Negri et le paradigme de Spinoza

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Negri et le paradigme de Spinoza
Negri et le paradigme de Spinoza
Sonja Lavaert
Aujourd’hui le philosophe italien Antonio Negri écrit du théâtre dans la tradition du théâtre
épique communiste. Trilogie de la différence est la première publication d’une expérience qui est
encore en plein essor, le début d’une série dont la prochaine étape est imminente. Les 3 pièces de
théâtre sont un objet d’art aux multiples facettes, le fruit d’une recherche artisanale vers une
nouvelle forme où fiction et autobiographie jouent le rôle principal.
Bien que l’auteur insiste sur un nouveau tournant dans son œuvre, cette expérience reste aussi
l’expression d’une continuité, plus précisément la continuité du communisme. Le communisme
de Negri existe depuis toujours dans un renouvellement et a été dès le début, travail collectif et
subjectivité, engagement positif de l’imagination, résistance créative. Ses pièces sont des poèmes
pédants et en ce sens elles peuvent servir à faire un résumé ironique de ses réflexions. À la
recherche du contenu, l’expérience artisanale fait penser aux années 60, aux mouvements
révolutionnaires italiennes et au courant théorique de l’operaismo et de la conricerca qui mettait
au centre de leurs analyses anticapitalistes le sujet, c’est-à-dire le travailleur (operaio). Des
questions existentielles, théologiques, le travail, le pouvoir, l’amour, tout y est. Pendant très
longtemps, dès les années 60 jusqu’à 1979, Negri a été actif dans les mouvements de résistance.
Au cours de cette période, il a écrit presque exclusivement des textes politiques traitant du
marxisme. Cette vie et cet activisme ont pris brusquement fin avec son emprisonnement en 1979;
à ce moment, il a éprouvé le besoin d’un changement dans son style d’écriture. Ce changement
de style a débuté dans son livre sur Spinoza qu’il a écrit en prison. Anomalia selvaggia marque
un tournant. Auparavant, il a écrit principalement sur le plan politique puis il a commencé à
écrire en termes philosophiques. Après l’achèvement d’Empire, Multitude et Commonwealth (les
livres écrits avec Michael Hardt), il veut de nouveau changer de style. À travers ses pièces de
théâtre, Negri cherche une nouvelle forme d’écriture, une forme expressive, commune, directe et
pour tous. Une forme qui fait appel à l’imagination, qui touche le public et le fait plonger dans
un autre élément. La nouvelle forme d’écriture prend également l’aspect du dialogue. Elle est
ouverte à des rebondissements inattendus et à des voix multiples. Elle n’a pas de grille fixée et
comme dans une conversation commune, elle prend ses racines dans l’événement, dans le
présent et la vie.
Dans l’ordre présenté, les pièces de la Trilogie constituent une partie de l’histoire biographique
de Negri. La première pièce Essaim représente un militant solitaire qui est préoccupé par des
problèmes politiques et existentiels. Parce qu’il cherche des réponses définitives, il se perd dans
l’extrémisme. Une chorale évoque une deuxième voix qui fonctionne comme un public fictif, qui
apporte des commentaires et exprime le sens commun contre le fanatisme théorique et religieux.
La voix du bon sens met l’amour à la place du sacrifice ascétique qu’on rencontre « à l’intérieur
des viscères du pouvoir ». L’homme se rebelle et sa révolte devient « imagination et joie »
(Negri, 2009: 36). La deuxième pièce, L’homme plié, met en scène un rebelle qui refuse d’aller à
la guerre et qui, à cause de cette désobéissance, finit dans une prison fasciste. Dans la troisième
pièce Cithéron, nous pouvons suivre les péripéties d’une immigrante qui a quitté son pays, qui
doit survivre et dont les préoccupations sont celles du travail quotidien. Dans cette pièce, les
personnages et le décor se transforment miraculeusement et l’histoire se déplace d’une salle
d’ordinateurs dans la périphérie d’une métropole actuelle à la montagne Grecque des
Bacchantes. L’auteur cite des passages entiers de cette tragédie d’Euripide. Selon Negri, il faut
toujours avoir une relation directe avec la tradition culturelle qu’on doit réutiliser, traduire,
engager et appliquer. L’art ou la création d’un élément nouveau dans lequel le public est
impliqué, immergé et déplacé, est en avance sur son temps. Et c’est qui est en jeu : l’art de
constituer et de rythmer le temps. Cette émotion élémentaire, cette immersion ou ce déplacement
de l’art peut prendre des tas de formes, le rire par exemple. Tout comme la comédie La
Mandragola de Machiavel, la Trilogie est écrite après l’échec de la résistance italienne, du
mouvement de 68, de ses projets personnels qui sont intimement liés à ces mouvements
politiques. Mais également comme Machiavel, Negri ne se rend pas. Il continue à ‘regarder les
événements avec ironie’, à ‘déplacer le projet politique vers l’imagination’, à chercher et essayer
de ‘construire une perspective subjective’ (Negri, 2002: 122).
