Cahier du Monde du 2 mai 2016 - Mission numérique du Pays
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Cahier du Monde du 2 mai 2016 - Mission numérique du Pays
0123 L UN DI 2 M A I 20 1 6 ENQUÊTE 2 Ces « makers » qui refont le monde Bricolos fondus d’impression en 3D, ils révolutionnent l’artisanat et mettent la high-tech à portée de tous. Ce week-end, la Maker Faire vous donne rendez-vous à la Foire de Paris N é aux Etats-Unis, au début des années 2000, le mouvement est en passe de conquérir la France. Bricoleurs d’un genre nouveau, passionnés de l’artisanat assisté par ordinateur et armés de leurs imprimantes 3D, les « makers » ont déjà créé de ce côté de l’Atlantique des centaines d’ateliers numériques, de « fablabs » et autres « makerspaces » où ils expérimentent de nouvelles façons de créer des objets et de transmettre les savoir-faire. Au sein de cette mouvance foisonnante cohabitent trois grandes familles de « faiseurs » : les entrepreneurs, les alternatifs et les « mécanos ». Régulièrement tous ces makers se retrouvent dans des événements festifs, où ils viennent partager leur passion et leurs savoirs avec le grand public. On peut désormais concevoir soi-même toutes sortes d’objets plus ou moins utiles, et les créer grâce à une machine qui imprime en trois dimensions. Le plus demandé actuellement ? Une figurine à votre image ou à celle d’un de vos proches. NICOLAS KRIEF POUR « LE MONDE » ENTREPRENEURS PRESSÉS En ce week-end printanier, le lycée maritime Florence-Arthaud de Saint-Malo a prêté ses locaux pour accueillir une tribu exubérante, bariolée et encombrante : la Maker Faire, la « foire aux faiseurs », des amateurs qui aiment travailler de leurs mains, et qui créent en toute liberté des objets, utiles et inutiles, en faisant appel aux technologies numériques. Pendant deux jours, 140 makers ont travaillé sans relâche sur une quarantaine de stands, devant plus de 2 500 visiteurs. Des électroniciens, des informaticiens, des chimistes, des roboticiens, des experts en imprimantes 3D et en découpeuses laser ont côtoyé des menuisiers, des couturiers, des maroquiniers, des soudeurs et des réparateurs de vélos. Ce mélange des genres constitue le cœur du projet des makers : rapprocher les adeptes des nouvelles technologies et les artisans traditionnels, afin qu’ils partagent librement leurs savoir-faire et inventent ensemble une nouvelle façon de travailler et de produire, plus solidaire et plus équitable. Très axé sur le local, le mouvement maker n’en est pas moins un réseau mondial, avec à sa tête la société américaine Maker Media, qui coordonne certaines activités, impose des règles précises et touche des royalties sur chaque événement (3 000 euros au minimum). En France, le concept a été importé par l’entrepreneur Bertier Luyt, patron du studio de design industriel FabShop et de la société de communication événementielle Makers Events, qui va organiser cette année une dizaine de Maker Faire à travers le pays. Pour chaque rencontre, Makers Events fait un dosage subtil : un tiers de sociétés commerciales et deux tiers de « projets amateurs désintéressés ». D’ordinaire, l’entrée d’une Maker Faire est payante, mais celle de Saint-Malo est gratuite, car la municipalité a aidé à son organisation. Elle est aussi sponsorisée par la chaîne de magasins Leroy Merlin, qui, par ailleurs, commence à ouvrir ses propres TechShops, des ateliers payants ouverts au public. Selon Bertier Luyt, la France est en train de s’imposer comme leader du mouvement à l’échelle européenne : « En un sens, nous sommes un pays prédestiné, grâce à l’immense richesse de notre tradition artisanale. » Mais les makers viennent perturber l’ordre établi : « Chez nous, les artisans ont longtemps été organisés en guildes et en réseaux