L`avenir d`une illusion ? L`extrême gauche plurielle. Entre

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L`avenir d`une illusion ? L`extrême gauche plurielle. Entre
L'ENTRETIEN DU CEVIPOF — SEPTEMBRE 2006
L'avenir d'une illusion ? L'extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et
révolution1.
Entretien avec Philippe Raynaud, professeur de science politique à l'université
Paris II, membre de l'Institut universitaire de France.
La fin du régime soviétique et l'effondrement du parti qui, en France, s'en réclamait,
n'ont nullement entraîné la fin des courants qui se nourrissaient de la théorie
révolutionnaire et du marxisme : elle a, au contraire, permis le développement de
nouvelles radicalités d'autant plus conquérantes qu'elles se prétendent libérées de
l'héritage du communisme historique. Partant de ce constat, Philippe Raynaud analyse
dans son ouvrage ce qui structure, compose et recompose une extrême gauche plurielle,
dont l'influence est à la fois forte et durable dans le champ politique français. Il nous
guide ainsi à travers les courants, les écoles, les schismes et les réformes d'un monde
bigarré pour faire apparaître une "exception française", qui n'est pas seulement une
bizarrerie folklorique mais qui exprime un trait majeur de notre culture politique. Alter
mondialistes, trotskistes de diverses dénominations, maoïstes plus ou moins fidèles au
Grand Timonier, Indigènes d'une République réputée ingrate, mouvances écologiques ou
post situationnistes : de chacun de ces courants, Philippe Raynaud retrace la généalogie
et analyse les apostasies ou les engagements à la fois pérennes et durablement douteux.
Il met aussi en lumière le présent d'une illusion toujours vivante qui pèse lourdement sur
la politique française.
En quoi le rôle de l'extrême gauche aujourd'hui est- elle une exception française
?
Même si des courants d'extrême gauche assez vivaces existent dans d'autres pays, il y a
bien une " exception française " qui a plusieurs caractéristiques. Premièrement, on
assiste, depuis une douzaine d'années, à un retour d'une gauche radicale dont l'influence
dans le débat politique français ne peut être ignorée. Antilibérale et anticapitaliste avant
tout, cette nébuleuse de courants impose ses mots d'ordre sur des questions aussi
variées que l'immigration, les mœurs, le service public ou encore le devenir de la
construction européenne, imposant de nouvelles radicalités dont les thèmes sont en
phase avec notre société, allant au-delà de thèses défendues par la gauche traditionnelle.
N'oublions pas qu'au premier tour de l'élection présidentielle de 2002, l'extrême gauche
au sens le plus restreint - les mouvements trotskistes - recueille, toutes tendances
confondues, près de 10% des suffrages et que son pouvoir d'influence dans le " Non "
lors du référendum de mai 2005 sur le projet de Constitution européenne, a été loin
d'être négligeable. Au-delà, la " gauche de la gauche " prétend proposer un " autre
monde possible " à la fois plus égalitaire et plus respectueux des droits de l'homme et de
l'environnement et ses interventions dans la vie politique obligent les partis de la gauche
traditionnelle à se radicaliser et ceux de droite à prendre en compte certaines de ses
lignes de combat.
1
L'extrême gauche plurielle. Entre démocratie radicale et révolution, CEVIPOF/Autrement, Paris,
septembre 2006. Philippe Raynaud est notamment l'auteur de Terrorisme et démocratie (avec
François Furet et Antoine Liniers), Fayard, 1985 ; de Max Weber et les dilemmes de la raison
moderne, PUF, 1996. Il a dirigé avec Stéphane Rials, le Dictionnaire de philosophie politique, PUF,
1998.
1
En quoi cette extrême gauche française est-elle si particulière ?