De Anomalia selvaggia à Commonwealth, il y a une continuité : de la philosophie, du
communisme et aussi de Spinoza. Negri explique qu’il y a 3 raisons pour lesquelles il est
important de lire Spinoza et de réfléchir sur ses textes. Premièrement, Spinoza met la
connaissance en fonction de la pratique politique et il lie la connaissance politique à la réalité
sociale. Deuxièmement, l’introduction de la perspective des gens communs dans la philosophie
est un matérialisme immanent et un athéisme. Troisièmement, sur tous les plans, - principiel,
théorique, concret ou politique -, Spinoza cherche le commun. Il semble donc que le
communisme de Negri est inspiré par Spinoza plutôt que par Marx. On peut même parler d’un
paradigme de Spinoza. Sa fascination pour le philosophe hollandais a été suscitée par les
publications à la fin des années 60 de Deleuze, Gueroult et Matheron, qui annonçaient un
mouvement dans lequel Spinoza représentait une autre modernité. Ces auteurs ont choisi tous les
trois pour une approche d’empathie et ils essayent de penser dans la logique du système
spinozien. En outre ces trois auteurs partagent la conviction que le philosophe du 17ième siècle
était le dessinateur d’une ontologie immanente radicale qui rompait avec l’idéalisme. Dans les
pas de ces auteurs français, Negri cherche une autre modernité dans les textes de Spinoza qu’il lit
comme étant le trait d’union entre la Renaissance et les Lumières, entre Machiavel et Marx. Son
rationalisme est interprété comme un matérialisme et sa systématicité comme une méthode sans
préjugés qui convient pour atteindre la connaissance de la vie humaine intérieure. Sa méthode
géométrique est considérée en fonction du réalisme, son réalisme comme une éthique et son
éthique comme une vision politique du propre temps. Spinoza propose, contre le courant du droit
naturel structuré sur l’idée de souveraineté, une alternative qui lie politique à réalité sociale. La
potentia est une traduction de ce que Negri appelle le pouvoir constituant de Machiavel qui est
tout simplement la constitution d’une disposition politique nouvelle. Ce sont les gens communs
qui inventent ces nouvelles dispositions en saisissant l’occasion propice. Le pouvoir constituant
est lié à la crise ou à la révolution, il est le contraire de la souveraineté. Les changements dans la
société se font dans les laboratoires du sujet. Une recherche de la réalité et des relations sociales
pose les thèmes de la perspective, du temps, de la subjectivité et de la collectivité. Une recherche
devient positionnement dans la réalité qu’on recherche et qui entre temps change constamment
de position. Le choix d’une méthode de connaissance apte à ce qui compte vraiment porte Negri
au concept de multitude. Dans des œuvres qu’il écrit en collectif, il développe un programme
pour un mouvement qui opère du dedans et d’en bas, comme un canon irrégulier. Le pouvoir
constituant de la multitude ne peut pas être représenté, mais doit être exprimé. Il va de pair avec
l’expression directe et avec la polémique, sur le rythme du temps de chacun.
Entre Anomalia selvaggia et Commonwealth, Negri ne cesse de parler de la multitude, de la
libération des singularités individuelles et collectives, de l’appropriation du temps ou de ce qu’il
appelle communisme. Il comprend le communisme comme une démocratie radicale qui n’a rien
à voir avec le socialisme de l’ancienne Union soviétique, ni avec la démocratie représentative,
mais qui, par contre, a beaucoup à voir avec la potentia spinozienne. Negri traverse et effectue
constamment le même mouvement que Spinoza ; il explique et expose sur le rythme de ce
mouvement. La polyphonie, les lignes de pensées intriquées et la méthode anomale causent une
ambiguïté et une ouverture. La démocratie comme le communisme, essentiellement la même
chose, ne signifie pas un régime politique spécifique mais une forme de vie et la condition pour
un gouvernement tout court.
