux, au milieu de nulle part – et prendre la fuite par la mer […]. Peter envoie valser des formes
blanches […]. Son corps se dédouble, il sent le travail de sape, là-bas, le sabotage s’accentuer comme il
approche […].438
Les fantômes se nourrissent de la tension entre Peter et Edmée ainsi que de leurs hantises. Les
deux esseulés veulent s’approcher mais ils n’osent pas. Ils ont recherché la réclusion solitaire
pour tenter d’étouffer les voix du passé. Les spectres contrecarrent leurs tentatives. Une fois le
contact pris, le suspense disparaît et les fantômes commencent à se déstabiliser.
Somme toute, les fantômes s’infiltrent dans les mémoires surchargées de Peter et
d’Edmée. Ils examinent méticuleusement leurs pensées et leurs souvenirs respectives. Ils se
nourrissent du désordre déjà existant de leurs « victimes » et se délectent à faire accroître cette
agitation. Les deux « victimes » sont poursuivies par leurs spectres internes et encerclées par
ceux de leurs prédécesseurs explorateurs qui habitent le pôle. Ces derniers maintiennent en
état les premiers. Nous insistons sur le fait qu’il s’agit d’un cas particulier. Ces fantômes sont
à la fois différents de et comparables à ceux qui peuplent les autres livres de Darrieussecq.
Dans White ils se présentent de manière plus nette.
436
Marie Darrieussecq, White, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2003, p. 163.
Ibid., p. 170.
438
Ibid., p. 178, 179.
437
143
2.4.8 Tom est mort
Nous avons déjà insisté sur l’omniprésence de Tom. Il peuple les pensées de l’héroïne.
Elle comprend néanmoins qu’elle s’affole dans une certaine mesure : « Avant il s’appelait
Tom Winter, maintenant il s’appelle Tom est mort. Il est mort depuis bien plus longtemps
qu’il n’a été vivant. Mon petit garçon mort. Je ne dis pas que j’aie gardé la raison. »439. Cet
aveu discret annonce le chaos qui conquiert cette pauvre mère. Elle est convaincue de la
présence de son fils, ne fût-ce que parce qu’elle refuse d’accepter sa mort. D’un côté, cette
présence s’avère consolatrice, mais de l’autre elle est un joug permanent :
C’est de cette façon que, sur la plage il y a deux jours, je pensais à Tom. C’est-à-dire que je n’y pensais
pas. Il était une sorte de malgré tout diffus, dans le fond de l’image. Quelque part avec nous sur la
plage, mais très loin, ou très petit, réduit à un grain de sable – ou à la masse énorme des grains de sable.
Un fond, une évidence.440
Cette citation affirme que la femme n’arrive pas à se détacher de Tom et du passé, ni à
continuer sans Tom. Aussi s’appuie-t-elle sur la présence spectrale de son fils.
La mère endeuillée ne supporte pas que la vie continue tout bêtement. La mort de son
fils est un événement tumultueux pour la famille, mais elle en saisit la relativité parce que le
monde continue impitoyablement à tourner. Il ne se produit rien de ‘spectaculaire’, aucune
catastrophe qui témoigne de cette perte. La surface engloutit les atomes aléatoirement.
L’iniquité flagrante du destin provoque des accès de rage. La femme décrit les étapes qu’elle
a parcourues : le cri, la détresse ou les larmes, la dénégation, le désespoir enragé, le silence et
le déraillement. Certaines étapes se chevauchent ou coïncident. Elle évoque son désir ardent
de revoir et de cajoler son fils, un désir inextinguible de l’étreindre une dernière fois. Elle
souligne d’ailleurs l’impossibilité absolue de pouvoir comprendre :
Je ne comprends pas que pour voir Tom, c’est fini. […]. Peut-être suis-je la seule, à ne pas pouvoir
comprendre. […]. Devant le corps de Tom j’ai perdu une partie de mes facultés mentales, je ne parle
même pas de ma raison, je parle de mon intelligence, du raisonnement, de a + b + c, du sens commun,
de ce je ne sais quoi qui fait qu’on pense, qu’on suit, qu’on est avec les autres. Qu’on est vif, réactif,
qu’on pige. Ça ne revient pas. C’est définitif. Un handicap, à vie. Une idiote.441
Elle énumère de façon assez lucide les conséquences de cette mort. Elle constate de
manière perspicace qu’elle a subi une métamorphose d’identité parce que la disparition a
causé une perte de soi. La mort de son fils constitue une privation de son essence qui aboutit à
439
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 11.
Ibid., p. 12.
441
Ibid., p. 26, 27.
440
144
un déséquilibre comparable à un blocage ou un handicap. Elle est catapultée dans la pièce
rouge où une déraison culmine. Elle y est écartée de la logique. C’est une zone périlleuse à
cause du risque de se perdre complètement dans une irréalité :
Le bruit inhabituel parasite mes pensées calmes. Exactement au même moment, je suis enfermée dans
une pièce rouge, cubique. […]. Je suis enfermée dans un cri rouge et cubique et me cogne aux parois
saignantes, personne ne m’entend. Le cri sort de ma gorge à moi et celle qui est assise dans la pièce
blanche s’étonne : moi, si calme, en train de hurler. « Ça ne rendra pas Tom » pense celle dans la pièce
blanche. […]. Je me suis mise à crier, et ensuite, à mon étonnement, le cri a pris ma place. Je suis restée
dans la pièce rouge, à me cogner aux murs étranges. Des muqueuses rouges m’avalaient, me
dissolvaient. […] Le monde est devenu carnivore. Mon mari me serrait dans ses bras ou me retenait,
entravait. Il voulait me faire entrer dans la pièce blanche mais elle me faisait horreur.442
Cette citation nous renseigne sur la tendance de cette femme à mélanger l’espace réel et
l’espace fantastique et du coup, de son alternance entre la lucidité et la folie. Elle s’aliène et se
divise en deux entités, chacune dans une salle différente. La pièce blanche effraie parce
qu’elle est la réalité concrète qui inclut forcément la mort de Tom, dans cette chambre
blanche sa mort devient incontournable. C’est la raison pour laquelle elle sera amenée à
s’établir dans la pièce rouge. Mais celle-ci est alarmante aussi à cause du désordre et à cause
de la déraison qui s’empare d’elle dans cette place. Cette pièce est irréelle, mentale et c’est
précisément pour cela qu’elle permet la continuation utopique de Tom : « Une fois dans le cri,
le cri m’a convaincue. Il n’y avait que le cri. Parce que c’était IMPOSSIBLE. Celle assise
dans la pièce blanche, celle qui savait que c’était possible, c’était elle, qui aurait dû
mourir. »443. Elle se ment à soi-même et s’obstine dans la répudiation de l’idée qu’elle ne
verra plus jamais Tom. Elle tâche d’éliminer son alter ego, la femme qui occupe la pièce
blanche, celle qui connaît la vérité de la mort. Elle veut la remplacer par une version ignorante
et intacte d’elle-même. Afin de ne pas être arrachée à son univers chimérique dans lequel
Tom vit encore, elle s’isole et s’enferme dans le mutisme. Elle entretient donc sciemment la
version fantomatique d’elle-même. Or, elle comprend qu’elle se trompe elle-même et qu’elle
est affectée par une certaine folie. Même si elle se rend compte qu’elle ne peut pas vivre
éternellement dans la dénégation, elle reste impuissante à résister.
