438 Comptes rendus Michel Biard, Parlez-vous sans

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438 Comptes rendus Michel Biard, Parlez-vous sans
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Comptes rendus
Michel Biard, Parlez-vous sans-culotte ? Dictionnaire du Père Duchesne
(1790-1794), Paris, Tallandier, 2009, 575 p.
Le Père Duchesne d'Hébert, objet de cet ouvrage composé de la présentation et de
l'analyse des tournures de la langue populaire présentes en abondance dans ce journal périodique, est un fait politico-culturel central de la Révolution française. A son
apogée durant l'été 1793, il se diffuse alors à près de 50 000 exemplaires, ce qui est
considérable pour l'époque. Souvent cité par les historiens, il apparaît, pour la première fois, dans ce Dictionnaire, comme une oeuvre historique et littéraire majeure, au
succès jamais démenti par sa postérité tout du long des révolutions françaises du
XIXe siècle. Témoignage unique sur le langage populaire de son époque, il est tout
aussi remarquable par l'articulation d'un tel langage au contexte révolutionnaire.
Cependant bien des expressions populaires du Père Duchesne nous sont devenues
inaudibles, faute d'en saisir le sens, et « gênent » donc sa lecture sans commentaires.
En nous proposant un imposant Dictionnaire de Père Duchesne (1790-1794) qui comprend pas moins de 550 pages d'expressions présentées, commentées, contextualisées, Michel Biard nous ouvre ainsi un vaste horizon de compréhension sur la
manière dont se greffe la langue populaire sur la langue politique de la Révolution
française. Disons le tout de go, il donne vie à une telle dimension populaire de la
langue politique, en permettant de la parcourir à travers des parcours multiples.
Compte tenu du fait qu'une grande part du journal d'Hébert relève de la
dénonciation publique des adversaires de la République, l'usage pléthorique et
diversifié à l'extrême des expressions populaires sur ce registre en redouble les effets.
Il s'agit par exemple de rire des rois et des reines lorsqu'il est dit qu'ils vont « avoir
le bec jaune » au prise avec les braves sans-culottes, donc de s'en moquer en considérant telle ou telle tête couronnée e t / o u mitrée d'Europe comme « un blanc-bec »,
et de les qualifier, à l'exemple de Louis XVI, de « bamboche couronnée ». Il s'agit
aussi de dénoncer leur « margouillis », leur art de « j e t e r de la poudre aux yeux », et
de les accuser de « graisser la patte » aux députés de l'Assemblée, à l'exemple de
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Marie-Antoinette, donc de « se foutre comme Jean de Vert » des dangers qui pèsent
sur la République. Et bien sûr de les combattre en leur faisant « danser le rigodon »,
en leur « foutant la danse », tout en leur faisant aussi « payer les violons » !
Ce n'est donc que « jean-foutre », « viédase » - c'est du vocabulaire rabelaisien - , « valetaille » pris à parti par le Hébert, mais parfois avec des mots comme
« jeantrillâtre » «parfaitement compris des lecteurs du Père Duchesne, eux-mêmes
prompts à saisir les jeux sur les mots dont la presse et les pamphlets multiplient
chaque jour les exemples » (p. 303), mais dont l'historien se doit, ici avec succès,
de préciser l'origine et la composition pour nos contemporains qui les ont oubliés.
Ici «jean-foutre» associé au verbe «étriller» et au suffixe « âtre » à connotation
fortement péjorative comme dans « bellâtre ». Le mot rare, disons oublié, et dévalorisant peut aussi servir à s'adresser aux femmes, ainsi « ajustorion », pour se
moquer de l'ornementation des muscadines.
En contextualisant telle ou telle expression, Michel Biard nous fait aussi
découvrir l'impact historique de la dénonciation des ennemis en nombre de la
République jusqu'aux Girondins inclus qui ne cessent de « mener à la lisière » les
patriotes en leur donnant « un os à ronger ». De même les mots d'ordre hébertistes prennent ici un relief particulier, tout particulièrement celui de destitution des
nobles pendant l'été 1793 lorsqu'il est question des « ci-devants talons rouges ».
C'est aussi tout un univers de la comédie, du théâtre des boulevards, de la
parade de rue, du Carnaval, du cabaret de la Courtille que l'on retrouve parmi
ces expressions populaires. Arlequin est bien présent « cousu de pièces et de morceaux » comme le veut la tradition burlesque. Le « foutu Dandin » de Molière
côtoie le « Brid'Oison » - ici le juge qui veut arrêter Hébert - , de Beaumarchais.