Le paradigme de Spinoza est visible dans les paroles utiliseés par Negri et dans sa méthode
d’exposition rhétorique. Imperium (Empire) et Multitudo (Multitude) sont des mots que Spinoza
introduit dans le Traité de l’autorité politique. Dans le livre plus récent, Commonwealth, Hardt et
Negri suivent une construction analogue comme Spinoza dans l’Éthique, avec des scolies à la fin
de chaque partie. Ces scolies sont composées dans un style plus économique contenant plus
d’images et de significations, comme dans un langage quotidien fort métaphorique. Elles se
lisent l’une après l’autre, économisant les parties analytiques et du temps. Il y a donc deux
mouvements indépendants mais intriqués, comme deux voix dans une composition musicale
d’écriture horizontale en fugues. Les scolies et appendices dans l’Éthique et dans Commonwealth
sont à comparer avec la voix de commentaire de la chorale dans une tragédie classique qui est la
voix de la multitude, du public ou de la conscience (comme la chorale dans Essaim). Spinoza
répète en paroles communes ce qui a été exposé auparavant en forme de définitions, postulats,
propositions et corollaires. Par exemple, que Dieu dispose d’une certaine fin est considéré dans
l’appendice de la première partie de l’Éthique, comme un préjugé qui réduit les hommes à des
esclaves sans propre jugement. Ce préjugé détourne les hommes de leur intérêt propre de façon à
ce qu’ils deviennent inutiles à eux-mêmes. Cela les livre à la tromperie des gouvernements et à la
contrainte ; cela les rend la proie de la crainte. Toujours à la surface, nous reconnaissons dans
l’œuvre de Negri, dans son ensemble et dans des textes séparés, la même structure de
construction et d’inclusion que dans le Traité de la réforme de l’entendement. Nous
reconnaissons à travers son œuvre des caractéristiques stratégiques, un programme en 2 points et
la marque d’un tournant comme dans le Traité des autorités théologique et politique. Nous
percevons une analogie dans le contenu qui d’ailleurs pour les deux penseurs est indiscernable de
la forme, ce qui est propre à leur matérialisme immanent. Centrale dans la réflexion de Spinoza
sur la méthode et la connaissance, l’imagination est négative, neutre et positive. Une triplicité
analogue se constate dans les trois genres de connaissance. La créativité est centrale ; l’amour
remplace le pouvoir ; la désobéissance et la résistance s’opposent à l’obéissance qui convient à la
religion, pas à la démocratie, et qui évidemment n’a rien à voir avec l’amour.
L’imagination sauvage est essentielle dans la réflexion spinozienne sur la méthode et la
connaissance. Negri utilise des images du Tempest de Shakespeare pour le démontrer. C’est
l’imagination sauvage de Caliban, le mortel commun, l’habitant naturel et illettré de l’île de la
vie. D’un côté l’imagination produite et stockée dans la mémoire, dans les paroles et dans les
images, signifie ignorance. Elle est cause de préjugés, tient les hommes emprisonnés et les réduit
à l’esclavage. Avec l’image forte d’esclaves, Spinoza parle des hommes qui agissent uniquement
dans le profit des maîtres et pas dans leur propre profit. Cette image forte doit donc éclaircir une
relation complexe d’hommes qui agissant en fonction des autres se perdent eux-mêmes. Dans ce
cas, l’imagination est une chose négative qu’il faut surmonter. Toutefois l’imagination est aussi
quelque chose de neutre car elle fait partie de la nature humaine et appartient à la vie. Tout le
monde y est soumis. En outre, l’imagination est aussi une chose positive : Caliban est méprisé
par l’érudit et civilisé Prospéro qui le tient en prison ; mais il réussit à évader. Grâce à la
puissance de son imagination, il n’est pas contrôlable. L’imagination fait partie d’une pensée
créative et hypothétique qui déplace, résiste, change, varie, renverse et invente. Comme telle, elle
appartient à la constitution de quelque chose de nouveau. Cette triple échelle de valeur est
applicable aussi à la religion. En plus, tout ce que Spinoza prétend à propos de l’imagination, les préjugés qui confirment les craintes au lieu de les contrarier ce qui porte à l’esclavage;
l’inévitabilité; la puissance pour réaliser des rapports -, est valable pour la religion. La religion
donc est de l’ordre de l’imagination. D’un point de vue commun toutefois, la religion n’unit pas
mais divise et sépare. Pour Spinoza et Negri, la religion est la force unifiante des intérêts
différents d’un mouvement de pouvoir, d’une machine de propagande qui force l’obéissance.
