Un peuple peut-il être souverain

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Un peuple peut-il être souverain
La p olitique
Un peuple peut-il être souverain ?
Michel Nodé-Langlois
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La notion de souveraineté populaire est un lieu commun de la
philosophie politique moderne. L’on n’entend pas par là une hégémonie, soit
la domination qu’un peuple acquiert sur un autre par voie de conquête. La
notion caractérise bien plutôt pour nous ce que nous appelons la démocratie,
et constitue la raison pour laquelle nous considérons ce régime comme le
plus universellement souhaitable d'un point de vue politique. Marx allait
jusqu’à déclarer que « la démocratie est l’essence de toute constitution
politique »1, ce qui paraît bien signifier qu’en dépit d’apparences souvent
opposées, il n’est pas de vie politique dans laquelle le peuple (démos) – non
pas au sens de la classe populaire, mais comme ensemble des citoyens –
n’exerce un certain pouvoir (kratos) : comme écrit Tite-Live, « la force de
tout pouvoir réside dans le consentement de ceux qui lui obéissent ». Pour
autant, on peut éprouver quelque difficulté à admettre qu’un tel pouvoir soit
une souveraineté. L’expression souveraineté populaire apparaît bien comme
le transfert à la collectivité des citoyens de ce qui était antérieurement la
prérogative d’un monarque, dont les autres individus étaient les sujets. La
question est de savoir si ce transfert pourrait être mieux que purement
verbal, et ne pas dissimuler sous des mots une absence de conception
cohérente : s’il est clair qu’un roi exerce son pouvoir souverain sur l’ensemble de ses sujets, en commandant et en obtenant leur obéissance, il l’est
beaucoup moins qu’un tel ensemble puisse exercer le même pouvoir sur lui1
Marx, Critique de l’état hégélien, in Marx/Engels Werke, Dietz 1956, p.231.
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même, c'est-à-dire être à la fois souverain et sujet, commandant et obéissant.
Que des peuples soient assujettis au point d’être dépourvus de toute
souveraineté est un fait patent, mais le problème n’est pas tant de savoir s’ils
ont des moyens réels de la conquérir : il est plutôt de savoir s’il y a un sens à
vouloir, c'est-à-dire d’abord à penser qu’un peuple puisse être souverain de
lui-même, étant le seul objet possible de sa supposée souveraineté.
*
En tant que prédicat de la question, la notion de souveraineté en
détermine le sens. On peut l’expliciter d’abord en référence à l ‘étymologie.
Ce terme traduit l’expression latine suprema potestas : la souveraineté, c’est
la suprématie dans la relation de pouvoir et l’exercice du pouvoir. Pris au
sens large, ce dernier terme désigne toute puissance effective de produire un
effet (potentia activa), soit ce qui définit une cause en tant que telle : il y a ce
qu’elle peut (pour le feu : consumer), et ce qu’elle ne peut pas (pour le feu :
congeler). Pris au sens restreint, le terme de pouvoir renvoie à la sphère
politique. La relation de causalité qui s’y exerce n’est pas, en termes
aristotéliciens, la consécution d’une puissance irrationnelle, soit d’une cause
simplement naturelle, et de son effet, mais au contraire l’efficace d’une
puissance rationnelle, soit d’une cause à la fois naturelle et volontaire : il y a
relation de pouvoir là où la décision et le commandement (imperium) de l’un
détermine l’action d’un autre, soit son obéissance volontaire – que celle-ci
provienne d’une reconnaissance du droit qu’a la puissance ordonnatrice de
s’exercer (la potestas est alors une auctoritas), ou d’une soumission à
contrecœur à une force coercitive.
Ce qui distingue la souveraineté des autres pouvoirs d’ordre rationnel,
ce n’est pas tant une différence de nature qu’une différence de degré : un
pouvoir souverain (superanus) est distingué par son caractère suprême, soit
par le fait que son commandement n’est lui-même déterminé par aucun
commandement antérieur. L’histoire peut ici compléter l’étymologie. Dans
la société féodale, des seigneurs voisins sur un même territoire rendaient
l’hommage, c'est-à-dire faisaient allégeance à un suzerain dont ils se
faisaient les vassaux, et devenaient chacun un féal sujet : cette relation
instituée par le serment fonde l’auctoritas du suzerain. Elle est aussi relative
en ce que chaque suzerain peut être le vassal d’un autre. Le souverain peut
alors être défini comme un suzerain qui n’est le vassal de personne : c’était
le cas du roi ou de l’empereur. La souveraineté s’entend donc comme
l’exclusion de toute forme d’assujettissement. Un roi pouvait être le vassal
d’un autre, par le jeu des alliances matrimoniales, tel le roi d’Angleterre, duc
de Guyenne, à l’égard du roi de France, jusqu’à la Guerre de Cent ans ; mais
une telle allégeance doit être distinguée des alliances politiques que des
souverains peuvent passer entre eux, et qui n’impliquent aucune forme
d’allégeance. C’est dans le même sens qu’on parle aujourd’hui d’États
souverains.
De cette notion de pouvoir suprême, Jean Bodin a déduit qu’un tel
pouvoir devait avoir pour caractéristiques d’être absolu et séparé. Bien que
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son traité De la République (1583) vise à fonder philosophiquement la
monarchie absolue, la définition qu’il donne de la souveraineté ne renvoie
pas d’abord à la personne individuelle du monarque : « La souveraineté est
la puissance absolue et perpétuelle d’une République »2. Le deuxième
qualificatif signifie que la souveraineté est coextensive à la durée, soit à
l’existence même d’une res publica, c'est-à-dire d’une société politiquement
organisée. Le premier signifie que la souveraineté n’est rien d’autre que
l’indépendance d’une telle société : absolu veut dire délié, et le propre d’un
absolu est de n’avoir de rapport qu’à soi. Ce sens général est toutefois
purement négatif. La question est de savoir comment cette souveraineté peut
exister positivement, par l’exercice effectif d’un pouvoir indépendant, soit
d’une instance qui n’ait à s’en rapporter qu’à elle-même et à elle seule pour
prendre ses décisions impératives : il faut qu’il y ait quelqu’un pour exercer
le commandement. C'est pourquoi Bodin en conclut que le pouvoir
souverain, pris en son sens positif, doit être la prérogative d’un « monarque
souverain » 3 : en grec, monos signifie seul, et un souverain ne peut être
qu’un monarque puisqu’il lui revient de décider seul, non pas au sens où il le
ferait dans la solitude, mais au sens où sa décision ne relève, en tant que
telle, d’aucun autre que lui. Cela ne va pas pour Bodin sans supposer une
condition, et entraîner une conséquence, virtuellement conflictuelles. La
première est que « le peuple s’est dessaisi et dépouillé de sa puissance
souveraine, pour [en] investir » 4 son souverain. La seconde est que « le
Monarque est divisé du peuple »5, car sans cette séparation du souverain, il
ne serait pas en position d’exercer son commandement. L’une et l’autre
reviennent à dire qu’un souverain ne peut être institué que comme un
pouvoir absolu.
Hobbes et Spinoza ont donné aux idées de Bodin un fondement
philosophique en pensant l’état civil comme fondé sur un pacte commun
d’allégeance envers d’un souverain dégagé de toute obligation à l’égard de
qui que ce soit. Il s’agit bien pour eux d’un transfert de souveraineté au sens
où dans l’hypothétique état de nature, conçu comme état d’indépendance,
« natura dedit unicuique jus in omnia »6, soit un « droit souverain » qui
« s’étend jusqu’où s’étend la puissance déterminée qui lui appartient »7, et
n’a donc d’autres limites que la puissance de chacun en butte à celle des
autres. Pour échapper à cette situation précaire et à la crainte qu’elle
engendre, « il faut que l’individu transfère à la société toute la puissance qui
lui appartient, de façon qu’elle soit seule à avoir sur toutes choses un droit
souverain de Nature, c'est-à-dire une souveraineté de commandement à
laquelle chacun sera tenu d’obéir, soit librement, soit par crainte du dernier
2
Bodin, De la République, Livre I, ch.8.
Ibid.
4
Ibid.
5
Ibid.
6
Hobbes, Du citoyen, ch.I, § 10.
7
Spinoza, Traité théologico-politique, ch.XVI, GF p.262.
3
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3
supplice »8 ; autrement dit, que les hommes « confèrent tout leur pouvoir et
leur force à un seul Homme, ou à un seule Assemblée d’hommes (...). Et
celui qui porte ainsi la Personne de tous est appelé SOUVERAIN et est dit
posséder le POUVOIR SOUVERAIN ; et tous les autres sont ses sujets »9.
L’état civil est alors conçu comme un assujettissement à la fois général et
total : car « le souverain n’est tenu par aucune loi », et « tous lui doivent
obéissance pour tout »10. Le pouvoir souverain est donc bien, comme le
voulait Bodin, absolu et séparé, et comme tel condition sine qua non de
l’existence d’une collectivité politique, soit de l’existence de ce qu’on
appelle, au sens politique du terme, un peuple : il faut en effet entendre par
là non pas seulement une population, non plus qu’une classe sociale
particulière, mais une réunion d’êtres humains sous une autorité commune.
Selon Hobbes et Spinoza, c’est un pacte de soumission qui fonde et opère
une telle réunion.