Elle présente plusieurs particularités. La première d'entre elles est la permanence, depuis
quarante ans, d'une extrême gauche très organisée, certains courants étant issus de
l'histoire déjà longue du trotskisme, d'autres plus récents, des mouvements alter
mondialistes. Même en période de retrait apparent de la vie politique, entre la fin des
années 70 et le début des années 90, les mouvances trotskistes ont su conserver leur
appareil, leur savoir-faire et leurs réseaux qu'elles ont d'ailleurs renforcés et développés
grâce à une politique de présence ou comme on dit d' " entrisme " systématique dans les
organisations syndicales et associatives, ce qui explique leur capacité de mobilisation et
d'action dans les mouvements sociaux de ces dernières années. Mais cette particularité
française est confortée par une autre spécificité, à savoir la permanence et la vitalité,
dans la France d'aujourd'hui, d'une culture anticapitaliste et " antilibérale ", qui trouve un
écho dans cette " gauche de la gauche " mais dont l'influence est beaucoup plus large.
Les raisons de cette résistance française au libéralisme, que l'on avait cru affaiblie après
1989, sont complexes. Néanmoins, elle peut, en partie, s'expliquer, par ce qu'est notre
terreau social et sociétal, historiquement déterminé par le poids de la fonction publique,
considérée encore par beaucoup comme étant le modèle salarial idéal mais aussi par
notre tradition étatique accordant toujours, dans le discours, la priorité au service public
sur le marché. Enfin, le troisième trait remarquable réside dans la productivité "
théorique " de cette extrême gauche d'où sont issus des ouvrages divers et nombreux,
ayant l'ambition de définir une " autre politique " ou même de montrer qu'" un autre
monde est possible ", ce qui donne à cette extrême gauche une réelle influence
culturelle. Bien que minoritaire, cette culture est, en outre, légitimée par la sympathie et
le soutien que lui manifestent certains médias qui donnent à ses thèses une audience
dépassant largement les cercles militants. Cette réceptivité aux positions de cette gauche
radicale s'inscrit donc, parfaitement, dans un contexte marqué, quelle que soit l'équipe
au pouvoir, par une méfiance à l'égard du " libéralisme ", l'un des traits les plus
singuliers de la politique française. Mais il y a un autre élément, lui aussi spécifiquement
français, qu'il ne faut pas négliger, c'est le long immobilisme et l'incapacité à évoluer du
PCF après 1989 - au contraire du PCI, en Italie-, qui est certainement l'un des facteurs
de la permanence d'une extrême gauche active. La fossilisation du PCF est, sans aucun
doute, une explication de la permanence du trotskisme.
Selon vous, cette renaissance de l'extrême gauche est l'une des conséquences
de l'après-1989 ?
Sans une réflexion sur 1989/1990 et sur l'effondrement du communisme en URSS et
dans les démocraties populaires, on ne peut pas réellement en saisir les raisons. 1989
paraissait avoir scellé le destin des utopies révolutionnaires. Nombre de bons esprits ont
cru que toute alternative au système capitaliste était définitivement marginalisée et la
chute du monde soviétique a eu en effet des effets irréversibles. Ce qui meurt en 1989,
c'est l'articulation de l'idée de révolution avec la science marxiste, mais rien n'indiquait
que l'effondrement de l'URSS entraînerait l'acceptation, par tous, de la démocratie
libérale. Celui qui a le mieux perçu, me semble-t-il, les problèmes qui allaient se poser
après 1989 est François Furet dans son ouvrage Le passé d'une illusion2 qui n'est pas
simplement une dénonciation du stalinisme mais aussi une critique de l'illusion
révolutionnaire. Furet n'annonçait pas la disparition définitive de toute aspiration
utopique à une " autre société " comme on l'a prétendu : au contraire, il met en évidence
la possibilité, à terme, d'une nouvelle radicalité " post-communiste ". Selon lui, la
dialectique de la démocratie moderne conduira à nouveau à une critique globale de la
société bourgeoise, car il est de la nature du système démocratique d'induire
naturellement la contestation qui peut s'avérer radicale. La démocratie contient la
promesse indéfinie de l'égalité entre tous, objectif jamais atteint, non seulement pour
des raisons économiques mais aussi parce que le champ de l'application égalitaire est
également indéfini. Il est donc logique de penser qu'il y aura toujours une dénonciation
du contraste entre le discours, l'idéologie et la pratique démocratique.
