Communication pour le RT 20 AFS 2-5 septembre à Nantes

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Communication pour le RT 20 AFS 2-5 septembre à Nantes
Communication pour le RT 20 AFS 2-5 septembre à Nantes
Congrès de Nantes (Septembre 2013)
Auteur : Zimmer Magali, doctorante au CNAM
Adresse électronique : [email protected]
Institution d’appartenance de l’auteur : Conservatoire National des Arts et Métiers,
Laboratoire Interdisciplinaire pour la Sociologie-Économique, Paris.
La construction de catégories dans les études sur le long terme.
Une illustration à travers l’ouvrage Métamorphoses de la question sociale.
Introduction
Dans Les Métamorphoses de la Question sociale (désormais cité Métamorphoses), R. Castel
entend développer son raisonnement sociologique en partant de matériaux historiques issus
d’études de cas circonstanciées. Nous approfondirons les présupposés méthodologiques de
cette approche qui mêle si résolument apports historiques et démarche sociologique, tout en
pointant certaines de ses limites. Le but est donc d’expliciter ce que R. Castel nomme
l’histoire du présent, expression reprise de Foucault, afin d’en mieux cerner les contours. Il
s’agit donc de contribuer à une réflexion sur la méthode socio-historique, si peu usitée par les
sociologues actuels, et dont le mérite de R. Castel est d’en avoir remis les principes au goût du
jour.
Dès la parution de l’ouvrage, en 1995, P. Cingolani avait émis des réserves quant à cette
approche fonctionnaliste, portant sur la précarité, qui ne laisse que trop peu voir les formes de
mobilisation des populations précaires et des ouvriers (Cingolani, 1995 et 2012). Une
surestimation du rôle de l’État et une sous-estimation de la capacité d’initiative des groupes
sociaux avait aussi été soulevée par d’autres auteurs (Chopart, 1995 ; Friot, 2001). La présente
contribution propose de développer une analyse critique de la méthode suivie par R. Castel
dans les Métamorphoses, son opus magnum. Pour cela, nous présentons une approche qui
s’ancre dans les écrits méthodologiques de l’auteur pour tenter de comprendre comment est
fondée sa démarche socio-historique. C’est donc en partant de ses propres écrits
méthodologiques et en les confrontant à une application concrète, celle qu’il mène dans les
Métamorphoses, que nous pourrons émettre des critiques concernant la construction des
catégories en sociologie.
1- L’histoire du présent et la problématisation
La méthode utilisée dans Les Métamorphoses de la Question sociale est celle d’une histoire
du présent dont les principes sont explicités dans un chapitre d’un ouvrage collectif, paru un
an plus tôt, qui porte sur les écrits de Michel Foucault : Foucault and the Writting of History
(1994). Ce dernier, coordonné par un professeur d’histoire moderne de l’université de
Chicago constitue la première tentative de synthèse sur l’influence de Foucault sur l’écriture
de l’histoire par les historiens. Dans un chapitre de cet ouvrage, Robert Castel explique donc
ce qu’il retient de l’approche foucaldienne tout autant que la manière dont il envisage de
mener son étude dans Les Métamorphoses.
Dans ce chapitre méthodologique (Castel, 1994), la question qui est longuement développée
est celle de savoir quelle utilisation peut être faite de l’histoire pour parvenir à problématiser
une question contemporaine. La problématisation, étape clé de cette démarche, permet
d’utiliser l’histoire pour écrire une histoire du présent. Elle constitue, selon R. Castel, la
pierre angulaire de la démarche de tous ceux qui sans être historiens souhaitent donner de
l’importance à l’histoire dans leurs recherches.
La problématisation, reprise par R. Castel dans ce chapitre, a été initialement définie par
Foucault de la manière suivante : « La problématisation n’est pas la représentation d’un objet
préexistant, ou la création à travers un discours d’un objet qui n’existe pas. C’est l’ensemble
des pratiques discursives et non discursives qui joue un rôle dans la détermination de la vérité
et l’instaure comme un objet intellectuel »1. Plus précisément, Foucault explique : « Je
commence avec un problème en reprenant les termes dans lesquels il est posé actuellement et
je tente d’établir sa généalogie ; la généalogie signifie que je conduis une analyse en partant
d’une situation présente. (…) [Écrire] l’histoire du présent, c’est considérer l’histoire d’un
problème en fonction de comment il est perçu à l’heure actuelle »2.