Rousseau objecte à cela que dans ce cas rien ne distinguerait un
peuple d’un troupeau, soit d’une multitude assujettie par la force à un maître
(despotès) distinct d’elle, tel un berger avec ses chiens. La logique de
Hobbes et de Spinoza est en effet une logique de la force, qui est toute l’essence du droit de nature : c’est sa capacité effective de contrôler les forces
individuelles – ce que Max Weber appelle le monopole de la contrainte
légitime – qui donne au souverain tout son droit, et c’est bien pourquoi
Spinoza dit que l’état civil est « la continuation de l’état de nature »11. S’il
est vrai qu’ « il n’est personne qui ne désire vivre à l’abri de la crainte autant
qu’il se peut »12, il y a quelque contradiction à justifier par là l’institution
« d’un commun Pouvoir qui les tient dans la crainte »13. D’une telle logique
résulte tout au plus un état de « servitude volontaire » dénoncé par La Boétie
dans sa critique de l’absolutisme royal : « Que des hommes épars soient
successivement asservis à un seul, en quelque nombre qu’ils puissent être, je
ne vois là qu’un maître et des esclaves, je n’y vois point un peuple et son
chef ; c’est si l’on veut une agrégation, mais non pas une association ; il n’y
a là ni bien public ni corps politique »14. Loin de trouver chez Hobbes et
Spinoza la fondation authentique d’un ordre public légitime, Rousseau ne
voit dans leur conception que la consécration philosophique du pseudo-droit
du plus fort. Mais on voit du même coup ce qui permettrait d’éviter que
l’assujettissement soit un asservissement . Si l’on va jusqu’au bout de la
logique de Bodin, on dira qu’un peuple ne saurait s’assujettir – soit
transférer sa souveraineté – qu’à la condition d’exister d’abord comme
peuple : l’engagement à obéir ne peut être un commun accord que si la
communauté existe déjà, sauf à faire résulter celle-ci d’un asservissement
collectif par la force, comme c’est le cas chez Hobbes et Spinoza. Si d’autre
8
Ibid., p.266.
Hobbes, Léviathan, 2ème partie, ch.XVII.
10
Spinoza, loc. cit.
11
Id., Lettre L à Jarig Jelles du 2 juin 1674.
12
Id., Traité théologico-politique, ch.XVI, GF p.265.
13
Hobbes, Léviathan, 2ème partie, ch.XVII.
14
Rousseau, Du contrat social, I, 5.
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4
part on admet avec eux que l’état de société n’est pas un fait de nature, mais
une institution volontaire, on admettra « qu’il faut toujours remonter à une
première convention » : « Avant (...) que d’examiner l’acte par lequel un
peuple élit un roi, il serait bon d’examiner l’acte par lequel un peuple est un
peuple. Car cet acte étant nécessairement antérieur à l’autre est le vrai
fondement de la société » 15. D’où la notion de contrat social.
L’acte en question ne saurait en effet être un pacte unilatéral de
soumission : il doit être au contraire un pacte réciproque d’association. Car il
serait absurde de supposer que les individus s’accordent volontairement, si
cet accord avait pour objet et pour effet la suppression de la liberté qui est à
son principe : il s’agit au contraire de « trouver une forme d’association (...)
par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et
reste aussi libre qu’auparavant » 16. Seul un acte commun de libre association
« produit un corps moral et collectif », qu’on peut appeler aussi une
« personne publique »17. L’assujettissement qui en résulte n’est pas moindre,
ni la souveraineté moins absolue, que dans le modèle rejeté par Rousseau :
les « clauses » du pacte « se réduisent toutes à une seule, savoir l’aliénation
totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté (...). Car
s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun
supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun étant en
quelque point son propre juge prétendrait bientôt l’être en tous, l’état de
nature subsisterait et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou
vaine » 18. C’est donc bien l’institution d’une souveraineté qui fait vraiment
sortir de l’état de nature, mais le souverain ainsi institué est le peuple luimême : la collectivité unifiée qui résulte du pacte prend le nom « de
République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État
quand il est passif, Souverain quand il est actif (...). À l’égard des associés
ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier
Citoyens comme participants à l’autorité souveraine, et Sujets comme
soumis aux lois de l’État » 19. Au sens politique du terme, un peuple n’est
autre chose qu’une communauté de citoyens, c'est-à-dire d’individus qui
consentent volontairement à s’en remettre à la communauté qu’ils forment,
pour la détermination de leurs droits et des conditions de leur exercice. C’est
à une telle communauté et à elle seule que peut être reconnue la
souveraineté, en tant qu’elle est le principe de toute légitimité dans
l’exercice d’un quelconque pouvoir, faute de quoi ce dernier serait
seulement l’effet d’un arbitraire individuel, et serait en cela même d’essence
tyrannique. La souveraineté populaire signifie d’abord qu’un peuple n’existe
comme tel que par une décision qui, en tant qu’originaire et radicale, peut
être considérée comme souveraine, ne découlant encore d’aucun impératif
antérieur, et s’instituant comme source de tout pouvoir ultérieur de
15
Ibid..
Op.cit., I, 6.
17
Op.cit., I, 6.
18
Ibid.
19
Ibid.
16
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5
commandement : c'est pourquoi « si (...) le peuple promet simplement
d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant
qu’il y a un maître il n’y a plus de Souverain, et dès lors le corps politique
est détruit »20. Autrement dit : un peuple ne peut être un peuple qu’en étant
souverain.
Il apparaît du même coup que seul un peuple peut être souverain, car
il y a souveraineté à partir du moment où et du seul fait qu’il y a
communauté volontairement instituée. La citoyenneté, soit l’appartenance
volontaire à un peuple, consiste en effet avant tout dans l’assujettissement de
la volonté individuelle – ou « particulière » – à la volonté générale :
« Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la
suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque
membre comme partie indivisible du tout »21. La communauté qu’est le
peuple est en effet fondée pour autant qu’elle constitue en tant que telle un
bien intelligible pour les individus qui décident de l’instituer : or le bien en
général est l’objet naturel de la volonté, ce à quoi elle tend par nature, et
lorsque le bien en question est une existence communautaire, la volonté qui
le vise doit pouvoir être considérée comme commune, c'est-à-dire comme
volonté non pas de telle personne considérée singulièrement, mais de
n’importe quelle personne en tant qu’elle appartient à la communauté. Bref,
sauf à être un esclavage tyrannique, l’appartenance à une communauté n’a
un sens du point de vue d’une liberté raisonnable que si elle est ordonnée à
un bien commun, autrement dénommé intérêt général ou « intérêt
commun » 22 : « s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts
s’accordent, nulle société ne saurait exister » 23. Formellement définie, la
volonté générale n’est rien d’autre que la visée rationnelle du bien commun :
elle représente donc ce qui peut et doit être voulu par tout membre de la
communauté en tant qu’il veut bénéficier de celle-ci, et c’est à ce titre
qu’elle est ce en quoi et par quoi la communauté est souveraine par rapport à
chacun de ses membres : « la volonté générale peut seule diriger les forces
de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun »24. C'est
pourquoi Rousseau va jusqu’à affirmer que « la volonté générale est
indestructible »25, « toujours constante, inaltérable et pure » 26, en ce sens
qu’elle existe aussi longtemps que le peuple lui-même parce qu'elle en est
constitutive, et même si la pratique politique lui donne une expression
inadéquate en servant plutôt un intérêt particulier que l’intérêt général. La
notion rousseauiste de volonté générale n’exprime rien d’autre que le
caractère autotélique qui servait chez les Grecs à qualifier une Cité comme
20
Op.cit., II, 1.
Ibid.
22
Op.cit., II, 3.
23
Op.cit., II, 1.
24
Ibid.
25
Op.cit., IV, 1, titre.
26
Ibid.
21
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6
« communauté d’hommes libres » 27. Pour caractériser la Cité grecque,
Thucydide utilise le terme autotélès 28 : il correspond à la définition que
donne Aristote de l’homme libre par opposition à l’esclave. Comme
Thucycide et Aristote, et s’inspirant consciemment de l’histoire grecque,
Rousseau étend cette définition de l’individu au peuple : la souveraineté
populaire n’est en ce sens qu’un autre nom de la liberté politique.
Cette notion peut être précisée en recourant à celle de loi. Au sens
moral du terme, une loi est une règle énonçant ce qui doit ou ne doit pas être
voulu : elle a en tant que telle un double caractère de nécessité et
d’universalité, ou du moins de généralité. C’est à ce titre qu’on peut
considérer la loi comme l’expression de la volonté générale : « quand tout le
peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s’il se
forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue [le peuple
comme souverain] à l’objet entier sous un autre point de vue [le peuple
comme État], sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on
statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle
une loi »29. La liberté politique, ou civile, peut dès lors être définie comme
autonomie – le deuxième terme utilisé par Thucydide est autonomos –, c'està-dire faculté de se donner à soi-même sa loi : car « l’obéissance à la loi
qu’on s’est prescrite est liberté »30, parce que cette obéissance est ce qui
« garantit » le citoyen « de toute dépendance personnelle »31, soit de la
soumission au vouloir de quelqu'un d’autre. Une telle liberté n’existe que là
où et pour autant que le peuple est souverain : « il ne faut plus demander à
qui il appartient de faire des lois, puisqu’elles sont des actes de la volonté
générale ; ni si le Prince est au-dessus des lois, puisqu’il est membre de
l'État ; ni si la loi peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers luimême ; ni comment on est libre et soumis aux lois, puisqu’elles ne sont que
des registres de nos volontés »32. Les lois, à la différence d’un simple
« décret » 33, expriment en effet ce qui doit être voulu pour que la vie
commune fondée sur le contrat social soit mise en œuvre et sauvegardée,
autrement dit pour que la vie commune soit réellement un bien commun :
« Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le
Peuple soumis aux lois en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui
s’associent de régler les conditions de la société » 34. Le Souverain, c’est
donc le peuple en tant que « la puissance législative (...) ne peut appartenir
qu’à lui » 35.