La mère va très loin dans sa contestation de la réalité, elle supplante la réalité et la
remplace par celle des morts. La mort se présente comme une espèce de double de la vie. Elle
se reflète dans l’ombre de toutes les choses c’est-à-dire que la réalité est ombrée entièrement
442
443
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 18, 19.
Ibid., p. 20.
145
par la mort. La pièce rouge abolit le réel, les vivants deviennent des esprits. C’est elle contre
tous les autres :
Pendant longtemps il m’a semblé que les autres vivaient dans le faux. Ils ignoraient que la mort est
l’ombre de chaque objet du monde. C’était une évidence, et personne ne la voyait. Vince et Stella aussi
transportaient leur double, leur mort, où qu’ils aillent. […] Un son aussi, qui allait et venait, de la
stridence à l’étouffement, toujours présent. « Vous n’entendez pas ? Vous ne voyez pas ? » Sourds et
aveugles, les autres. Inexistants. Des spectres. Mon savoir était incommunicable, un savoir en moins,
une brèche qui faisait entrer le néant. Ma connaissance des trous noirs faisait disparaître le monde. Le
vide augmentait. Le sans-fond.444
Elle se détourne des autres. Il existe une entente entre elle et Tom, ils ont créé un
entre-deux pour eux. La réalité chancelle, elle remet en question toutes les choses
existantes de sorte que, peu à peu, la réalité s’efface effectivement. Cet effacement provoque
une confusion. Elle ne sait plus qui elle est et le temps se brouille. Elle reconnaît toutefois la
vérité pénible de la mort, mais elle nuance et l’adoucit immédiatement. Tantôt elle étale une
grande lucidité, tantôt elle s’approche de la folie : les deux alternent sans cesse. Elle hésite
entre l’acceptation et le rejet. Ce doute extrême entraîne une vacillation considérable : « Tom
n’est plus nulle part mais il est tout autour de moi, les couloirs, le médecin, le dos de Stuart,
les lumières aveuglantes au plafond, c’est Tom, il s’est pulvérisé hors de moi, mais ses atomes
occupent tout l’espace. »445. Tout respire Tom, son fantôme s’empare de tout l’espace mental
de sa mère vulnérable. Elle contemple Tom bien qu’il soit mort. L’allocution émotionnelle cidessous montre la confusion de cette mère entre les espaces réels et mentaux, entre la réalité
positiviste et la fantaisie :
Tom est devant moi. Il dort. J’ai froid. Quelque chose fume alentour. Tom a une couleur blanche que je
ne lui avais jamais vue. […]. Il me regarde par-dessous. Je pense que je rêve. Je n’avais jamais vu cette
couleur sur aucun visage humain. […]. Je sais qu’il est mort, je vois, mais je regarde ses cheveux,
vivants […]. Je ne vois pas sa mort. Une pièce vide, pleine de vide. Tom est là, sa mort devrait être là.
Pour nous rencontrer en quelque sorte. Elle est absente. Une institutrice désinvolte. Une mort
négligente.446
Elle sait que Tom est mort, mais elle choie le rêve d’une partie de Tom qui est restée en
arrière. Elle est incapable d’accepter la mort de son fils : « Tom était là. Il fallait s’occuper de
lui, ne pas le laisser seul. »447. Elle fait preuve d’une grande dualité : elle sait très bien qu’il
est à la morgue dans son cercueil, néanmoins elle croit que son âme a besoin d’elle et qu’il est
444
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 15.
Ibid., p. 23.
446
Ibid., p. 24.
447
Ibid., p. 76.
445
146
là quelque part : « Tom errait, voltigeait autour de son corps. »448. Elle est en plein désarroi,
pourtant il est clair qu’elle ne divague pas complètement. La phrase suivante prouve qu’elle
est partiellement consciente : « […] comment peut-on supporter ça ? Etre en vie pendant que
Tom, sous la terre… Je crois que ce sont les fantômes, qui m’ont donné l’idée de l’air. »449.
Nous pouvons interpréter « l’air » dont elle parle comme une « liberté », les fantômes lui ont
fourni une échappatoire à la réalité. La croyance aux esprits et la fondation d’un monde fictif
relèguent la réalité au second plan. Pour la femme, la réalité absolue a disparu, la seule réalité
valable étant celle avec Tom : « Le monde est faible, cohérent, logique. Le monde est un
cosmos, ça tourne, l’Est ici, l’Ouest là-bas, Coriolis dans un sens, dans l’autre. […]. C’est le
monde d’avant Tom. C’est le monde d’avant la mort de Tom. »450. La mort cause une
interruption de sa vie normale et est à l’origine de la rupture brusque de sa sérénité.
Elle requiert l’existence d’un monde plus paisible où les enfants sont immortels et
intouchables. L’idée que Tom habite un autre monde, qu’il y fréquente encore les lieux
qu’elle parcourt, a quelque chose de rassurant. Nonobstant, cette idée la rend folle en quelque
sorte. L’image de Tom est inlassablement dans sa tête, son spectre flotte dans l’air :
Et la mémoire, ça ne s’use pas, ça devient pire avec le temps. Ces premiers jours, si crus, et si flous,
luisants, troubles, hallucinés, impossibles…j’étais au point d’impact de la souffrance, et les repères
n’existaient plus, le temps était mort.451
Pour elle, le temps se brouille, voire se supprime sans Tom. La femme est bannie de la
dimension temporelle réelle, la mémoire étant le seul endroit où une dimension temporelle se
maintient parce que Tom y reste présent. Dans la réalité, au contraire, l’arrachement de Tom a
suspendu le temps. En dépit de son retrait dans l’espace mental, le manque s’augmente. La
continuation de l’existence de Tom dans sa mémoire ne suffit clairement pas :
[…] un pyjama fantôme. […]. Les bang de souffrance. Que les vêtements et les jouets de Tom lui
survivent. Que sa brosse à dents ait demeuré elle, et pas mon petit garçon. Que les dérisoires objets de
plastiques et de papier avaient survécu, et pas son petit corps musclé et sain.452
Les traces de Tom perdurent, elles sont insupportables et incontournables mais
nécessaires et rassurantes à la fois parce qu’elles favorisent l’apparition de son esprit. Son
fantôme y erre par l’intervention de ses objets : « […], tout ce que m’a envoyé Tom depuis sa
448
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 78.