Pour eux la religion ne fait pas partie de l’imagination constituante.
Dans le Traité des autorités théologique et politique de Spinoza, Negri souligne le tournant
effectué vers ce qui est, c’est-à-dire l’anomalie, et l’urgence de sa publication. Ce travail contient
une argumentation pour la thèse que le droit naturel reste toujours en vigueur, une plaidoirie
contre la superstition d’abord et par extension contre la religion, contre l’obéissance et les
actions faites par crainte de punition, et pour la constitution et l’expression de jugements propres
à base d’arguments intrinsèques.
En ce qui concerne la forme, ce texte stratégique est comparable au Principe de Machiavel
(même construction et structure d’inclusion, répétitions de thèmes et motifs, focalisateurs, places
ouvertes, métaphores, déplacements de profils). La construction est l’image du contenu. La
rationalité de Spinoza se fait ici révolutionnaire et hors mesure envers la situation historique
concrète. Il se tourne contre l’absolutisme monarchique qui se levait partout en Europe. Il se
tourne surtout et en premier lieu contre la guerre qui menace la démocratie hollandaise et qui est
faite au nom d’une religion. La terreur de la guerre porte Spinoza à vouloir mieux connaître la
nature humaine. Il soutient, en ligne droite contre Hobbes, que le droit naturel est toujours en
vigueur. Selon Negri, cette thèse nous offre un potentiel énorme pour penser productivement et
non génétiquement, et pour s’orienter vers le futur et les conséquences au lieu de retourner vers
l’origine du passé. Ainsi Spinoza réalise une césure ou un renversement systématique;
systématique parce que la césure est appliquée partout, et renversement parce qu’il y a 2
perspectives en jeu qui sont renversées.
Le programme spinozien contient 2 points (là aussi le TTP ressemble au Principe, et aussi à
L’ordre du discours de Foucault, un autre texte stratégique et incipit à une vie nouvelle). Le
premier point: il veut démasquer les préjugés et les illusions qui gouvernent les hommes et qui
les maintiennent sous la contrainte. Ce travail critique se fait à travers une recherche critique des
textes et des expressions linguistiques pour découvrir ainsi qui tire profit de certaines idées et
institutions. Cette critique de la religion mène à la conviction que le contenu de la Bible n’a rien
à voir avec la connaissance mais tout à voir avec l’obéissance. Le deuxième point: il veut rendre
publiques des positions et convaincre les gens à des idées qui sont bénéfiques pour eux, en
correspondance avec une libre république (c’est le moment politique où il utilise lui-même des
moyens rhétoriques). Negri souligne en de nombreuses variations le renversement que Spinoza
effectue : contre la tendance à l’absolutisme, contre la guerre, contre les opinions de Hobbes,
contre les philosophes de métier, contre la tradition. Les êtres humains font partie de la nature et
dans la nature rien n’est interdit. Ce raisonnement ressemble à première vue à celui de Hobbes,
mais il en est en fait l’opposé : la politique et la crainte sont opposées l’une à l’autre. Dans la
démocratie, personne ne passe sa puissance à une autorité tant qu’elle ne peut plus se raviser : la
crainte est de la part de l’autorité. La démocratie (de la multitude) essaye de se maintenir avec
cette vulnérabilité.
Comme Matheron et suivant la recommandation de Deleuze, Negri pense au milieu de la vie, au
milieu d’un problème, au milieu de Spinoza et de l’Ethique: il démarre son analyse par la
troisième partie qui s’oriente sur le rapport entre la spontanéité et la subjectivité.