Nous retrouvons aussi au fil des expressions Gilles, Arlequin, Crispin, Pasquin et
ses pasquinades. La comédie italienne est ainsi présente, qui plus est avec l'expression « mener au coin du roi ». Le Carnaval s'y retrouve de même dans les usages
de « cul » et leur valeur d'inversion burlesque : « aller (remuer) de cul et de tête,
aller le cul nu, baiser le cul, foutre la pelle au cul, montrer son cul, sortir d'un
cul », etc. De même, dans le registre carnavalesque, « pousser par haut et par
bas ». Quant à la parade, bien des Girondins sont désignés comme des « bateleurs », étant entendu qu' « après la parade arrivera la tragédie »...
Enfin le Père Duchesne, considérant, comme Vadée, que voir Paris sans voir la
Courtille, ce n'est pas voir Paris, n'hésite pas à faire le récit de sa « grande
ribotte » à la Courtille là où il casse sa pipe à « découvrir le pot aux roses » des
jean-foutres. La veine littéraire d'Hébert, dans le Père Duchesne, se nourrit alors
aussi bien de Rabelais, Molière, Beaumarchais que de Montaigne qui « aimait à
lier des idées par la queue d'un poil » et Hébert d'ajouter « c'est son terme, je suis
de même ». On y trouve enfin des mots latin, ainsi dans « être à quia », qui côtoie,
dans l'ordre du dictionnaire un mot « bas et populaire » (Féraud) comme quibus.
C'est également tout un univers de la parole exagérée, qui nous rappelle que
le Père Duchesne est un journal crié, à travers son sommaire, dans les rues de Paris,
lu dans les assemblées et les clubs, parfois même affiché sur les murs. Bien des
« aboyeurs » empêchent les bons citoyens de faire leurs motions patriotiques, sauf
si « les aboyeurs du peuple » leur répondent avec force. De même aussi de
«dégoiser», ici le privilège du Père Duchesne, qui fait pièce à « j a s e r » , «parluiser»
(une expression de la Normandie natale d'Hébert). Que dire aussi de leur
« bagou » à ces «jean-foutres » face aux « badauds que nous sommes », au peuple
pris de « badauderie » et prompt alors à « balicoter » devant le péril !
Bien sûr le lecteur notera aussi la fréquence du vocabulaire autour de la guillotine. Tout d'abord avec Charles Samson (ou Sanson) dans le « vis-à-vis de Maître
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Samson », « faire danser la danse de Samson », « la cravate de Samson », puis avec
l'expression si fréquente de « perdre le goût du pain », le verbe « raccourcir », et les
métaphores du « rasoir national » et de la bascule. Par contraste la rareté du vocabulaire de la pendaison par exemple avec l'expression qui mérite toute l'attention de
l'historien analyste (p. 275-276), « faire la grimace au pont rouge », est frappante. Et
Hébert d'affirmer : « Il ne faut pas que les mains des patriotes soient souillées du
sang des traîtres. Laissez à Chariot ce qui appartient à Chariot », Chariot étant le
sobriquet de Samson. Ce qui situe bien ce jacobin du côté du refus de toute action
punitive populaire, et de la volonté d'user de la forme légale de la guillotine, au
point d'ailleurs de les associer en parlant de « brave lanterne et guillotine » ce qui
est une manière d'euphémiser la redoutable lanterne dressée à l'occasion par un
peuple punitif. De même, l'expression « mettre à la paille » est là, dans une scénette,
comme alternative à ceux qui veulent condamner un « fermier » à la lanterne
comme traître. Enfin la référence au réverbère demeure une simple menace. Et
nulle présence de « à bas », « à bas la tête », donc du vocabulaire punitif.
Hébert use aussi de tout un vocabulaire masculiniste, donc bien peu favorable
aux femmes, hormis sa Jacqueline. Les reines ne savent faire que des cajoleries.
Les femmes qui ne sont pas du peuple sont des coquines, des créatures, des garces, des
gourgandines, des messalines (en particulier la Reine), des mijaurées, des péronnelles, des
pimbêches et j'en passe.
Notons enfin qu'il pratique des jeux de mots parfois forts subtils, par exemple
dans la différence, en apparence orthographique, entre « godant » (se laisser abuser en donnant dans le godant) et « godât », voire « gobas » qui renvoient aussi
bien à « godet » (prendre le risque de jouer au hasard) qu'à « gober » (être dupe).
Notons aussi « peccatilles » associant « peccadille » et « peccata » pour se moquer
de la religion catholique. « Plaidailler » relève de la même eau, si l'on peut dire.
Les noms propres comme Ravaillac, Mandrin et Cartouche et autre « rafiat »
demeurent malgré tout discret en la matière, là où on attendrait « cartouchiser »,
« mandriner » précise l'historien, on ne trouve que « ravaillaciser »
Le Dictionnaire du Père Duchesne se termine par un index alphabétique de toutes
les expressions qui permet aux lecteurs de s'orienter dans toutes sortes de thématiques, donc les quelques exemples que nous avons présentés, ce qui en dit déjà long
sur la très grande richesse de ce travail d'historien pour le moins inhabituel, et
pourtant fort précieux.
J a c q u e s GUILHAUMOU.