2
François Furet, Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée du communisme au XXe siècle, Paris,
Robert Laffont et Calmann-Lévy, 1995.
2
Un point sur lequel vous insistez sont les différences existant entre le
gauchisme de 68 et des années 70 et la gauche radicale actuelle. Cependant,
celle-ci compte parmi ses rangs, beaucoup d'anciens activistes de cette période.
L'idée d'une conversion générale des " soixante-huitards " à la démocratie libérale n'est
qu'en partie exacte. Elle n'a concerné qu'un certain nombre d'individus brillants et
ambitieux qui jouent encore aujourd'hui un rôle-clef dans les médias, la justice et dans
certains milieux économiques, mais aussi dans la vie politique, quelques uns d'entre eux
ayant rejoint le Parti socialiste. Si l'on retrace l'histoire du militantisme depuis quarante
ans ou presque, c'est-à-dire depuis mai 68, on s'aperçoit qu'à des niveaux moins élevés
de la société militante, une frange gauchiste a conservé et mis en attente des énergies
militantes qui se sont reconverties dans la nouvelle gauche radicale et l'alter
mondialisme. Si l'on fait une analyse précise de l'origine des militants et des cadres
intermédiaires de ATTAC, un grand nombre d'entre eux viennent du PSU, des milieux
gauchistes de 68 et du PC. Ce monde de militants que l'on pourrait appeler les "
intermittents du militantisme " ne s'est jamais vraiment réconcilié avec la démocratie.
Vous consacrez la deuxième partie de votre livre à l'analyse de la production
intellectuelle de cette gauche radicale. Que représente-t-elle?
L'extrême gauche française a une influence culturelle évidente. C'est un phénomène
auquel j'accorde une grande importance. A côtés d'ouvrages militants, de livres
polémiques à grand succès, ces mouvements fournissent une production intellectuelle
théorique issue de personnalités, pas seulement françaises, mais aussi, par exemple,
italienne, qui ont des compétences académiques comme c'est le cas d'Alain Badiou,
d'Étienne Balibar, de Toni Negri et même de Daniel Bensaïd Ces écrits s'inscrivent dans la
tradition philosophique française et leurs auteurs, pour certains authentiques intellectuels
mais attachés à une position " révolutionnaire " ou au moins " radicale ", ne se
contentent pas de produire de l'idéologie. Ils disposent d'une certaine culture théorique
qui leur permet de donner aux aspirations présentes une apparence de fondation mais
aussi de montrer, bon gré mal gré, quelles sont les difficultés d'un projet radical ou
révolutionnaire dans le monde d'aujourd'hui. Leur influence politique n'est pas
négligeable et leurs efforts pour lutter contre l'hégémonie supposée du libéralisme ou
pour produire une doctrine cohérente qui jette les fondations de l'aspiration à un " autre
monde " renforcent la légitimité culturelle de la gauche radicale. En 1999, lorsque j'ai
rédigé, pour la Fondation Saint-Simon, une note sur l'extrême gauche à partir de l'étude
des textes produits, il m'est apparu clairement, de l'examen de cette littérature
abondante, qu'elle était l'expression concentrée de quelque chose de plus large.
Les nouveaux venus dans l'extrême gauche sont les alter mondialistes. D'où
viennent-ils ?
La chute du communisme n'a pas été suivie par un triomphe du libéralisme économique
et politique. Au contraire de nouveaux mouvements se sont développés autour du thème
que résume le slogan " le monde n'est pas une marchandise ".