Ibid., p. 78.
450
Ibid., p. 49.
451
Ibid., p. 60.
452
Ibid., p. 105.
449
147
mort. »453. Tom envoie des signes de sa présence afin d’empêcher l’épuisement de la mémoire
et des images mentales dix ans après. Tout revient. Elle est captivée et séduite par des odeurs,
des bruits rappelant Tom :
J’ouvre le flacon et je me drogue à Tom. Le passé enfermé dans la bouteille. Le passé présent, dans le
présent, dès que j’ouvre. Mon cœur est en suspens dans ma poitrine et je souffre. Tom est dans cette
bouteille. Le temps s’arrête. [… ] Il est là. La souffrance est inusable. […] Si Tom est le génie dans la
bouteille, je n’ai qu’un seul vœu : reprendre comme avant. Qu’il me soit rendu, le matin avant sa mort,
et reprendre.454
Elle éprouve une consolation amère de son esprit, mais elle désire avant tout de récupérer son
fils réel et palpable. Comme Tom n’est pas l’esprit dans la lampe son souhait n’a pas été
exaucé. Ses affaires lui survivent, c’est insoutenable. La mère se croit piégée par la mort :
« La mort, sa nouvelle mère. Sa mère d’adoption. »455.
Dans la réalité concrète, les traces se présentent sous forme des objets tangibles qui
évoquent Tom ; dans la mémoire ce sont les souvenirs qui rappellent Tom. Par conséquent, les
deux endroits deviennent inhabitables, voire impossibles :
Il ne reviendrait pas. Je ne le reverrais jamais. Il était mort par ma faute. La vérité, c’était ça. De Tom il
ne restait que des souvenirs et ces souvenirs étaient insupportables. La mémoire était un lieu intenable,
non visitable, mais c’était le seul lieu où me tenir avec Tom.456
Elle est écartelée entre des sentiments contradictoires, en proie à une grande dualité et
même à une folie. La mémoire, étant le siège des souvenirs qui rappellent sans cesse Tom,
devient un lieu exaspérant. Elle sera pourtant obligée d’y séjourner étant donné que frotter sur
une lampe ou une bouteille magique ne délivre pas le génie de Tom. C’est donc le seul endroit
où elle puisse voir son fils. Dans la partie précédente nous avons précisé que la fondation d’un
univers dans son imagination, sert à corriger l’injustice du sort et à rectifier la mort de Tom.
La mère reconnaît en effet que, là exclusivement, elle peut se maintenir parce qu’elle peut y
rencontrer Tom. Elle est consciente que là uniquement elle peut revoir son fils. Pourtant elle
continue de manière suivante, persuadée qu’il erre dans l’espace également, ou quelque part
dans un entre-deux flou : « Dans les miroirs, je l’appelais. Sous la surface, quelque chose
bougeait et se déformait. Comme si quelqu’un, ou quelque chose, se tenait entre moi et ma
peau, entre moi et mes yeux. Je l’appelais : Tom ? L’air se troublait. »457. Elle se promène
453
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 99, 100.
Ibid., p. 100, 101.
455
Ibid., p. 106.
456
Ibid., p. 110.
457
Ibid., p. 111.
454
148
avec Tom dans un monde parallèle, son monde créé spécialement pour accueillir son fantôme.
Tom vit là sous forme de fantôme, bien qu’elle admette aussitôt que cet univers intermédiaire
se localise dans le cerveau :
Parfois il m’arrivait de m’égarer avec douceur… de suivre le fil d’un souvenir… de flotter avec Tom,
ailleurs. Les limbes sont sans doute un lieu de la mémoire, un parc où déambuler, vaste et gris. L’entrée
s’ouvrait par surprise, quand je n’y pensais pas – je pensais constamment à Tom […]. Les limbes. Le
purgatoire. Là où on erre. Mais c’était le Paradis. J’étais avec Tom et il ne mourait pas. Un pacte avec le
Diable. Parce qu’au retour, la damnation.458
Elle définit son comportement de façon très juste et honnête : elle est tiraillée entre
deux « espaces ». La mémoire est paradisiaque puisque c’est l’endroit dans lequel Tom vit
encore, elle est en contraste avec le monde dans lequel Tom est mort irrévocablement. Elle
rôde mentalement dans l’espace qui comporte son fils. Mais elle reçoit un châtiment parce
qu’elle est chassée de ce Paradis, ramenée au monde réel et rejetée dans la vérité de la mort.
Elle a recours au mutisme car les mots n’ont plus de sens : « Mais les mots, à
commencer par « vouloir », étaient des monstres au ressort cassé. »459. Il s’agit d’un retrait
contraignant favorable à son enfoncement dans une autre réalité et propice à l’apparition de
Tom. Bref, la mère s’enfouit dans le silence, dans ses pensées, parce que l’atmosphère qui se
dégage du silence est propice aux fantômes. Nous en déduisons que sa folie légère est
partiellement consciente, pourtant elle ne peut pas se défendre contre cette folie. Elle a des
crises :
Une fois j’ai pleuré sur Vince […] comme une vague imprévisible, une de ces vagues tueuses au milieu
de la mer, je l’ai agrippé et secoué et je me suis vidée sur lui de tombereaux de cris et d’insultes. Après
cet épisode Stuart m’a demandé d’entrer dans une clinique. […]. J’étais dans une chambre blanche.460
Son séjour dans cette pièce, une zone blanche, devrait réintroduire la réalité. Elle y trouve une
tranquillité relative, mais son souhait de faire revivre Tom est le seul remède pour la guérir.
Elle se tait et est sûre d’être un fantôme. Elle guide Tom dans la mort, tous les deux,
ils sont des spectres : « La psy s’adressait à deux personnes dans la pièce, moi, et Tom à côté
de moi. […]. Le you anglais, comme le vouvoiement français, j’entendais vous, vous deux les
morts. »461. Elle se croit accompagnée de Tom. Elle souffre des fantasmes, le spectre de Tom
interrompt les moments lucides :
458
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 112.
Ibid., p. 125.
460
Ibid., p. 126.
461
Ibid., p. 127.
459
149
Un soir après mon retour, Stuart a pris mon visage dans ses mains. « Please » il m’a dit. J’essayais.
J’essayais de bonne foi. J’essayais de former un son dans ma gorge et de l’amener au visage de Stuart.
[…]. Stuart a pris son visage dans ses mains. Il est devenu deux mains qui me regardaient, percées par
des yeux. Tom faisait coucou entre ses doigts. Le rire de Tom grelottait entre ses doigts.462
Son mari la supplie de parler de nouveau. Elle décrit son incapacité à briser ce mur de silence.
L’impossibilité peut être attribuée au fantôme de Tom qui la hante et la guette continûment.
