L`Année psychologique Revue d`un phénomène étrange : la
Transcription
L`Année psychologique Revue d`un phénomène étrange : la
L’Année psychologique http://www.necplus.eu/APY Additional services for L’Année psychologique: Email alerts: Click here Subscriptions: Click here Commercial reprints: Click here Terms of use : Click here Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie Émilie A. Caspar et Régine Kolinsky L’Année psychologique / Volume 113 / Issue 04 / December 2013, pp 629 - 666 DOI: 10.4074/S0003503313014061, Published online: 09 December 2013 Link to this article: http://www.necplus.eu/abstract_S0003503313014061 How to cite this article: Émilie A. Caspar et Régine Kolinsky (2013). Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie. L’Année psychologique, 113, pp 629-666 doi:10.4074/S0003503313014061 Request Permissions : Click here Downloaded from http://www.necplus.eu/APY, IP address: 78.47.27.170 on 17 Feb 2017 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie ∗ Émilie A. Caspar1,2 et Régine Kolinsky1,3 1 Fonds de la Recherche Scientifique-FNRS 2 Consciousness, Cognition & Computation Group (CO3), Centre de Recherche Neurosciences & Cognition (CRNC), Université Libre de Bruxelles, Belgique 3 Unité de Recherche en Neurosciences Cognitives (UNESCOG), Centre de Recherche Neurosciences & Cognition (CRNC), Université Libre de Bruxelles, Belgique RÉSUMÉ Ces dernières années, l’étude de la synesthésie a pris de l’ampleur au sein de la communauté scientifique. Cet article passe en revue certains aspects essentiels de la synesthésie. Après une description de ce phénomène, nous nous intéressons à son objectivation et à ses origines développementales. Ensuite, grâce aux données issues de divers articles, nous tentons de déterminer si l’acquisition d’associations synesthésiques s’arrête un jour et si des personnes qui ne sont pas synesthètes peuvent apprendre à le devenir. Nous discutons aussi des bénéfices cognitifs éventuels de la synesthésie et de ce que peut apporter l’étude de ce phénomène à la compréhension plus générale de la cognition. Review of an unusual phenomenon: Synaesthesia ABSTRACT These last few years, the study of synaesthesia gained in importance in the scientific community. In this article, we present some essential aspects of synaesthesia. After describing this phenomenon, we discuss how to measure it in an objective way and what are its developmental origins. Then, based on data from various articles, we try to determine if the acquisition of synaesthetic associations stops one day and if non-synaesthete people can learn to become synaesthetes. We also discuss the possible cognitive benefits of synaesthesia and how the study of this phenomenon contributes to the more general comprehension of cognition. ∗ Correspondance : Émilie Caspar, Consciousness, Cognition & Computation Group (CO3), Université Libre de Bruxelles, CP 191, Av. F.-D. Roosevelt, 50, B-1050 Bruxelles, BELGIQUE. E-mail : [email protected] Remerciements. La préparation de cet article a été rendue possible par un financement du Fonds de la Recherche Scientifique-FNRS (FRS-FNRS) attribué à Régine Kolinsky (1.5.235.09, «Automaticité, précocité et bidirectionnalité des activations dans la synesthésie». Régine Kolinsky est Directeur de Recherches et Émilie Caspar Aspirant du Fonds de la Recherche Scientifique-FNRS (FRS-FNRS), Belgique. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 630 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky 1. INTRODUCTION 1.1. Qu’est-ce que la synesthésie ? A, c’est blanc et long, disait Veniamin ; i s’éloigne, on ne peut pas le dessiner ; ille est plus aigu ; iou est pointu, plus effilé que e ; ia est grand, on peut rouler dessus : o vient de la poitrine, il est large et le son va vers le bas ; hé s’en va de côté, et je sens le goût de chacun des sons. Quand je vois des lignes, elles émettent des sons elles aussi. Extrait de « Une prodigieuse mémoire », Luria (1965). Grâce à cet étonnant paragraphe retraçant l’expérience de Veniamin, cas exceptionnel de synesthète à la mémoire prodigieuse et doté d’une forte imagerie mentale, suivi durant 30 ans par le psychologue soviétique Alexandre Luria (1965), nous voyageons dans un monde où les sens ont fusionné, où ils s’entremêlent, à savoir, dans le monde d’un synesthète. La synesthésie (du grec syn, union, et aesthesis, sensation) est un phénomène qui consiste en un liage sensoriel inhabituel, dans lequel certains stimuli évoquent automatiquement une perception additionnelle (Cohen Kadosh & Henik, 2007). Il est difficile d’en proposer une définition plus précise, délimitant correctement les critères d’inclusion et d’exclusion, étant donné le nombre important de formes que la synesthésie peut revêtir. Il s’agit par exemple d’une expérience colorée lors de la lecture d’une lettre imprimée en noir, d’une expérience gustative lors de la perception d’un mot ou encore de la vision de formes lors de la perception d’un goût (voir Cytowic & Eagleman, 2009, pour plus d’exemples). Dans le domaine de la synesthésie, le stimulus est communément appelé l’inducteur et la perception additionnelle qu’il entraîne est appelée le concurrent, ou encore le photisme s’il s’agit d’un concurrent visuel (ce dernier terme, souvent mentionné au XIXe siècle, est encore parfois utilisé dans la littérature scientifique). Comme le relatent Jewanski et collaborateurs, bien qu’ayant déjà été mentionné auparavant, mais sans preuve objective qu’il s’agisse véritablement de cas de synesthésie, cet impressionnant mais mystérieux phénomène attira l’attention de la communauté scientifique dès le XIXe siècle (Jewanski, Day, & Ward, 2009 ; Jewanski, Simner, Day, & Ward, 2011). En particulier, Sachs (1812) décrivit dans sa thèse probablement le premier cas convainquant de synesthésie (il s’agissait vraisemblablement de L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 631 lui-même) dans la littérature médicale (Jewanski et al., 2009). Entre 1812 et 1849, aucune publication scientifique connue ne fit mention d’un autre cas de synesthésie, excepté deux commentaires de Sachs en 1813 et 1814 (cités par Jewanski et al., 2009). En 1849, trois nouveaux cas de synesthésie furent rapportés (cités par Jewanski et al., 2011). Ceux-ci furent suivis de cas détaillés de plus en plus nombreux dans la littérature scientifique jusqu’en 1873. Un consensus émergea de ces différents ouvrages. Premièrement, la synesthésie n’est pas une pathologie du système visuel, ce qui était cru précédemment, notamment car Sachs était albinos (Dann, 1998). Deuxièmement, son origine est neurologique (Jewanski et al., 2011). Lors de cette période, la plupart des travaux présentaient des études de cas individuels. La période post-1873 fut quant à elle davantage caractérisée par des enquêtes sur de larges échantillons, ce qui, notons-le, conduisit les particularités de chaque synesthète à être effacées. Il est important de distinguer d’emblée la synesthésie d’associations temporaires. En effet, des expériences synesthésiques ont été rapportées chez des patients souffrant de lésions cérébrales (Jacobs, Karpik, Bozian, & Gothgen, 1981 ; Ro et al., 2007) et/ou de migraines (par ex., Armel & Ramachandran, 1999), ainsi que chez des personnes atteintes de la maladie de Parkinson (Fénelon & Alves, 2010). Des effets médicamenteux semblent également produire des expériences similaires, puisque celles-ci ont été rapportées chez des individus en bonne santé prenant de la mescaline ou du LSD (Hartman & Hollister, 1963). Théophile Gautier, poète français et membre du club des Haschischins, décrivit le son des couleurs lorsqu’il avait pris du haschisch : Mon ouïe s’était prodigieusement développée ; j’entendais le bruit des couleurs. Des sons verts, rouges, bleus, jaunes, m’arrivaient par ondes parfaitement distinctes. Un verre renversé, un craquement de fauteuil, un mot prononcé tout has, vibraient et retentissaient en moi comme des roulements de tonnerre. Chaque objet effleuré rendait une note d’harmonica ou de harpe éolienne. (1846, p. 530) Ce type d’expérience posa la question de l’objectivation d’une véritable expérience synesthésique. Cependant, il faut noter que, en cas de prise de drogue, le phénomène se déroule uniquement durant le trip et s’arrête directement après que les effets de la drogue se soient estompés. En excluant ces cas-là, il est apparu que le même genre de phénomène est aussi observable chez des individus en bonne santé et ne souffrant d’aucune addiction. Il est dans ce cas nommé synesthésie développementale. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 632 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky Le qualificatif « développemental » est à mettre en lien direct avec le fait que la plupart des synesthètes rapportent que ces associations ont toujours été présentes, depuis aussi longtemps qu’ils s’en souviennent (Bargary & Mitchell, 2008). La question de savoir si la synesthésie développementale est le reflet de la mémorisation d’associations apprises durant l’enfance fut posée dès le XIXe siècle (Cornaz, 1851). Bien que nous reviendrons sur l’origine développementale de la synesthésie par la suite, il est important de spécifier dès à présent que, si l’on admet l’hypothèse de la mémorisation, cela n’explique pas le fait que seules certaines personnes gardent cette mémoire intacte, ni pourquoi seules certaines classes de stimuli induisent chez elles une synesthésie, ni non plus de quel type de mémoire il s’agit précisément. Mais avant de poursuivre le débat sur l’origine de la synesthésie, intéressons-nous aux différentes formes que peut prendre ce phénomène. 1.2. Variétés de synesthésies : une grande hétérogénéité des associations La synesthésie peut prendre de nombreuses formes : plus de 60 types différents de synesthésie ont été recensés (Day, 2011). Certains synesthètes perçoivent des couleurs pour certains goûts alimentaires (Ward & Simner, 2003), d’autres savourent des goûts lorsqu’ils entendent des intervalles musicaux (Beeli, Esslen, & Jäncke, 2005) et d’autres encore entendent des sons lorsqu’ils sentent une odeur (Day, 2011). En raison notamment de leur forte prévalence au sein de la population, certaines formes de synesthésies ont été plus étudiées que d’autres dans la littérature scientifique. Il s’agit principalement de la synesthésie dite graphème-couleur (environ 64 % de la population synesthésique ; Day, 2011), de l’audition colorée (environ 15 %) et des séquences spatialisées (environ 10 % à 15 %), que nous discuterons plus en détail ci-dessous. Il faut noter toutefois que ces pourcentages ne sont qu’une approximation, étant donné que le mode de recrutement de la plupart des études, y inclus celle de Day, consiste en des témoignages spontanés qui dépendent de la définition implicite des synesthésies utilisée par les expérimentateurs. De plus, les chiffres obtenus par Day ne corroborent pas toujours ceux d’autres études (par ex., Cytowic et Eagleman, 2009, p. 25 ; Galton, 1880 ; Karwoski & Odbert, 1938 ; Simner et al., 2005), y inclus de celles présentant une base de données bien documentée, pour laquelle on connaît le nombre total de témoignages et les questions posées (par ex., Novich, Cheng, & Eagleman, 2011, qui ont utilisé la batterie décrite par Eagleman, Kagan, Nelson, Sagaram, & Sarma, 2007). L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 633 Il convient aussi de préciser que, indépendamment de la forme que prend la synesthésie, les concurrents induits par des stimuli semblent idiosyncratiques : pour une même forme de synesthésie, un même inducteur évoquera un concurrent qui peut être différent pour chaque synesthète (Galton, 1880). Ainsi, si l’on prend le cas des synesthètes qui perçoivent les lettres ou les chiffres en couleur, la lettre A peut évoquer la couleur rouge pour un synesthète, mais la couleur bleue pour un autre. C’est cette hétérogénéité non seulement dans les différentes formes que peut prendre la synesthésie, mais également dans sa réalité subjective, qui rend son étude parfois complexe mais tellement passionnante. 