Cette nouvelle mouvance popularisée par le mouvement ATTAC se cristallise à l'automne
1995, tournant décisif car c'est le moment où se brise le " consensus libéral " qui
dominait depuis 1983. 1995, c'est aussi le retour de la question sociale qui remet à
l'ordre du jour la défense des services publics et de la Sécurité sociale contre le
désengagement de l'Etat et qui, pour les Français, annonce les grands rassemblements
de Seattle et de Gènes. La critique " alter mondialiste " de la démocratie libérale est
diverse, mais, elle entretient avec le capitalisme mondialisé le même rapport de rivalité
et d'imitation que le mouvement ouvrier avait avec l'ancien monde bourgeois. Comme au
sein du socialisme traditionnel, elle est susceptible à la fois d'une interprétation
réformiste et d'une version révolutionnaire entre lesquelles se trouvent des combinaisons
centristes. Ainsi, l'alter mondialisme se présente comme une synthèse utopique née
d'une réaction parfaitement compréhensible aux effets du libre-échange mondial et du
poids de l'économie financière dans le capitalisme contemporain. Le ciment de cette
galaxie est dans une commune réaction devant l'évolution particulière du monde
contemporain : l'idée commune est que la " mondialisation libérale " était une mauvaise
réponse à la crise de l'Etat-providence. L'alter mondialisme pourrait jouer un rôle de
contre poids à la logique du marché comparable avec ce qu'à été en Europe, le socialisme
3
démocratique. Eddy Fougier dans une Note de l'IFRI3, montre bien l'hétérogénéité des
tendances et l'origine diverse des militants qui viennent du PC, du PSU et de la gauche
du PS, d'anciens écologistes et du syndicalisme. Cependant, l'alter mondialisme est,
aujourd'hui, le creuset dans lequel se forment toutes les aspirations à " un autre monde
". On sent chez beaucoup de militants une certaine nostalgie de la France des années 60,
protectionniste, planifiée, où régnait une régulation naturelle et où le dirigisme
économique de l'Etat était la règle. Mais l'alter mondialisme est en fait lui-même un
mouvement mondialiste : l'importance du net y est significative et change, du reste,
aussi les données du militantisme. Il permet à ce mouvement d'avoir une structure
horizontale et non verticale comme celle des partis traditionnels et, surtout, il apparaît
comme le moyen pour créer une nouvelle forme de démocratie directe en réseau grâce,
d'une part, à l'agrégation d'individus très hétérogènes et, d'autre part, et à la
radicalisation des positions que permet la communication entre des individus qui sans
cela resteraient isolés.
Du point de vue des révolutionnaires classiques, l'alter mondialisme n'est qu'une
idéologie " centriste " qui peut mobiliser mais ne peut redéfinir à lui seul les buts et les
moyens d'une politique révolutionnaire. Mais l'idée fait son chemin chez les ultras des "
alters " mais aussi chez certains de l'extrême gauche historique, qu'il est possible de
mener un combat révolutionnaire sans passer par la prise du pouvoir, inutile et
dangereuse.
Si l'on considère les mouvements historiques, c'est-à-dire le trotskisme, nous
sommes en face d'organisations extrêmement différentes et complexes.
Il existe principalement trois courants relevant du trotskisme historique représentant
trois cultures politiques, s'opposant par des différences idéologiques et stratégiques
majeures encore vivaces.
Lutte ouvrière (LO) reste le groupe le plus " bolchevique " et le plus paradoxal, associant
un culte de la clandestinité et du secret à une visibilité médiatique et électorale par le
biais du discours populiste de sa porte parole éternelle, Arlette Laguiller. LO propose une
vision du monde simpliste, ouvriériste, opposant le grand capitalisme au prolétariat,
considérant que rien de bon ne peut venir des gouvernements ou des élections. C'est une
manière d'être hors système. C'est le mouvement le plus éloigné de la gauche
antilibérale et il n'a aucune influence culturelle.
Les Lambertistes (ou Parti des travailleurs) n'ont pas beaucoup d'existence électorale
mais ont un certain poids dans les syndicats de la Fonction publique et de la Sécurité
sociale notamment à FO et auparavant dans l'ex-FEN. Proches de certains anarchosyndicalistes et d'une partie de l'extrême gauche républicaine, très anticléricaux, les
Lambertistes ont des actions principalement défensives, arc-boutées sur la défense du
service public et de l'organisation territoriale et contre l'Union européenne considérée
comme une émanation de l'Eglise catholique. Plus actifs que les autres dans la
dénonciation de la bureaucratie soviétique - force contre-révolutionnaire à laquelle il ne
fallait pas faire de cadeau -, ils ont été très engagés dans le soutien aux dissidents
soviétiques au cours des années 70. Ils ont mené des actions remarquées, en particulier
avec André Bergeron (FO) et au sein du Comité pour la défense des mathématiciens
animé par Michel Broué, mathématicien éminent et lambertiste comme son père,
l'historien Pierre Broué. Pour leur malheur, l'URSS a été renversée non pas par une
révolution prolétarienne qui aurait repris le film là où il s'était arrêté en 1924, mais par la
restauration assumée du capitalisme, si bien que, curieusement, ses militants sont
aujourd'hui assez proches des courants les plus archaïques et les plus staliniens du PCF.