Le délire de persécution coexiste avec la consolation qu’il offre. Le vacillement, la souffrance
et l’angoisse perpétuelle portent atteinte à son mécanisme. Elle est bloquée : « Le temps ne
passait plus dans mon corps, par mon corps, les réflexes élémentaires je m’affolais dedans.
Mon corps faisait barrage, à l’air, à la nourriture, au sommeil, au café. »463. Semblablement,
elle ne peut pas parler. Son corps se révolte, refusant de fonctionner. Un désir de mourir, de se
suicider surgit. Heureusement Tom est là pour la consoler. Elle le contemple par l’entremise
de son cerveau, elle le sent. Il l’aide faiblement à se tenir bien. La présence ininterrompue de
Tom se manifeste par ses appels :
Les voix filent dans l’espace. […] Elles portent avec elles la voix de Tom, maternellement. Je
n’entendrai plus jamais sa voix, c’est à ce moment-là que je pense le plus, c’est mon premier essai pour
penser ça. […] La voix de Tom doit être parmi toutes ces voix, dans l’espéranto des morts […]. Il pleut,
ma raison pleut comme les voix.464
Pour compenser la perte, elle a créé un espace où se trouvent les voix des morts. La
mort d’un membre de la famille a donné lieu à une déstabilisation de la famille. Elle estime
que la voix de Tom a pour but d’affoler les survivants : « Tom, jaloux, Tom derrière la vitre, à
regarder son frère et sa sœur encore avec nous – les voleurs de parents, les voleurs d’amour
(…) – Tom haineux s’efforçant de rendre fous les survivants. » 465. Or, seule avec lui, elle n’a
pas du tout le sentiment de devenir folle. Elle se sent plutôt rassurée par ses chuchotements :
« […] seule avec lui, j’adorais ses appels. Je m’immobilisais. […]. Tom avait été là, sa voix
avait creusé un bref point de silence dans le bruit et le néant de la vie à Bondi. »466. Ses
appels, ses visites périodiques soulagent et sont un point de repère. Mais le fracas, tant le
fracas interne que le désordre journalier, dissout sa voix. Elle n’entend qu’un murmure
éphémère alors que la mort est pour toujours, invincible et irréversible. Elle attend ses appels
et essaie de les enregistrer : « Et tout à coup, dans l’ennui, le vide, sur les cassettes,
462
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 128.
Ibid., p. 129, 130.
464
Ibid., p. 45, 46.
465
Ibid., p. 143.
466
Ibid.
463
150
j’entendais Tom. »467. C’est une obsession qui fait preuve de sa folie mais elle s’en rend
compte puisqu’elle cache les magnétophones destinés à capter sa voix.
En outre, elle est obsédée par l’idée que Tom est demeuré à Vancouver et que son
esprit lui rend visite pendant la nuit vu le décalage horaire : « Je me réveillais en sursaut. Tom
me parlait. »468. Selon elle, son fantôme réside dans cette ville qui représente « l’ère prémort » et qui devient un ailleurs imprécis où l’esprit de Tom demeure. Tom s’est perdu entre
le passé et l’avenir, entre deux continents, entre deux déménagements ou deux voyages, entre
deux univers ou deux « réalités » qui coïncident à deux modes d’existence séparés. Elle pense
en termes d’avant et d’après sa mort. Le temps d’avant, avec Tom, représente un temps flotté.
Les superpositions des temps permettent une visite mentale du passé et consécutivement la
possibilité de visiter le spectre de Tom. Toutefois, le temps a engouffré Tom et sans lui la vie
est irréelle. Contrairement au temps, l’espace propose une certaine relativité :
La vérité est dans la géographie. Le temps avait défait Tom, mais il était resté fixé dans l’espace,
immuable, un point tellurique que j’avais identifié : l’île de Vancouver. […]. Les signes évoluaient sur
la carte autour d’une capitale absente qui s’appelait Tom.469
Si Tom n’existe plus dans le temps, il est devenu virtuel et même spatial pourvu que
l’espace porte son âme. De cette façon, il survit dans un univers intermédiaire. La mort de
Tom a transformé les espaces réels, par exemple le parc, et l’espace mental. La ville est
devenue menaçante, le monde sans Tom est irréel. La mère est épuisée par une longue
lutte. Elle ne peut pas se libérer de ses ruminations des conditions hypothétiques du type « si
j’avais…il aurait vécu encore… » qui montrent qu’elle se blâme.
Son mari fait des escapades en voiture et s’enfuit dans son travail. La mère se réfugie
dans son univers propre, un univers fantastique peuplé de spectres : « Tom était assis à table
avec nous, je laissais un espace à côté de moi. »470. Pour la mère, sa présence est une
évidence, il les accompagne assurément. Cet entre-deux dans lequel Tom s’est égaré donnera
inéluctablement lieu à un désarroi :
[…] égarée dans le temps, les planètes passent, des rondes pour rien, et je tourne aussi, dans le vide, à
mi-chemin de toute origine. Peut-être Tom n’a jamais existé. Peut-être ai-je tout imaginé, ces quatre ans
467
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 145.
Ibid., p. 146.
469
Ibid., p. 152, 153.
470
Ibid., p. 161.
468
151
et demi plus neuf mois, pour justifier cette horreur en moi, ce point d’absence autour duquel je parle,
parle, ou je me tais. Parfois la douleur perd son point, Tom se dissout dans le temps, la douleur est là et
je ne sais plus pourquoi.471
La même idée, que tout le passé à l’étranger est un cauchemar, revient plus loin.472 Peu
à peu, une certaine folie s’accapare de la femme : « Et Tom apparaît. J’essaie de ne pas
montrer que Tom est là, je m’efforce […]. Je n’arrive pas à ne pas voir Tom. Alors elle dit :
« Tu y penses encore ? » »473. Lors d’une visite de sa belle-sœur, elle se qualifie de folle ou au
moins elle comprend que c’est ce que les autres penseront d’elle. Elle est plongée dans cette
atmosphère où baigne l’incompréhension. Les autres trouvent qu’après dix ans elle n’est plus
censée penser constamment à son fils. Mais sa souffrance n’a pas diminué, elle ne réussit pas
à se débarrasser de son deuil pathologique.
La meilleure solution est de s’évader dans un monde où les gens ignorent Tom et donc
également sa mort : « L’exil. Il me semble que c’est le seul chez-moi possible depuis la mort
de Tom, depuis que la mort de Tom m’a jetée hors de chez moi. »474. Leur ancienne adresse
est le témoin par excellence de l’accident et de la perte. En déménageant, ils abandonnent une
partie de ce passé douloureux. Mais le souvenir de Tom est transporté aussi. La nouvelle
région ne le connaît pas. Il n’y occupe pas de place, mais sa mort continuer à peser. La mère
est condamnée à être folle dans l’éternité. Cette perte l’a expulsée de la réalité, l’imaginaire
s’impose comme le seul exil fructueux. Malgré la prise de conscience, elle demeure
impuissante à se comporter normalement. Elle a honte de sa conduite : « On ne pouvait donc
inviter personne. Je serais donc toujours à moitié cinglée, déréglée, impossible. »475. « Tom
est mort » est désormais le protagoniste dans le récit de sa vie.