Conscient des difficultés inhérentes à cette démarche méthodologique particulière, R. Castel
relève ensuite cinq types de problèmes soulevés par ce type d’approche (Castel, 1994, p. 239240) :
1- Le biais d’ethnocentrisme qui consiste à projeter sur la passé des préoccupations qui
ne sont propres qu’à notre époque ;
2- Le caractère arbitraire de la délimitation temporelle de l’analyse d’une
problématisation ;
3- La nécessaire réflexion sur la définition de périodes historiques pour décrire les
transformations d’un problème ;
4- Le caractère arbitraire du choix des données sélectionnées pour construire la
problématisation ;
5- La problématisation recouvre une large période de temps et s’appuie sur des données
venant d’historiens différents, avec le risque de tendre vers l’approximation.
La problématisation fournit une interprétation des faits historiques qui doit être différente de
l’interprétation des historiens et qui doit « montrer sa propre intelligibilité » (Castel, 1994, p.
240). Comme jalons pour établir sa propre démarche, R. Castel propose alors que la
problématisation satisfasse deux contraintes essentielles :
‐ Montrer un apport de connaissances supplémentaires à la connaissance historique ;
‐ Ne pas contredire les matériaux historiques.
Il s’agit de critères visant à se prémunir de toutes formes de critiques qui pourraient être
soulevées par des historiens à l’encontre de cette démarche émanant de sociologues
s’aventurant hors du strict cadre de leur discipline. Ces critères sont donc des critères
définissant les liens entre la démarche sociologique et l’approche historique, mais rien n’est
dit de la cohérence interne de cette forme d’analyse. C’est pourtant sur cet aspect que nous
souhaitons interroger la démarche de R. Castel ci-après.
Dans le même chapitre de Foucault and the Writting of History (qui précède d’un an la
parution des Métamorphoses), après ces éléments de réflexion sur la méthode, R. Castel
propose l’élaboration de la problématisation propre aux Métamorphoses. Il pose comme objet
central, celui des populations concernées par le « grand renfermement »3. Notons que R.
Castel reprend de cette façon non seulement la méthode foucaldienne d’histoire du présent,
mais aussi la problématique de L’Histoire de la folie. Ces populations concernées par le
1
The proceeding of the conference were published as Michel Foucault philosophe : Rencontres internationales,
Paris, 9,10, 11 janvier 1988 (Paris, Seuil, 1988), cite par R. Catsel (1994, p. 237). 2
« Foucault et les historiens : entretien avec Jacques Revel », Magazine Littéraire, 101, june 1975, p. 10, cité par
R. Castel (1994, p. 238). 3
Titre du chapitre deux d’Histoire de la Folie à l’âge classique de Michel Foucault, Gallimard (1972). « grand renfermement » recouvrent deux types d’indigents : les indigents qui ont un domicile
fixe et qui peuvent bénéficier de l’assistance, et les indigents qui sont stigmatisés comme
vagabonds et qualifiés d’ « inutiles au monde » (Castel, 1994, p. 248). Cette distinction entre
deux types de population découle, selon l’auteur, de la distinction entre deux types de
politiques menées par les sociétés pré-industrielles occidentales : les politiques d’assistance et
les politiques répressives. Puis, la problématisation fait l’objet d’une reformulation : « elle
s’articule autour d’un double axe, celui de l’assistance publique et de l’obligation de
travailler » (Castel, 1994, p. 249). En effet, l’obligation de travailler pouvait alors être assortie
de mesures répressives et la mise en place de dépôts de mendicité (Castel, 1995, p. 140).
Mais définir une partie de la population, en distinguer deux types particuliers, ne suffit pas à
poser un problème. Néanmoins, sans que cela soit clairement exprimé, la problématique
semble se dessiner au fil de ce texte : il s’agit du maintien de l’ordre social, et du rapport des
autorités publiques à ces populations et du « risque inhérent à une main d’œuvre instable »
pour ces dernières. D’après R Castel, l’apparition de cette problématique est datée4 du milieu
du 14ème siècle avec l’apparition d’une population mobile qui n’est pas intégrée à la force de
travail traditionnelle et qui fait l’objet d’une législation visant à stabiliser cette main d’œuvre
et condamnant le vagabondage à partir de cette date dans la plupart des pays européens.