La thèse complémentaire de celle qui attribue la souveraineté au
peuple est celle qui la dénie au « Prince ». Ce terme – princeps – désigne le
27
Aristote, Politique, III, 6.
Cité par C. Castoriadis, Domaines de l’homme, p.287.
29
Rousseau, Du contrat social, II, 6.
30
Op.cit., I, 8.
31
Op.cit., I, 7.
32
Op.cit., II, 6.
33
Ibid.
34
Ibid.
35
Op.cit., III, 1.
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7
chef du gouvernement, soit de l’instance qui dispose du pouvoir exécutif. Or
« la puissance exécutive ne peut appartenir à la généralité comme
Législatrice ou Souveraine ; parce que cette puissance ne consiste qu’en des
actes particuliers qui ne sont point du ressort de la loi, ni par conséquent de
celui du Souverain, dont tous les actes ne peuvent être que des lois »36. Il en
résulte que « le pouvoir exécutif (...), qui n’opère que par des actes
particuliers, n’étant pas de l’essence de l’autre, en est naturellement
séparé » 37. On pourrait voir dans cette raison une limitation de la
souveraineté populaire en ce qu’elle dit qu’il n’appartient pas au peuple
souverain de prendre des décrets gouvernementaux. Mais elle signifie plutôt
pour Rousseau l’essentielle subordination du pouvoir exécutif au pouvoir
législatif, et une différence essentielle dans la manière dont ils sont institués.
Car « l’institution du gouvernement n’est point un contrat »38, contrairement
à l’institution du peuple ; ce qui signifie qu’il n’y a pas d’engagement
réciproque au commandement et à l’obéissance : « il n’y a qu’un contrat
dans l'État, c’est celui de l’association ; et celui-là seul en exclut tout
autre » 39. L’institution de l’exécutif est une délégation : commander est un
« droit, indispensable pour faire vivre et mouvoir le corps politique, que le
Souverain donne au Prince en instituant le Gouvernement »40. On retrouve
quelque chose du transfert dont parlait Bodin, mais il ne peut pas s’agir d’un
transfert de souveraineté : « l’autorité suprême ne peut pas plus se modifier
que s’aliéner, la limiter, c’est la détruire. Il est absurde et contradictoire que
le Souverain se donne un supérieur » 41. La délégation du pouvoir exécutif
répond en fait à une sorte de nécessité technique dans l’administration de
l'État, car le Souverain ne peut en tant que tel rien décider au particulier, et il
lui faut donc un organe administratif dans ce domaine : « Il faut à la force
publique un agent propre qui la réunisse et la mette en œuvre selon les
directions de la volonté générale, qui serve à la communication de l'État et
du Souverain (...). Voilà quelle est dans l'État la raison du Gouvernement,
confondu mal à propos avec le Souverain, dont il n’est que le ministre »42.
Cela signifie évidemment que l’exécutif est responsable devant le législatif,
mais aussi qu’il ne saurait y avoir de ministre délégué du pouvoir législatif :
« Je dis (...) que la souveraineté n’étant que l’exercice de la volonté générale
ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne
peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre,
mais non pas la volonté »43. C'est pourquoi Rousseau juge que la
souveraineté populaire exclut l’élection de « députés ou représentants » 44 du
pouvoir législatif : « La Souveraineté ne peut être représentée, par la même
36
bid.
Op.cit., III, 16.
38
Ibid., titre.
39
Ibid.
40
Ibid.
41
Ibid.
42
Op.cit., III, 1.
43
Op.cit., II, 1.
44
Op.cit., III, 15, titre.
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8
raison qu’elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la
volonté générale, et la volonté ne se représente point (...). Les députés du
peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses
commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le
Peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle ; ce n’est point une loi. Le
peuple Anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant
l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il
n’est rien » 45. Il n’est de démocratie que directe, sans quoi la souveraineté du
peuple est pour Rousseau réduite à néant : « à l’instant qu’un Peuple se
donne des Représentants, il n’est plus libre ; il n’est plus »46.
*
La doctrine rousseauiste de la souveraineté populaire passe pour la
justification la plus achevée de la démocratie politique, bien que Rousseau se
soit montré des plus pessimistes quant la possibilité de réaliser cette
dernière : « À prendre le terme dans la rigueur de l’acception, il n’a jamais
existé de véritable Démocratie, et il n’en existera jamais »47. Le terme de
démocratie désigne un type de régime politique, soit une manière d’exercer
le gouvernement d’un État, plutôt qu’un principe de légitimité comme la
notion de souveraineté populaire. Mais ledit régime peut apparaître, et il est
en général considéré comme la mise en œuvre la plus adéquate de ce
principe. La « rigueur de l’acception » renvoie en effet à l’étymologie : que
le peuple (dèmos) exerce lui-même le pouvoir au sens propre (kratos), c'està-dire le commandement et tout qui est nécessaire à son exécution. Selon
toute apparence, « celui qui fait la loi sait mieux que personne comment elle
doit être exécutée et interprétée. Il semble donc qu’on ne saurait avoir une
meilleure constitution que celle où le pouvoir exécutif est joint au
législatif »48. Cette réunion des deux pouvoirs impose toutefois une
restriction quantitative : la démocratie « suppose (...) premièrement un État
très petit où le peuple soit facile à rassembler et où chaque citoyen puisse
aisément connaître tous les autres » 49 – ce qui peut paraître en contradiction
avec le contrat social, et quant à sa motivation – « unir » les « forces » 50
humaines –, et quant à ses modalités : comment fixer une limite restrictive à
l’union avant même qu’existe la collectivité en droit de poser une telle
limite. À quoi s’ajoute une difficulté pratique : « On ne peut imaginer que le
peuple reste incessamment assemblé pour vaquer aux affaires publiques, et
l’on voit aisément qu’il ne saurait établir pour cela des commissions sans
que la forme de l’administration change » 51. Rousseau souligne que le
gouvernement du peuple par le peuple ne va pas sans conséquences
45
Ibid.
Op.cit., III, 15.
47
Op.cit., III, 4.
48
Ibid.
49
Ibid.
50
Op.cit., I, 6.
51
Op.cit., III, 4.
46
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9
inquiétantes, qu’il est le premier à désapprouver : « Chez les Grecs, tout ce
que le Peuple avait à faire, il le faisait par lui-même ; il était sans cesse
assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n’était point avide, des
esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était la liberté. (...) (§) Quoi !
la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude ? Peut-être. (...) Pour
vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes ;
vous payez leur liberté de la vôtre »52. Bien que le Moyen Âge chrétien ait
éliminé l’esclavage, Rousseau honnit l’idée de représentation politique, qu’il
a léguée à sa postérité : « elle nous vient du Gouvernement féodal, de cet
inique et absurde Gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée
et où le nom d’homme est en déshonneur » 53. Rousseau avait du moins
l’honnêteté de reconnaître que, pour ne pas être un vain mot, la souveraineté
populaire devrait s’accommoder de l’esclavage.
La nécessité d’une restriction quantitative se double dans la
démocratie d’une exigence qualitative d’ordre éthique, celle d’« une grande
simplicité de mœurs qui prévienne la multitude d’affaires et les discussions
épineuses. Ensuite beaucoup d’égalité dans les rangs et dans les fortunes,
sans quoi l’égalité ne saurait subsister longtemps dans les droits et l’autorité.
Enfin peu ou point de luxe ; car, ou le luxe est l’effet des richesse, ou il les
rend nécessaires ; il corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un par la
possession, l’autre par la convoitise ; il vend la patrie à la mollesse, à la
vanité ; il ôte à l'État tous ses Citoyens pour les asservir les uns aux autres, et
tous à l’opinion »54. Rousseau retrouve ainsi le principe de Montesquieu
selon lequel le principe d’un État républicain ne peut être que la vertu, c'està-dire le civisme, qui fait préférer le bien commun à l’intérêt particulier. Il
précise seulement, contre Montesquieu, « que l’autorité Souveraine étant
partout la même, le même principe doit avoir lieu dans tout État bien
constitué »55 : il est en effet impossible d’aller à l’infini dans le contrôle des
contrôleurs, c'est-à-dire des agents de l’exécutif. Aucun régime ne peut donc
se passer du civisme de ses membres, mais Rousseau rejoint Montesquieu en
admettant que cette nécessité se vérifie « plus ou moins, (...) selon la forme
du Gouvernement » 56. Ce qui caractérise la démocratie, c’est qu’elle requiert
une vertu plus répandue et plus exigeante que tout autre : elle requiert
notamment
« une
égalité
rigoureuse »
dans
les
conditions
socio-économiques, tandis qu’un régime aristocratique exige seulement « la
modération dans les riches et le contentement dans les pauvres » 57. C'est
pourquoi Rousseau va jusqu’à conclure qu’un régime démocratique doit être
jugé humainement irréalisable : « S’il y avait un peuple de Dieux, il se
gouvernerait Démocratiquement. Un Gouvernement si parfait ne convient
pas à des hommes » 58.
52
Op.cit., III, 15.
Ibid.
54
Op.cit., III, 4.
55
Ibid.
56
Ibid.