Cette mère doit apprendre à cohabiter avec le spectre de son fils mort. Son
engouement pour la présence fantomatique et consolatrice de son petit Tom fait en sorte
qu’elle se perd totalement dans le monde des morts. Au moyen de son mutisme, elle indique
qu’elle ne veut même pas se donner de la peine de rejoindre le monde des vivants. Elle se
range intentionnellement aux côtés des morts. Elle pense qu’elle a amélioré sa situation, à
force de se blottir dans un monde intermédiaire qui contient l’esprit de son fils. En réalité, elle
s’est tout à fait claustrée en un labyrinthe de chagrin.
471
Marie Darrieussecq, Tom est mort, Paris, P.O.L, 2007, p. 176, 177.
Ibid., p. 229, 230.
473
Ibid., p. 210.
474
Ibid., p. 215, 216.
475
Ibid., p. 219.
472
152
2.4.9 Conclusion
A défaut d’une façon appropriée pour oublier le passé et inaptes à l’accepter, les
héroïnes recourent à l’assistance des fantômes. Il paraît que les fantômes servent à combler un
vide, voire à remplacer une personne aimée. A l’aide des fantômes, les femmes espèrent
vaincre la solitude et l’angoisse suscitée par une perte. En un mot, elles se fient à la force de
leur imagination et comptent sur les esprits pour se rétablir de leur affliction et pour se
remettre de la frayeur. Ce procédé d’invention sous la forme d’une construction imaginaire
déclenche inévitablement une confusion aussi bien qu’une certaine folie. Les femmes
protagonistes s’attachent avec frénésie à la présence de ces esprits imaginés. Elles capitulent
et seront incapables d’apprivoiser les fantômes de sorte qu’elles basculent dans le chaos. Les
spectres maintiennent le souvenir oppressant tant et si bien que les femmes cultivent leur
tristesse et se retirent dans les recoins de la pensée et de l’imagination.
Quant aux fantômes de White et de Truismes, il est à noter qu’ils diffèrent des spectres
de substitution qui dominent dans les autres livres. Ces fantômes inquiètent surtout. De toute
façon, dans tous les textes, la sensation d’être livré à une solitude invincible ainsi qu’à
l’impassibilité des autres constituent une des conditions indispensables qui contribuent à la
création ou à l’apparition des fantômes. Bref, il existe deux types de « fantômes », ceux qui
remplacent une perte et qui réconfortent surtout et ceux qui oppressent par leur présence
contestée.
Les morts n’ont pas complètement disparu. Selon la majorité des héroïnes, il doit y
avoir la possibilité d’avoir du contact avec eux. Ils résident dans un entre-deux vague, donc il
faudra savoir les y accompagner. D’où l’invention d’un monde fantastique qui côtoie le
monde réel et qui s’avère tout à fait vraisemblable pour elles. Cet univers facilite la croyance
aux fantômes et, en conséquence la possibilité de rejoindre les esprits des proches qu’elles ont
perdues dans la réalité. Parallèlement ce monde forgé assume le rôle d’une sorte de cachette.
Les héroïnes pensent effectivement que la mort est comme un mode d’existence mystérieux,
situé dans un espace inconnu pour l’homme. Cette conviction devrait simplifier l’acceptation.
En outre, cette mentalité devrait hâter la cicatrisation des brûlures internes. Or, les femmes
sont inconsolables, cette douleur démesurée constitue une condition pour leurs promenades
fictives et audacieuses. Cette condition en inclut une autre, celle d’un degré d’égarement.
Toutes ces femmes égarées sont peureuses et vulnérables. Elles se montrent réticentes à
s’épanouir pleinement, elles refusent de reprendre le fil. Elles désapprouvent la réalité qui est
153
à l’origine de leurs ennuis parce qu’elle détruit leurs « certitudes » et l’illusion d’un monde
sûr et impeccable. D’ailleurs la réalité est traîtresse et injuste. La convergence des
circonstances hors de leur contrôle entraîne donc une métamorphose mentale de leur être.
Tout bien réfléchi, la fondation d’un monde alternatif et l’invocation des fantômes
constituent un moyen pour faire face à la solitude et à l’angoisse. Il s’agit d’une réaction pour
neutraliser la frayeur, la conséquence étant une certaine inclination vers la « folie » puisque
les bornes s’effacent progressivement. Les femmes s’attendent à une diminution de la
souffrance et du chaos. Mais elles se perdent dans un dédale d’idées saugrenues et se
précipitent ainsi dans une aliénation plus profonde. Elles attirent le chaos et se trouvent aux
frontières de la réalité et de l’imaginaire. Les deux univers sont diamétralement opposés d’une
part, et semblables de l’autre. La divergence essentielle est que le premier est réel et le second
est idéel. La réalité est cruelle, ses attaques sont inévitables et accèdent à un univers
chimérique, en apparence beaucoup plus acceptable. Les deux se révèlent peu solides et en fin
de compte à peu près invivables. Tous les deux, ils déconcertent. Le louvoiement entre ces
deux espaces accélère la déchéance intellectuelle, la « folie » des personnages.
154
3. Conclusion
Patrick Kéchichian résume bien les thématiques centrales des livres de Marie
Darrieussecq :
Marie Darrieussecq, dans chacun de ses romans, hésite ou oscille entre deux possibilités, deux
hypothèses, deux modes d'être : la présence et l'absence. Dans la littérature actuelle, on peut ainsi la
reconnaître de loin. C'est elle qui se tient avec bravoure sur la frontière séparant le plein et le vide, et qui
fait signe. Des deux univers, le second est évidemment le plus inquiétant. Car l'absence n'est pas
uniforme, étale ou égale à elle-même, mais plurielle, toujours différente, toujours étrangère. D'où le
courage de la romancière à explorer cet univers, à l'habiter parfois. Là, elle lie connaissance avec les
citoyens du « pays », les fantômes.476
Les romans baignent dans une atmosphère fantastique et irréelle qui émane des univers fictifs
établis par les personnages. Les fantômes représentent cet autre univers, ils y habitent. Le
monde est un lieu désolé en raison de l’absence d’une personne aimée, l’absence à soi-même
ou une absence plus abstraite. La création d’un autre univers est une conséquence des
circonstances et est issue de l’imagination de ces femmes. Elles recourent à cet univers parce
qu’il sert de contrepoids à la réalité hostile. Les femmes exploitent donc leur imagination et
s’inventent une espèce de monde parallèle pour amortir le chaos du monde inquiétant, pour
s’y réfugier et afin de se débarrasser du poids de l’existence. De même, les fantômes
apparaissent pour combler une lacune. Il existe une interaction entre les deux. Les fantômes
naissent dans les mondes forgés ; ces univers sont créés pour accueillir les esprits. Le monde
réel est substitué par un monde intérieur.