qui cultivaient l’entre-soi, le secret, et qui bridaient le partage du savoir. Notre mission est de faire sauter certaines barrières mentales, et de transmettre les connaissances plus librement, en dehors des cadres existants. » Les makers sont aussi les fils spirituels des militants du logiciel libre et des données en libre accès. A Saint-Malo, des lycéens venus de Brest exposent ainsi un engin qu’ils ont inventé et fabriqué de toutes pièces : le Panobus, une caisse en bois équipée de cartes électroniques et de lumières multicolores, qui indique quand le prochain autobus arrivera. Pour cela, le Panobus est relié au réseau informatique de la compagnie de transports publics de Brest, qui, depuis juin 2015, offre ses données techniques en libre accès. A terme, les makers espèrent insuffler une nouvelle attitude : « Quand on comprend le fonctionnement des appareils qui nous entourent, affirme Bertier Luyt, on acquiert plus de confiance en soi, et on peut prendre le pouvoir sur son environnement » – par exemple, pour créer son entreprise. Dans le public de Saint-Malo, la mutation semble amorcée. Nicole, une menuisière semi-professionnelle qui fabrique des poissons en bois pour les vendre sur Internet, découvre, fascinée, les logiciels de modélisation, les imprimantes 3D « Nous devons apprendre à réparer nos objets usuels, au lieu de les jeter et de courir en acheter de nouveaux » et les découpeuses laser, qui pourraient faciliter son travail et l’aider à diversifier sa production. Marie-Mathilde, une kinésithérapeute qui a été initiée aux imprimantes 3D par son fils, étudiant en arts plastiques, envisage de se lancer dans la fabrication d’ustensiles adaptés au handicap particulier de chacun de ses patients : « Les perspectives sont infinies, notamment pour les prothèses sur mesure. » A sa demande, son fils a déjà construit, avec une imprimante 3D, un porte-gobelet qui se fixe aisément sur un fauteuil roulant. Un début modeste, elle en convient, mais prometteur. De leur côté, les membres de l’Atelier de la Flibuste, le nouveau fablab de SaintMalo, estiment que, pour devenir un pur maker, chacun doit pratiquer simultanément les techniques numériques de pointe et l’artisanat traditionnel. Eux partagent leur temps entre la fabrication d’un minirobot piloté par smartphone et la construction d’une petite fonderie à l’ancienne, pour créer leurs propres outils, comme les forgerons du temps jadis. ALTERNATIFS BIDOUILLEURS Parallèlement aux Maker Faire à l’esprit start-up, un autre circuit d’échanges s’est mis en place : celui des Open Bidouille Camp (OBC), un réseau résolument alternatif et libertaire, même si cela ne l’empêche pas de tisser des liens avec le monde de l’entreprise. Cette année, une douzaine de Bidouille Camp devraient avoir lieu en France. Ophelia Noor, l’une des responsables de l’association, insiste sur l’ambiance participative qui y règne : « Ce ne sont pas des expositions, mais des ateliers temporaires, où les gens viennent apprendre et fabriquer ensemble. Contrairement aux Maker Faire, nos événements sont entièrement bénévoles et gratuits. » Le réseau OBC est aussi très décentralisé : « L’association fournit une coordination nationale, mais chaque territoire s’organise à sa guise, il n’y a pas de recette à appliquer uniformément. » Le Bidouille Camp de Paris s’est tenu fin mars, sur deux lieux situés dans le même pâté de maisons du 19e arrondissement : l’Ourcq Blanc, un ancien bâtiment de Pôle emploi transformé en squat artistique, et le WoMa, un atelier associatif de quartier mettant à la disposition de ses adhérents des machines numériques – imprimante 3D, découpeuse laser, fraiseuse électrique… Dans une ambiance très festive, une vingtaine d’équipes montrent leur travail aux visiteurs. Le stand le