Dans l’Europe occidentale actuelle, la problématisation devient celle des jeunes sans emploi
incapables d’entrer sur le marché du travail, qui occupent une position similaire à celle des
« inutiles au monde » dans les sociétés pré-industrielles et qui ne sont pas couverts par les
assurances liées au travail (Castel, 1994, p. 249). C’est donc ici l’absence de protection pour
ces jeunes qui interroge l’auteur, dans une société qui a pourtant développé des réseaux de
sécurité sociales puissants. Plus encore, le caractère inédit du problème dans la société
actuelle viendrait de la mise à l’écart de populations capables de travailler mais restant
durablement sans emploi : « Aujourd’hui, ces sociétés sont confrontées à un problème qui
semble complètement nouveau pour elles : que faire avec des populations dans le besoin qui
ne travaillent pas bien qu’elles soient capables de travailler ? » (Castel, 1994, p. 249).
Entre ces deux époques, le milieu du 14ème siècle et l’époque contemporaine, cinq siècles
d’écart entre lesquels R. Castel entend chercher tant les éléments nouveaux que les éléments
anciens de « l’instabilité sociale ». L’auteur ambitionne donc : « d’écrire une histoire de ce
présent instable en reconstruisant les principes de la transformation historique qui ont conduit
à la situation contemporaine » (Castel, 1994, p. 250). Il précise juste après qu’il s’agit de
suivre le traitement des indigents qui bénéficient de l’assistance et des vagabonds qui en
étaient exclus, ces deux types de populations formant des cas extrêmes de la vulnérabilité des
masses.
Puis sa problématisation se déplace sur la question sociale, et il précise qu’il souhaite
« retrouver la mémoire qui structure la formulation actuelle de la question sociale » (Castel,
1994, p. 250).
La problématisation de l’auteur est très large, elle s’organise autour d’un vaste assortiment de
questions dont la mise en commun semble harmonieuse et féconde, mais elle repose sur un
certain nombre de catégories qui feront l’objet d’une analyse critique dans la partie suivante.
2- Les catégories d’analyse mobilisées
L’interprétation des faits historiques de R. Castel est menée en partant de catégories choisies
en fonction de sa problématisation. Les catégories qui orientent et sous-tendent sa démarche
4
Pour la détermination de la date marquant l’apparition de sa problématique, R. Castel explique aussi plus loin
dans ce texte que c’est surtout la disponibilité de la documentation qui détermine le choix du milieu du 14ème
siècle comme point de départ de cette question (Castel, 1994, p. 250). sont nombreuses, citons parmi elles : la vulnérabilité, l’instabilité, la protection, l’exclusion et
l’insertion. C’est par l’utilisation de ces catégories sociologiques que R. Castel entend se
démarquer de la méthode propre aux historiens. Il faut noter que si R. Castel développe des
efforts conséquents pour reformuler sous différentes formes sa problématisation, ses
catégories d’analyse ne bénéficient quant à elles pas des mêmes développements.
Contrairement à ce que la plupart des sociologues tendent à considérer comme une étape
cruciale de leur démarche, R. Castel emploie, en effet, une très faible partie de son étude à la
définition de ses catégories d’analyse qui vont pourtant lui servir d’appui pour sa
démonstration. Nous présentons ci-après trois de ces catégories, en soulignant les difficultés
qui peuvent émerger lors d’une transposition de ces catégories d’une époque à une autre.
La catégorie de vulnérabilité
Comme nous l’avons vu plus haut, R. Castel pose comme objet d’étude les populations
concernées par le « grand renfermement ». Cette population se divise, pour le 14e siècle, en
deux types : les indigents qui ont un domicile fixe et qui bénéficient de l’assistance, et les
indigents qui sont stigmatisés comme vagabonds et qualifiés d’ « inutiles au monde » (Castel,
1994, p. 248). Les indigents qui bénéficient de l’assistance et les vagabonds constituent deux
cas extrêmes de la vulnérabilité des masses (Castel, 1994, p. 250). R. Castel précise alors ce
que cette catégorie de vulnérabilité recouvre en fonction des autres périodes : les formes
instables de la main d’œuvre dans les sociétés pré-industrialisées, la strate inférieure de la
classe ouvrière au début de l’industrialisation et maintenant ceux qui ont été laissés de côté
par l’industrialisation et qui ont été désignés récemment sous l’appellation de « quart monde »
(Castel, 1994, p. 250). Ainsi, l’affaire semble réglée.
