Alfred Deller - Jean-Luc Tingaud - Revue - Jean
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Alfred Deller - Jean-Luc Tingaud - Revue - Jean
Jean-Michel BARDEZ Articles Alfred Deller - Jean-Luc Tingaud Paris Editions Josette Lyon 1996 - Collection « Les interprètes créateurs » NOTES de LECTURE MUSURGIA 1997 Vol IV n°1 Jean-Michel Bardez Le titre de cette nouvelle collection satisfera ceux qui pensent que l’interprète a un rôle décisif d’analyste, c'est-à-dire, de connaissance, de réflexion, d’écoute, de mise en perspective des œuvres qu’il crée, re-crée… Le cas Deller est très intéressant dans la mesure où il est l’un des chanteurs du siècle dont la manière de penser la musique par lui redécouverte nous est inconnue. Il faudra se pencher sur ses interprétations, qui lui attiraient d’ailleurs l’hostilité, non seulement des tenants de traditions de chant, mais également, plus tard, de ses « compagnons » en art baroque, plus avancés que lui, peut-être, dans l’étude d’une époque. Il représente le type même de l’artiste sur lequel s’ancrent aisément toutes les projections dignes des pâmoisons de la bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque. Depuis l’ange jusqu’à la voix miraculeuse, il s’agit des variantes d’un désir d’être l(Autre. J.L. Tingaud y insiste d’ailleurs avec un appareil textuel approprié, qui va de la « révélation » au « miracle de la beauté », en passant par « l’origine de cette voix surnaturelle », la « transfiguration », le « mystère » (un disque n’est-il pas sorti sur le « mystère des voix bulgares » ?) , la « présence magique », « la réincarnation », la « résurrection », rendant compte, ce faisant, d’un phénomène effectivement très ancré dans le « chaîne » musicale à tous ses moments, non sans prendre malgré tour une distance d’humour, fort heureusement : « Deller se rappelait que ses premières expériences dans ce répertoire lui donnèrent l’impression « qu’une porte s’ouvrait dans le ciel ». Sans doute ne vit-il pas tout de suite l’ange qui venait le visiter par cette percée céleste » (p. 26). Roland Barthes, d’ailleurs cité dans ce livre, parle de « montage somptueux d’une ignorance » (Fragments d’un discours amoureux p. 229) ce qui est une bonne approche de la notion de fantasme ! Une part de l’attitude de ce grand « transmetteur inspiré » que souhaitait être A. Deller, suscite ou conforte certains comportements « convulsés » des auditeurs ou des critiques. N’est-il pas stupéfiant de savoir que le Maître ne voulait pas de répétitions ? Etaitce pour donner l’illusion d’un surgissement « spontané », sans intermédiaire ,pour « gommer » la nécessaire et lente élaboration antérieure à partir d’un savoir large et détaillé sur un vaste répertoire, en mettant en avant l’acte « instinctif » ? (Ce dernier nous avance-t-il davantage ?).Que sait-on, justement, de son propre travail, sans aucun doute considérable, et qui risque un tel enjambement depuis une rive du passé ? Quelles sont les causes des caractéristiques du timbre de sa voix d’exception ? Après nous avoir assuré qyuil était « peu important » de savoir ou ce « mystère » résidait, (p.15) l’auteur revient cependant sur l’histoire d’une enfance et d’une adolescence afin d’évoquer les circonstances, certes rares, mais précises, d’une série de « chances », depuis la possibilité qui lui fut offerte de continuer à « chanter en soprano bien après la mue » (p. 22) jusqu’au passage au pupitre d’alto, bien décrite par Deller lui-même : « Je ne changeais rien à la manière d’utiliser ma voix (….) j’ai du élaborer seul une technique pour développer la résonance de ma voix dans le grave » (…) « en utilisant les résonateurs dans les sinus et en descendant pas à pas mon registre. Je pus ainsi créer une continuité entre ma voix de tête, celle de l’enfance et la voix de poitrine que je découvris ». (pp. 23-24) Deller n’a pu compter sur aucun Maître-Chanteur pour l’aider à interpréter la musique qu’il voulait redécouvrir. Le personnage de Walther, dans sa « chanson », explique également à ceux que lui oppose le livret d’Opéra de Wagner, qu’il est un autodidacte, qu’il a d’abord été attentif aux textes (un ancien poète, de vieux livres…) qui sont devenus ses guides. Ensuite, il évoque le travail sur la musique et ses rapports au texte, en termes métaphoriques. Deller part lui aussi du texte, se laissant « guider par le rythme interne de la phrase », puis, par une « émotion », au demeurant, très ornementalisée. En ce qui le concerne, qui rendra donc témoignage du contenu de ses « cours » ou de son « académie » à partir de ce qui est rapporté ici : « Ses leçons ressemblent aux veillées d’un conteur. Il raconte la beauté de la poésie anglaise, décrivant avec délectation comment les mots sont caressés par la musique (…) comment la musique naît des mots, où mener une phrase, où placer les respirations ? ». (p. 98). Profitant d’une conjonction entre un timbre et une musique en grande partie oubliée, il paraît être « le » premier, ce qui rend encore davantage possible la confusion de ses auditeurs entre le compositeur et le chanteur, ce qui leur permet aussi de poursuivre le fantasme d’un « interprète-créateur » idéal (quitte à le mettre en pièces ultérieurement, lorsque l’illusion se « décolle » d’une manière ou d’une autre, comme on peut le constater, hélas, à l’occasion de ces curées qui ont lieu dans l’enceinte des opéras-cirques, visant tel ou tel monstre « sacré » qui ne séduit plus). Jean-Luc Tingaud consacre avec raison une partie de son texte aux castrats, par opposition aux contre-ténors, mais aussi aux chanteurs de « beat music » des années soixante, à propos desquels il souligne une coïncidence d’intérêt et le fait que « dans les pays où Alfred Deller reçut un succès immédiat et populaire, notamment chez les jeunes, il dut partager son public avec les groupes de rock en vogue à l’époque. Cette idée l’horrifiait ». ( p.127). Le comble, c’est que cet « ange » ressemble à Méphisto, avec sa barbiche victorienne, ou bien encore avec ce regard d’épervier sur la photo choisie pour illustrer le livre ! Comment les auditeurs fascinés peuvent-ils s’y retrouver face à unetelle dichotomie entre une voix d’enfant qui perdure et une apparence virilisée par une mise en avant de caractères secondaires ? Lors du second Congrès Européen d’Analyse Musicale, à Trento, deux participants, K. Scherer et H. Siegwart, avaient abordé le problème de « l’expression des émotions dans la voix chantée », à propos de plusieurs interprétations d’une même cadence d’un air du troisième acte de Lucia di Lammermoor de Donizetti. La question est posée : du point de vue analytique, que fait Deller ? Jean-Michel Bardez © www.jean-michel.bardez.com