plus fréquenté est celui du Lorem, un fablab du 14e arrondissement, devenu un centre réputé de fabrication de drones artisanaux. Les « dronistes » ont apporté à l’Ourcq Blanc leurs engins les plus spectaculaires – notamment une machine à T R A N S AT LA N T I Q U E Fablabs A l’origine, des ateliers de machines numériques créés par les chercheurs du Massachusetts Institute of Technology de Boston, en 2001. Aujourd’hui, les lieux où les « makers » de tout poil créent des objets et partagent des savoirs NICOLAS KRIEF POUR « LE MONDE » Yves Eudes 0123 L UN D I 2 M A I 20 1 6 3 Les rendezvous « makers » > Maker Faire Paris (au sein de la Foire de Paris) : 30 avril et 1er mai. Lyon : 28 et 29 mai. Rouen : 3 et 4 juin. www.makerfaire.fr > Open Bidouille Camp Aix-en-Provence : 27 et 28 mai. Lille : 28 et 29 mai. Binic/Saint-Brieuc : en juin. www.openbidouille.net Couturiers et geeks ont transformé une vieille machine à coudre en brodeuse numérique reliée à un PC « MÉCANOS » ASSOCIÉS Au rez-de-chaussée d’une grande bâtisse située dans une zone industrielle de Nanterre, dans la banlieue parisienne, les bénévoles de l’Electrolab construisent un repaire de 1 500 m2, une enfilade de salles de réunion et d’ateliers qu’ils ont rénovés et aménagés eux-mêmes. Aujourd’hui, ce makerspace géant, encore en travaux, propose un vaste arsenal d’outils et de machines permettant de fabriquer n’importe quoi, ou presque. Ses 180 adhérents sont des jeunes avides de découvrir différentes technologies et des techniciens voulant travailler pour leur plaisir. Sylvain Radix, l’un des responsables de l’association, résume la philosophie du lieu : « Nos maîtres mots sont pluridisciplinarité et croisement. Nous sommes un melting-pot de compétences. » Près de l’entrée, le premier atelier est un espace multifonctions abritant divers projets : réparation d’un poste de radio, construction d’un système inédit de chauffage pour camping-car… Plus loin, la « zone électronique » est un capharnaüm d’appareils de mesure, d’assemblage, de soudure… Certains outils manquent, mais les makers ont récupéré des instruments de dentisterie qu’ils ont modifiés pour travailler sur leurs cartes électroniques. A l’établi, Nicolas Roux, informaticien, s’en sert pour essayer de réparer son vieil aspirateur : « Le potentiomètre est mort, l’aspirateur sera toujours à fond, mais ce n’est pas grave, j’apprends. » Non loin de là, Martin Lindenmeyer, électrotechnicien, termine la fabrication d’une « valise pédagogique », un engin bourré de modules électroniques amovibles, qui servira à enseigner les bases de l’électronique à des débutants. Pressé d’aboutir, il passe ici tout son temps libre, parfois jusqu’au milieu de la nuit. Il y a aussi un atelier de couture. Un peu par hasard, il a été installé dans une salle d’électronique, mais cette proximité s’est avérée fructueuse. Les geeks et les couturiers ont travaillé ensemble pour transformer une vieille machine à coudre en brodeuse numérique connectée à un PC, capable de reproduire sur tissu n’importe quel motif dessiné sur écran. Raffinement suprême, qui illustre parfaitement l’esprit maker : le bras de guidage de l’aiguille est amovible, permettant de rendre la machine à coudre à son usage normal. Au fond d’un recoin obscur, on découvre un serveur informatique de la taille d’une armoire : « Nous l’avons récupéré dans un ministère, explique Sylvain Radix. Ils allaient le mettre à la poubelle. Une fois réparé, il fonctionne parfaitement. » A présent, les makers informaticiens vont se lancer dans une tâche encore plus ambitieuse : la fabrication d’un supercalculateur. L’autre moitié du local a un tout autre aspect, car il est en train de devenir un atelier de mécanique lourde, avec des équipements récupérés dans diverses usines : des fraiseuses, des tours, une coupeuse de tôle datant de 1904… Evidemment, pour accéder à ces machines, les utilisateurs devront d’abord suivre un stage de sécurité. Dans l’avenir proche, les adhérents souhaitent créer un atelier de menuiserie, un minilabo de biologie, et un studio pour enregistrer des vidéos didactiques qui seront diffusées sur Internet. Malgré cette activité intense, l’association réussit à s’autofinancer : « Nos adhérents paient 15 euros par mois, 7 euros s’ils sont vraiment fauchés. Nous accueillons également des petites start-up, qui paient un loyer. » Aujourd’hui, l’ElectroLab est ouvert tous les après-midi, et deux soirs par semaine, mais Sylvain Radix espère qu’il fonctionnera bientôt 24 heures sur 24. Comme tous les services indispensables à la vie des citoyens. NICOLAS KRIEF POUR « LE MONDE » six hélices pouvant transporter plusieurs caméras, et un mini-drone de compétition qui vole à 160 km/h. L’organisateur du Bidouille Camp du 19e, Alexandre Guerguadj, 25 ans, travaille au WoMa comme salarié à mi-temps, et habite à l’Ourcq Blanc, dont un étage a été transformé en résidence. Installé dans la cuisine collective du squat, il explique le sens de sa mission : « Aujourd’hui, les gens n’ont pas accès à ces machines, ou alors seulement en tant que salariés subalternes, privés de toute liberté créative. Nous remettons à leur disposition les outils dont ils ont été dépossédés. » Le WoMa doit aussi être un lieu d’apprentissage collectif : « Ce n’est pas un simple parc de machines en libre-service, la dimension communautaire est essentielle. » Alexandre ne se considère pas comme un militant, mais il est conscient que son action a une dimension politique : « Si, grâce à nous, la population s’approprie une technologie qui a été confisquée par quelquesuns, c’est un acte politique. » A court terme, il se fixe un objectif plus pragmatique : « Nous devons d’abord apprendre à réparer nos objets usuels, au lieu de les jeter et de courir au magasin en acheter des nouveaux. » A l’étage au-dessous, l’Open Bidouille Camp bat son plein. Un maker explique aux enfants le principe du passage du courant électrique entre deux bijoux lumineux fabriqués pour l’occasion. Un autre montre comment tordre un tuyau en PVC sans le pincer, tandis qu’une jeune femme donne un cours de fabrication de produits de maquillage à partir d’ingrédients naturels. A l’origine était l’imprimante 3D… L’outil fétiche des makers est l’imprimante 3D, qui permet de fabriquer des objets originaux grâce à un fil de plastique fondu à 250 °C. La première phase est la plus complexe : il faut créer sur ordinateur un modèle en trois dimensions de l’objet, grâce à des logiciels, dont certains sont libres et gratuits. Si on veut simplement faire la copie d’un objet existant, on peut créer l’image 3D avec un scanner portatif. Par ailleurs, il existe sur Internet des sites proposant des milliers de modèles en 3D, que l’on peut emprunter et modifier à l’infini. Quand le modèle est prêt, il suffit d’envoyer le fichier vers l’imprimante, qui va fabriquer l’objet – un presse-agrumes, par exemple (photo ci-dessus) – par couches successives de quelques millimètres. C’est en 2009 que la première imprimante 3D grand public a été proposée à la vente (en kit). Aujourd’hui, le prix d’une machine varie de 400 à 2 500 euros, selon sa robustesse et ses performances. 