Mais un premier problème nous semble surgir du fait que cette distinction initiale entre deux
types de population découle, selon l’auteur, de la distinction entre deux types de politiques
menées par les sociétés pré-industrielles occidentales : les politiques d’assistance et les
politiques répressives. Or, dans la société actuelle, R. Castel ne porte pas d’attention aux
politiques répressives. L’apparition des premières politiques répressives au milieu du 14ème
siècle permet à l’auteur de choisir une date comme point de départ de son étude, élément clef
de son étude. En effet l’année 1349 voit la promulgation « The Statute of Laborers » par
Edouard III d’Angleterre cherchant à fixer le domicile des travailleurs manuels et condamnant
l’aumône aux indigents valides. Or les politiques répressives actuelles sont écartées de l’étude
diachronique de R. Castel, sans que cette mise à l’écart ne soit justifiée. De là découle le fait
que la catégorie de vulnérabilité définie pour la période du Moyen-âge par les deux types de
politiques ne recouvre pas entièrement la catégorie de vulnérabilité utilisée dans la société
actuelle. Rappelons que dans sa définition de la vulnérabilité, il affirme prendre pour objet les
populations concernées par le « grand renfermement » au Moyen-âge. Mais son étude
diachronique ne retient pas, pour ce qui est de l’époque actuelle, les populations
emprisonnées, telles que les sans-papiers placés en centres de rétention. Pourquoi les
populations concernées par le « grand renfermement » ne sont-elles plus étudiées dans la
société actuelle ? C’est une question qui est laissée sans réponse suite à une définition
insuffisamment précise de cette catégorie de vulnérabilité. Si l’auteur entend comparer ce que
la vulnérabilité recouvre aujourd’hui et dans les sociétés antérieures à la révolution
industrielle, cela impliquerait de retrouver à la fois des populations éloignées de l’emploi,
mais aussi des jeunes délinquants et des sans-papiers dans la société actuelle.
R. Castel, conscient de l’étendue de son objet, la vulnérabilité, ou l’instabilité employée
indistinctement l’une pour l’autre, tente d’en délimiter les contours en énonçant un certain
nombre de caractéristiques communes : « les catégories qui sont caractérisées par une relation
à l’emploi ou son absence ou des relations variées à l’assistance sociale ou son absence »
(Castel, 1994, p. 250). Mais l’objet ainsi défini comprend l’ensemble des populations ayant un
lien avec l‘emploi ou l’assistance sociale, c’est-à-dire presque toute la population. Une
difficulté à restreindre son objet semble donc caractériser toute tentative de l’auteur pour en
mieux cerner le contenu, comme s’il s’échappait de son cadre dès que l’auteur voulait s’en
approcher pour le saisir.
Une définition plus précise apparaît dans les Métamorphoses : la vulnérabilité sociale est
« une zone intermédiaire, instable, qui conjugue la précarité du travail et la fragilité des
supports de proximité. » (Castel, 1995, p. 13). R. Castel insiste sur l’importance du caractère
dynamique des deux zones qui entourent la zone de vulnérabilité : la zone d’intégration et la
zone de désaffiliation, qui se dilatent ou se contractent en fonction de la conjoncture
économique. Ainsi, la vulnérabilité s’insère dans un modèle explicatif des processus de
déliaison. Mais situer la vulnérabilité dans un ensemble dynamique ne permet pas
nécessairement de mieux cerner les contours de cette catégorie.
Le flottement entourant la notion de vulnérabilité se traduit par l’emploi d’autres termes en
son endroit. Ainsi, la précarité est employée comme synonyme de vulnérabilité (Castel, 1995,
p. 12) tout autant que le terme d’instabilité (Castel, 1994). Mais ce flottement sémantique
nous semble traduire une certaine imprécision du concept même, pourtant central pour cette
étude de la vulnérabilité. De ce manque de constance dans les contours de cette catégorie
résulte un recouvrement imparfait des catégories de la population étudiée dans la société
actuelle et passée.
La catégorie de protection
L’hypothèse de départ des Métamorphoses est la suivante : « Il existe, on le vérifiera sur la
longue durée, une corrélation forte entre la place occupée dans la division sociale du travail et
la participation aux réseaux de sociabilité et aux systèmes de protection qui ‘’couvrent’’ un
individu face aux aléas de l’existence » (Castel, 1995, p. 13). Quels sont ces systèmes de
protection auquel l’auteur se réfère ? Bien que ces systèmes de protection ne soient pas
clairement définis, il apparaît que l’auteur entend rendre compte de l’ensemble des techniques
assistancielles et assurancielles: Rappelons que la notion d’assistance désigne des allocations
versées à des personnes dans le besoin et que la notion d’assurance sociale se réfère à la mise
en commun des ressources pour faire face aux risques sociaux (maladie, vieillesse, chômage,
accident du travail…). R. Castel annonce donc une histoire de toutes les protections sociales,
ce qui revient à présenter une histoire de l’État social. Pour évoquer la genèse de l’État social,
l’auteur part des systèmes existants en France. Il analyse le système de protection sociale
français et dégage un modèle d’établissement des systèmes de protection sociale appuyés sur
le salariat. La proposition énoncée en introduction comme hypothèse d’un lien fort entre
protection et salariat est rappelée en fin d’ouvrage : « Il a donc bien existé une puissante
synergie entre la croissance économique avec son corollaire, le quasi-plein-emploi, et le
développement des droits du travail et de la protection sociale. » (Castel, 1995, p. 384).