57
Op.cit., III, 5.
58
Op.cit., III, 4.
53
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10
Par-delà ces difficultés matérielles et morales, l’idée d’un
gouvernement du peuple par le peuple se heurte selon Rousseau à une
objection de principe : « c’est cela même qui rend ce Gouvernement
insuffisant à certains égards, parce que les choses qui doivent être
distinguées ne le sont pas, et que le Prince et le Souverain n’étant que la
même personne, ne forment, pour ainsi dire, qu’un Gouvernement sans
Gouvernement » 59. La démocratie est ici caractérisée comme un régime
confus, dans lequel l’attribution de la compétence à diriger n’est pas
suffisamment déterminée : si tout le monde commande, personne ne
commande, et « Il est contre l’ordre naturel que le grand nombre gouverne et
que le petit soit gouverné »60. Il faut plutôt distinguer les compétences : « il
n’est pas bon que celui qui fait les lois les exécute, ni que le corps du peuple
détourne son attention des vues générales, pour la donner aux objets
particuliers »61. Si la souveraineté populaire exige la distinction entre « deux
personnes morales très distinctes, savoir le Gouvernement et le
Souverain » 62, il semble qu’elle doive paradoxalement se trouver réalisée
plutôt dans des régimes non démocratiques. On peut penser que la
monarchie « n’est convenable qu’aux grands États » 63, qui ont d’autant plus
besoin d’un pouvoir centralisé qu’ils sont plus grands. Or ils sont par
là-même exposés aux abus de pouvoir locaux des délégués du monarque –
ceux que La Boétie appelait les tyranneaux : le risque d’une « si grande
nation » est « que les chefs épars pour la gouverner puissent trancher du
Souverain chacun dans son département, et commencer par se rendre
indépendants pour devenir enfin les maîtres » 64, tels les fermiers généraux de
notre Ancien Régime. L’avantage de l’aristocratie, gouvernement de l’élite,
est qu’elle n’exige « ni un État si petit ni un peuple si simple et si droit que
l’exécution des lois suive immédiatement de la volonté publique, comme
dans une bonne Démocratie » 65. En dépit de sa haine pour le pouvoir
représentatif, Rousseau ne cache pas sa préférence pour le régime
aristocratique : « c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel que les plus sages
gouvernent la multitude, quand on est sûr qu’ils la gouverneront pour son
profit et non pour le leur ; il ne faut point multiplier en vain les ressorts, ni
faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes choisis peuvent faire
encore mieux » 66. Rousseau juge assurément que l’aristocratie est
compatible avec le principe de la souveraineté populaire : « bien que le
Gouvernement puisse régler sa police intérieure comme il lui plaît, il ne peut
jamais parler au peuple qu’au nom du Souverain, c'est-à-dire au nom du
59
Ibid.
Ibid.
61
Ibid.
62
Op.cit., III, 5.
63
Op.cit., III, 6.
64
Op.cit., III, 5.
65
Ibid.
66
Ibid.
60
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peuple même » 67. Mais il faut en conclure aussi qu’un peuple ne peut être
effectivement souverain qu’à la condition de ne pas se gouverner lui-même.
La souveraineté du peuple paraît problématique non seulement
quant à ses conditions de réalisation, mais tout aussi bien quant à son
principe. Dans sa définition formelle, la volonté générale n’est qu’une
abstraction, et la question est de savoir comment lui donner une existence
concrète pour qu’elle puisse effectivement régir la vie collective, et rendre
par là-même effective la souveraineté du peuple. Le problème est
précisément ici que la volonté générale n’est la volonté de personne et n’a
donc, à la différence de la volonté particulière aucun organe pour
l’exprimer : la notion de corps politique est à tout jamais une métaphore, au
mieux une analogie. Toutefois, dans la mesure où la volonté générale est ce
en quoi doivent converger les volontés particulières, il paraît logique de
recourir à l’expression des secondes pour rendre la première exprimable. La
forme concrète de cette expression est le vote de la loi par le peuple
assemblé, en tant que moyen de vérifier sur quoi les volontés particulières
convergent : « Quand on propose une loi dans l’assemblée du Peuple, ce
qu’on leur demande [aux citoyens] n’est pas précisément s’ils approuvent la
proposition ou s’ils la rejettent, mais si elle est conforme ou non à la volonté
générale qui est la leur ; chacun en donnant son suffrage dit son avis
là-dessus, et du calcul des voix se tire la déclaration de la volonté
générale » 68. Rousseau ne voit pas là une pure mécanique quantitative, car
« ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix, que l’intérêt
commun qui les unit : car dans cette institution chacun se soumet
nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres ; accord admirable de
l’intérêt et de la justice qui donne aux délibérations communes un caractère
d’équité qu’on voit s’évanouir dans la discussion de toute affaire
particulière, faute d’un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du
juge avec celle de la partie »69. La solution du problème relève donc pour
Rousseau d’une logique de la motivation : quand un citoyen énonce ce qu’il
veut en tant que tel, c'est-à-dire en tant qu’il est concerné par le bien public,
il doit envisager son énoncé comme une règle potentielle qui s’imposera à
lui autant qu’aux autres. En quelque sorte : dès lors que le citoyen délibère
avec tous les autres, le civisme, c'est-à-dire la préférence accordée à l’intérêt
général doit logiquement s’imposer à lui du point de vue même de son
intérêt particulier.
Reste que, pratiquement, c’est bien « le nombre des voix » qui est
déterminant, en tant que manifestation de « l’intérêt commun » dont il doit
logiquement résulter. C'est pourquoi Rousseau recourt à un artifice
mathématique pour montrer comment l’expression de la volonté générale
peut sortir du suffrage. Le problème est en effet que la volonté générale ne
peut être identifiée à la « volonté de tous », et cela à un double titre : en droit
67
Ibid.
Op.cit., IV, 2.
69
Op.cit., II, 4.
68
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parce que cette dernière « n’est qu’une somme de volontés particulières »70,
et en fait parce que l’unanimité n’est jamais le cas dans la mesure même où
chacun juge de la volonté générale de son propre point de vue, qui n’est
jamais identique à celui d’autrui. Comment dès lors une unique volonté
générale peut-elle surgir d’une multitude disparate de volontés
particulières ? Pour le faire comprendre, Rousseau use métaphoriquement et
d’une manière assez approximative d’une notion empruntée au calcul
intégral, d’acquisition récente à son époque : « ôtez de ces mêmes volontés
[particulières] les plus et les moins qui s’entredétruisent, reste pour somme
des différences la volonté générale » 71. S’il s’agissait d’un simple comptage
des voix, on n’aurait affaire qu’à une somme arithmétique, une addition.
Mais ici, le comptage est le moyen technique pour obtenir un résultat plutôt
qualitatif que quantitatif, à savoir une volonté qui n’est aucune des volontés
particulières en tant que telles, mais qui les englobe et les représente toutes.
En ce sens, la volonté générale est ici pensée comme somme intégrale ou
intégration des volontés particulières. Ce en quoi des volontés divergent ne
saurait – tautologiquement – exprimer leur convergence : cette dernière ne
peut au contraire apparaître que si l’on considère que les volontés s’annulent
mutuellement en tant et pour autant qu’elles divergent. Or il résulte de là que
les volontés s’annulent d’autant plus qu’elles sont plus divergentes, plus
opposées. C'est pourquoi les plus extrêmes s’éliminent d’elles-mêmes ; et au
contraire, les volontés moyennes, dans la mesure même où elles s’opposent
moins, ont vocation à exprimer la volonté générale. Pour résoudre le
problème de l’expression de la souveraineté populaire, Rousseau en vent
donc à concevoir et formuler un principe médiocratique.
Ainsi la souveraineté populaire se ramène concrètement au triomphe
consenti de la volonté majoritaire sur les volontés minoritaires. Or ce recours
à la majorité repose sur un présupposé qu’en même temps il contredit. Bien
qu’il ait pour raison d’être l’absence d’unanimité toujours constatable dans
le corps social, il suppose l’unanimité du contrat social : « Il n’y a qu’une
seule loi qui par sa nature exige le consentement unanime. C’est le pacte
social (...). (§) Hors ce contrat primitif, la voix du plus grand nombre oblige
toujours tous les autres ; c’est une suite du contrat même »72. Or le contrat
est un acte aussi fictif que l’état de nature auquel il répond . C'est pourquoi
Rousseau s’efforce de lui donner une signification concrète, celle d’un
engagement implicite : « Quand l'État est institué le consentement est dans la
résidence ; habiter le territoire c’est se soumettre à la souveraineté »73 – ce
qui paraît impliquer qu’il ne puisse y avoir d’« étrangers parmi les
Citoyens »74, et que tous les résidents à demeure ont à la fois les droits et les
devoirs de ces derniers. Or, d’une part, une telle interprétation de
l’obéissance civile présuppose l’existence de l'État plutôt qu’elle ne
70
Op.cit., II, 3.
Ibid.
72
Op.cit., IV, 2.
73
Ibid.
74
Ibid.