L’expressionnisme de Spinoza est une généalogie ou une phénoménologie du monde intérieur
qui suit le procès du conatus au sujet. La troisième partie examine le commencement de notre
histoire commune, le début humain, le conatus, c’est-à-dire l’effort, la puissance, l’instinct,
l’appétit. Je nais et pendant qu’il n’y avait de mon point de vue aucune fin dans le temps avant
ma naissance, qu’il n’y avait que le vide et le rien, dès maintenant et immédiatement commence
la forte tendance à me maintenir dans l’existence. À l’affection s’ajoute dans la pensée une
représentation, une idée, parce que l’esprit veut connecter les sentiments de plaisir et de peine à
une cause. Cette idée est la volonté. La volonté est un mot, un nom que les hommes donnent au
conatus. Nous ne poursuivons pas « parce que nous jugeons qu’une chose est bonne; c’est
l’inverse: nous jugeons qu’une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous
la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir » (Ethique 3 scolie 9: 423). Pour cette raison,
l’effort de se maintenir est la base de la vertu morale. Le relativisme de Spinoza n’empêche pas
l’éthique, mais au contraire fonctionne comme fondement sur lequel se pose le problème de
l’éthique. Pour Spinoza le mal est ce qui est contraire à la nature des hommes, quand ils
dépendent de passions tristes (comme les sentiments de culpabilité), à cause de quoi ils
n’agissent pas de leur propre puissance, mais dépendent des autres. Le mal est ce qui va à
l’encontre de la maintenance de soi, ce qui éloigne les gens d’eux-mêmes, ce qui les fait souffrir
à cause de quoi ils dépérissent ou perdent intégrité. La triste passion est toujours sa propre
punition parce qu’elle redouble la misère. La connaissance active, par contre, qui est au-delà du
bien et du mal offre de la joie et porte à l’amour.
On aperçoit la structure d’inclusion dans le Traité de l’autorité politique quand Spinoza reprend
l’Éthique et reconnecte aux propositions logiques 34 et 35 de la première partie. Dans ces
propositions, Negri lit une distinction entre la potentia ou la puissance de la multitude et le
potestas ou le pouvoir de l’autorité. Avec cette distinction non seulement Spinoza introduit
comme Machiavel dans Il Principe les 2 perspectives opposées, mais aussi, tout comme le
Florentin, il se pose sur le point de vue en bas de la vallée sociale. Cette distinction est le
fondement sur lequel se construit le Traité de l’autorité politique et le concept de multitude qui
prend garde que l’idée moderne de démocratie (constituée ici) soit commune, débordante les
institutions souveraines et les identités organisées autour d’un peuple, étendue à tout le monde.
Cette distinction signe une notion de la liberté comme nécessité. La liberté n’existe pas dans la
libre volonté mais dans le libre nécessaire, ou dit autrement, elle n’existe pas dans l’ignorance
des causes déterminantes ou dans une fiction de liberté, mais dans la conscience du mouvement
de la réalité. La liberté n’est pas une médiation entre l’idée et ce qui est représenté dans l’idée,
mais elle est cause effective ; elle est nécessaire. Il y a toute une série de couples de notions qui
auparavant semblaient contradictoires mais qui, en réalité sont liés d’une façon intrinsèque et
causale. La liberté n’est pas contraire à la nécessité, mais elle en est impliquée. Ainsi sont liées la
condition humaine et la constitution de liberté, la prudence et la multitude. Cette compréhension
éclaircit les notions qui sont vraiment contradictoires, c’est-à-dire la puissance et le pouvoir.
La distinction des genres de la connaissance est aussi paradigmatique pour la pensée de Negri.
Le premier genre est inadéquat et donc négatif. Le deuxième genre est adéquat mais limité et
donc neutre (il correspond à ce qu’on nomme dans un langage ordinaire, objectif, neutre,
impartial, pas subjectif). Le troisième genre est aussi adéquat, le vrai but et donc positif. Dans le
style géométrique, positif signifie que la réalité est rajoutée, qu’il y en a plus. Négatif signifie
que la réalité est enlevée, privée, qu’il y en a moins. Neutre signifie qu’aucune réalité est ajoutée
ni enlevée mais que se maintient ce qui est déjà. La première connaissance est affect, sentiment
ou imagination ; elle est caractérisée par un mouvement réflexif, imitatif et confirmatif en soi.
Les affects sont apparents, variables, flexibles, incertains et souvent trompeurs. Le problème
consiste dans leurs caprices : ils disparaissent vite ; ils sont déviés ou occupés par quelque chose
d’externe et donc de nouveau ils diminuent. Le deuxième genre est la connaissance systématique
et méthodologique qui utilise les procédés d’induction et de déduction. Même si elle est
adéquate, cette connaissance conceptuelle ne suffit pas, quoiqu’elle soit nécessaire pour que la
connaissance se maintienne. Pour comprendre, il faut d’abord passer au troisième genre,
l’intuition ou la connaissance perceptuelle qui a toutes les caractéristiques de l’affect ou de
l’imagination sans pour autant être négative. La connaissance intuitive engage positivement les
affects et l’imagination ; de cette façon elle en introduit toutes les caractéristiques et elle est aussi
confirmative en soi, réflexive, imitative, apparente, flexible, capricieuse, incertaine, mensongère
et trompeuse. Pour cette raison, le deuxième genre est nécessaire pour que les affects et
l’imagination ne se détruisent pas. La différence est entre actif ou passif ; dans le premier cas, on
est trompé (passif) tandis que dans le troisième cas, on trompe (actif). Le philosophe italien
Virno suggère, pour cette connaissance créative et hypothétique essentielle dans la recherche
d’une forme de vie, le terme « transduction ». Agamben, un autre philosophe ami de Negri, parle
d’analogique et méthode paradigmatique. Negri et Hardt disent « resistance, creativity, and
invention » (Hardt & Negri, 2009: 21). La troisième connaissance ou l’imagination engagée
positivement est productive, créative et effective politique.