L’émergence des assurances sociales est rapprochée de la période de plein-emploi des TrenteGlorieuses, faisant de l’une la cause de l’autre. Cette assertion, réaffirmée à plusieurs reprises,
conduit à faire du salariat le socle même de toute forme de protection : « dans une société qui
se réorganise autour du salariat, c’est le statut donné au travail qui produit l’homologue
moderne des protections traditionnellement assurées par la propriété » (Castel, 1995, p. 301).
Mais, si la France peut être considérée comme un exemple de système de protection
étroitement lié à la condition salariale, cette corrélation entre assurances et salariat n’est pas
repérable dans de nombreux autre pays occidentaux. D’autres sociétés salariales se sont
constituées avec des systèmes de protection indépendants de la condition salariale, comme en
Angleterre par exemple. En partant du modèle français, la construction d’une catégorie de
protection sociale ne peut prétendre à aucune application en dehors du cadre national. Mais
les énoncés de l’auteur sont parfois trompeurs et laissent croire à une portée universelle de ces
résultats. Les études comparatives portant sur la genèse de l’État social montrent que le
modèle français, qui peut être qualifié de bismarckien, est loin d’être le seul modèle existant
en Europe.
Outre la délimitation du cadre géographique, c’est l’étendue du système de protection qui peut
être questionnée. S’agit-il de la protection étatique uniquement, ou bien de la protection
offerte par la famille, les communautés ou les associations ? Il n’existe pas un mais plusieurs
principes de solidarité, portés par des groupes sociaux et des institutions différentes,
permettant de dégager une vision plurielle de la solidarité suivant les milieux initiateurs et les
contextes dans lesquels elle s’inscrit. Peuvent alors être distinguées : la solidarité chrétienne
ou solidarité relevant de l’initiative de l’Église ; la solidarité ouvrière ou solidarité à
l’initiative des gens de métiers ; la solidarité patronnée ou solidarité à l’initiative de la grande
industrie - notamment dans les mines et la sidérurgie -; la solidarité instituée ou solidarité
étatique (Merrien, et al, 2005). Dans son étude diachronique, R. Castel réduit incidemment
toutes les formes de solidarité à la seule solidarité étatique, sans justification. Mais, une
hésitation semble poindre à travers le livre. Cette hésitation repose sur une incertitude à
vouloir écrire une histoire des configurations assistancielles uniquement ou une histoire de
celles-ci auxquelles s’ajouteraient les configurations assurancielles. Cette hésitation est
perceptible tout au long du livre, plus particulièrement lorsqu’il s’agit d’envisager le rôle des
mutuelles. L’évocation des mutuelles est très succincte et l’auteur ne consent à mentionner
leur existence que pour en mieux pointer les insuffisances : « En admettant même que les
mutuelles soient ces écoles de relèvement du peuple que les gens de bien préconisent, quel
public vont-elles capter ? Seulement les bons ouvriers (..) ceux aussi qui peuvent cotiser,
c’est-à-dire ceux que leur salaire place au-dessus de la nécessité de vivre ‘’au jour la journée’’
et à qui il permet d’anticiper l’avenir. Au lieu d’être un moyen généralisé de relèvement du
peuple, le développement de la prévoyance volontaire risque ainsi de creuser le fossé entre les
bons ouvriers et les mauvais pauvres.» (Castel, 1995, p. 291). Les premiers développements
des sociétés de secours mutuels sont donc évoqués, mais très brièvement, et le manque
d’intérêt qu’elles suscitent chez l’auteur est expliqué par le fait qu’elles ne s’adressent pas aux
indigents. Or, si l’auteur entend mener une histoire de toutes les formes de protection sociales,
cette mise à l’écart paraît peu compréhensible. Cette hésitation à prendre en compte l’histoire
de la mutualité traduit l’imprécision de la définition de l’objet qui poursuit l’auteur, ne
sachant s’il doit prendre en compte toutes formes de protection, retraçant ainsi une histoire de
l’État social, ou uniquement celles dirigées vers les indigents.