4 0123 INTERVIEW L UN DI 2 M A I 20 1 6 N O S J O U R S A R EU H « C’est la mère Britney qui a perdu son gars… » Clara Georges Petit patapon, tu ne m’auras pas ! J’en fais ici le serment solennel : comptines et berceuses ne franchiront pas le seuil de mes lèvres. La souris verte peut remballer sa queue et repartir dans une culotte – mais pas celle de l’enfant à la maison. Dans son imaginaire, pas d’alouettes plumées, de bout du nez cassé, pirouette cacahuète, ni de mesdames aux gentils coquelicots. A tout cet implicite, j’ai préféré les explicit lyrics dès le berceau. J’ai fast-forwardé, selon un anglicisme en vogue à l’ère des cassettes audio. Ce qui donne : Nirvana au réveil, Michael Jackson au goûter et Rihanna en dessert. Ce n’est pas toujours bien compris en société. « Chantez-lui sa comptine préférée », m’enjoint la pédiatre, seringue en main. Quand j’entonne Hit Me Baby One More Time, je vois bien que c’est moi qu’elle est tentée de vacciner. Elle m’ensevelit sous des monceaux de réprimandes silencieuses. Pauvre bébé, qui ne connaît ni l’apaisement des berceuses ni l’éveil des comptines, condamné à se faire l’ouïe à la soupe FM, plutôt qu’avec Schumann ; tristes parents, qui pensent que le chant prénatal est réservé aux baleines. J’ai ma conscience pour moi. L’enfant est à l’école de la variétoche, et c’est autrement plus instructif que la Mère Michel. Dans ce monde-là, exit les blancs moutons, il pleut des hommes sur la bergère. Pour réveiller Frère Jacques, Metallica fait sonner le glas. Quant au loup, s’il n’est pas dans les bois, il est peut-être bien en train de « zoom zoom zang dans [ta] Benz Benz Benz ». B U R EA U X- T I CS De la ferme à la firme Blanche Gardin : « J’aimerais être en mode “robot” » L’humoriste et comédienne s’est prêtée avec provocation au portrait chinois de « L’Epoque » Propos recueillis par Sandrine Blanchard Nicolas Santolaria B izarrement, la reconversion professionnelle ne s’envisage qu’à sens unique. Telle que nous la concevons aujourd’hui, notamment au travers des pages de magazines, il s’agit toujours d’un récit mythologique rousseauiste mettant en scène un salarié au bord du burn-out qui retrouve soudain goût à la vie en partant faire du fromage de chèvre dans les Cévennes (ou de la confiture de châtaigne bio en Lozère). Par un salutaire réflexe de survie, celui-ci s’arrache à sa condition d’individu artificiel pour reprendre contact avec la nature, les vraies valeurs, le rythme pluriséculaire que nécessite la maturation des choses. Malgré leurs petites variations, ces histoires se basent toutes sur un présupposé central : celui du caractère prétendument corrupteur de la vie de bureau. L’entreprise n’y est envisagée que sous l’angle du renoncement à soi et de l’avachissement moral. La moquette trop épaisse dans laquelle on s’enfonce comme dans des sables mouvants, le palmier aguicheur s’agitant en fond d’écran pour mieux faire croire que c’est tous les jours vendredi et les réunions soporifiques qui émoussent nos capacités d’attention, tout cela contribuerait à nous dépouiller de notre authenticité. Pour ne pas subir la vie de bureau comme une perte de soi fatale, il est donc important d’imaginer la possibilité inverse. Soit l’histoire, caricaturale elle aussi, de quelqu’un qui gérait péniblement des chambres d’hôte dans l’arrière-pays niçois et s’est soudain senti revivre en devenant contrôleur de gestion dans un grand groupe international. N’en pouvant plus d’accueillir des touristes imbuvables auxquels il faut sans cesse rejouer la comédie du bonheur rural, irrité par un voisin à béret répandant des produits phytosanitaires dans son champ de lavande, excédé par ses journées passées à repeindre les volets de son vieux mas attaqués par les intempéries, ce reconverti d’un nouveau genre aurait finalement retrouvé le sourire en goûtant à nouveau aux petits riens de la vie en entreprise. Loin des chants de cigales hystériques, il aurait pu enfin noyer son ego dévorant dans le silence apaisant de son espace de travail climatisé, aussi rassurant qu’un tableau Excel. Après s’être longtemps gelé les fesses sur des bancs de pierre humides, notre reconverti reconnaissant