Le premier livre, Truismes, contient en germe la majorité des thématiques qui
reviennent dans les autres textes. Dans ce début littéraire, l’écrivain nous fournit une vision
assez noire et pessimiste du monde. Le monde est un endroit mauvais qui inspire de
l’aversion. L’égoïsme dans cette société matérialiste témoigne d’un anéantissement des
valeurs. L’intoxication de l’esprit de la femme cause une perte de soi. Il est fort probable que
son corps réagit sur cette privation. Il faut que la femme-truie renonce à la réalité implacable.
Le sujet de l’absence a mûri dans l’évolution thématique de l’œuvre de Darrieussecq.
A partir de son deuxième livre, Naissances des fantômes, l’absence d’un proche sera
un des thèmes principaux. Le départ du mari cause un grand désordre. La femme tombe dans
une spirale négative dont elle ne sait pas sortir. L’attente anxieuse provoque une grande
confusion. La solitude et l’angoisse imposent une « fuite », l’héroïne se retire dans son monde
476
Patrick Kéchichian, « Le « lieu commun des évanouis » », Le Monde des livres, 26 août 2005, p. 3.
155
interne et imaginé. Là, elle revoit son époux, du moins son équivalent spectral. Cela incite à
une certaine « folie ». La même explication s’applique aux héroïnes dans les livres ultérieurs.
Il est vrai que dans Le mal de mer, l’auteur opère un renversement de la perspective
par rapport au roman précédant, mais il n’en demeure pas moins que le thème est analogue et
que l’approche est correspondante. Dans Naissance des fantômes, l’auteur adopte la
perspective de la femme délaissée qui s’évadera dans un monde de plus en plus irréel. Dans
Le mal de mer, au contraire, l’écrivain nous présente le point de vue des deux partis, mais
surtout envisagé sous l’angle de la femme qui a pris la fuite. C’est une évasion réelle au
départ, mais sur laquelle s’enchaîne une fuite dans son imagination.
Dans Le Pays, la femme s’est enfuie de son lieu de naissance. Les pertes ont dévasté le
pays de son enfance. Elle essaie de fuir les événements du passé en s’éloignant physiquement
parce qu’elle ne peut pas affronter les difficultés d’une autre manière. Comme la fugue réelle
« échoue », elle sera séduite par l’appel d’un autre univers. Elle se réfugie dans ses
pensées. Pour illustrer cela, nous pouvons citer Natalie Crom :
Sur l'enfance, la maternité, la mort, sur l'absence - absence des autres, absence à soi-même -, sur
l'écriture, Le Pays renferme de superbes pages, empreintes d'une inquiétante inquiétude. La succession
des chapitres qui ordonnent le roman trace quelque chose comme un itinéraire - celui que suivent les
pensées de Marie […].477
Ce que Natalie Crom avance, vaut aussi pour la plupart des autres textes. L’écrivain s’infiltre
dans les têtes des personnages principaux et retrace les chemins mentaux. Souvent les pistes
se brouillent et les femmes aussi bien que le lecteur s’égarent.
Dans Bref séjour chez les vivants, le lecteur est plongé, pendant vingt-quatre heures,
dans les cerveaux des protagonistes et dans leur univers fabuleux. Leur pensée est hantée par
la perte d’un membre de famille, il y a une trentaine d’années. L’accident a dérangé
l’harmonie familiale. Les femmes doivent endurer les caprices des autres ainsi que leurs
propres lubies. Les remords et les reproches jettent une ombre sur l’avenir. L’imaginaire
console partiellement. Tiphaine Samoyault confirme d’ailleurs que :
En même temps, ce roman apparaît comme une synthèse magistrale de l'univers singulier de Marie
Darrieussecq dont on retrouve les éléments de livre en livre : la psychologie des familles, le rapport
entre mère et fille(s) (Le Mal de mer), la lisière entre le réel et le fantastique (Naissance des fantômes),
et l'omniprésence, dans tous ses romans, de la mer, de ses mouvements et couleurs changeants, de son
rythme paradoxal, monstrueux et tranquille, apaisant et inquiétant. La mer est ici à la surface visible ce
477
Natalie Crom, « Marie Darrieussecq née quelque part… », La Croix, 8 septembre 2005. (Consulté par
Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/comptes_rendus.html, date de la consultation : 14
novembre 2008).
156
que la télépathie ou la présence d'un fantôme produisent à un niveau invisible : des mouvements d'onde,
des liens qui se font et se défont sans cesse, une alternance.478
La mer est comparable à la mémoire, de là son importance dans les romans. Nous avons
effleuré ce parallélisme. Ce sujet n’appartenait pas à notre sujet d’investigation, mais il serait
intéressant d’élucider ce rôle considérable. La mer symbolise le vide, c’est un espace
inhospitalier qui accentue le néant, mais qui console néanmoins. La mer ressemble donc à la
mémoire et aux souvenirs qui, eux aussi, sont rassurants et épouvantables en même temps.
Le paysage stérile du pôle Sud paraît l’endroit parfait pour se défaire des hantises du
passé, mais les personnages de White se sont trompés. Le vide et la solitude vont de pair. La
solitude n’est pas curative, seulement pernicieuse et corrosive. Elle pousse les protagonistes
dans un retrait, dans un endroit aride. Les obsessions s’intensifient encore, les protagonistes
ont de plus en plus de visions hallucinantes. La réalité recule face à l’imaginaire.
Dans Tom est mort, la lacune provoquée par la mort de Tom ne peut pas être suppléée.
La mère doit donc faire appel à son imagination. Elle crée un monde imaginaire dans lequel le
fantôme de Tom réside. Elle saisit toutes les occasions qui s’offrent pour « rencontrer » son
fils. Quoique le fantôme de Tom console, la mère s’aliène davantage et s’affole.
Dans l’univers « darrieussecqien », le pessimisme et le fantastique dominent. Les deux
semblent s’exclure, mais l’écrivain démontre leur imbrication. Elle met ses héroïnes dans des
situations attristantes. Chaque fois, il y a un événement funeste qui perturbe l’équilibre et qui
déclenche un torrent de sentiments négatifs et contradictoires. Les personnages principaux
sont des femmes tourmentées et « solitaires », elles sont soumises à un chagrin qui leur
confronte au néant de la vie et qui détruit la rationalité. L’événement bouleversant impose un
retrait ; c’est-à-dire que les héroïnes essaient de l’oublier, de s’en défaire, de fuir… Elles se
sentent incomprises, « victimes » de la société et d’un monde vécu comme injuste. Elles
vivent dans la solitude à cause d’une perte ou d’un départ. En proie à des considérations
sombres, elles se retirent et dès lors elles seront encore plus esseulées. Bref, la solitude est un
fil rouge dans l’œuvre de Darrieussecq. Bien que les femmes soient repliées sur elles-mêmes,
la solitude s’avère dévorante. Elle mène à une anxiété, à une aliénation ainsi qu’à une mise en
question de l’existence. Nous pouvons diagnostiquer une crise identitaire. L’anxiété provient
de l’arbitraire de l’infortune ; les héroïnes considèrent que l’existence est précaire.