71
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l’explique, et d’autre part, elle ne résout pas totalement le problème : car
« on demande comment un homme peut être libre, et forcé de se conformer à
des volontés qui ne sont pas les siennes. Comment les opposants sont-ils
libres et soumis à des lois auxquelles ils n’ont pas consenti ? » 75. La réponse
de Rousseau est que tout citoyen consent d’avance à admettre qu’il était dans
l’erreur si son opinion particulière s’est révélée contraire à ce qui a été voté
comme exprimant la volonté générale : « Je réponds que la question est mal
posée. Le Citoyen consent à toutes les lois, même à celles qu’on passe
malgré lui, et même à celles qui le punissent quand il ose en violer
quelqu'une. La volonté constante de tous les membres de l'État est la volonté
générale ; c’est par elle qu’ils sont citoyens et libres. (...) Quand donc l’avis
contraire au mien l’emporte, cela ne prouve autre chose sinon que je m’étais
trompé, et que ce que j’estimais être la volonté générale ne l’était pas » 76.
Dire que l’opinion minoritaire est dans l’erreur suppose évidemment que
l’opinion majoritaire est dans la vérité. Mais qu’est-ce qui prouve que la
majorité est dans le vrai ? Si l’on répond que c’est le fait même qu’elle est
majoritaire, on doit reconnaître, abstraction faite de tous les contre-exemples
qu’on pourrait donner, qu’on a affaire ici à une autojustification circulaire :
la souveraineté populaire doit alors apparaître, à l’opposé des intentions de
Rousseau, comme la véritable forme du droit du plus fort, puisque la forme
sociale de la force, la seule qui importe ici, c’est le nombre. La souveraineté
populaire n’est qu’une dictature de la majorité, ou plutôt de la collectivité
identifiée à sa majorité, soit une forme de despotisme dont il y a lieu de se
demander si elle est meilleure que les autres, tyranniques ou oligarchiques,
plutôt que pire.
La conception rousseauiste de la souveraineté populaire comporte une
présupposition fondamentale : l’infaillibilité de la volonté générale. Se
demandant « si la volonté générale peut errer » 77, Rousseau répond que « la
volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique »78.
La volonté générale est en effet la volonté du peuple en tant que peuple, et si
ce dernier n’est rien d’autre que l’ensemble des citoyens, c'est-à-dire des
individus en tant qu’ils veulent civiquement en commun l’intérêt général, il
paraît tautologique qu’une telle collectivité veuille son bien, parce que c’est
toujours au bien que tend la volonté. C'est pourquoi il faut dire que « jamais
on ne corrompt le peuple »79 : son intention à l’égard de lui-même ne peut
être que droite, contrairement à celle d’un monarque ou d’une oligarchie. La
question est toutefois de savoir si une telle idée du peuple se traduit toujours
et d’elle-même dans les faits. Rousseau donne toutes les raisons de penser le
contraire : « En effet chaque individu peut comme homme avoir une volonté
particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme
75
Ibid.
Ibid.
77
Op.cit., II, 3, titre.
78
Ibid.
79
Ibid.
76
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Citoyen. Son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt
commun » 80. C’est d’après ce même principe que Rousseau mettra en
évidence la menace « de l’abus du gouvernement et de sa pente à
dégénérer » 81 : « Comme la volonté particulière agit sans cesse contre la
volonté générale, ainsi le Gouvernement fait un effort continuel contre la
Souveraineté » 82, et, souligne Claude Lefort, « il n’y a pas de garantie
objective contre l’abus de pouvoir »83. Or ce qui autorise à soupçonner le
manque de civisme des gouvernants doit faire douter aussi de celui des
citoyens, lorsqu’ils doivent exprimer par leur suffrage l’opinion qu’ils ont de
la volonté générale. Comment dès lors penser qu’on peut dégager une
volonté générale infaillible à partir de la collation d’opinions qui sont
toujours tributaires d’un éventuel manque de civisme ?
Il est formellement vrai que c’est toujours le bien qu’on veut. Mais il
s’ensuit qu’on ne peut faire ce que l’on veut qu’à la condition de savoir en
quoi ce bien consiste. Or à supposer qu’un peuple en tant que tel soit
incorruptible dans son intention, il faut reconnaître que « souvent on le
trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal »84. Le
problème n’est pas tant de vouloir – la bonne volonté – mais de savoir quoi
vouloir : « Comment une multitude aveugle qui souvent ne sait ce qu’elle
veut, parce qu'elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’ellemême une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de
législation ? De lui-même le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même
il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le
jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé » 85. Rousseau rejoint ici
Platon, qui jugeait la multitude des hommes, livrée à l’opinion, incapable de
se doter des lois vraiment susceptible d’assurer son bien collectif :
formellement, la puissance législative est réservée au peuple, mais cette
attribution formelle ne fait que recouvrir l’incapacité réelle de la plupart à
bien légiférer. Ainsi il ne sert à rien qu’un peuple soit souverain sans « des
lumières publiques » qui fassent « l’union de l’entendement et de la volonté
dans le corps social (...). Voilà d’où naît la nécessité d’un Législateur » 86. Or
ce dernier « est à tous égards un homme extraordinaire dans l'État » 87.
D’abord parce que, pour bien légiférer, « il faudrait une intelligence
supérieure, qui vît toutes les passions des hommes et qui n’en éprouvât
aucune, qui n’eût aucun rapport avec notre nature et qui la connût à fond,
dont le bonheur fût indépendant de nous et qui pourtant voulût bien
s’occuper du nôtre », bref, « il faudrait des Dieux pour donner des lois aux
hommes » 88. Ensuite parce que « cet emploi, qui constitue la république,
80
Op.cit., I,7.
Op.cit., III, 10, titre.
82
Ibid.
83
Claude Lefort, Un homme en trop. Essai sur l’archipel du Goulag.
84
Op.cit., II, 3.
85
Op.cit., II, 6.
86
Ibid.
87
Op.cit., II, 7.
88
Ibid.
81
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n’entre point dans sa constitution » : car « celui qui rédige les lois (...) ne
doit avoir aucun pouvoir législatif » 89. Le peuple reste ici souverain en tant
qu’il lui revient de ratifier la législation qui lui est proposée : « on ne peut
jamais s’assurer qu’une volonté particulière est conforme à la volonté
générale qu’après l’avoir soumise aux suffrages libres du peuple »90. Platon
se demandait toutefois comment une multitude ignorante pourrait
reconnaître le bien-fondé des lois qu’on lui propose, et il jugeait plus
vraisemblable de convertir un roi à la philosophie qu’un peuple entier. La
démocratie moderne a fait le pari inverse, mais il paraît clair qu’un peuple ne
saurait revendiquer la souveraineté sans exiger de lui-même la même
compétence que Platon attribuait au philosophe-roi, et Rousseau au
législateur.
L’exigence de ne pas fausser la volonté générale avait pour Rousseau
une conséquence immédiate, de l’ordre de la pratique politique proprement
dite, à savoir l’interdiction des partis : « quand il se fait des brigues, des
associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces
associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par
rapport à l'État ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que
d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences
deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin
quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les
autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais
une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui
l’emporte n’est qu’un avis particulier. (§) Il importe donc pour avoir bien
l’énoncé de la volonté générale qu’il n’y ait pas de société partielle dans
l'État et que chaque Citoyen n’opine que d’après lui »91. L’« unique
différence » dont parle Rousseau correspond à la situation des régimes
politiques où domine un bipartisme. Mais d’une manière générale,
l’existence de partis ne peut selon lui que fausser le jeu majoritaire, et
empêcher par là-même l’exercice de la souveraineté populaire. Leur
interdiction paraît néanmoins contredire le principe de libre association qui
est au fondement même de l’institution politique, et il n’est pas évident
qu’elle soit en pratique plus favorable à la souveraineté populaire que leur
autorisation : historiquement, les partis politiques, par les libertés reconnues
d’opinion, d’expression et d’association, ont permis le développement de
l’opinion publique, soit du seul moyen d‘influencer le gouvernement en
dehors de sa sanction institutionnelle par l’assemblée du peuple. Interdire les
partis politiques, c’est n’admettre d’autre corps politique constitué que le
gouvernement lui-même, et c’est donc exposer d’autant plus le peuple
soi-disant souverain à la « pente à dégénérer » de ceux qui le gouvernent :
c’est bien pourquoi l’interdiction des partis politiques a été un trait
caractéristique de tous les régimes dictatoriaux. La logique politique de
Rousseau paraît ici encore échouer devant les réalités historiques, et l’on
89
Ibid.
Ibid.
91
Op.cit., II, 3.
90
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peut dès lors se demander si un peuple, faute de pouvoir jamais être
souverain comme Rousseau l’entendait, ne doit pas plutôt renoncer à l’être,
et n’en assurer que mieux par là-même son bien commun.
*
En demandant si l’on pouvait attribuer le prédicat souverain au sujet
peuple, on ne s’est pas demandé s’il y avait quelque chose à attribuer, c'està-dire si le terme de souveraineté, nominalement définissable comme
n’importe quel autre, donne à penser quelque chose de réel, en d’autres
termes s’il a non seulement une signification, mais aussi une référence. Il est
assez clair que Rousseau, en faisant la théorie de la souveraineté populaire, a
transféré au peuple ce qui était une prérogative royale, et il semble qu’il ait
cherché là le moyen d’empêcher, en pratique comme en théorie, toute dérive
du pouvoir politique vers un arbitraire tyrannique, bref de penser le politique
avec la même intention que Hobbes, mais d’une manière qui ne finisse pas
par annuler cette intention même. Un jugement de s. Augustin peut éclairer
le propos de Rousseau : le premier enseignait que tout pouvoir corrompt –
parce qu'il suscite chez son détenteur la tentation de faire à son profit ce que
les autres n’ont pas le pouvoir de faire, soit de tirer de son pouvoir un profit
personnel –, et qu’en conséquence un pouvoir est d’autant plus corrupteur
qu’il est plus absolu. À cet égard, rien n’est plus contraire à la pensée
d’Augustin que la conception classique de l’absolutisme royal,
éventuellement appuyé sur l’idée d’un droit divin, censé interdire
absolument toute forme de résistance civile aux ordres du souverain, désigné
indépendamment de toute volonté exprimée par ses sujets. On peut penser
que Rousseau voyait dans le transfert de la souveraineté au peuple la limite
la plus sûre à la dérive absolutiste du pouvoir – « Les Rois veulent être
absolus »92 –, et par là-même à son effet corrupteur : « jamais on ne
corrompt le peuple »... Mais on peut aussi noter que ce transfert ne change
rien au contenu de ce qui est transféré, à savoir la souveraineté elle-même.