1.2.1. La synesthésie graphème-couleur Le type de synesthésie le plus répandu consiste en une association intra-modale : la synesthésie dite graphème-couleur1 . Elle concernerait environ 1 % de la population (Simner et al., 2006). Dans cette forme de synesthésie, des graphèmes, à savoir des chiffres et/ou des lettres, évoquent une couleur. La Figure 1 représente le choix de couleur fait par M2, une synesthète graphème-couleur, à qui nous avons demandé lors d’un entretien d’indiquer le plus précisément possible, sur la palette RVB d’un ordinateur, la couleur perçue pour chaque graphème. Il faut néanmoins remarquer qu’un certain nombre de synesthètes n’arrivent pas à décrire ou à retrouver la couleur exacte qu’ils perçoivent sur une palette de couleurs, même si celle-ci est détaillée, ce qui a comme conséquence une difficulté majeure à illustrer les expériences synesthésiques. L’expérience synesthésique peut prendre différentes formes. En effet, certains synesthètes, dits projecteurs, rapportent voir le concurrent se projeter dans l’espace péri-personnel, tandis que d’autres, dits associateurs, signalent que le concurrent est perçu dans leur « œil mental », autrement dit dans l’espace intra-personnel (Dixon, Smilek, Wagar, & Merikle 2004 ; Ramachandran & Hubbard, 2001). Des différences de performance entre synesthètes projecteurs et associateurs dans la tâche de Stroop, dont nous parlerons plus loin, (par ex., Dixon et al., 2004 ; Dixon & Smilek, 2005 ; Edquist, Rich, Brinkman, & Mattingley, 2006 ; Skelton, Ludwig, & « graphème » est ambigu car il désigne soit l’unité graphique minimale entrant dans la composition d’un système d’écriture (Henderson, 1985), soit la forme écrite des phonèmes (cf. Coltheart, 1984 : par ex., « s », « c », « ss », « sc », « ç » sont tous des graphèmes correspondant au phonème /s/ ; « ou » est un graphème correspondant au phonème /u/). Or, de nombreux synesthètes perçoivent des couleurs différentes pour « s » et « c », ainsi que pour « o » et « u ». Il serait donc plus approprié d’utiliser l’expression « synesthésie caractèrecouleur ». Néanmoins, par souci de cohérence avec la littérature (essentiellement anglophone) portant sur la synesthésie, nous avons décidé de conserver l’expression « graphème », mais qui doit être considérée comme désignant l’unité minimale d’un système d’écriture, plus précisément ici les lettres et les chiffres. 1 Le terme L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 634 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky Figure 1. Forme de synesthésie graphèmes-couleurs pour les lettres, les chiffres et les jours de la semaine, d’après M2. Figure 1. Example of grapheme-color synaesthesia for letters, digits and days of the week, according to M2. Mohr, 2009) et dans des tâches de recherche visuelle (Dixon & Smilek, 2005) ont été rapportées, mais celles-ci n’ont pas toujours été confirmées (Ward, Jonas, Dienez & Seth, 2010 ; Edquist et al., 2006). Par ailleurs, la classification des synesthètes dans l’une ou l’autre de ces formes n’est pas toujours possible, ou mène parfois à une réduction excessive de la complexité synesthésique. Edquist et al. (2006) ont ainsi relevé que deux des synesthètes graphème-couleur qui composaient leur échantillon n’ont pas pu indiquer si les concurrents (dans ce cas, des couleurs) étaient perçus dans l’espace intra- ou péri-personnel. De plus, après un intervalle d’un an, la description du lieu d’apparition des concurrents contredisait parfois celui décrit précédemment, bien que les nuances de couleur soient restées identiques. Enfin, certains synesthètes décrivaient percevoir souvent les concurrents simultanément dans l’espace intra- et péri-personnel. Ceci reflète aussi le fait que la formulation exacte utilisée dans les questionnaires peut biaiser la réponse des participants, et impose la prudence quant à une classification strictement dichotomique des synesthètes (Eagleman, 2012). Une autre tentative de classification de l’expérience synesthésique proposa les notions de synesthètes de haut niveau et de bas niveau (Martino & Marks, 2001 ; Ramachandran & Hubbard, 2001). Pour les synesthètes dits de haut niveau, des formes visuelles distinctes induisent la même couleur lorsqu’elles font partie de la même catégorie (par ex., les formes évoqueront toutes du rouge, voir Simner, 2012). En L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 635 outre, des symboles ambigus peuvent induire des couleurs différentes en fonction du contexte (par ex., « 1 » et « l » sont visuellement semblables, et peuvent, en fonction de la séquence, être interprétés comme un chiffre ou une lettre, cf. Dixon, Smilek, Duffy, Zanna, & Merickle, 2006). Il semble donc que le concurrent (ici la couleur) soit évoqué par la catégorie, et non par les caractéristiques physiques du symbole. Pour les synesthètes dits de bas niveau, en revanche, les concurrents semblent dépendre de ces caractéristiques physiques du graphème. Dans ce cas-ci, un symbole donné induira toujours la même expérience colorée, quel que soit le contexte dans lequel il se trouve (une phrase ou une séquence de chiffres), et une même lettre pourrait produire des expériences colorées différentes en fonction de la police ou de la casse utilisée, par exemple (par ex., A vs. a ou A). 1.2.2. L’audition colorée Certains synesthètes rapportent des perceptions colorées à l’écoute d’un son (par ex., Marks, 1975 ; Ward, Huckstep, & Tsakanikos, 2006). Celui-ci peut être un son du langage ou une note de musique. Sur base des différents articles faisant mention de synesthètes avec audition colorée (des études de cas pour la majorité), il semble néanmoins difficile de séparer cette forme de synesthésie d’autres caractéristiques des personnes composant les échantillons. Le fait est qu’une grande partie des cas mentionnés dans les études sur l’audition colorée ont une grande expertise musicale (par ex., Block, 1983 ; Carroll & Greenberg, 1961 ; Haack & Radocy, 1981 ; Rogers, 1987) et/ou présentent aussi une synesthésie de type graphème-couleur (par ex., dans l’étude de Ward et al., 2006, c’était le cas des 10 synesthètes composant leur échantillon). Selon Baron-Cohen (1996), l’audition colorée, du moins pour les mots parlés, ne serait ainsi que la conséquence de l’imagerie visuelle colorée de l’orthographe des mots. En effet, la plupart des synesthètes présentant l’audition colorée rapportent que des mots parlés contenant le même phonème initial mais différant par leur lettre initiale (par ex., « photo » et « futon ») déclenchent la perception de couleurs différentes, tandis que des mots parlés contenant des phonèmes initiaux différents mais partageant la même lettre initiale (par ex., « antilope » et « artère ») déclenchent la perception de la même couleur (Baron-Cohen, Harrison, Goldstein, & Wyke, 1993). Ceci suggère que ce sont les lettres plutôt que les sons qui déterminent le concurrent (ici, la couleur). Dans le cas de l’audition colorée de notes de musique, nous pourrions aussi supposer que, chez les musiciens, l’écoute d’une note provoque l’activation automatique de la forme orthographique du nom de la note. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 636 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky Par exemple, chez les synesthètes qui rapportent également une synesthésie graphème-couleur, l’écoute d’un do pourrait activer automatiquement la forme orthographique « do », ce qui provoquerait l’expérience colorée. On pourrait objecter à cette idée qu’il est communément admis que les musiciens ne transcodent pas verbalement l’information musicale. Il faut toutefois relever qu’il semble qu’un grand nombre de musiciens qui présentent l’audition colorée possèdent l’oreille absolue (par ex., Haack & Radocy, 1981 ; Rogers, 1987) et sont donc capables d’identifier une note de musique isolée, en l’absence de son de référence externe. Ainsi, tout en associant une couleur aux notes, ils activent automatiquement le nom des notes (par ex., Itoh, Suwazono, Arao, Miyazaki, & Nakada, 2005 ; Miyazaki, 2004). Or, dans les pays anglo-saxons, les notes sont désignées par les lettres A à G (ou H, pour les germanophones et certains pays scandinaves et slaves). C’est à cette situation que se référait Sachs (1812) lorsqu’il mentionnait le fait que « Les notes de musique suivent les lettres par lesquelles elles sont désignées ». En effet, certains synesthètes graphème-couleur qui rapportent aussi une audition colorée des notes de musique présentent une forte correspondance entre la couleur des graphèmes et la couleur des notes entendues qui sont désignées par ces graphèmes ; par exemple, si la lettre A est associée au rouge, la note la (A, dans la notation anglo-saxonne) sera elle aussi associée au rouge (par ex., Rogers, 1987 ; Sachs, 1812). Néanmoins, ce n’est pas le cas de tous les synesthètes graphème-couleur qui ont aussi l’audition colorée. Ainsi, Ward, Tsakanikos et Bray (2006) ont étudié trois musiciens (qui n’avaient pas l’oreille absolue) qui associaient des couleurs à la notation musicale, aux graphèmes et à l’écoute de la musique. Alors qu’ils présentaient une forte correspondance entre les couleurs associées aux graphèmes et celles associées aux notes écrites sur une partition, aucune correspondance claire n’était observée avec les couleurs associées aux notes entendues, jouées au piano. Pour d’autres synesthètes, il paraît peu vraisemblable que leur synesthésie graphème-couleur puisse expliquer leur audition colorée, puisqu’ils associent des couleurs différentes à chaque hauteur de note, indépendamment de leur nom. En effet, contrairement aux musiciens étudiés par Ward et al. (2006b), ces personnes-ci associent une couleur à une note de piano jouée à 220 Hz et une autre couleur à une note de piano jouée à 440 Hz, alors que toutes deux sont en réalité des la, mais dans des octaves différentes et donc l’un plus grave, l’autre plus aigu (Ward et al., 2006a). Il semble en fait que ces personnes se basent sur une correspondance entre la hauteur de note et la clarté, associant, tout comme les non synesthètes d’ailleurs (Marks, 1974 ; L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 637 Ward et al., 2006a), les sons les plus graves aux couleurs les plus foncées, et les plus aigus aux couleurs les plus claires. Il n’en reste pas moins que, comparés aux sujets de contrôle examinés par Ward et al. (2006a), les synesthètes présentaient des réponses qui restaient plus précises et plus constantes au travers de plusieurs sessions de test-retest, même si plusieurs mois séparaient ces sessions, et qu’ils présentaient des effets d’interférence témoignant de l’automaticité de l’activation des concurrents. Comme nous en discuterons plus longuement par la suite, ces caractéristiques semblent différencier une véritable synesthésie de simples associations. Il semble dès lors qu’il existe une véritable audition colorée qui ne fait pas référence à des représentations visuelles. Mais nous ne sommes qu’au début de l’étude de ce phénomène, et il reste à en déterminer plus systématiquement les caractéristiques exactes. 1.2.3. Les séquences spatialisées Galton (1880) fut le premier à avoir parlé des séquences spatialisées. Récemment, de nombreux chercheurs y ont fait référence au sein de la communauté scientifique et objectivèrent le phénomène (Cytowic, 2002 ; Price & Mentzoni, 2008 ; Seron, Pesenti, Noël, & Deloche, 1992 ; Smilek, Callejas, Dixon, & Merikle, 2007). Les synesthètes qui présentent des séquences spatialisées perçoivent des séquences ordinales dans une disposition spatiale particulière (Simner, Mayo, & Spiller, 2009 ; voir Figure 2). Il peut s’agir de chiffres arabes, de lettres de l’alphabet, des jours de la semaine ou des mois, mais il existe aussi des formes plus rares comme celles concernant les pointures de chaussures, les ères historiques, les chaînes de télévision ou encore le système de caste indien (Cytowic & Eagleman, 2009 ; Sagiv, Simner, Collins, Butterworth, & Ward, 2006 ; Seron et al., 1992). Le cas le plus extraordinaire est celui rapporté par Hubbard, Ranzini, Piazza et Dehaene (2009) : le synesthète DG qu’ils étudièrent ne présentait pas moins de 58 formes différentes de séquences spatialisées ! La plupart des gens se représentent les séquences numériques sur une ligne horizontale, avec les nombres de petite magnitude à gauche et les nombres de grande magnitude à droite. Ceci a été étudié à travers l’effet dit SNARC (Spatial-Numerical Association of Response Codes) : lors d’un jugement de parité, par exemple, les participants répondent plus vite aux petits nombres avec la main gauche et aux grands nombres avec la main droite (Dehaene, Bossini, & Giraux, 1993). Les séquences spatialisées seraient un cas particulier d’association (entre par exemple nombres et L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 638 Émilie A. Caspar 30 20 29 17 16 15 13 12 11 25 r Régine Kolinsky 1 2 10 3 9 8 7 6 5 4 Figure 2. Forme spatiale représentant les jours du mois, d’après le dessin d’un participant, JC (adapté de Simmer, Mayo, & Spiller, 2009b). Figure 2. Spatial form depicting days of the month, adapted from a drawing made by participant JC (adapted from Simner et al., 2009b). espace), n’ayant pas les mêmes caractéristiques que pour la majorité des gens. En effet, chez les synesthètes, celles-ci sont automatiques, consistantes et représentent des configurations particulières (Cytowic & Eagleman, 2009). Plusieurs auteurs se sont d’ailleurs penchés sur la question de savoir si les synesthètes présentent également un biais de latéralisation dans une tâche de type SNARC (par ex., Eagleman, 2009 ; Hubbard et al., 2009 ; Jarick, Dixon, Maxwell, Nicholls, & Smilek, 2009 ; Price, 2009). Price et Mentzoni (2008) ont mentionné que cet effet dépendait des perceptions synesthésiques. Par exemple, les synesthètes qui rapportent une disposition spatiale verticale des nombres montrent un effet SNARC dans la direction verticale, mais pas dans la direction horizontale. L’effet SNARC peut donc être inversé chez les synesthètes par rapport aux sujets de contrôle, si leurs perceptions sont disposées en sens inverse. Piazza, Pinel et Dehaene (2006) ont pourtant décrit le cas d’un synesthète présentant des séquences spatialisées, S.W., chez qui l’effet SNARC était semblable à celui de non synesthètes, bien que sa représentation spatiale des nombres soit inversée (orientation des nombres de droite à gauche). Ce cas suggère que des représentations spatiales synesthésiques, idiosyncratiques et explicites, peuvent coexister avec des associations spatiales plus implicites. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 639 2. CARACTÉRISTIQUES DE LA SYNESTHÉSIE Grâce à l’engouement pour l’étude de la synesthésie ces dernières années, certaines de ses caractéristiques spécifiques ont pu être mises en avant. Plusieurs tests furent développés afin de tenter de distinguer entre synesthètes et non synesthètes et d’objectiver la perception synesthésique (Eagleman, Kagan, Nelson, Sagaram, & Sarma, 2007). Certains tests sont composés d’une série de questions visant à recueillir des informations détaillées relatives à l’expérience synesthésique (Eagleman et al., 2007 ; Rich, Bradshaw, & Mattingley, 2005). Nous ne décrirons pas ces questionnaires en détail, mais les études que nous citerons permettront d’en avoir un aperçu. D’autres tests servent à mesurer la constance des associations synesthésiques au cours d’une certaine période (par ex., Asher et al., 2009 ; Baron-Cohen et al., 1996 ; Eagleman et al., 2007). Enfin, d’autres situations ont pour objectif de tester l’automaticité des associations synesthésiques (Dixon et al., 2004 ; Mattingley & Rich, 2004 ; Mulvenna & Walsh, 2006). Actuellement, de nombreux articles font référence à l’une ou à plusieurs de ces trois méthodes pour déterminer si l’échantillon examiné est composé de synesthètes. 2.1. Constance test-retest des associations En 1987, Baron-Cohen, Wyke et Binnie développèrent un test visant à mesurer la constance test-retest des associations (Test of Genuineness – TOG), ce qui permettrait selon eux de confirmer la présence d’une véritable expérience synesthésique. En effet, lorsque l’on demande à des synesthètes d’indiquer leurs associations, et ce à différents moments, ils présentent des scores de constance très élevés en comparaison avec des individus non synesthètes. Par exemple, un synesthète percevant un O en bleu le percevra toujours dans cette même couleur (Mattingley & Rich, 2004). Bien entendu, il existe d’autres associations constantes dans le temps, comme ressentir un état émotionnel particulier lors d’une chanson saisissante, ou encore associer le mot « cœur » à la couleur rouge. Cependant, les associations synesthésiques sont différentes pour chaque synesthète, à l’inverse des exemples cités ci-dessus, qui font référence à des états émotionnels ou à des associations de type sémantique. Une des premières études à avoir vérifié empiriquement la constance des associations synesthésiques est celle de Baron-Cohen et al. (1993). Les auteurs ont demandé à neuf synesthètes et à neuf sujets de contrôle d’indiquer leurs propres associations de couleurs pour une liste de 130 L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 640 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky mots et lettres. Les participants n’avaient pas été prévenus qu’ils seraient réexaminés. Re-testés un an plus tard, les synesthètes présentèrent un taux de constance moyen de 92,3 %, tandis que les sujets de contrôle, re-testés seulement une semaine plus tard, n’atteignirent en moyenne que 37,6 % de taux de constance dans leurs associations. De manière similaire, Mattingley, Rich, Yelland et Bradshaw (2001) ont répertorié les associations de couleurs de 15 synesthètes pour 150 items composés de chiffres, de lettres et de mots classés en 11 catégories. Des sujets de contrôle avaient également appris ces associations. Trois mois plus tard et sans en avoir été avertis, les synesthètes ont dû à nouveau spécifier les couleurs qu’ils associaient à ces 150 items. Les sujets de contrôle furent re-testés eux aussi, mais seulement un mois après la première session de test, afin de leur laisser un avantage. Malgré la différence importante de temps entre le test et le re-test pour les synesthètes et les sujets de contrôle, la constance des réponses des synesthètes était largement supérieure (toujours au minimum 75 %, quelle que soit la catégorie de stimuli inducteurs) à celle des sujets de contrôle (moins de 50 %). Il est aussi important de souligner qu’il n’y a généralement pas de chevauchement entre les scores de consistance des synesthètes et ceux des sujets de contrôle (Asher, Aitken, Farooqi, Kurmani, & Baron-Cohen, 2006 ; Eagleman et al., 2007 ; Eagleman, 2012). L’une des difficultés principales de ces tests réside néanmoins dans le fait qu’un synesthète qui perçoit par exemple un A en rouge écarlate à un moment donné ne percevra pas, ou n’indiquera pas forcément, le même rouge à un autre moment (par ex., il pourra indiquer une teinte bourgogne). Dès lors, comment indiquer qu’il s’agit d’une même association dans la mesure de la constance ? Une solution judicieuse proposée par Eagleman et al. (2007) est de demander aux participants d’effectuer un choix sur la palette de couleurs d’un ordinateur et de calculer la distance géométrique entre les paramètres RVB (rouge, vert, bleu) à chaque essai. Un synesthète ne présentera qu’une faible distance entre les associations réalisées à des moments différents, tandis qu’un individu non synesthète présentera une distance de plus grande ampleur. La constance des associations a été considérée comme la condition sine qua non pour confirmer la présence d’une réelle synesthésie et pour exclure des échantillons les simulateurs. Elle est d’ailleurs largement utilisée encore aujourd’hui. Néanmoins, ce critère de sélection présente des faiblesses. D’une part, il y a certaines personnes qui présentent toutes les caractéristiques d’un synesthète, mais qui échouent au test de constance test-retest. Au lieu d’obtenir des taux de constance entre 80 % et 100 % comme de nombreux synesthètes, ils obtiennent des performances situées entre celles-ci et celles des sujets de contrôle, qui L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 641 atteignent 20 % à 30 % (Simner et al., 2006 ; Simner, 2012). Durant nos propres expérimentations, nous avons été confrontées à un problème similaire : certains synesthètes présentaient une forte constance intra-test, car leurs associations étaient les mêmes au travers de plusieurs essais, mais quelques mois plus tard, lorsqu’ils furent re-testés, les concurrents avaient entre-temps diamétralement changé ! Ainsi, T4, une synesthète, a montré une constance intra-test élevée de ses associations entre chiffres et couleurs lors d’un premier entretien, ainsi qu’au re-test, mais, à ce moment, deux chiffres étaient associés à une couleur totalement différente de celle rapportée lors du premier test (par ex., le chiffre 3 n’évoquait plus la couleur orange mais du mauve). Eagleman et al. (2007) ont évoqué un cas similaire, et il est probable que les synesthètes mentionnés par Simner aient été dans le même cas de figure, ce qui expliquerait leur faible pourcentage de constance entre les deux tests. D’autre part, certaines personnes non synesthètes présentent un score de constance test-retest élevé (Simner et al., 2006). Sans doute utilisent-elles une stratégie telle que choisir la couleur sur base de la lettre initiale (par ex., la couleur orange pour la lettre O). Il semble donc qu’il faille faire preuve de prudence et ne pas utiliser les tests de constance entre test et re-test comme critère unique dans la sélection d’un échantillon de synesthètes. 2.2. Automaticité des associations Une caractéristique supplémentaire de la synesthésie est que l’inducteur semble induire automatiquement un concurrent. Une conséquence frappante de cette caractéristique, sans doute la plus étudiée, est l’interférence que produit la synesthésie dans une tâche inspirée de celle développée par Stroop (1935). Appliquée à l’étude de la synesthésie graphème-couleur, cette tâche requiert de dénommer la couleur physique de graphèmes présentés visuellement. Ici, l’information pertinente est donc la couleur physique des lettres ou chiffres, tandis que l’information non pertinente est la couleur des concurrents induits par ces graphèmes. Dans cette situation, les synesthètes présentent des temps de réponse (TRs) plus longs lorsque la couleur dans laquelle le graphème leur est présenté ne correspond pas à la couleur du concurrent (condition incongruente) que lorsqu’elle y correspond (condition congruente, par ex., Dixon, Smilek, Wagar, & Merikle, 2004 ; Mattingley & Rich, 2004 ; Mulvenna & Walsh, 2006). Les TRs plus longs observés en situation incongruente indiquent que, chez les synesthètes, les concurrents sont difficiles à inhiber et que leur activation ne semble donc pas être sous contrôle volontaire, mais au contraire déclenchée automatiquement. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 642 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky À cette tâche de dénomination de la couleur physique, certaines études ont ajouté une tâche de dénomination dite des photismes (par ex., Dixon, Smilek, & Merikle, 2004 ; Ward, Li, Salih, & Sagiv, 2007). Dans cette dernière, la dimension pertinente et la dimension non pertinente de la tâche sont inversées : ce n’est plus la couleur physique des stimuli qui doit être dénommée, mais bien la couleur des concurrents qui y sont associés. Dans l’étude de Dixon et al., les synesthètes sélectionnés avaient été classés comme étant des associateurs ou des projecteurs sur base de questionnaires auxquels ils avaient répondu avant de passer les deux tâches. Les synesthètes projecteurs avaient plus de facilité pour la dénomination des photismes et un effet de congruence plus marqué lors de la dénomination de la couleur physique. Les synesthètes associateurs étaient, quant à eux, plus rapides pour dénommer les couleurs réelles que les photismes et avaient un effet de congruence plus marqué lors de la dénomination des photismes. Signalons que chez les synesthètes présentant une audition colorée, un effet d’interférence de type Stroop a également été observé. En effet, ces synesthètes sont plus lents pour nommer la couleur d’un cercle apparaissant à l’écran lorsqu’ils entendent simultanément un son qui ne correspond pas à cette couleur que lorsque la couleur est congruente avec ce son (Ward et al., 2006). Ce type d’évidence a mené divers chercheurs à conclure que les associations des synesthètes étaient activées automatiquement. Néanmoins, il est difficile à nouveau d’utiliser cette caractéristique comme critère unique de la synesthésie. Il ne semble en effet pas suffisant de mettre en évidence un effet de type Stroop chez un individu pour pouvoir en conclure que cette personne est synesthète. De fait, des personnes non synesthètes ayant été entraînées au cours de l’expérimentation à associer des graphèmes à des couleurs obtiennent un effet d’interférence semblable à ceux observés chez certains synesthètes (Cohen Kadosh et al., 2005 ; Meier & Rothen, 2009). Elias, Saucier, Hardie et Sarty (2003) ont de plus fait mention d’une personne, adepte du point de croix (impliquant la connaissance d’un code de type couleur-nombre) mais n’ayant pas d’expérience synesthésique, qui obtenait néanmoins un effet d’interférence conséquent (38 ms) dans la tâche de Stroop. Cependant, comme nous en discuterons plus amplement par la suite, dans la tâche de Stroop tant la stratégie de réponse que les activations cérébrales de personnes non-synesthètes restent différentes de celles des synesthètes (par ex., Nunn et al., 2002). L’objectivation de la synesthésie reste donc difficile, mais certaines caractéristiques peuvent indiquer la présence d’une véritable expérience synesthésique. En réalité, pour objectiver la synesthésie à titre individuel, aucun test pris isolément n’est L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 643 sans doute suffisant, ni les tests mesurant la constance des associations, ni l’effet Stroop, ni même, comme nous le verrons plus loin, l’examen IRMf ou l’IRM anatomique. Un entretien avec un professionnel expérimenté, capable d’intégrer les différentes données et d’en évaluer la convergence (ou non), est indispensable. 