La Ligue communiste révolutionnaire (LCR) est, de loin, le groupe le plus dynamique,
mais aussi le plus à même de naviguer au sein des sensibilités actuelles. Avec son
leader, le " facteur " Olivier Besancenot, il se pose réellement la question d'une évolution
substantielle. Courant le plus ouvert à des radicalismes démocratiques, il s'est engagé
très tôt dans les mouvements féministes, la loi sur la libéralisation de l'avortement, la
défense des minorités sexuelles et est favorable à la légalisation des drogues douces. Il
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Eddy Fougier, La Contestation de la mondialisation : une nouvelle exception française ?, Série
"Réactions et réponses à la mondialisation". Notes de l'Ifri 46, Paris, 2002,
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est totalement en première ligne dans toutes les actions soutenant ceux que l'on peut
regrouper comme les " sans droits ", les " sans " (papiers, logements etc.), les " exclus ".
La LCR est très présente au sein d'ATTAC. Elle attire des militants plus jeunes issus de
nouvelles couches sociales dont Olivier Besancenot est très représentatif. La question qui
se pose pour elle est de savoir si l'on doit agir pour construire un mouvement d'avantgarde ou bien si l'on accepte la perspective d'une démocratie basiste (participative) qui
est celle des alter mondialistes. On perçoit cette hésitation dans les discours d'Olivier
Besancenot. Une posture d'opposition radicale mettrait la Ligue en dehors d'éventuelles
alliances de gauche plus larges. Cependant, la LCR peut-elle encore se réclamer du
marxisme ? Elle a renoncé au concept de dictature du prolétariat et certains de ses
théoriciens sont même près à abandonner celui du dépérissement de l'Etat. C'est donc
une organisation marxiste dans laquelle existent des courants quasi-révisionnistes
malgré leur rhétorique radicale. La LCR est en quelque sorte à une croisée des chemins,
ce qui pèse sur sa stratégie électorale pour l'élection présidentielle mais elle ne semble
toujours pas près de renoncer à son identité et à son autonomie, tout en restant la
mouche du coche des mouvements sociaux.
De nouvelles radicalités sont apparues récemment, en particulier, l'antiracisme.
Est-ce si nouveau dans les combats de l'extrême gauche ?
La lutte contre le racisme a été pour l'extrême gauche, comme pour la gauche dans son
ensemble, à la fois un thème fédérateur et une source de divisions. Elle a permis de
ressusciter l'antifascisme et de donner aux combats de la gauche radicale une
dramatisation qui renforce les mobilisations. Mais elle fait apparaître des clivages qui
sont à l'image de ceux de la société française entre " républicains universalistes " et "
multi culturalistes ". Depuis quelques temps, de nouvelles revendications apparaissent
dont le but déclaré est de faire éclater le consensus sur lequel vit plus ou moins bien la
société française. Le plus connu de ces courants est le mouvement dit des " Indigènes de
la République ", né en janvier 2005.