478
Tiphaine Samoyault, « Marie Darrieussecq, Bref séjour chez les vivants », Les Inrockuptibles. (Consulté par
Internet : http://www.uri.edu/artsci/ml/durand/darrieussecq/fr/Bref_sejour.html, date de la consultation : 14
novembre 2008).
157
L’impuissance de l’homme devant le destin est en contradiction flagrante avec l’assertion que
l’homme est responsable de son existence. Cette dualité de la condition humaine effraie. La
solitude et l’angoisse vont de pair, causent un désordre et renforcent la souffrance mentale.
Les femmes sont submergées par la douleur, elles ne savent pas comment vivre après
les événements passés, comment continuer après la mort ou la disparition d’un être aimé.
Nous apercevons une soumission à la tristesse, le vide s’avère « incomblable ». Toutefois les
femmes refusent de se résigner, elles cherchent à compenser la perte. Leur imagination
stimule la création d’un monde propre et réveille les fantômes. Pour elles, c’est une
« solution », une fuite. Nous observons cependant que cette attitude implique un danger,
notamment le risque de la formation d’une espèce de barrière mentale et invisible qui leur
interdit, par instants, d’accéder au réel. Par conséquent, la réalité devient parfois un lieu
inabordable et les héroïnes sombreront dans la « démence ».
Les fantômes surgissent dans des circonstances particulières et semblables dans les
sept textes que nous avons étudiés. Somme toute, la solitude et l’angoisse sont des conditions
qui doivent être remplies. La solitude joue un rôle catalyseur dans la création d’un refuge et
dans la naissance des fantômes. La vie solitaire et angoissante est à la racine de l’enfoncement
dans l’imagination. Les femmes ont recours à leur fantaisie parce que les errances de l’esprit
devraient écarter la solitude et la peur. Il s’agit donc d’une réaction sur la réalité et sur leur
situation déplorable, ce sont des moyens pour faire face au néant. L’imagination nourrit les
fantômes qui sont censés atténuer la perte. Ils devraient tempérer la douleur de l’absence et
amadouer les anxiétés, pourtant ils augmentent le chaos en raison de leur dualité. Comme la
solitude et l’angoisse, ils suscitent des accès de délire. Même si les héroïnes perdent le contact
avec la réalité, ce monde fantastique possède un côté rassurant. Elles franchissent la limite
séparant le réel et l’irréel mais pas de façon irréversible dans la mesure où elles demeurent
dans une zone entre les deux. Elles hésitent, mais graduellement elles dépassent les bornes de
sorte que le monde alentour perd sa cohérence.
Nous trouvons l’explication de leur vacillement entre la lucidité et la « folie » et de
leur désarroi dans l’effacement croissant de la frontière entre le monde réel et l’imaginaire. La
transition indécise entre le fantasme et la réalité menace en effet de les conduire à une
« folie ». Les femmes sont d’ailleurs dans les affres de la douleur et s’enivrent souvent de la
présence factice d’une personne chérie. Elles fantasment sur la présence de quelqu’un et
158
finissent par croire réellement à la vérité de cette présence. Elles s’accrochent à leurs illusions
et ainsi, elles s’engouffrent entièrement dans l’imaginaire.
Marie Darrieussecq nous fait entrer dans les mondes spectaculaires de ses femmes
protagonistes, elle expose leurs craintes et leur fragilité. L’inquiétude les mine, elles se posent
des questions qui engendrent d’autres interrogations. Il nous semble légitime de repérer une
sorte d’angoisse existentielle. Les femmes sont prises dans un engrenage de difficultés et de
doutes. Elles font preuve d’une réflexion inconsistante et éprouvent une sensation d’étrangeté.
Elles tentent de se protéger d’un monde perçu comme menaçant et indifférent. Aussi, se
retireront-elles mentalement, c’est une preuve de leur désaccord aussi bien que de leur
anxiété. Cette réclusion avive l’aliénation. Les femmes semblent égarées, la réalité
s’embrouille. Il existe un chevauchement entre les deux « univers », inconciliables à première
vue puisqu’il s’agit de l’intérieur ou l’imaginaire et de l’extérieur ou la réalité. Or, chez les
personnages les deux se côtoient, voire se recouvrent. Les femmes sont partagées entre deux
types d’existence, néanmoins l’imaginaire l’emporte et devient un lieu emblématique pour les
fantômes. Tantôt, l’univers fantastique se révèle féerique, tantôt il est enchanté, voire maudit.
Tout comme les fantômes dedans, il est double. Le côté énigmatique des femmes s’ajoute au
côté labyrinthique de leurs pensées. Ainsi, elles tournent la folie en lucidité et vice versa. Les
chimères alternent avec des observations extrêmement lucides. Nous pourrions même parler
d’une sorte de schizophrénie intérieure. Les héroïnes sont extrêmement versatiles,
l’envoûtement de leur fantaisie alterne avec la frayeur. L’espérance et le désespoir se
succèdent aléatoirement. L’impression de liberté sera substituée de plus en plus par un
sentiment de claustration.
La situation initiale et confuse s’aggrave malgré tous les efforts de l’améliorer. Les
femmes ont voulu échapper à la réalité incontournable. Elles se construisent un univers propre
et fantastique en réponse à cette réalité. A première vue ce monde réconforte, mais ce n’est
qu’une mince consolation puisque les manies de la réalité et du passé continuent à hanter leur
mémoire. Nous avons constaté que les spectres n’allègent que faiblement la perte. Ils
s’avèrent décevants et trompeurs à cause de leur ambivalence. Les fantômes font émerger les
hantises et les non-dits réprimés. Malgré tout, la perte est irrémédiable et les femmes entrent
dans un cercle vicieux. Marie Darrieussecq corrobore que « l’imaginaire est toujours hanté
159
par la vie… »479. Entraînées dans un tourbillon d’impressions et de réflexions décousues, la
réalité s’amenuise et les femmes se désorientent complètement. Les fantasmes rêveurs et
terrifiants les envahissent, c’est un processus inconscient et inéluctable. Les héroïnes
s’abîment dans des contemplations incohérentes et pénètrent dans un monde fictif jusqu’à être
englouties dans ce monde irréel. Se dissocier de la réalité n’est donc qu’une solution
superficielle. Cet autre monde effraie également.
Marie Darrieussecq est capable de nous emmener au point culminant de l’hésitation.