3. ORIGINE DE LA SYNESTHÉSIE La question de l’origine de la synesthésie se pose à différents niveaux. Il faut d’abord mentionner l’influence de la génétique sur la probabilité d’hériter du ou des gène(s) responsable(s) de la synesthésie. En effet, des études ont mis en avant la récurrence du phénomène au sein des familles. Cette prédisposition génétique pourrait en partie expliquer les spécificités cérébrales (soit fonctionnelles, soit structurelles) qui provoqueraient l’expérience synesthésique. Enfin, au-delà de la génétique et d’une structure ou d’un fonctionnement cérébral spécifique, la culture et l’environnement pourraient influencer la formation des associations synesthésiques. 3.1. Les facteurs génétiques Contrairement à l’idée que la synesthésie serait un phénomène rare, Simner et al. (2006) ont montré que 4 % à 5 % des adultes présentent une ou plusieurs formes de synesthésie. Il apparaît de plus que la prévalence de la synesthésie serait plus importante au sein d’une même famille, un fait évoqué pour la première fois par Galton (1883). En 1962, lors d’une interview à la BBC Television, le célèbre écrivain Vladimir Nabokov, synesthète, relata le jour où lui et sa femme, synesthète elle aussi, découvrirent que leur fils, âgé à l’époque d’environ 10 ans, percevait également les lettres en couleurs. Après que son fils ait réalisé une liste avec les couleurs qu’il percevait, Vladimir Nabokov remarqua qu’une lettre – la lettre M – était mauve pour son fils, alors qu’elle était bleue pour sa femme et rose pour lui-même, which is as if genes were painting in aquarelle (« comme si les gènes peignaient à l’aquarelle »). Le cas de Nabokov est d’autant plus intéressant que sa mère était elle aussi synesthète (Cytowic & Eagleman, 2009 ; Nabokov, 1949), ce qui ajouta un argument en faveur d’une prévalence de la synesthésie au sein des familles. Ces observations furent suivies d’études systématiques qui arrivèrent au même constat. Lors d’une enquête, Baron-Cohen et al. (1996) ont ainsi constaté qu’environ un tiers des synesthètes examinés connaissaient un autre synesthète au sein de L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 644 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky leur famille. Barnett et al. (2008) obtinrent des résultats similaires. De par sa plus forte prévalence au sein d’une même famille, la synesthésie semble donc avoir une base génétique. Directement liée à l’idée d’une transmission génétique, la question de savoir si la synesthésie est équitablement répartie entre les hommes et les femmes fut posée dès le XIXe siècle par Cornaz (1851). Ses premières conclusions furent que la synesthésie devait être plus fréquente chez les femmes car, selon Cornaz, Gall avait proposé que le sens traitant de la couleur fût plus développé chez les femmes. C’est la première fois qu’il fut mentionné que la prévalence de la synesthésie était en faveur du sexe féminin (Jewanski et al., 2011), ce qui fut par la suite rapporté à de nombreuses reprises dans la littérature scientifique. Par exemple, Baron-Cohen et al. (1996) rapportèrent un rapport de 6:1 en faveur des femmes, une proportion également observée par Rich et al. (2005). Le fait que la synesthésie soit apparemment plus fréquente chez les femmes, associé au fait que pendant longtemps les chercheurs n’ont pas observé de cas de transmission de la synesthésie d’un père à son fils, ont laissé supposer que le chromosome X jouerait un rôle central dans cette transmission (voir discussions par ex., dans Barnett et al., 2008 ; Baron-Cohen et al., 1996 ; Cytowic, 2002 ; Ward & Simner, 2005). Cependant, plus récemment Asher et al. (2009) ont rapporté deux cas de transmission de la synesthésie de père en fils, ce qui contredit cette hypothèse. Par ailleurs, la différence de prévalence de la synesthésie en faveur des femmes pourrait être due au fait que les hommes sont moins enclins que celles-ci à rapporter ce type d’expérience (Hubbard & Ramachandran, 2005), et ceci pourrait avoir biaisé fortement les évaluations qui n’étaient basées que sur des auto-rapports (Barnett et al., 2008 ; Baron-Cohen et al., 1996). La prévalence de la synesthésie pourrait donc être en réalité plus équitablement répartie entre hommes et femmes que ce qu’en laissaient croire les premières études (Simner et al., 2006 ; voir aussi Simner, Harrold, Creed, Monro, & Foulkes, 2009a). La transmission de la synesthésie est aussi beaucoup plus complexe que ce qui avait été supposé. Bien que ce domaine de recherche en soit encore à ses prémisses, il semble que cette transmission soit polygénique, ou du moins « oligogénique » (impliquant un nombre réduit de gènes). Ainsi, Tomson et al. (2011), en réalisant des analyses au sein de familles pour déterminer le ou les gènes responsable(s) de la transmission de la synesthésie, ont identifié la région 23 sur le chromosome 16. Asher et al. (2009) ont réalisé des analyses sur l’ensemble du génome, et ont observé un lien significatif sur le chromosome 2q24, ainsi que peut-être sur les chromosomes 5q33, 6p12, et 12p12. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 645 Quoi qu’il en soit, même si le ou les gènes responsables de la synesthésie restent à identifier plus précisément, il apparaît que les membres d’une même famille peuvent présenter des formes différentes de synesthésie (Barnett et al., 2008). Pour revenir à l’exemple de Vladimir Nabokov, son fils et lui-même percevaient les lettres en couleurs, tout comme sa mère, également synesthète, mais cette dernière possédait également l’audition colorée (Cytowic & Eagleman, 2009 ; Nabokov, 1949). Ceci n’est en fait pas étonnant : les circuits nerveux de notre cerveau sont déterminés à la fois par des instructions génétiques et par les expériences issues de notre environnement. La tendance à présenter une synesthésie serait donc génétique, mais le sous-type précis de synesthésie présenté par un individu donné pourrait dépendre de facteurs environnementaux et/ou culturels, que nous aborderons plus loin. Par conséquent, ce qui est transmis ne serait pas les associations en elles-mêmes, mais la tendance à associer les sensations entre elles (voir discussion dans Barnett et al., 2008). Par ailleurs, selon Brang et Ramachandran (2011), le ou les gènes de la synesthésie, bien que n’ayant a priori aucune raison de persister, auraient résisté à la pression de l’évolution car être doté d’une ou plusieurs formes de synesthésie pourrait apporter certains bénéfices cognitifs, que nous aborderons dans la dernière partie de cet article. Les études génétiques ne nous permettent par ailleurs pas de comprendre comment le ou les gènes responsables de la transmission de la synesthésie provoquent les expériences particulières qui sont associées à ce phénomène. Plusieurs modèles tentent d’expliquer ces expériences par des caractéristiques neurobiologiques spécifiques qui se mettraient en place au cours du développement. Parmi ces modèles du fonctionnement cérébral de la synesthésie, nous en examinerons deux, qui sont plus souvent mentionnés que les autres. En parallèle, nous évoquerons également les aspects neuroanatomiques de la synesthésie. 3.2. Les facteurs anatomo-fonctionnels Deux hypothèses principales ont été formulées quant aux corrélats neurobiologiques de la synesthésie. L’une propose que les expériences synesthésiques sont dues à des spécificités structurelles du cerveau des synesthètes, tandis que l’autre considère que la synesthésie reflète des caractéristiques fonctionnelles particulières liées à l’inhibition/excitation des connections entre aires corticales. Comme nous le verrons, il se pourrait que ces deux facteurs s’intègrent au cours du développement. La première hypothèse est illustrée par la théorie de l’activation croisée (cross-activation theory), qui fut développée principalement dans le cadre L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 646 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky de l’étude de la synesthésie graphème-couleur. Selon cette théorie, les expériences synesthésiques refléteraient une activation croisée entre les aires cérébrales sous-tendant la perception des inducteurs (les graphèmes) et des concurrents (les couleurs), plus précisément entre les régions cérébrales adjacentes du gyrus fusiforme qui sont impliquées d’une part dans la reconnaissance visuelle des séquences écrites (par ex., Cohen & Dehaene, 2004) ou des nombres (par ex., Rickard et al., 2000) et d’autre part dans le traitement des couleurs (principalement l’aire V4, cf. Zeki, Watson, Lueck, Friston, Kennard, & Frackowiak, 1991). La cause de cette activation croisée pourrait être un élagage périnatal incomplet entre les connexions neuronales (Kennedy, Batardiere, Dehay, & Barone, 1997 ; Maurer & Maurer, 1988 ; Ramachandran & Hubbard, 2001). Cet élagage est une étape normale de la maturation du cerveau pendant laquelle certaines connexions peu utilisées sont supprimées par apoptose. Chez les synesthètes, ces connexions n’auraient pas été supprimées. Les arguments en faveur de cette hypothèse proviennent essentiellement d’études révélant des différences anatomiques chez les synesthètes près des régions liées au traitement des graphèmes et des couleurs. Il faut cependant noter que ces différences ne s’observent pas seulement au niveau d’aires spécifiques de traitement, par exemple au niveau du gyrus fusiforme dans le cas de la synesthésie graphème-couleur, mais aussi au niveau frontal et pariétal. Par exemple, Rouw et Scholte (2007) trouvèrent une meilleure connectivité chez les synesthètes graphème-couleur tant au niveau du cortex pariétal et frontal supérieur qu’au niveau du cortex temporal inférieur, dans la matière blanche proche du gyrus fusiforme. De manière cohérente, les synesthètes graphème-couleur présentent une augmentation du volume de matière grise non seulement au niveau du gyrus fusiforme mais aussi au niveau du cortex pariétal (par ex., Weiss & Fink, 2009). Il est intéressant de noter que l’implication des aires pariétales n’est pas spécifique de la synesthésie graphème-couleur, mais a aussi été observée dans d’autres formes de synesthésie impliquant la couleur, comme l’audition colorée (Beeli, Esslen, & Jäncke, 2008 ; Jäncke & Langer, 2011 ; Neufeld et al., 2012 ; Nunn et al., 2002 ; Paulesu et al., 1995). Ces données suggèrent que la synesthésie ne serait pas due uniquement à une activation croisée entre deux aires spécifiques, mais qu’elle implique des processus supplémentaires. L’implication des régions frontales et pariétales pourrait refléter les processus d’intégration et de contrôle cognitif qui font partie intégrante du phénomène synesthésique. En effet, tout en créant des liens forts entre inducteur et concurrent, l’expérience synesthésique mènerait à des conflits entre les sensations engendrées de manière interne et externe, ce qui nécessiterait dès lors un plus grand L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 647 contrôle cognitif et ferait intervenir des régions (pré-)frontales. En accord avec cette idée, Weiss, Zilles et Fink (2005) ont montré qu’une dissonance perceptive entre les couleurs physiques et l’expérience synesthésique colorée résulte en une augmentation de l’activité neurale au niveau du cortex préfrontal dorsolatéral gauche. L’implication du lobe pariétal a quant à elle surtout été amplement discutée sur la base du fait que ce lobe est spécialisé, même chez les non synesthètes, dans l’intégration des propriétés perceptives de base comme la couleur, la forme, l’orientation, etc., en objets cohérents (par