Dans la période actuelle, les configurations assurantielles liées au salariat sont longuement
décrites, mais dans ce cas, pourquoi ne le seraient-elles pas dans la période marquée par les
débuts de l’industrialisation ? Si toutes les formes de protections sociales sont pertinentes à
étudier, pourquoi ne serait-il pas pertinent de rappeler toute la diversité des secours fournis
par les confréries au Moyen-âge qui s’étendait des secours aux malades, aux accidentés et aux
veuves jusqu’au secours en cas de chômage (Bennet, 1981, p. 134). Et pourquoi ne pas
soutenir que la constitution de caisses d’entraide, qui préfigure notre système d’assurance,
était tout aussi indissociablement liée aux confréries, jurandes, maîtrises, que les assurances
sociales au salariat dans la société actuelle française ? Au 19ème siècle, la prise en compte des
caisses secours mutuels en France permet de comprendre le développement et la constitution
de caisses de résistances, qui donneront lieu aux premières grèves. Le lien entre syndicat et
mutualité reste très fort durant tout le 19ème siècle (Gibaud, 1986), et ce lien permet de
comprendre le fonctionnement même de notre système assurancielle actuel qui repose sur une
gestion par des organismes paritaires. Cette gestion est encadrée par la signature de
conventions d’objectifs avec l’État mais, ces organismes restent autonomes dans leurs
fondements.
À nouveau, le maintien d’une catégorie d’analyse sur une longue période de temps achoppe
sur l’inévitable caractère éphémère de nos catégories langagières.
La catégorie de la question sociale
Cette catégorie de question sociale est importante, car elle donne son titre à l’ouvrage paru en
1995. L’apparition de cette catégorie est précisément datée et R. Castel entend étudier son
évolution depuis une période antérieure à sa première formulation jusqu’à aujourd’hui. La
question sociale est définie initialement comme la « question du paupérisme ». Son apparition
date de 1830, moment où le divorce est apparu « entre un ordre juridico-politique fondé sur la
reconnaissance des droits des citoyens et un ordre économique qui entraîne une misère et une
démoralisation de masse » (Castel, 1995, p. 18). La question sociale est assimilée à la
question de l’intégration : « La ″question sociale″ est une aporie fondamentale sur laquelle
une société expérimente l’énigme de sa cohésion et tente de conjurer le risque de sa fracture.
Elle est un défi qui interroge, remet en question la capacité d’une société (ce qu’en termes
politiques on appelle une nation) à exister comme un ensemble lié par des relations
d’interdépendance. » (Castel, 1995, p. 18). C’est donc bien la question de l’intégration qui se
profile avec la question du lien social derrière la formulation de la question sociale. Or, ce lien
social se réduit au fil de l’analyse au lien salarial, sans qu’une véritable justification ne se
fasse jour. En effet, R. Castel parvient à la fin des Métamorphoses au constat selon lequel la
nouvelle question sociale dans la société actuelle est tout simplement la « question salariale »
(R. Castel, 1995, p. 385). Ainsi, la nouvelle question sociale serait la question du statut du
salariat, « parce que le salariat en est venu à structurer notre formation sociale presque toute
entière ». Ce saut du paupérisme au salariat n’est pas aisé à franchir, mais il est donc justifié
par le fait que le salariat occupe désormais une place inédite et centrale dans notre société. Le
lien social se réduit donc au lien salarial, au détriment des liens familiaux, amicaux ou
associatifs. Or, cette affirmation posée comme une conclusion de l’ensemble de son analyse
n’est pas véritablement démontrée. C’est pourtant cette hypothèse non explicitée qui oriente
tout son cheminement. Pourquoi passe-t-on de la question sociale à la question du salariat ?
La société moderne ne peut-elle être caractérisée par un nouveau type de lien plus large,
englobant l’ensemble des formes d’engagement volontaires que Weber désignait sous
l’appellation de sociation ? Pourquoi, autrement dit, réduire au seul travail le lien social dans
la société actuelle ? Le cheminement de l’auteur qui se désintéresse en apparence de la
question du salariat pour ensuite lui attribuer une place centrale traduit une forme de
transposition de préoccupations contemporaines dans une étude menée sur le très long terme.
Le saut de la « question sociale » à la « question salariale » est appuyé par le surgissement
d’une mutation dans la définition de la propriété qui de « privée » deviendrait « collective ».