apprécierait à sa juste valeur l’assise moelleuse d’un fauteuil à roulettes. Quant à la réunion hebdomadaire, elle lui apparaîtrait comme incroyablement constructive au regard de ce dialogue monosyllabique entretenu jusqu’alors avec un quatuor de poulets fermiers faméliques. Le soir venu, dans les bureaux déserts, notre reconverti se mettrait à caresser son carnet de tickets resto comme un condensé de promesses affolantes enfin à portée de main : navarin d’agneau fumant, escalope milanaise, gratin de pâtes croustillant, macédoine à volonté, crème caramel, salade de fruits… L’abondance de la cantine tendrait enfin ses bras lestés à notre ancien Robinson des Alpilles. Enfouie dans son veston comme un trésor inestimable, la dosette de café que notre homme nouveau garderait auprès de son cœur ragaillardi, susurrant à lui-même cette vérité néomaurrassienne : l’open space ne ment pas. Gare aux reconversions précipitées ! L’herbe de la chambre d’hôte n’est pas plus verte que la moquette de l’open space Vous êtes la fonction d’un robot intelligent. La responsabilité. Vous êtes une application mobile idéale. Géolocalisation des cabines téléphoniques. Vous êtes un lanceur d’alerte. Je dénonce le fait que la classe politique vit au-dessus de ses moyens intellectuels. Vous êtes un réseau social. Copainsdécédés.com Vous êtes un geste pas écolo. Jeter les emballages en plastique de crèmes antirides sans parabène dans la mer. Vous êtes une expression à la mode insupportable. J’hésite entre « y a pas de souci » et « je suis en mode »… Ces deux formules résument bien l’impasse anthropologique actuelle. « Y a pas de souci » a complètement envahi nos interactions pour dire : « Ça va, mon ego va survivre à cet échange. » On entre dans une boutique. Le vendeur : « Je peux vous aider ? » Le client : « Non merci. Je regarde, juste. » Le vendeur : « Y a pas de souci. » A mon avis, y a justement un gros souci : on a tous le même niveau d’insécurité affective que des nourrissons de 6 mois. A tout prendre, on préférerait être « en mode ceci, en mode cela », comme les robots, plus performants que nous et qui n’ont pas l’air d’être embarrassés par ces trucs vraiment pénibles dont sont affublés les humains : le doute, l’imperfection, la faiblesse, la morale. Vous êtes un smiley. Le Lexomil. Vous êtes une émission de TV. « Droit de réponse ». Vous êtes fast ou slow-food ? Ça dépend si j’ai mangé des pruneaux ou du riz. Blanche Gardin. JEAN-FRANÇOIS ROBERT/MODDS C’ est la trentenaire dépressive la plus drôle du moment. Avec Blanche Gardin, rire de tout n’est pas une expression galvaudée. Cette humoriste dépeint la solitude et les affres du célibat comme personne. Ancienne éducatrice, diplômée de sociologie, Blanche Gardin s’est formée au Jamel Comedy Club, avant d’incarner des rôles d’idiote désarmante à la télévision (WorkinGirls sur Canal+, Marjorie Poulet sur Comédie !). Une cinglante rupture amoureuse la pousse à écrire : ce sera Il faut que je vous parle, son premier seule-en-scène, il y a un an. Un bijou d’humour noir. A l’affiche au cinéma avec Adopte un veuf, elle revient sur scène avec Je parle toute seule, un nouveau stand-up toujours aussi acerbe (à La Nouvelle Seine, Paris 5e). Vous êtes un tweet en 140 caractères. Ce n’est pas le tweet qui est mauvais. C’est ce que l’homme en a fait. Vous êtes un hashtag. #Bémol. Vous êtes un complot ou une fausse rumeur. Un SMS envoyé à tous mes contacts : « Surtout, évitez le quartier Opéra ce soir, j’ai pété. » Vous êtes Tinder ou fin de soirée arrosée ? Je préfère la vie réelle, à jeun. Il est d’ailleurs intéressant de constater que le réel peut être totalement dénué d’événements. Vous êtes un néologisme. Kalashniquer. « ON A TOUS LA MÊME INSÉCURITÉ AFFECTIVE QUE DES NOURRISSONS DE 6 MOIS »