ex., Friedman-Hill, Robertson, & Treisman, 1995). La synesthésie impliquerait ainsi un processus de liage supplémentaire qui se réaliserait principalement dans le lobe pariétal, même si les données divergent quant à savoir s’il s’agit du lobe pariétal gauche ou droit (Specht, 2012). Cette idée a mené à une refonte de la théorie de l’activation croisée : suite à l’activation croisée entre aires adjacentes, par exemple, les aires traitant les graphèmes et celles traitant les couleurs, les deux percepts seraient ensuite intégrés au niveau pariétal (par ex., Hubbard, 2007 ; Hubbard, Brang, & Ramachandran, 2011). Selon la seconde hypothèse, le cerveau des synesthètes ne diffèrerait pas au niveau structurel de celui des non synesthètes, mais plutôt au niveau de son fonctionnement. Il existerait de nombreuses connexions entre les différentes aires sensorielles, mais celles-ci seraient normalement inhibées chez les sujets non-synesthètes (par ex., Cohen Kadosh & Henik, 2007 ; Cohen Kadosh & Walsh, 2008 ; Grossenbacher & Lovelace, 2001). Plus précisément, Grossenbacher et Lovelace proposent que la synesthésie serait causée par un manque d’inhibition descendante (feedback) des aires associatives du cortex vers les aires perceptives de plus bas niveau (Grossenbacher & Lovelace, 2001). En effet, notre système perceptif comporte des connexions en provenance des différentes voies sensorielles qui convergent vers les aires associatives. Ces connexions vers les aires associatives s’accompagnent de connexions descendantes qui renvoient de l’information aux aires perceptives de plus bas niveau. Chez les personnes non synesthètes, ces connexions descendantes seraient suffisamment inhibées pour qu’il n’y ait pas d’induction synesthésique. Par contre, les synesthètes connaîtraient un défaut d’inhibition des connexions en retour. Ce phénomène provoquerait alors l’activation des aires sensorielles de bas niveau, ce qui mènerait aux perceptions synesthésiques. Un des arguments les plus convaincants en faveur de cette hypothèse est celui des cas d’expériences qui ressemblent à de la synesthésie mais qui sont déclenchées par la prise de drogues (Grossenbacher, 1997 ; Grossenbacher & Lovelace, 2001). Ceci soutient en effet l’idée selon laquelle la synesthésie L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 648 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky est sous-tendue par des connexions existant chez tout un chacun, mais qui sont habituellement inhibées. Un autre argument en faveur de l’hypothèse du manque d’inhibition a été apporté par Cohen Kadosh, Henik, Catena, Walsh et Fuentes (2009) : ces auteurs ont montré que des participants non synesthètes pouvaient éprouver une expérience synesthésique lors d’une suggestion post-hypnotique. Ils ont recouru à l’hypnose afin de faire apprendre des correspondances graphème-couleur chez leurs participants, en vue d’induire une synesthésie. Les résultats obtenus en suggestion post-hypnotique (mais pas lorsque la suggestion n’avait pas eu lieu) dans une tâche de type Stroop sont similaires à ceux des synesthètes. Ceci semble remettre en cause l’hypothèse d’hyperconnectivité et privilégier celle d’un manque d’inhibition. En effet, il est très peu vraisemblable que de nouvelles connections neuronales puissent être créées, devenir fonctionnelles et ensuite dégénérer rapidement, au cours d’une expérience relativement restreinte dans le temps. Néanmoins, ces arguments sont sujets à caution. Ainsi, Sinke, Halpern, Zelder, Neufeld, Emrich et Passie (2012) ont récemment relevé que la synesthésie induite par les drogues diffère de la synesthésie développementale, car notamment elle ne présente pas de constance (ni sur le long terme ni après un re-test immédiat), n’est pas automatique et arbore une phénoménologie différente tant au niveau des inducteurs que des concurrents. De même, dans l’étude de Cohen Kadosh et al. (2009), il n’y a pas de preuves tangibles que les participants qui ont eu une expérience synesthésique lors d’une suggestion post-hypnotique aient vécu une expérience semblable à celle de véritables synesthètes. De plus, nous verrons par la suite qu’un effet Stroop peut être obtenu par entraînement chez des sujets non synesthètes, sans avoir recours à une suggestion post-hypnotique. Même si de nombreuses tentatives expérimentales ont été faites (voir aussi Brang, Hubbard, Coulson, Huang, & Ramachandran, 2010), l’hypothèse d’hyperconnectivité et l’hypothèse de manque d’inhibition sont en réalité difficiles à départager car elles ne sont pas nécessairement incompatibles : des différences de structure cérébrale pourraient en effet mener à des différences fonctionnelles et vice-versa. Ainsi, selon Cohen Kadosh et al. (2009), les différences structurelles rapportées par Rouw et Scholte (2007) pourraient en réalité n’être qu’une conséquence, plutôt qu’une cause, de la synesthésie. Selon ce point de vue, ce serait le manque d’inhibition qui mènerait lui-même à une réorganisation anatomique (Cohen Kadosh & Henik, 2007 ; Cohen Kadosh & Walsh, 2008). Quelle qu’en soit l’explication la plus plausible, il faut toutefois relever que les résultats des études réalisées jusqu’ici sur les bases neurales de L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 649 la synesthésie sont moins cohérents et ont montré une réalité bien plus complexe que celle que nous venons brièvement de décrire. Ainsi, les résultats de plusieurs études pourraient laisser croire que chaque forme de synesthésie mène à des loci d’activation cérébrale qui diffèrent en fonction de l’inducteur et du percept additionnel évoqué, ce qui expliquerait le caractère « véridique », de type perceptif, de l’expérience synesthésique subjective. De fait, certaines études ont montré que chez les synesthètes de type graphème-couleur, la perception colorée de lettres ou de chiffres achromatiques provoque une activation au niveau des aires du cortex visuel responsables du traitement de la couleur (par ex., Hubbard, Arman, Ramachandran, & Boynton, 2005 ; Rouw & Scholte, 2007). Il en est de même lorsque la perception colorée est évoquée par des mots parlés (Nunn et al., 2002). Mais ces activations ne sont pas toujours observées. Ainsi, chez les synesthètes graphème-couleur, Hupé, Bordier et Dojat (2012) et Rich et al. (2006) n’ont pas trouvé d’activation par les concurrents des aires impliquées dans le traitement de la couleur, ni d’ailleurs Rouw et Scholte (2010) dans un échantillon plus large incluant pourtant celui testé en 2007. Par ailleurs, d’autres études rapportent chez les synesthètes des activations du cortex visuel beaucoup plus larges que celles impliquant seulement les aires liées au traitement de la couleur, et les aires cérébrales qui présentent une modification structurelle chez les synesthètes ne coïncident pas toujours non plus avec leur modalité synesthésique (voir Hupé et al., 2012, et Rouw & Scholte, 2011, pour des revues). Hupé et al. (2012) proposèrent ainsi que les couleurs synesthésiques pourraient être codées de manière distribuée, et non pas localisée, au sein du cortex visuel. Selon ce point de vue, l’expérience synesthésique reposerait sur l’interconnexion de diverses régions cérébrales sans que pour autant une région spécifique soit fortement activée, et les co-activations subtiles sur laquelle elle reposerait seraient difficiles à détecter par les techniques d’imagerie les plus fréquemment utilisées de nos jours. Notons que cette idée est compatible avec des données qui montrent une altération globale de la typologie structurelle du cerveau des synesthètes graphème-couleur (Hänggi, Wotruba, & Jäncke, 2011), ce qui suggère une hyperconnectivité globale qui n’est pas limitée au gyrus fusiforme et au cortex pariétal et qui pourrait refléter une modularité de traitement moindre. Il est par ailleurs intéressant de signaler que selon Rouw et al. (2011), l’insula semble aussi impliquée dans la synesthésie, ce qui pourrait être lié au processus de conversion d’un stimulus externe en un stimulus interne différent (Paulesu et al., 1995) et/ou à la qualité L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 650 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky émotionnelle particulière qui semble souvent accompagner les expériences synesthésiques En effet, Jones, Gray, Minati, Simne, Critchley et Ward (2011) ont trouvé, chez deux synesthètes lexicaux-gustatifs, une activation de l’insula en fonction du goût plaisant ou déplaisant évoqué par des mots. Signalons que des émotions semblent aussi accompagner la synesthésie graphème-couleur : pour les synesthètes, percevoir un mot dans une autre couleur que la couleur synesthésique provoque une réaction émotionnelle particulière pouvant biaiser leur performance (Callejas, Acosta, & Lupianez, 2007). Par ailleurs, certains synesthètes ne perçoivent des couleurs synesthésiques qu’en réponse à des stimuli émotionnels (par ex., Ward, 2004). Cette qualité émotionnelle particulière qui accompagne (voire provoque) les expériences synesthésiques pourrait aussi rendre compte de l’implication du cortex retrosplénial dans ces expériences. Bien que l’intervention de cette région dans la synesthésie ait déjà été mentionnée par Weiss, Shah, Toni, Zilles et Fink (2001), son importance n’a été soulignée que récemment. Hupé et al. (2012) y ont en effet relevé une plus grande quantité de matière blanche (bilatéralement) chez des synesthètes graphèmes-couleur, et Jäncke et Langer (2011) ont trouvé une connectivité plus forte chez des synesthètes présentant l’audition colorée au niveau de l’hippocampe et du cortex retrosplénial. Il faut relever que le cortex rétrosplénial présente des liens fonctionnels et anatomiques avec le système de mémoire (para)-hippocampique et qu’il est impliqué dans les interactions entre les émotions et la mémoire, surtout de type épisodique ou à caractère auto-référentiel (Maddock, 1999 ; Northoff et al., 2006 ; Piefke, Weiss, Zilles, Markowitsch, & Fink, 2003). Comme le discutent Hupé et al., une association synesthésique pourrait ainsi être considérée comme une association mémorisée (arbitraire et idiosyncratique) chargée émotionnellement. Ces auteurs soulignent aussi le fait que, chez le singe, cette région envoie des connexions à l’aire V4, responsable du traitement de la couleur (Kobayashi & Amaral, 2007). Le cortex rétrosplénial pourrait ainsi lier des propriétés visuelles (comme la couleur) aux émotions et souvenirs. À la section suivante, le dernier niveau que nous aborderons dans cette revue des divers facteurs à l’origine de la synesthésie concerne l’influence de la culture et de l’environnement sur la formation des associations synesthésiques. Bien qu’à notre connaissance seule la synesthésie graphème-couleur ait été analysée sous cet angle, ce type de facteur pourrait aussi intervenir dans les autres formes de synesthésie. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 651 3.3. Les facteurs environnementaux et culturels Nous avons déjà signalé que les concurrents semblent idiosyncratiques. Bien qu’à première vue ceci semble être le cas dans la synesthésie graphème-couleur, il est apparu que certaines lettres sont plus fréquemment associées à certaines couleurs. Plusieurs études ont ainsi montré que les associations entre couleurs et graphèmes, bien que propres à chaque individu, ne sont pas totalement aléatoires, tant chez les synesthètes que chez les non-synesthètes (par ex., Barnett et al., 2008 ; Rich et al., 2005 ; Simner et al., 2005). Naturellement, les adultes non synesthètes n’ont pas d’associations fortes entre couleurs et lettres. Cependant, lorsqu’on leur demande de faire un choix, certaines lettres sont plus fréquemment reliées à une couleur que d’autres. Plusieurs hypothèses tentant d’expliquer comment se forment ces associations ont été avancées. Premièrement, Rich et al. (2005) ont constaté que la première lettre du nom d’une couleur semblait influencer le choix de la couleur associée. En effet, un pourcentage significatif d’adultes synesthètes et non-synesthètes anglophones choisit la couleur rouge pour la lettre R (36 % – red en anglais), jaune pour Y (45 % – yellow en anglais) et bleu pour B (31 % – blue en anglais). Il y a cependant de nombreuses exceptions à cela, comme le fait qu’aucune association significative n’ait été trouvée entre la lettre O et la couleur orange, ou entre le B et la couleur brune. De plus, dans d’autres études, des concurrents différents ont été trouvés pour un même inducteur (Baron-Cohen, Burt, Smith-Laittan, Harrison, & Bolton, 1996 ; Marks, 1975). Il semble donc que cette hypothèse ne soit pas suffisante pour expliquer les correspondances de couleurs associées à des graphèmes, tant chez les synesthètes que chez les non synesthètes. Une deuxième hypothèse proposée par Rich et al. (2005) est que la similarité des associations graphèmes-couleurs des synesthètes et des non synesthètes reflète certaines expériences communes. Dès le XIXe siècle, Chabalier (1864, p. 101) avait remarqué que « depuis plusieurs années, une méthode éducationnelle pour que les enfants apprennent a été de matérialiser chaque lettre avec une couleur particulière, sous l’apparence d’un objet dont le nom commence par la lettre à mémoriser ». Il fut convaincu que ce type d’éducation avait produit de nombreuses « pseudochromesthésies » (un terme employé à l’époque et faisant référence à la synesthésie). Pour tester cette hypothèse, Rich et al. ont examiné plusieurs collections de livres pour enfants de compréhension en lecture (The Australian Children’s Literature Collection et The Australian School L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 652 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky Textbooks Collection) qui utilisent des couleurs pour les nombres et les lettres. Leur étude dévoile que la lettre A est souvent présentée en rouge (43 %), H et S en vert (24 % et 23 %), D en brun (15 %) et O en orange (18 %). Ces résultats ont montré certaines correspondances, comme pour le A et le D, avec les choix de couleurs des synesthètes et des non synesthètes qui composaient leur échantillon. Néanmoins, un seul parmi les 150 synesthètes qu’ils ont examinés présentait des couleurs synesthésiques consistantes avec les livres. Il est donc possible que les couleurs synesthésiques soient, mais seulement en partie, influencées par les couleurs utilisées dans les livres pour enfants. Une troisième hypothèse propose que les associations graphèmescouleurs analogues chez les adultes synesthètes et non synesthètes reflètent des connexions corticales communes facilitant les liens entre les sens ou entre des dimensions sensorielles comme la forme et la couleur. Spector et Maurer (2008, 2011) firent remarquer que si les associations entre les couleurs et les lettres dépendent d’une organisation corticale sensorielle intrinsèque, alors les mêmes associations devraient être observées chez les jeunes enfants pré-lettrés. Au contraire, si ces associations sont le reflet d’un apprentissage de la lecture, les enfants pré-lettrés ne devraient pas présenter d’associations cohérentes. Les résultats de Spector et Maurer montrèrent que seules certaines associations lettres-couleurs sont provoquées par la forme : c’est le cas de la tendance à associer X et Z à du noir et I et O à du blanc. Réunies, ces données suggèrent donc qu’initialement l’organisation corticale sensorielle lierait certaines formes à des couleurs spécifiques, mais que l’apprentissage de la lecture induirait des associations supplémentaires. 4. LA FORMATION DES ASSOCIATIONS SYNESTHÉSIQUES S’ARRÊTE-T-ELLE APRÈS L’ENFANCE ? De nombreux chercheurs ont suggéré que la synesthésie s’établirait durant l’enfance, au moment où les cellules neuronales se spécialisent (Maurer, 1993 ; Maurer & Maurer, 1988 ; Spector & Maurer, 2009). Néanmoins, selon Simner et al. (2009a), l’âge auquel se manifestent les associations varierait en fonction du type de synesthésie. Par exemple, une synesthésie de type graphème-couleur se manifesterait plus tardivement qu’une synesthésie de type son-couleur, puisqu’elle ne peut survenir qu’après l’apprentissage L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 653 des lettres. Quoi qu’il en soit, l’acquisition des associations synesthésiques semble s’arrêter à un moment donné. Un argument qui semble soutenir cette hypothèse est le fait qu’au sein d’un même sous-type de synesthésie, toutes les associations ne sont pas présentes chez les synesthètes. Dans le cas des séquences spatialisées, nous avons déjà relevé que la plupart des synesthètes rapportent qu’ils perçoivent une disposition spatiale pour des séquences telles que les jours, les mois et les graphèmes, mais pas pour d’autres types de séquences. De même, nous avons noté que de nombreux synesthètes graphèmes-couleurs perçoivent des couleurs pour les chiffres et les lettres mais plus rarement pour d’autres symboles généralement acquis plus tardivement (comme $, <, @, &, etc.). Il se pourrait donc qu’il existe une période sensible, pouvant varier d’un type de synesthésie à l’autre, durant laquelle les associations se forment. Notons qu’il est probable que cette période soit plus étendue dans le temps chez certains individus présentant une synesthésie multiple comme Veniamin (Luria, 1965), mais aucune donnée empirique ne permet de confirmer cette hypothèse. Il n’est toutefois pas exclu que les synesthètes puissent acquérir de nouvelles synesthésies tout au long de leur vie, mais celles-ci se développeraient plus lentement ou nécessiteraient une exposition plus longue ou plus intensive que pendant l’enfance. Certains auteurs ont mis en évidence que des associations synesthésiques initialement acquises par exemple entre couleurs et chiffres pouvaient se généraliser aux symboles alphabétiques, acquis plus tardivement (par ex., du chiffre « 2 » au mot « deux », Rich et al., 2005). De même, des associations synesthésiques initialement acquises pour les nombres et les lettres de l’alphabet latin peuvent être transférées à l’alphabet cyrillique, appris plus tardivement (Witthoft & Winawer, 2006). Comme le montre l’étude de Mroczko, Metzinger, Singer et Nikolic (2009), un tel transfert à de nouveaux graphèmes semble pouvoir s’opérer même à l’âge adulte, suite à un bref apprentissage d’une dizaine de minutes. Les « nouveaux » graphèmes utilisés par ces auteurs appartenaient à un ancien système d’écriture slave – le glagolitique – et correspondaient aux graphèmes latins et arabes (chiffres) qui produisaient initialement une forte association graphème-couleur chez les participants de leur étude. Ceux-ci apprenaient la forme visuelle des nouveaux graphèmes un à un, en les écrivant d’abord chacun six fois, puis en acquéraient leur signification en écrivant 20 mots ou séquences de chiffres dans lesquels il devaient remplacer le graphème latin/arabe par son équivalent glagolitique. La tâche de type Stroop a été ensuite utilisée pour témoigner de cet apprentissage. La comparaison de la performance avant et après l’apprentissage a montré un effet important de l’entraînement. Ceci suggère que les associations entre graphèmes et L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 654 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky couleurs apprises durant l’enfance peuvent être transférées à un nouveau graphème en une période de temps très courte, puisque ces nouvelles associations induisent directement un fort effet d’interférence dans la tâche de type Stroop. Cependant, les résultats observés ne permettent pas de savoir s’il s’agit d’une nouvelle synesthésie pour ce type de graphème, ou s’il s’agit simplement de la mémorisation d’associations au niveau sémantique (Nikolic, Lichti, & Singer, 2007). En effet, nous avons déjà fait référence au fait qu’un effet de type Stroop peut également être observé chez des non synesthètes, suite à l’apprentissage d’associations de type graphèmes-couleurs (par ex., McLeod & Dunbar, 1988 ; Meier & Rothen, 2009). La question de savoir si de nouveaux inducteurs peuvent mener à de nouvelles associations synesthésiques reste donc en suspens. 5. PEUT-ON APPRENDRE À ÊTRE SYNESTHÈTE ? La question de savoir s’il est possible pour les synesthètes de continuer à acquérir de nouvelles associations synesthésiques au-delà de l’enfance mène tout naturellement à celle, plus large, de savoir si des individus non synesthètes peuvent, par entraînement, acquérir une forme de synesthésie. Il paraît évident que, avec un entraînement plus ou moins long, tout le monde pourrait mémoriser des associations entre, par exemple, des chiffres et des couleurs. Cependant, peut-on réellement devenir synesthète ? Plusieurs études ont mis en évidence un effet de type Stroop chez des adultes non synesthètes mais entraînés à former de nouvelles associations. Toutes ont montré que, suite à un entraînement, des personnes non synesthètes ayant appris à associer des graphèmes avec des couleurs obtenaient un effet d’interférence dans une tâche de type Stroop. Nous avons déjà mentionné le cas rapporté par Elias et al. (2003) d’un participant non synesthète mais qui s’était entraîné sur une très longue période à la pratique du point de croix, lequel implique la connaissance d’un code de type couleur-nombre. Il est à relever que cette personne présentait un effet d’interférence de type Stroop identique à celui d’un groupe de synesthètes. Meier et Rothen (2009) ont de plus montré qu’un entraînement court suffisait à provoquer un effet d’interférence dans la tâche de type Stroop. Ils ont entraîné un groupe de non synesthètes pendant sept jours, à raison de 10 minutes par jours, à associer des mots et des couleurs. Ils observèrent un effet d’interférence dans la tâche de type Stroop, montrant une fois de plus que cet effet n’est pas suffisant pour juger ou non de la véracité des perceptions synesthésiques chez un individu. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 655 Bien que dans toutes ces études les participants aient pu apprendre à associer des graphèmes avec des couleurs, il semble néanmoins que trois éléments ne soient pas réunis pour former une véritable synesthésie. Le premier concerne les aspects neuroanatomiques sous-tendant la synesthésie. Nunn et al. (2002) ont surentraîné un groupe de non synesthètes à associer des mots avec des couleurs spécifiques. À l’inverse des synesthètes, qui présentaient une forte activité dans les aires V4 et V8 du cortex temporal, les sujets de contrôle ne montraient pas d’activité dans ces régions lors de l’écoute des mots parlés. Il semble toutefois prématuré de considérer que cette différence d’activation prouve que les nouvelles associations ne sont pas véritablement synesthésiques, puisque nous avons vu que, de manière générale, il est difficile de différencier le fonctionnement cérébral des synesthètes et des non synesthètes. Le deuxième élément, plus convainquant, est le fait que les non synesthètes ayant appris des associations semblent utiliser des stratégies cognitives particulières, que l’on n’observe pas chez les synesthètes. Ainsi, Cohen Kadosh et al. (2005) ont développé un paradigme modifié de concordance de taille2 destiné à évaluer l’influence de la couleur sur la magnitude numérique chez les individus qui présentent une synesthésie graphème-couleur. Ce paradigme utilisait la couleur comme variable non pertinente. Le participant devait désigner lequel de deux chiffres se caractérisait par la plus grande magnitude, tout en ignorant la dimension non pertinente. Les deux synesthètes examinés ont répondu plus rapidement quand la « distance numérique » entre les deux couleurs était plus grande que celle indiquée par les chiffres, par rapport à la situation dans laquelle les chiffres étaient présentés dans leur « bonne » couleur, à savoir celle de leur association synesthésique. Par exemple, ils répondaient plus rapidement aux chiffres 4 et 5 présentés dans les couleurs évoquant le 2 et le 7 qu’aux chiffres 4 et 5 présentés dans leur propre couleur synesthésique. Les participants non synesthètes mais entraînés ont, quant à eux, obtenu des résultats opposés aux deux synesthètes : chez eux, il y avait une interférence lorsque la couleur ne correspondait pas au chiffre auquel elle avait été associée lors de leur apprentissage. Le groupe de contrôle non entraîné n’a quant à lui montré aucun effet de la couleur sur la tâche. Il faudrait cependant, selon les auteurs, effectuer un apprentissage beaucoup plus long pour vérifier si dans ce type de tâche les résultats des 2 Notons que le paradigme classique de concordance de taille met en évidence un effet d’interférence de variables physiques sur le traitement de la magnitude numérique. Ce traitement est par ailleurs sensible à l’effet de distance entre les magnitudes, ainsi qu’à l’effet de distance au niveau de la variable non pertinente (si une dimension physique est importante, son effet interférent sur le traitement numérique sera plus appréciable). L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 656 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky non synesthètes se rapprochent de plus en plus, au fur et à mesure de l’apprentissage, de ceux obtenus par les synesthètes. Le troisième élément manquant pour être un parfait synesthète, et qui est essentiel, semble être l’expérience synesthésique en elle-même. En effet, ce n’est pas parce que des personnes non synesthètes peuvent parvenir à apprendre des associations que celles-ci vont être perçues de la même manière par un synesthète. Dans l’exemple des séquences spatialisées, le synesthète perçoit, dans son « œil interne » ou dans le monde qui l’entoure, une disposition spatiale d’éléments. Quoi qu’il fasse, il la percevra. Dans l’expérience de Meier et Rothen (2009), les non synesthètes rapportent certes que les lettres déclenchent après l’apprentissage la mémoire des associations apprises, mais aucun ne rapporte que celles-ci provoquent une expérience colorée. Il semble donc que l’influence des gènes et ce qui en découle, à savoir notamment les différences structurelles et fonctionnelles, ne puissent pas être suppléés – par exemple, par un entraînement, aussi long qu’il soit – pour la formation d’une véritable expérience synesthésique. 