Dans son expérience de théâtre Negri suit de nouveau le paradigme de Spinoza. Contrairement à
la connaissance qui est seulement raison, l’art peut causer une expérience matérielle d’immersion
dans un élément nouveau. L’art crée des possibilités dans une réalité déterminée. Ceci veut dire
que les changements sont possibles, mais aussi, qu’ils sont toujours donnés. La dimension de la
réalité est fondamentale dans chaque pratique. Negri insiste sur cet aspect ontologique, mais il
ajoute que l’expérience matérielle implique une relation directe et élémentaire entre la réalité et
l’imagination. L’imagination est intrinsèque à l’expérience. Il insiste aussi sur le fait que l’art est
toujours un travail collectif et artisanal, constitué dans la relation d’une multitude d’hommes
singuliers, de leurs idées et de leurs produits. En plus, l’art est toujours anomalie ; il se fait dans
la résistance et dans la désobéissance. Negri fait une comparaison avec l’amour qui éclaircit la
relation entre l’artistique et le politique de même que l’analogie entre le politique et l’amoureux.
Ses conceptions de l’amour n’ont rien à voir avec le romantisme bourgeois, ni avec la religion
chrétienne. Les conceptions d’amour chrétiennes et bourgeoises effectuent une réduction
naturaliste et individualiste de l’amour à une fonction univoque et identitaire, donc au contraire
de ce qu’est l’amour. Exactement de la même façon, la réduction naturaliste et individualiste du
travail collectif de l’art est une réduction au contraire de l’art. Le collectif, le contre naturel et le
caractère constructif et hypothétique sont essentiels autant dans l’art que dans l’amour. Contre
naturel, dans le langage négrien, veut dire la façon dont la guêpe fait l’amour avec l’orchidée
(ceci est une image deleuzienne) : sans la finalité naturelle ou la fonction travailleuse de
l’abeille, pas organisée autour d’une identité, uniquement pour le plaisir. La guêpe fait l’amour
comme ça, parce que ça lui plait, quoi qu’il en soit. L’amour de la guêpe est analogue à l’idée
que les hommes n’ont pas de tâche prédestinée qui justifie leur existence ou donne du sens à leur
vie. Leur existence ne doit pas se justifier vu qu’elle a une priorité absolue, une évidence hors
question et que personne ou rien ne puisse la mettre en question. Leur existence est quoi que ce
soit, aimable comme elle est. La métaphore de la guêpe et l’orchidée représente un amour qui n’a
pas de motif ou fonction en dehors de l’amabilité de l’objet d’amour et le plaisir offert par
l’expérience d’amour. Le plaisir et l’objet de la relation sont singuliers, matériels, concrets,
uniques, et en même temps, non fonctionnels, pas définis et indéterminés. De l’amour contre
naturel, Negri passe à la coopération sociale, au politique et à l’art qui, eux, aussi naissent de
manière existentielle, c’est-à-dire parce que les êtres humains sont là, en tant que multitudes et
ne peuvent que persévérer dans leur existence. Les relations politiques, la constitution du
commun, l’expression linguistique et la connaissance ont en commun avec l’amour et l’art ce
caractère existentiel. Après tout, on ne peut pas oublier le côté commun de l’art qui ne s’adresse
pas à des spécialistes mais à la multitude commune.
Bibliographie
Negri, A., L’anomalia selvaggia. Saggio su potere e potenza in Baruch Spinoza, Feltrinelli,
Milano, 1981
Negri, A., Il potere costituente. Saggio sulle alternative della modernità, Manifestolibri, Roma,
2002 (1992)
Negri, A. & Hardt, M., Commonwealth, Harvard University Press, Cambridge Massachusetts,
2009
Negri, A., Trilogie de la différence, Stock, Paris, 2009
Spinoza, B., Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, 1954