Lorsque Spinoza pensait la souveraineté de l'État collectif institué par le
pacte social, il en tirait la conséquence que « le souverain n’est tenu par
aucune loi » et « tous lui doivent obéissance pour tout »93. Rousseau ne dit
pas autre chose : « Il faut remarquer (...) que la délibération publique, qui
peut obliger tous les sujets envers le Souverain, (...) ne peut (...) engager le
Souverain envers lui-même, et que, par conséquent, il est contre la nature du
corps politique que le Souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre
(...) : par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi
fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat
social »94. Certes, le fait de fonder la souveraineté sur la convention
collective paraît lui imposer des limites : « le pouvoir Souverain, tout absolu,
tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des
92
Op. cit., III, 6
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XVI.
94
Rousseau, op. cit., I, 7
93
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conventions générales, et (...) tout homme peut disposer pleinement de ce
qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions »95. Mais
Rousseau note que c’est le Souverain qui décide de ses propres limites :
« tout ce que chacun aliène par le pacte social de sa puissance, de ses biens,
de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la
communauté, mais il faut convenir aussi que le Souverain seul est juge de
cette importance »96.
On peut se demander si, pour répondre à l’intention de Rousseau, il ne
faut pas mettre en question la notion même de souveraineté plutôt que de se
contenter d’en modifier l’attribution. Cette notion ne signifie en effet rien
d’autre que celle de pouvoir absolu, et son attribution à une collectivité
plutôt qu’à un homme n’y change rien. C’est clair chez Spinoza, et ça ne
l’est pas moins dans la formule rousseauiste du contrat social comme
« aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la
communauté » 97 : la collectivité ainsi instituée – c'est-à-dire en fait la
majorité qui s’y dégage – reçoit un pouvoir absolu sur ses membres.
Rousseau explicite assez clairement cette conséquence : « le Souverain
n’étant formé que des particuliers qui le composent n’a ni ne peut avoir
d’intérêt contraire au leur ; par conséquent la puissance Souveraine n’a nul
besoin de garant envers ses sujets (...). Le Souverain, par cela seul qu’il est,
est toujours tout ce qu’il doit être » 98. On n’aura certes pas affaire à un
arbitraire personnel, comme dans un régime tyrannique, despotique, ou
dictatorial. Mais la question est de savoir si un pouvoir souverain peut
échapper à l’arbitraire du seul fait qu’il est collectif. Ce problème est en fait
celui de la justice des lois. « Sans la justice », disait encore s. Augustin, « la
politique n’est que du brigandage à grande échelle », et il ajoutait que « des
lois iniques ne sont pas des lois, mais des contraintes », parce qu'elles
exigent et imposent ce qui ne doit pas être voulu. Or, tirant les conséquences
de son principe, Rousseau conclut qu’ « il ne faut plus demander (...) si la loi
peut être injuste, puisque nul n’est injuste envers lui-même » 99 : l’autonomie
politique revient à penser qu’il n’y a d’autre principe à la justice des lois que
leur établissement par une convention majoritaire – ce qui était d’ailleurs le
sens de la notion grecque de nomos. Rousseau sait pourtant que la
démocratie athénienne elle-même vivait « à l’appui de la servitude », c'est-àdire des lois sur l’esclavage, dans lequel il voit la quintessence de
l’injustice : « le droit d’esclavage est nul, non seulement parce qu'il est
illégitime, mais parce qu'il est absurde et ne signifie rien. Ces mots
esclavage et droit sont contradictoires ; ils s’excluent mutuellement » 100.
C’était là dénoncer une institution qui avait été éliminée par le Moyen Âge
chrétien, tellement honni par Rousseau, mais rétablie à l’époque moderne
sous l’influence croissante de la bourgeoisie capitaliste, et qui fit la fortune
95
Op.cit., II, 4.
Ibid.
97
Op.cit., I, 6.
98
Op.cit., I, 7.
99
Op.cit., II, 6.
100
Op.cit., I, 4.
96
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de plus d’un philosophe « éclairé ». On en dirait autant des lois autorisant, au
XIXème siècle, l’exploitation industrielle du travail des enfants, et
dénoncées, longtemps avant Marx, par les catholiques sociaux.
Pareilles dénonciations impliquent évidemment qu’une disposition
légale ne saurait être considérée comme juste du seul fait qu’elle résulterait
d’une convention majoritaire. Autrement dit : si un peuple peut légitimement
décider de telles dispositions, c’est seulement dans la mesure où il ne saurait
décider du principe d’après lequel elles peuvent être considérées comme
justes. C’est ce qu’indique Rousseau dans sa réfutation du pseudo-droit
d’esclavage : « Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme,
aux droits de l’humanité, même à ses devoirs. (...) Une telle renonciation est
incompatible avec la nature de l’homme »101. C’est là reconnaître que des
conventions humaines peuvent fort bien instituer de fait des règles publiques
qui sont en contradiction avec ce que Rousseau désigne comme le
fondement non instituable de la justice des lois humaines, et que très
logiquement il réfère à la nature plutôt qu’à la volonté : « Ces principes (...)
dérivent de la nature des choses, et sont fondés sur la raison »102. Rousseau
retrouve ainsi la distinction, héritée d’Aristote à travers Montesquieu et les
jusnaturalistes, entre le droit naturel – soit ce qui est juste indépendamment
de toute convention humaine volontaire – et le droit positif – soit ce qui ne
devient juste que par une telle convention : de la première catégorie relèvent
les Droits de l’Homme, « naturels et imprescriptibles » ; de la deuxième les
règles du code de la route. Il est clair que Rousseau pose par là une limite à
son propre conventionnalisme : « il n’est pas plus permis d’enfreindre les
lois naturelles par le contrat social qu’il n’est permis d’enfreindre les lois
positives par les contrats des particuliers, et ce n’est que par ces lois mêmes
qu’existe la liberté qui donne sa force à l’engagement »103. Or cela revient à
reconnaître qu’aucun pouvoir humain, qu’il soit individuel ou collectif, n’a
de suprématie dans la fixation des normes fondamentales de justice :
prétendre décider de l’humanité de l’autre est le principe de toutes les
injustices, et le principe de la justice est d’abord de la reconnaître comme un
fait de nature dont aucune volonté ne saurait décider. Il n’y a en ce sens pas
de souveraineté humaine, parce que la justice des décisions humaines est
toujours référable à une norme qui la transcende et dont elle ne décide pas.
Rousseau souligne d’ailleurs que cette référence nécessaire n’invalide pas
l’institution, mais au contraire la fonde : « Ce qui est bien et conforme à
l’ordre est tel par la nature des choses et indépendamment des conventions
humaines. Toute justice vient de Dieu, lui seul en est la source ; mais si nous
savions la recevoir de si haut nous n’aurions besoin ni de gouvernement ni
de lois. Sans doute il est une justice universelle émanée de la raison seule ;
mais cette justice pour être admise entre nous doit être réciproque. À
considérer humainement les choses, faute de sanction naturelle les lois de la
justice sont vaines parmi les hommes ; elles ne font que le bien du méchant
101
Ibid.
Ibid.
103
Id., 6ème Lettre écrite de la Montagne, Pléiade, t.III, p.807.
102
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et le mal du juste, quand celui-ci les observe avec tout le monde sans que
personne les observe avec lui. Il faut donc des conventions et des lois pour
unir les droits aux devoirs et ramener la justice à son objet »104. D’un droit
naturel, on peut décider de la formulation, mais non pas du contenu formulé.