R. Castel introduit, en effet, la notion de propriété afin d’appuyer sa démonstration de la
manière suivante : « La reformulation de la question sociale va consister non pas à abolir cette
opposition propriétaire-non propriétaire, mais à la redéfinir, c’est-à-dire à juxtaposer à la
propriété privée un autre type de propriété, la propriété sociale, de sorte que l’on puisse rester
en dehors de la propriété privée sans être en manque de sécurité » (Castel, 1995, p. 300). La
vulnérabilité est donc reliée à l’absence de propriété : « Là réside le nœud de la question
sociale : la plupart des travailleurs sont au mieux vulnérables et souvent misérables tant qu’ils
restent privés des protections attachées à la propriété. » (Castel, 1995, p. 300). Une mutation
de la propriété se serait alors produite à l’époque actuelle : « C’est donc bien une mutation de
la propriété que va permettre de réaliser la technologie assurantielle : la promotion d’une
« propriété de transfert » au sens strict du mot. Les sommes épargnées sont prélevées
automatiquement et obligatoirement ; elles ne peuvent être replacées sur le marché par leur
bénéficiaire ; l’entrée en jouissance est subordonnée à certaines circonstances ou échéances
précises, la maladie, l’âge de la retraite… Le paiement des cotisations est une obligation
inévitable, mais il ouvre un droit inaliénable. La propriété de l’assuré n’est pas un bien
vendable. »(Castel, 1995, p. 304). Notons que l’origine et le mécanisme permettant
d’expliquer cette mutation de la propriété ne sont pas explicités.
Nous avons déjà relevé le fait que les Métamorphoses témoignent d’une volonté initiale de ne
pas circonscrire sa portée au seul cadre national. Mais, le déroulement des données historiques
et les conclusions qui en sont issues se limitent malgré tout au seul cadre français. Une étude
comparative menée sur plusieurs pays européens aurait permis de montrer que la catégorie de
« propriété sociale » désigner comme la clé de voute de tout cet édifice conceptuel apparaît
comme inopérante pour expliquer la mise en place des systèmes de protection sociale dans les
sociétés contemporaines.
De plus, si la question sociale est une question nouvelle, et si la démarche d’analyse proposée
par R. Castel vise à chercher des éléments rappelant les pratiques actuelles dans les sociétés
pré-industrielles, il nous semble que toutes les formes de solidarité sans restriction aurait pu
être intégrées à son analyse. L’ancêtre des pratiques actuelles de la question sociale peut être
perceptible dans les pratiques de charité développées par les confréries. En effet, au Moyen
âge, les formes d’entraide et de charité étaient mêlées au sein des guildes et des confréries,
dont l’importance a été démontrée par l’historien Jean Bennet (Bennet, 1975). La définition
de la catégorie de la question sociale s’appuyant sur des éléments contemporains, tend à
rendre impossible la prise en compte de pratiques inexistantes sous cette forme à notre
époque.
3- Des propositions pour une histoire du présent
L’histoire du présent menée par R. Castel nourrit de manière féconde les réflexions
contemporaines sur la précarité en empruntant au passé des pièces éclairant le problème sous
un jour nouveau. Elle suscite la curiosité en rapprochant des types de populations issues de
périodes de temps fort éloignées. Mais au-delà de l’appréciable tentative de procéder à une
sociologie pleinement inscrite dans le cours historique des choses, quelques gardes-fous
doivent être posés pour que le chemin suivi ne s’écartent pas de son objectif premier.
Si l’usage de catégories est bien ce qui peut permettre de distinguer la sociologie menant une
histoire du présent de l’histoire comme le rappelle R. Castel, encore faut-il que s’impose- une
définition précise de ces catégories. Pourtant, l’usage de catégories aux contours flous n’est-il
pas inévitable dès lors que la problématisation est posée en termes contemporains, et
qu’ensuite ces termes sont rivés de manière artificielle à des éléments plus anciens autour
desquels la problématisation tente de se réorganiser ? Comment définir de manière univoque
des catégories qui précisément prennent sens à une époque et semble trouver difficilement des
équivalences dans une autre ?