Pour comprendre une dimension importante de la dynamique de l'extrême gauche depuis
quinze ans, il faut tenir compte du croisement de trois lignes d'actions. Dans un premier
temps, elle passe d'une politique révolutionnaire à un discours de la défense des droits
de l'homme et des minorités, avec au départ, l'idée, qu'à partir de ce nouveau type de
problèmes, elle pourrait s'appuyer sur de nouvelles contradictions de la démocratie et
engager des luttes qui amèneraient des transformations profondes de la société. Ces
nouveaux mouvements sociaux prennent en charge les aspirations " post matérialistes "
d'une population où la classe ouvrière ne joue plus un rôle central. Mais, ces sensibilités
de la gauche radicale se nourrissent d'un anti-nationalisme très fort, qui se construit en
miroir de l'extrême droite et se traduit par un anti-lepénisme très violent. A ces
nouveaux axes de lutte vont s'agréger les nouvelles difficultés que rencontre la société
française, en particulier les difficultés d'intégration que connaissent les enfants des
nouvelles générations d'immigrés. Face à un imaginaire national affaibli, des
revendications anciennes prônant un discours anti-occidental, que l'on peut même
entendre comme anti-impérialiste, exprimant par exemple les insatisfactions et le
malaise des communautés noires françaises, renaissent. Cela donne lieu à des formes de
protestation encore mal perçues et encore peu analysées.
Selon le titre de votre conclusion, quel est " l'avenir de cette illusion "
représentée par cette gauche radicale?
Cette question présente trois aspects. Comment apprécier la représentativité politique de
cette gauche radicale et sa légitimité culturelle ? La " gauche de la gauche " est-elle en
mesure de constituer un nouveau " front de classes " susceptible d'infléchir réellement
l'évolution de notre démocratie libérale ? Enfin, que nous apprend-elle sur notre société ?
Le score de l'extrême gauche en 2002 et le rôle de la gauche radicale dans la victoire des
" Nonistes " au référendum de mai 2005 sur le projet de Constitution européenne sont
éloquents. L'action de cette gauche radicale lors de mouvements sociaux récents laisse à
penser que celle-ci est capable de peser sur les décisions publiques par son pouvoir de
veto et de blocage. Mais, si elle influence notre débat politique, elle reste, cependant,
dans une position paradoxale, à la fois en dehors et en dedans de la vie politique
nationale. Est-il envisageable que cette gauche de la gauche puisse constituer un
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nouveau " front de classes " allant des réformistes alter mondialistes aux ouvriéristes de
LO ? On peut en douter. Ces différents courants persistent dans leurs oppositions
idéologiques et leurs incertitudes stratégiques : leur unité est essentiellement négative et
un mouvement unitaire paraît improbable. Chez aucun auteur et théoricien de cette "
gauche de la gauche " nous n'avons trouvé ce qui faisait la force de l'illusion
communiste., mais il n'et pas interdit de penser, comme l'écrit Marc Lazar4 , dans un
récent ouvrage, que l'absence d'une critique radicale du communisme par la gauche
socialiste est pour quelque chose dans la persistance de cette " passion française ", un
certain gauchisme contribuant lui-même à la survie de la culture communiste.
Tout aussi intéressant est ce que leur relatif écho nous apprend sur notre société.
L'importance des ces nouvelles radicalités est l'expression d'une crise nationale plus
large. Ces partis protestataires bouleversent les équilibres sur lesquels se fonde notre
système politique. D'une certaine façon, la pensée d'extrême gauche contribue à rouvrir
le " répertoire de la démocratie " en prétendant avec plus ou moins de bonheur, travailler
à son dépassement. Elle met l'accent sur un problème majeur de la démocratie
contemporaine : les difficultés que rencontrent les régimes démocratiques, à l'époque du
déclin de l'Etat-providence dans sa version nationale, sont le signe d'un déclin de la
puissance constituante et collective de la démocratie, que l'actuelle logique des droits a
fait passer au deuxième plan. Le problème est de savoir si nous sommes capables de
nous donner la possibilité d'une refondation de la politique française sans retomber dans
des illusions comparables à celles dont nous sommes sortis dans les années 1980.
Propos recueillis par Elisabeth Kosellek
CEVIPOF
98, rue de l'Université — 75007 Paris, France
Courriel : [email protected] — Tél. : 33 (0)1 45 49 51 05 — Fax : 33(0)1 42 22 07 64
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Marc Lazar, Le Communisme, une passion française, Paris, Perrin, 2002, rééd. collection " Tempus
", 2005.
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