L’histoire du XXème siècle a produit des faits politiques que
Rousseau pouvait sans doute difficilement imaginer, mais qui ont conduit les
philosophes, à commencer par Hannah Arendt, à s’interroger sur la portée
exacte de certaines de ses formules. Ce qui est en cause ici n’est pas
l’orientation particulière de chaque régime totalitaire, qu’il ait été, pour faire
bref, de droite ou de gauche, de race ou de classe, aryen et nationaliste, ou
prolétarien et internationaliste. Ce n’est pas non plus la manière dont il a
imposé son pouvoir : le totalitarisme nazi a été porté au pouvoir par le
suffrage populaire ; le totalitarisme communiste par l’insurrection
révolutionnaire. Ce qui importe plus c’est l’idée totalitaire elle-même, en
tant qu’elle se vérifie également dans des régimes opposés qui se sont
combattus après avoir été alliés. Cette idée peut apparaître comme une
version accomplie de la notion de souveraineté, et plus exactement d’une
souveraineté absolue de la collectivité sur ses membres, soit une conception
qui n’aurait retenu de Rousseau que l’aliénation totale de l’individu à la
communauté. Le totalitarisme est une clôture du politique dans laquelle
l’État n’a pas d’autre fin que lui-même : c'est pourquoi on peut y voir une
conséquence logique de la prétention à l’autonomie politique. Le
totalitarisme signifie en effet que le pouvoir de l'État ne tire sa légitimité
d’aucune autorité qui lui serait supérieure et qu’il devrait reconnaître comme
telle, d’aucune loi dont il ne serait pas lui-même le principe : dans cette
conception, tout est politique au sens où l’État est le tout, c'est-à-dire qu’il
n’y a rien qui puisse revendiquer une extériorité, une transcendance par
rapport à la sphère d’exercice du pouvoir d'État, qu’il s’agisse de la vie
privée des individus, ou de ces lois non-écrites auxquelles Antigone se
référait pour contester le décret de Créon. Dans le nazisme, c’est l’idée
même d’humanité qui est déniée, en tant que norme et fondement de la
justice, de telle sorte qu’il appartienne au pouvoir de décider qui est homme
et qui n’est que sous-homme (Untermensch chez Nietzsche). Hitler écrit :
« l’homme n’est qu’un nombre ; ôtez ce nombre, il ne reste plus rien »,
signifiant par là que la réalité substantielle, c’est la collectivité, c'est-à-dire le
peuple (Volk). Le peuple souverain se confond alors avec le Herrenvolk.
Dans le bolchevisme, le parti prolétarien se prévaut d’une connaissance du
sens de l’histoire, et d’une vocation messianique du prolétariat, pour
discréditer ou éliminer ceux qui croient pouvoir s’y opposer parce qu'ils
l’ignorent : Staline dénonçait les Droits de l’Homme comme une fiction
idéologique bourgeoise au service de l’impérialisme américain. La
souveraineté du peuple s’appelle alors dictature du prolétariat, c'est-à-dire
du parti censé gouverner au nom et avec l’appui du prolétariat, même quand
il réprime des prolétaires – ceux de Solidarnosc par exemple – avec son
104
Id., Du contrat social, II, 6.
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armée et sa police politique. On pourrait certes objecter que ces régimes ont
précisément bâillonné l’opinion publique et empêché le suffrage populaire,
mais on devrait en conclure que la prétention à instituer un pouvoir
souverain est en définitive incompatible avec ces deux modes d’expression
du peuple, et que s’il y a quelque chose à instituer, c’est plutôt un pouvoir
qui ne soit pas souverain.
Le principe totalitaire peut se vérifier paradoxalement là où
apparemment le régime politique est tout le contraire d’un totalitarisme, soit
dans ce que nous appelons démocratie libérale, par opposition aux
démocraties populaires qui n’étaient ni démocrates ni populaires. Car il y a
une autre manière d’éliminer toute norme transcendante de la justice des
institutions, c’est de considérer que l’opinion en tant que telle a vocation à
faire loi dès lors qu’elle est partagée par le plus grand nombre, et de
dénoncer comme politiquement incorrect quiconque prétendrait contester
une décision majoritaire au nom d’un principe de justice présenté comme
non instituable, tels les Droits de l’Homme, ou plus généralement l’idée que
l’on est une personne humaine moralement digne, c'est-à-dire sujet de droits
et de devoirs, par nature, et non pas parce qu'une majorité en aurait décidé.
Certains pensent que la démocratie n’est compatible qu’avec un relativisme
moral, selon lequel il n’y aurait pas de vérité dans le domaine des jugements
de valeur – position d’André Comte-Sponville –, ou inversement qu’il serait
essentiellement antidémocratique de prétendre se référer à de vraies valeurs
– des fins bonnes en soi, et non pas seulement parce qu’un certain nombre
les jugent telles – pour juger de la justice des lois instituées. Il est pourtant
clair que le relativisme moral se retourne contre lui-même et peut conduire à
dévaloriser ce qu’on prétend fonder sur lui. Comte-Sponville fait tout ce
qu’il peut pour dénoncer le racisme et conseiller à tout le monde d’être aussi
humaniste et républicain que lui. Mais lorsqu’il affirme en outre qu’il
n’existe aucune raison qui permettrait de dire que de telles positions sont
vraiment les bonnes, du seul fait qu’elles sont de l’ordre du jugement de
valeur, il donne la meilleure raison qui soit d’adopter les positions inverses.
Aussi ne doit-on pas s’étonner qu’il en vienne à dire qu’« il ne s’agit pas ici
d’avoir raison (puisque la raison n’est d’aucun camp), mais seulement d’être
les plus forts »105, avouant que sa conception de la justice et du bien public
se réduit à nouveau à l’expression d’un rapport de force, ce qui justifie aussi
bien le totalitarisme que la démocratie, pour autant et aussi longtemps qu’il a
la force de s’imposer : « il (...) gardera ce droit, eût écrit Spinoza, aussi
longtemps qu’il conservera la puissance d’exécuter tout ce qu’il voudra »106.
Il est important à cet égard que le totalitarisme ait échoué non pas seulement
par la force des armes (1945), mais aussi par celle de la vérité (Soljenitsyne).
Que l’opinion ait à référer ses jugements de valeur à des normes dont elle ne
décide pas, c’est assurément un déni de souveraineté de l’opinion, mais ce
déni apparaît nécessaire pour qu’on puisse espérer tirer de la confrontation
des opinions, et plutôt même des convictions, un jugement sur le bien
105
106
André Comte-Sponville, Valeur et vérité, p.46.
Spinoza, Traité théologico-politique, ch. XVI.
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commun qui ne tourne pas au détriment de ceux qui l’auront porté. S’il y a
ici une rectitude politique, elle doit consister avant tout à refuser la tyrannie
du politiquement correct : loin de pouvoir s’adosser à un relativisme éthique,
la démocratie requiert plutôt que soit reconnu le principe qu’en matière de
justice et de droit tout n’est pas négociable, tout n’est pas instituable, et que
ce principe soit reconnu comme non négociable.
On récuserait difficilement l’idée d’une norme indépendante de
l’opinion à l’époque où l’écologie fait reprendre conscience de certaines
exigences qui s’imposent aux hommes du fait de leur enracinement dans la
nature. Ce n’est pas seulement la communauté de nature humaine qui est ici
concernée, en tant que principe directeur des relations entre humains, mais
l’existence d’une nature qui est un monde commun, régi par des lois dont
l’homme n’est pas le principe, et dont il ne peut pas ne pas tenir compte s’il
veut éviter que son action sur la nature se retourne contre elle-même en
détruisant ses propres conditions de possibilité, et se donner les moyens de
ce que nous appelons désormais un développement durable. Aristote savait
que « l’art imite la nature », c'est-à-dire n’est vraiment efficace qu’à la
condition de savoir se conformer intelligemment à ses lois. De même,
Castoriadis dénonce « l’absurdité (...) de l’idée de maîtrise totale qui forme
le moteur caché du développement technologique moderne » 107. Ce qui est
ici dénoncé c’est l’illusion d’une omnipotence de la technique, soit d’une
souveraineté de l’homme sur son environnement naturel. L’illusion consiste
à croire qu’une telle puissance totale pourrait être atteinte par cumulation de
puissances partielles, alors que celles-ci ont des effets latéraux qui
contribuent à diminuer la puissance globale au lieu de l’augmenter : c’est
ainsi que la lutte contre certaines pollutions – par exemple le rejet de gaz
carbonique – en a entraîné d’autres – l’acidification des pluies. L’écologie
fait ainsi retrouver l’idée grecque selon laquelle la nature donne à la volonté
humaine à la fois ses moyens et ses limites : il n’est pas possible de
considérer comme bonne n’importe quelle pratique, et cela en fonction d’un
ordre des choses dont l’homme ne décide pas. La prétention à la
souveraineté, c'est-à-dire à un exercice autonome de la volonté, apparaît ici
aussi comme virtuellement autodestructeur, et qui plus est cause d’une
injustice majeure, lorsque des collectivités ne veulent pas payer le prix de
leur activité pour éviter d’imposer leurs effets indésirables aux autres
habitants de la planète. Ici encore, en appeler à la responsabilité des peuples
à l’égard des autres et à l’égard des générations futures, c’est un déni de la
souveraineté politique dont certains se prévalent, pour refuser les mesures
nécessaires à la sauvegarde du bien qui est commun à tous les hommes, et
non pas seulement aux citoyens de tel peuple : la justice voudrait qu’un
peuple se destitue plutôt de toute prétention à la souveraineté à l’égard de ce
qui relève des droits de l’humanité en général.
Si la démocratie est justifiable, si on peut y voir, conformément à la
formule de Marx, ce sans quoi il n’existe pas de constitution vraiment
107
Castoriadis, Domaines de l’homme, p.149.
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politique, ce n’est donc sans doute pas à partir d’une idée et d’une doctrine
de la souveraineté populaire, mais plutôt parce qu'il s’agit toujours de faire
obstacle en pratique à la dérive toujours possible du pouvoir politique vers
une souveraineté inconcevable en théorie. Analysant la jeune démocratie
américaine, Tocqueville apercevait que son risque propre était la dérive vers
ce qu’il appelle « l’omnipotence », et même « la tyrannie de la majorité » :
« Si jamais la liberté se perd en Amérique, il faudra s’en prendre à
l’omnipotence de la majorité, qui aura porté les minorités au désespoir, et les
aura forcées de faire un appel à la force matérielle. On verra alors l’anarchie,
mais elle arrivera comme conséquence du despotisme »108. Tel que le
comprend Tocqueville, le risque de la démocratie est l’antagonisme potentiel
de ses deux principes fondamentaux d’égalité et de liberté, soit de
l’affirmation de l’égalité des individus en tant que personnes moralement
libres, par opposition à la division de la société d’Ancien Régime, en ordres
distingués soit par la naissance (noblesse), soit par ordination sacrée (clergé).