Pour contourner ce biais de « chrono-centrisme » qui consiste à projeter sur le passé des
préoccupations et des significations propres à une époque, une définition claire de son objet
d’étude nous semble nécessaire. Pour entreprendre un petit bout de chemin dans cette
direction, il nous semble qu’une histoire des catégories choisies est un préambule nécessaire à
toute histoire du présent. Depuis peu, la sociologie commence à développer un intérêt pour
l’histoire des mots. Une remarquable synthèse sur ce sujet a été présentée par S. Dufoix dans
son introduction sur la socio-sémantique historique d’un mot (Dufoix, 2011, pp. 15-34). A
titre d’exemple, l’analyse sociologique de l’évolution sémantique du terme « serendipit »5 a
été menée par deux auteurs américains, R. K. Merton et E. Barber qui étudient la manière
dont ce mot change de sens en passant successivement d’un milieu social à un autre. Une telle
5
R. K. Merton et E. Barber, The travels and adventures of serendipity: a study in sociological semantics and the
sociology of science, Princeton; Oxford: Princeton university press, 2004. perspective qui vise à faire ressortir les significations, mais aussi les usages d’un terme,
permet de s’interroger sur les groupes sociaux qui ont repris ce terme. S’il importe de
distinguer précisément les divers sens attribués à un mot, les multiples usages dont ce terme
fait l’objet sont également essentiels à considérer dans un même mouvement d’analyse,
l’ordonnancement des diverses significations étant indissociable des usages dont elles sont le
support. Les sciences sociales ont pour tâche de tenter de maîtriser au mieux les significations
des termes dont elles usent en se reportant à ces usages passés et en tentant de clarifier les
charges significationnelles attachés à chaque emploi.
Si ce type d’approche s’avère d’une grande richesse, il est bien évident qu’il ne peut en être
question pour tout terme choisi par le sociologue dans le cours de son étude. Une sélection
devra d’abord être soigneusement effectuée des catégories d’analyse à utiliser pour mener une
histoire du présent avec une problématisation posée en termes actuels.
Une compréhension précise des significations attribuées aux termes choisis doit permettre de
ne pas y associer le sens que nos catégories contemporaines pourraient lui imprimer dans leur
usage commun. Toute étude portant sur la construction historique de catégories supposées
nécessairement invariantes et universelles est en effet exposée au risque de la constance
nominale (Bourdieu et R. Chartier, 2010). Ce risque consiste à étudier un élément de la
société contemporaine à partir de sa forme actuelle en la considérant comme identique au
cours du temps. Un autre risque est celui de « l’ethnocentrisme de classe » qui tend à
universaliser des catégories de pensée propre à un groupe social. Pour éviter ces deux risques,
P. Bourdieu a montré l’importance de soumettre ses propres catégories d’analyse à la critique
réflexive (Bourdieu et R. Chartier, 2010, p. 30-33). Une analyse reprenant précisément
l’ensemble des significations attribuées aux catégories choisies au cours du temps nous
semble donc une manière de s’inscrire dans cette voie.
Conclusion
R. Castel semble vouloir entreprendre une histoire des systèmes de protection sociale, et il
s’engage au fil des Métamorphoses vers une histoire de l’État social. Mais, c’est davantage la
construction de la société salariale qui intéresse l’auteur. R. Castel veut montrer la centralité
du travail dans la société actuelle, et dans la compréhension des formes de vulnérabilité. Un
déplacement du questionnement s’opère alors : la problématisation des situations de
vulnérabilité en vient à se restreindre à la mise en place de la société salariale. La manière
dont les deux problématiques, celle de la question sociale et celle du salariat, s’articulent n’est
pas clairement établie. Les deux en viennent à se confondre, protection sociale et salariat
semblant s’unir à la fin de l’ouvrage, traduisant une imprégnation des catégories actuelles
pour appréhender une histoire sur le long cours de la vulnérabilité.
De plus, R Castel opère une réduction implicite du champ de la solidarité. Les formes d’autoorganisation menée en vue de développer des actions d’entraide mais aussi d’assistance
cèdent la place à la seule action étatique. Si bien que le déplacement de l’histoire des
politiques assistancielles vers l’histoire de l’ensemble des systèmes de protection sociale (sans
que le détour par les techniques assurantielles ne soit véritablement justifié) et le
rapprochement des systèmes de protection de la condition salariale sont deux biais qu’une
analyse comparative internationale aurait permis d’éviter. Au-delà de l’analyse comparative,
il nous semble qu’une réflexion sur les catégories employées est une étape indispensable de la
démarche socio-historique. L’histoire du présent ne peut apporter d’éléments nouveaux qu’en
réfléchissant à ses propres catégories d’analyse, de manière à ce que la conclusion d’une telle
démarche ne soit pas déjà contenue dans la formulation initiale des hypothèses.
Enfin, une question qui n’a pas été adressée par l’auteur se pose concernant les faits
historiques utilisés. Le sociologue doit-il les considérer comme des faits bruts ou doit-il
s’interroger sur les modalités d’interprétation des historiens qui ont menés à l’établissement
de ces « faits »? Si le sociologue apporte une interprétation des faits historiques, eux-mêmes
résultant de l’interprétation d’un historien, quelle peut être la validité d’un tel procédé qui
négligerait l’analyse de la démarche historiographique ?
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