Nous pouvons distinguer deux extrémités dans ces femmes, elles flottent entre la « folie » et
la lucidité. L’incompatibilité n’est qu’apparente. En réalité, nous ne devons pas discerner des
démarcations absolues et artificielles. Ces femmes réunissent plusieurs traits dans leur
personnalité, notamment celui de femme en crise, celui de femme névrosée, voire lunatique et
celui de femme perspicace. Leur relation ambiguë avec les fantômes en est la preuve.
Dans tous les textes, nous pouvons déceler un refus d’accepter la réalité, une tentation
du repli et un essai de fuite causés par les vicissitudes de la vie. Les héroïnes sont
précautionneuses puisqu’elles se mettent à l’abri. Simultanément, nous pouvons y découvrir
l’aspiration de passer au-delà du monde réel, ce qui témoigne d’une certaine audace. En
revendiquant le droit de s’installer dans l’imaginaire, elles veulent briser le joug de la réalité
et sortir de la solitude. Or, les femmes se renferment de plus en plus dans la solitude et dans le
silence. L’isolement est en partie volontaire, mais s’impose également à cause de
l’accablement du passé. Ce retrait pousse les femmes dans des univers hermétiques et
imaginés. Nous en déduisons « l’inséparabilité » entre la solitude, l’incompréhension,
l’angoisse, la fuite dans l’intériorité et l’apparition des fantômes aussi bien que celle d’une
forme de « folie ».
Tout compte fait, il s’avère difficile de déterminer la fonction exacte des fantômes. Les
esprits, ont-ils majoritairement une « fonction » essentielle ? A première vue, nous avons
l’impression qu’il s’agit d’une réaction de substitution pour faire face à l’absence d’un être
bien aimé et pour affronter le vide. Or, ils sont ambigus : ils consolent et effraient. Les
fantômes personnifient l’absence et sont complice d’une folie jaillissante. Il existe un lien
entre les souvenirs, le rôle de la mémoire et les fantômes en tant que hantises du passé. Ces
fantômes « colonisent » le « pays » intérieur car ils raniment les douleurs. Les spectres de
479
Extrait d’une entrevue dans L’Express - 28 août 2001. (Consulté par Internet :
http://www.evene.fr/celebre/biographie/marie-darrieussecq-4251.php?citations, date de la consultation : 14
novembre 2008).
160
Truismes et de White se différencient de ceux des autres livres. Dans Truismes, « les
fantômes » ne sont pas vraiment l’effet de l’imagination consciente de la femme
protagoniste. Ils représentent plutôt les menaces d’un monde ensorcelé et fantomatique. Dans
White, ils ne sont pas vraiment « créés » par les protagonistes. Les fantômes sont simplement
là, tandis que dans les autres textes ils naissent par le biais de l’imagination parce que les
personnages sont désireux de faire appel à leur présence.
Il importe donc de discerner plusieurs types de fantômes à l’intérieur de l’œuvre aussi
bien que dans un seul livre. En principe, ils ont fondamentalement deux types d’expression.
Nous rencontrons le type de fantôme « concret » ou mieux : les esprits d’une personne
décédée ou partie. Ces fantômes naissent pour remplir un hiatus, mais les héroïnes croisent
également les « fantômes » du passé en scrutant leurs souvenirs. Ces derniers réveillent des
hantises. Il paraît que seulement un des deux types console, à savoir les esprits remplaçant une
personne décédée ou disparue. A ce sujet, il convient de mentionner que dans la plupart des
cas, les femmes doivent reconnaître qu’elles ont surévalué la compagnie spectrale. D’ailleurs,
l’admission d’un fantôme, même s’il s’agit de l’âme d’une personne décédée, permet la
naissance des autres. Ces autres, en revanche, sont alarmants, ils bouleversent et inspirent une
peur aux héroïnes. Ils causent un désordre parce qu’ils rallument les obsessions du passé. Vu
sous cette optique, les fantômes et l’imagination encouragent une forme de folie débutante.
Nous pouvons nous demander si les fantômes sont l’incitation à la folie ou s’ils sont la
conséquence du délire. Les fantômes, au sens large de fantasmes émanant d’une imagination
effrénée, sont coresponsables des hallucinations. Mais les fantômes stricto sensu sont conçus,
à moitié intentionnellement, par les héroïnes dans le but d’annuler ou au moins de neutraliser
les effets d’un manque. Nous insistons sur la difficulté d’une conclusion définitive étant
donné que Marie Darrieussecq laisse souvent irrésolu. Elle ne donne pas de « solution », le
dénouement est ouvert. L’auteur dit : « […] j’aime être dans le cerveau de mes personnages,
cela m’est plus confortable que de leur ouvrir la bouche et de les écouter parler. »480. Il n’y a
pas de sentimentalisme, le lecteur peut « collaborer » à l’histoire.
480
Entretien réalisé par Amy Concannon et Kerry Sweeney en mars 2004 (Consulté par Internet :
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168
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&sort=datedesc&rub=TOUT&pos=9&all=29&nav=1)
169
Table
Avant-propos
p. 1
1. Introduction
p. 2
2. Analyse des textes
p. 8
2.1 La solitude
p. 8
2.1.1 Introduction
p. 8
2.1.2 Truismes
p. 10
2.1.3 Naissance des fantômes
p. 15
2.1.4 Le mal de mer
p. 21
2.1.5 Le Pays
p. 23
2.1.6 Bref séjour chez les vivants
p. 26
2.1.7 White
p. 31
2.1.8 Tom est mort
p. 34
2.1.9 Conclusion
p. 37
2.2 L’angoisse
p. 38
2.2.1 Introduction
p. 38
2.2.2 Truismes
p. 40
2.2.3 Naissance des fantômes
p. 47
2.2.4 Le mal de mer
p. 50
2.2.5 Le Pays
p. 53
2.2.6 Bref séjour chez les vivants
p. 59
2.2.7 White
p. 63
2.2.8 Tom est mort
p. 66
2.2.9 Conclusion
p. 69
2.3 La création d’un univers propre
p. 70
2.3.1 Introduction
p. 70
2.3.2 Truismes
p. 72
2.3.3 Naissance des fantômes
p. 77
2.3.4 Le mal de mer
p. 83
2.3.5 Le Pays
p. 87
2.3.6 Bref séjour chez les vivants
p. 91
2.3.7 White
p. 98
170
2.3.8 Tom est mort
p. 102
2.3.9 Conclusion
p. 105
2.4 Les fantômes
p. 107
2.4.1 Introduction
p. 107
2.4.2 Truismes
p. 108
2.4.3 Naissance des fantômes
p. 110
2.4.4 Le mal de mer
p. 119
2.4.5 Le Pays
p. 123
2.4.6 Bref séjour chez les vivants
p. 128
2.4.7 White
p. 134
2.4.8 Tom est mort
p. 144
2.4.9 Conclusion
p. 153
3. Conclusion
p. 155
Bibliographie
p. 162
Table
p. 170
171