Ces deux principes sont caractéristiques de l’individualisme moderne, traduit
philosophiquement dans les théories de l’état de nature et du contrat social.
Comme Rousseau, Tocqueville voyait que l’institution d’une démocratie
n’irait pas sans un certain égalitarisme, une passion de l’égalité qui conduit à
revendiquer l’égalisation des conditions, et du même coup à renforcer le
pouvoir central auquel les individus font appel dans le but d’obtenir les
mêmes droits que les autres. Ce renforcement du pouvoir central issu du vote
majoritaire apparaît à Tocqueville comme une menace pour la liberté, la
démocratie risquant d’engendrer son propre despotisme, un despotisme
administratif. Contre cette menace, l’expérience historique montre à
Tocqueville un rempart possible, directement opposé à l’enseignement de
Rousseau : la constitution au sein de l’État de sociétés partielles. Il ne s’agit
pas seulement des partis politiques, qui ont leur propre rôle : « Il est clair que
si chaque citoyen, à mesure qu’il devient individuellement plus faible, et par
conséquent plus incapable de préserver isolément sa liberté, n’apprenait pas
l’art de s’unir à ses semblables pour la défendre, la tyrannie croîtrait
nécessairement avec l’égalité »109. Plus que des partis, qui « aux États-Unis
ne forment qu’un détail au milieu de l’immense tableau que l’ensemble des
associations y présente » 110, il s’agit de toutes les associations constituant ce
que nous appelons aujourd’hui la société civile, pour l’opposer à l’État en
tant qu’organe central d’administration : « Les Américains de tous les âges,
de toutes les conditions, de tous les esprits, s’unissent sans cesse. (...) Partout
où, à la tête d’une entreprise nouvelle, vous voyez en France le
gouvernement, et en Angleterre un grand seigneur, comptez que vous
apercevrez aux États-Unis une association » 111. Tocqueville voit dans le
principe associatif le meilleur contrepoids au centralisme démocratique, soit
l’antidote tout à la fois à l’individualisme et au risque de sa dérive
108
Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t.I, ch. XV.
Op.cit., 2ème partie, ch. V.
110
Ibid.
111
Ibid.
109
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despotique, et préfigure prophétiquement la destruction de la société civile
par les États totalitaires : « Il est facile de prévoir que le temps approche où
l’homme sera de moins en moins en état de produire par lui seul les choses
les plus communes et les plus nécessaires à sa vie. La tâche du pouvoir
social s’accroîtra donc sans cesse, et ses efforts mêmes la rendront chaque
jour plus vaste. Plus il se mettra à la place des ces associations, et plus les
particuliers, perdant l’idée de s’associer, auront besoin qu’il vienne à leur
aide : ce sont des causes et des effets qui s’engendrent sans repos.
L’administration publique finira-t-elle par diriger toutes les industries
auxquelles un citoyen isolé ne peut suffire ? » 112. C’est la dissémination du
pouvoir qui est le meilleur rempart contre l’abus de pouvoir. C’est sa
non-souveraineté qui est garante de la liberté du citoyen.
Ce principe de dissémination peut s’appliquer sur le plan proprement
politique. La classification aristotélicienne des régimes, reprise par
Rousseau, s’impose d’un point de vue formel, mais conduit surtout à l’aveu,
comme c’est déjà le cas chez Aristote, qu’un régime concret ne réalise aucun
des trois types dans sa pureté, parce que chacun d’eux répond à des
exigences qui s’imposent en fait à tout État organisé : « À proprement parler
il n’y a point de Gouvernement simple. Il faut qu’un Chef unique ait des
magistrats subalternes ; il faut qu’un Gouvernement populaire ait un Chef.
Ainsi dans le partage de la puissance exécutive il y a toujours gradation du
grand nombre au moindre, avec cette différence que tantôt le grand nombre
dépend du petit, et tantôt le petit du grand » 113. Aussi Aristote en venait-il à
l’idée, elle aussi reprise par Rousseau après Thomas d'Aquin, que le régime
le plus souhaitable est celui qui réussirait à allier les avantages de chaque
type, ce qui ne saurait sans doute aller sans tension, mais n’exclut pas
forcément toute possibilité de cohérence organique : principe unificateur de
la monarchie, principe méritocratique de l’aristocratie, principe consensuel
de la démocratie. Il faut noter que la plupart des démocraties actuelles, telle
notre 5ème République, répondent à ce principe, tout autant que les
monarchies constitutionnelles encore existantes. Rousseau appelait « mixte »
ce type de régime, préférable en pratique même si son manque de simplicité
répugne à la théorie : « Le Gouvernement simple est le meilleur en soi, par
cela seul qu’il est simple. Mais quand la Puissance exécutive ne dépend pas
assez de la législative, c'est-à-dire quand il y a plus de rapport du Prince au
Souverain que du Peuple au Prince, il faut remédier à ce défaut de proportion
en divisant le gouvernement ; car alors toutes ses parties n’ont pas moins
d’autorité sur les sujets, et leur division les rend toutes ensemble moins
fortes contre le Souverain. (§) On prévient encore le même inconvénient en
établissant des magistrats intermédiaires qui, laissant le Gouvernement dans
son entier, servent seulement à balancer les deux Puissances et à maintenir
leurs droits respectifs »114. C’est à un tel équilibrage que visait aussi le
principe, esquissé par Aristote et fortement affirmé par Montesquieu, de la
112
Ibid.
Rousseau, Du contrat social, III, 7.
114
Ibid.
113
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séparation des pouvoirs : une tentation majeure de l’exécutif est en effet de
ne pas assurer à la Justice toute l’indépendance qui lui est nécessaire, et le
propre du totalitarisme est entre autres de supprimer toute séparation réelle
des pouvoirs, au moyen de la censure idéologique dans l’attribution des
charges.
Il existe d’autres contre-pouvoirs institutionnels que ceux qui sont
intérieurs à chaque État. L’Europe médiévale a connu l’autorité spirituelle et
supranationale du pape, qui pouvait sanctionner les souverains – rois ou
empereurs – en les excommuniant ou en jetant l’interdit sur leurs États, ou
encore en déclarant la trêve de Dieu pour empêcher la poursuite d’une
guerre. Ce fut le cas jusqu’à ce qu’Henri VIII se soustraie à l’autorité papale
en se constituant chef de la Church of England, réunissant « les deux têtes de
l’aigle »115, comme Rousseau louera Hobbes de l’avoir fait dans la théorie.
L’idée d’une telle autorité supranationale pouvait paraître éliminée par
là-même, et les États modernes visaient assurément cette élimination en
revendiquant leur souveraineté. Mais les guerres du XXème siècle ont
provoqué l’institution, annoncée par Kant comme une conséquence logique
de la rivalité aggravée entre les nations, d’organisations internationales
visant à exercer un arbitrage appuyé sur une concertation (S.D.N., puis
O.N.U.), puis à poursuivre et sanctionner éventuellement des responsables
d’États coupables de crimes contre l’humanité (T.P.I.). La définition de cette
notion, à partir des procès de Nuremberg, celle aussi depuis du devoir
d’ingérence humanitaire, apparaissent comme un nouveau déni de la
souveraineté des États à l’égard de ce principe non-instituable du droit qu’est
l’humanité de l’homme. Les États signataires des chartes fondatrices de
telles institutions ont certes pris leur décision en toute indépendance les uns
des autres – souveraineté au sens ordinaire –, mais pour affirmer en commun
leur essentielle subordination à des principes de justice politique dont aucun
pouvoir humain ne saurait décider. Il faut d’ailleurs noter que le principe
associatif a trouvé à s’appliquer dans ce domaine, témoin Amnesty
international, dont on ne saurait nier l’efficacité réelle à infléchir les
décisions de certains pouvoirs politiques par l’appel à la manifestation de
l’opinion publique.
*
« Je ne suis pas le souverain de vos consciences », répondait un roi de
Pologne à ceux qui lui demandaient de sévir contre les membres d’une autre
confession religieuse que la leur. C’était là assigner une limite
infranchissable à son pouvoir, limite que les États totalitaires n’auront de
cesse que de nier et de transgresser. C’était en vérité, de la part dudit
souverain, dénier la souveraineté de son pouvoir. La question de savoir si un
peuple peut être souverain à un meilleur titre qu’un roi était sans doute un
faux problème, s’il est vrai que la souveraineté d’un pouvoir humain
quelconque est une représentation au mieux illusoire, et au pire tyrannique et
115
Op. cit., IV, 8
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homicide. La réflexion sur l’expérience moderne de la démocratie, et sur les
tentatives pour l’éradiquer, peut conduire à l’idée qu’un peuple sauvegardera
d’autant mieux la poursuite du bien commun, qui donne sens à son existence
collective, qu’il renoncera au fantasme de la souveraineté, et tirera les
conséquences théoriques et pratiques de cette renonciation. Il ne s’agit pas
ici de récuser les institutions démocratiques dans lesquelles on veut voir
ordinairement l’exercice d’une souveraineté populaire, mais plutôt de
récuser l’idée qui est censée exprimer leur bien-fondé, alors qu’elle signifie
avant tout une absolutisation du pouvoir contre laquelle de telles institutions
visent plutôt à prémunir.
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