6. QU’EST-CE QUE CELA APPORTE D’ÊTRE SYNESTHÈTE ? La synesthésie a souvent été mentionnée comme étant un « sixième sens », ou comme un type de perception extrasensorielle. Pour rejoindre Day (2005), la synesthésie ne semble pourtant pas être un sixième sens. Il s’agit plutôt d’un groupement de plusieurs sens préexistants. C’est simplement une manière différente de voir le monde. Le paradoxe est qu’en fait les perceptions synesthésiques sont considérées comme normales par les synesthètes, bien que ce ne soit pas le cas pour les non synesthètes. Pour chaque synesthète, le fait d’apprendre que ses perceptions ne sont pas celles de tout le monde est souvent une découverte surprenante. C’est d’ailleurs pour cette raison que beaucoup de synesthètes ignorent qu’ils le sont. Pour un synesthète, il n’est pas normal de ne pas percevoir toutes ces choses ! De nombreuses études ont montré qu’être synesthète pouvait mener à l’obtention de scores supérieurs dans certaines tâches, mais à des performances inférieures dans d’autres. Par exemple, les synesthètes « goûtant les mots » rapportent des difficultés à maintenir leur attention lorsqu’ils lisent (Ward & Simner, 2003). Ward, Sagiv et Butterworth (2009) ont montré que les synesthètes numérico-spatiaux sont lents en calcul mental, et plus particulièrement en multiplication, sans doute L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 657 en raison du recours involontaire à leur ligne mentale numérique. Il est cependant fréquemment apparu que la synesthésie procure certains avantages cognitifs, notamment dans le domaine de la mémoire. Veniamin (Luria, 1965), qui pouvait se souvenir précisément de listes d’une centaine de mots apprises 20 ans plus tôt, et Daniel Tammet (auteur de « Je suis né un jour bleu »), qui pouvait apprendre l’islandais en une semaine ou encore réciter 22,514 décimales de Pi par cœur, n’auraient pas contredit le fait qu’être synesthète leur confère un avantage mnémonique important. Outre ces deux exemples prodigieux, plusieurs études ont montré que la synesthésie pouvait conférer un avantage mnésique (Mills, Innis, Westendorf, Owsianiecki, & McDonald, 2006 ; Smilek, Dixon, Cudahy, & Merikle, 2002). Par exemple, Smilek et al. (2002) ont présenté aux participants trois matrices différentes de 50 chiffres allant de 0 à 9. Sur la première, C – un synesthète – voyait apparaître les chiffres dans une couleur congruente à ses photismes ; sur la deuxième, les chiffres étaient présentés dans des couleurs incongruentes ; et sur la troisième, les chiffres étaient noirs. Les résultats ont montré non seulement que C avait des performances plus faibles lorsqu’il était confronté à la matrice de chiffres en couleurs incongruentes par rapport à la matrice avec des couleurs congruentes et des chiffres noirs, mais également que C était meilleur que les sujets de contrôle dans le rappel des chiffres noirs. Simner et al. (2009) ont montré que les synesthètes avec séquences spatialisées qui perçoivent une disposition particulière pour les années et les siècles sont plus exacts que des sujets de contrôle non seulement lorsqu’il s’agit de dater 120 événements politiques ou culturels, mais également lorsqu’il s’agit de rappeler des détails autobiographiques. Les synesthètes graphème-couleur obtiennent quant à eux de meilleures performances dans des tâches de mémorisation de couleurs (Yaro & Ward, 2007) et dans certains tests de créativité (Ward, Thompson-Lake, Ely, & Kaminski, 2008). Notons que les avantages mnémoniques liés à la synesthésie pourraient reposer sur l’implication du cortex rétrosplénial et de l’hippocampe, dont nous avons déjà discuté (Hupé et al., 2012 ; Jäncke & Langer, 2011). Néanmoins, les exemples cités ci-dessus suggèrent que les bénéfices cognitifs liés à la synesthésie dépendent des sous-types de synesthésies. De plus, ces bénéfices ne sont pas toujours prodigieux. Ainsi, Rothen et Meier (2010) ont porté leur attention sur différents domaines de la mémoire en présentant un test de mémoire standardisé (l’échelle de mémoire de Wechsler) à un groupe de synesthètes graphème-couleur et un groupe de non synesthètes. Bien que montrant un avantage mnémonique par rapport au groupe de contrôle, particulièrement pour la mémoire visuelle, les scores des synesthètes restaient pour la plupart des tests dans les L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 658 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky limites de l’ordinaire, définis par les auteurs comme un écart-type par rapport à la moyenne des sujets de contrôle. Ce n’était en fait que dans le test d’apprentissage d’associations entre dessins et couleurs que leur performance dépassait cette limite. De plus, les synesthètes ne bénéficiaient d’aucun avantage dans des tests classiques de mémoire à court terme comme l’empan de chiffres. Il faut donc rester prudent lorsqu’on évoque les bénéfices cognitifs que peut procurer la synesthésie. 7. CONCLUSION Dans cet article, nous avons examiné les éléments de discussion issus des recherches récentes se rapportant à la synesthésie. Bien que la recherche en la matière ait indéniablement avancé ces dernières décennies, de nombreuses zones d’ombre subsistent encore. La synesthésie mérite cependant une attention particulière, non seulement en raison de l’étonnante diversité des perceptions qu’elle produit, mais aussi parce qu’elle peut nous aider à améliorer notre compréhension de la cognition « normale » (non synesthésique), et ce, dans de nombreux domaines. L’un de ceux-ci est bien entendu la compréhension des interactions intermodales dans la perception, tant au niveau des mécanismes impliqués que du développement de ces mécanismes. Comme le discutent Spector et Maurer (2009), le fait que l’on ait observé une cohérence entre les associations des synesthètes, des non synesthètes et des jeunes enfants, non seulement, comme nous l’avons déjà discuté, entre les lettres et les couleurs, mais aussi entre les formes et les sons (l’effet « Bouba-Kiki » – Köhler, 1947 ; Ramachandran & Hubbard, 2001) et entre la hauteur des sons et la couleur (plus claire pour les sons aigus, plus foncée pour les sons graves, par ex., Marks, 1974 ; Ward et al., 2006), suggère que des connexions intermodales (et entre dimensions) fonctionnelles sont présentes dès la naissance, et que celles-ci persistent dans une certaine mesure à l’âge adulte. Ces connexions influenceraient le développement perceptif et langagier de l’enfant et peuvent être dévoilées par la synesthésie, puisque les synesthètes ont un accès conscient à ces processus. Étroitement lié à la question de l’intermodalité est le problème du couplage (binding) perceptif. Il s’agit de comprendre comment des propriétés perçues indépendamment, par des zones différentes du cortex (par ex., la forme, la couleur, le mouvement, etc.), peuvent être couplées L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie 659 pour nous procurer une expérience unifiée des objets du monde qui nous entoure (voir discussion dans Cohen Kadosh & Henik, 2007). Or, les synesthètes associent deux propriétés dont l’une n’est en réalité pas physiquement présente (par ex., la couleur, dans le cas des synesthètes graphème-couleur). Inversement, les patients qui souffrent d’une lésion au lobe pariétal peuvent présenter un problème de couplage (par ex., Friedman-Hill et al., 1995). Il a été suggéré, dès lors, que l’étude conjointe de ces deux populations pourrait contribuer à améliorer notre compréhension des mécanismes de couplage perceptif (Robertson, 2003). Dans de nombreux domaines, la synesthésie est utile à l’étude de la cognition car le fait que les synesthètes soient conscients de leur perception permet d’étudier des phénomènes qui autrement sont difficiles à examiner empiriquement. Cohen Kadosh et Henik (2007) ont présenté un exemple frappant qui illustre cette idée dans le champ de la cognition numérique. Si l’on considère l’un des effets les plus connus dans ce domaine, l’effet SNARC, dont nous avons déjà parlé, il est surprenant que le patron de réponse classiquement rapporté ne soit observé en réalité que chez environ 65 % des participants non synesthètes. Expliquer cette variabilité est assez difficile, et faire un « débriefing » de ces participants ne serait pas très utile, puisqu’en général ils ont un accès limité à leur « œil mental ». Ceci n’est pas le cas des synesthètes qui ont une représentation explicite des nombres dans l’espace. Or, il est intéressant qu’environ la même proportion de ces synesthètes (autour de 63 %) présente un arrangement visuo-spatial allant de la gauche vers la droite. Cohen Kadosh et Henik (2007) ont ainsi émis l’idée que les différences individuelles observées dans l’effet SNARC chez les non synesthètes refléteraient chez eux des différences individuelles dans la forme de l’association implicite entre nombres et espace. De manière plus générale, ceci pourrait suggérer que certaines associations des non synesthètes sont en réalité des associations de type synesthésique, mais dont les individus ne prennent pas conscience. Cet exemple nous montre aussi que l’étude de la synesthésie permet d’aborder des questions tout à fait fondamentales, comme celle des conditions qui permettent l’émergence de la perception consciente. Nous ne pouvons dès lors que nous réjouir de l’intérêt croissant des neurosciences cognitives pour ce phénomène, qui, loin d’être seulement étrange, est une fenêtre ouverte sur la nature de notre système cognitif. Reçu le 31 janvier 2012. Révision acceptée le 23 octobre 2012. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 660 Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky BIBLIOGRAPHIE Armel, K. C., & Ramachandran, V. S. (1999). Acquired synesthesia in retinitis pigmentosa. Neurocase, 5, 293-296. Asher, J. E., Aitken, M. R., Farooqi, N., Kurmani, S., & Baron-Cohen, S. (2006). Diagnosing and phenotyping visual synaesthesia: a preliminary evaluation of the revised test of genuineness (TOG-R). Cortex, 42, 137-46. Asher, J. E., Lamb, J. A., Brocklebank, D., Cazier, J. B., Maestrini, E., Addis, L., Sen, M., Baron-Coehn, S., & Monaco, A. P. (2009). A whole-genome scan and fine-mapping linkage study of auditory-visual synesthesia reveals evidence of linkage to chromosomes 2q24, 5q33, 6p12, and 12p12. American Journal of Human Genetic, 84, 279-285. Bargary, G., & Mitchell, K. J. (2008). Synesthesia and cortical connectivity. Trends in Neurosciences, 31, 335-342. Barnett, K. J., Finucane, C., Asher, J. E., Bargary, G., Corvin, A. P., Newell, F. N., & Mitchell, K. J. (2008). Familial patterns and the origins of individual differences in synaesthesia. Cognition, 106, 871-93. Baron-Cohen, S., Wyke, M. A., & Binnie, C. (1987). Hearing words and seeing colours: An experimental inverstigation of a case of synaesthesia. Perception, 16, 761-767. Baron-Cohen, S., Harrison, J., Goldstein, L., & Wyke, M. (1993). Coloured speech perception: Is synaesthesia what happens when modularity breaks down? Perception, 22, 419-426. Baron-Cohen, S. (1996). Is there synesthesia a normal phase in development ? Psyche, 2. Baron-Cohen, S., Burt, L., Smith-Laittan, F., Harrison, J., & Bolton, P. (1996). Synaesthesia: prevalence and familiality. Perception, 25, 1073-1079. Beeli, G., Esslen, M., & Jancke, L. (2005). When coloured sounds taste sweet. Nature, 434, 38. Beeli, G., Esslen, M., & Jancke, L. (2008). Time course of neural activity correlated with colored-hearing synesthesia. Cerebral Cortex, 18, 379-385. Block, L. (1983). Comparative tone-colour responses of college music-majors with absolute pitch and good relative pitch. Psychology of Music, 11, 59-66. Brang, D., Hubbard, E. M., Coulson, S., Huang, M., & Ramachandran, V. S. (2010). Magnetoencephalography reveals early activation of V4 in grapheme-color synesthesia. Neuroimage, 53, 268-274. Brang, D. & Ramachandran, V. S. (2011). Survival of the synesthesia gene: Why do people hear colors and taste words? PLoS Biology, 9. Callejas, A., Acosta, A., & Lupiáñez, J. (2007). Green love is ugly: Emotions elicited by synesthetic grapheme-color perceptions. Brain Research, 1127, 99-107. Carroll, J. B., & Greenberg, J. H. (1961). Two cases of synesthesia for color and musical tonality associated with absolute pitch. Perceptual and Motor Skills, 13, 48. Chabalier, A. (1864). De la pseudochromesthésie. Journal de Médecine de Lyon, 1, 92-102. Cohen, L., & Dehaene, S. (2004). Specialization within the ventral stream: the case for the visual word form area. Neuroimage, 22, 466-476. Cohen Kadosh, R., Sagiv, N., Linden, D. E. J., Robertson, L. C., Elinger, G., & Henik, A. (2005). When blue is larger than red: Colors influence numerical cognition in synesthesia. Journal of Cognitive Neuroscience, 17, 1766-1773. Cohen Kadosh, R., & Henik, A. (2007). Can synesthesia research inform cognitive L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie science? Trends in cognitive sciences, 11, 177-184. Cohen Kadosh, R., & Walsh, V. (2008). Synaesthesia and cortical connections: Cause or correlation? Trends in Neurosciences, 31, 549-550. Cohen Kadosh, R., Henik, A., Catena, A., Walsh, V., & Fuentes, L. J. (2009). Induced cross-modal synaesthetic experience without abnormal neuronal connections. Psychological Science, 20, 258-65. Coltheart, M. (1984). Writing systems and reading disorders. In L. Henderson (Ed.), Orthographies and Reading (pp. 67-79). Lawrence Erlbaum Associates. Cornaz, C. A. É. (1851). De l’hyperchromatopsie. Annales D’Oculistique, 25/5/1, 3-9. Cytowiv, R. E. (2002). Synesthesia, A union of the senses. Cambridge, MA, US: MIT Press. Cytowic, R. E., & Eagleman, D. M. (2009). Wednesday is indigo blue: Discovering the brain of synesthesia. Cambridge, MA, US: MIT Press. Dann, K. T. (1998). Bright colors falsely seen: synaesthesia and the search for transcendental knowledge. New Haven: Yale University Press. Day, S. (2005). Some Demographic and Socio-cultural Aspects of Synaesthesia. In C. L. Robertson & N. Sagiv (Eds.), Synesthesia: Perspectives From Cognitive Neuroscience (pp. 11-33). Oxford University Press. Day, S. A. (2011). Types of synaesthesia. Web site on synaesthesia maintained by Sean Day. http://home.comcast. net/~sean.day/html/types.htm. Dehaene, S., Bossini, S., & Giraux, P. (1993). The mental representation of parity and numerical magnitude. Journal of Experimental Psychology: General, 122, 371-396. Dixon, M., Smilek, D., Wagar, B., & Merikle, P. (2004). Grapheme-color 661 synesthesia: When 7 is yellow and D is blue. In G. Calvert C. Spence & B. E. Stein (Eds.) Handbook of multisensory processes (pp. 837-849). Cambridge, MA, US: MIT Press. Dixon, M. J., & Smilek, D. (2005). The importance of individual differences in grapheme-color synesthesia. Neuron, 45, 821-823. Dixon, M. J., Smilek, D., Duffy, P. L., Zanna, M. P., & Merikle, P. M. (2006). The role of meaning in grapheme-colour synaesthesia. Cortex, 42, 243-252. Eagleman, D. M. (2009). The objectification of overlearned sequences: a new view of spatial sequence synesthesia. Cortex, 45, 1266-77. Eagleman, D. M. (2012). Synaesthesia in its protean guises. British Journal of Psychology, 103, 16-19. Eagleman, D. M., Kagan, A. D., Nelson, S. S., Sagaram, D. & Sarma, A. K. (2007). A standardized test battery for the study of synesthesia. Journal of Neuroscience Methods, 159, 139-145. Edquist, J., Rich, A. N., Brinkman, C., & Mattingley, J. B. (2005). Do synaesthetic colours act as unique features for visual search? Cortex, 42, 221-231. Elias, L. J., Saucier, D. M., Hardie, C., & Sarty, G. E. (2003). Dissociating semantic and perceptual components of synaesthesia:behavioural and functional neuroanatomical investigations. Cognitive Brain Research, 16, 232-237. Fénélon, G., & Alves, G. (2010). Epidemiology of psychosis in Parkinson’s disease. Journal of The Neurological Sciences, 289, 12-17. Friedman-Hill, S. R., Robertson, L. C., & Treisman, A. (1995). Parietal contributions to visual feature binding: evidence from a patient with bilateral lesions. Science, 269, 853-855. Galton, F. (1880). Visualised numerals. Journal of the Anthropological Institute, 10, 85-102. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 662 Galton, F. (1883). Inquiries into Human Faculty and its Development. New York: AMS Press. Gautier, Th. (1846). Le club des hachichins. Revue des Deux-Mondes, 13, 520-535. Grossenbacher, P. G. (1997). Perception and sensory information in synaesthetic experience. In S. Baron-Cohen, & J. Harrison (Eds.), Synaesthesia: Classic and contemporary readings (pp. 148-172). Malden: Blackwell Publishing. Grossenbacher, P. G., & Lovelace, C. T. (2001). Mechanisms of synesthesia: cognitive and physiological constraints. Trends in Cognitive Science, 5, 36-41. Haack, P. A., & Radocy, R. E. (1981). A case study of a chromesthetic. Journal of Research in Music Education, 29, 85-90. Hancock, P. (2006). Monozygotic twins’ colour-number association: A case study. Cortex, 42, 147-150. Hänggi, J., Beeli, G., Oechslin, M. S., & Jäncke, L. (2008). The multiple synaesthete E.S.: Neuroanatomical basis of intervaltaste and tone-colour synaesthesia. Neuroimage, 43, 192-203. Hänggi, J., Wotruba, D., & Jäncke, L. (2011). Globally altered structural brain network topology in grapheme-color synesthesia. The Journal of Neuroscience, 31, 5816-28. Hartman, A. M., & Hollister, L. E. (1963). Effect of mescaline, lysergic acid diethylamide and psilocybin on color perception. Psychopharmacolgia, 4, 441-451. Henderson L. (1985). On the use of the term “grapheme”. Language and Cognitive Processes, 1, 135-148. Hubbard, E. M. (2007). A real red letter day. Nature Neuroscience, 10, 671-672. Hubbard, E. M., Arman, A. C., Ramachandran, V. S., & Boynton, G. M. (2005). Individual differences among grapheme-color synesthètes: Brain-behavior correlations. Neuron, 45, 975-985. Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky Hubbard, E. M., Brang, D., & Ramachandran, V. S. (2011). The cross-activation theory at 10. Journal of Neuropsychology, 5, 152-177. Hubbard, E. M., Ranzini, M., Piazza, M., & Dehaene, S. (2009). What information is critical to elicit interference in numberform synaesthesia. Cortex, 45, 1200-1216. Hupé, J.-M., Bordier, C., & Dojat, M. (2012). The neural bases of graphemecolor synesthesia are not localized in real color-sensitive areas. Cerebral Cortex, 22, 1622-1633. Itoh, K., Suwazono, S., Arao, H., Miyazaki, K., & Nakada, T. (2005). Electrophysiological correlates of absolute pitch and relative pitch. Cerebral Cortex 15, 760-769. Jacobs, L., Karpik, A., Bozian, D., & Gothgen, S. (1981). Auditory-visual synesthesia: Sound-induced photism. Archives of Neurology, 38, 211-216. Jäncke, L., Beeli, G., Eulig, C., & Hänggi, J. (2009). The neuroanatomy of graphemecolor synesthesia. European Journal of Neuroscience, 29, 1287-129. Jäncke, L., & Langer, N. (2011). A strong parietal hub in the small-world network of coloured hearing synaesthetes during resting state EEG. Journal of Neuropsychology, 5, 178-202. Jarick, M., Dixon, M.J., Maxwell, E.C., Nicholls, M.E.R., & Smilek, D. (2009). The ups and downs (and lefts and rights) of synaesthetic number forms: validation from spatial cueing and SNARC-type tasks. Cortex, 45, 1190-1199. Jewanski, J., Day, S.A., & Ward, J. (2009) A colorful albino: The first documented case of synesthesia, by Georg Tobias Ludwig Sachs in 1812. Journal of The History of The Neurosciences, 18, 293-303. Jewanski, J., Simner, J., Day, S. & Ward, J. (2011). The development of a scientific understanding of synesthesia from early case studies (1849-1873). Journal of the History of Neuroscience, 20, 284-305. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie Jones, C. L., Gray, M. A., Minati, L., Simner, J., Critchley, H. D., & Ward, J. (2011). The neural basis of illusory gustatory sensations: Two rare cases of lexical-gustatory synaesthesia. Journal of Neuropsychology, 5, 243-254. Karwoski, T. F., & Odbert, H. S. (1938). Color-music. Psychological Monographs, 50 (2, Whole No. 222). Kennedy, H., Batardiere, A., Dehay, C., & Barone, P. (1997). Synaesthesia : Implications for developmental neurobiology. In S. Baron-Cohen, & J. Harrison, (Eds.), Synaesthesia: Classic and contemporary readings (pp. 243-256). Malden: Blackwell Publishing. Kobatashi, Y., & Amaral, D.G. (2007). Macaque monkey retrosplenial cortex: III. Cortical efferents. The journal of Comparative Neurology, 502, 810-33. Köhler, W. (1947). Gestalt Psychology (2nd. Ed.). New York: Liveright. Laeng, B., Hugdahl, K., & Specht, K. (2011). The neural correlate of colour distances revealed with competing synaesthetic and real colours. Cortex, 47, 320-331. Luria, A. R. (1965). Une prodigieuse mémoire. Paris : Editions du Seuil. MacLeod, C. M., & Dunbar, K. (1988). Training and Stroop-like interference: Evidence for a continuum of automaticity. Journal of Experimental Psychology: Learning, Memory, and Cognition, 14, 126-135. Maddock, R. J. (1999). The retrosplenial cortex and emotion: new insights from functional neuroimaging of the human brain. Trends in Neurosciences, 22, 310-316. Marks, L. E. (1974). On associations of light and sound: The mediation of brightness, pitch, and loudness. American Journal of Psychology, 87, 173-188. Mars, L. E. (1975). On colored-hearing synesthesia: cross-modal translations of sensory dimensions. Psychological Bulletin, 82, 303-331. 663 Martino, G., & Marks, L. E. (2001). Synesthesia: Strong and weak. Current Directions in Psychological Science, 10, 61-65. Mattingley, J. B., Rich, A. N., Yelland, G., & Bradshaw, J. L. (2001). Unconscious priming eliminates automatic binding of colour and alphanumeric form in synaesthesia. Nature, 410, 580-582. Mattingley, J., & Rich, A. (2004). Behavioral and brain correlates of multisensory experience. In G. Calvert, C. Spence, & B. E. Stein (Eds.) Handbook of multisensory processes (pp. 851-866). Cambridge, MA, US: MIT Press Maurer, D. (1993). Neonatal synesthesia: Implications for the processing of speech and faces. New York: Kluwer Academic/Plenum Publishers Maurer, D., & Maurer, C. (1988). The world of the newborn. New York: Basic Books. Meier, B., & Rothen, N. (2009). Training grapheme-colour associations produces a synaesthetic Stroop effect, but not a conditioned synaesthetic response. Neuropsychologia, 47, 1208-11. Miyazaki, K. (2004). The auditory Stroop interference and the irrelevant speech/pitch effect: Absolute-pitch listeners can’t suppress pitch labeling. Paper presented at the 18th International Congress on Acoustics (ICA 2004), April 4-9, (Kyoto, Japan). Mills, C., Innis, J., Westendorf, T., Owsianiecki, L., & McDonald, A. (2006). Effect of a synesthète’s photisms on name recall. Cortex, 42, 155-163. Mroczko, A., Metzinger, T., Singer, W., & Nikolić, D. (2009). Immediate transfer of synesthesia to a novel inducer. Journal of Vision, 9, 1-8. Mulvenna, C. M., & Walsh, V. (2006). Synesthesia: supernormal integration? Trends in cognitive sciences, 10, 350-352. Nabokov, V. (1949). Portrait of my mother. New Yorker, April 9, 33-37. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 664 Neufeld, J., Sinke, C., Dillo, W., Emrich, H. M., Szycik, G.R., Dima, D., Bleich, S,. & Zedler, M. (2012). The neural correlates of coloured music: A functional MRI investigation of auditory-visual synaesthesia. Neuropsychologia, 50, 85-89. Nikolic, D., Lichti, P., & Singer, W. (2007). Color opponency in synaesthetic experiences. Psychological Science, 18, 481-486. Northoff, G., Heinzel, A., de Greck, M., Bermpohl, F., Dobrowolny, H., & Panksepp, J. (2006). Selfreferential processing in our brain-a meta-analysis of imaging studies on the self. Neuroimage, 31, 440-457. Novich, S., Cheng, S., & Eagleman, D. M. (2011). Is synaesthesia one condition or many? A large-scale analysis reveals subgroups. Journal of Neuropsychology, 5, 353-371. Nunn, J. A., Gregory, L. J., Brammer, M., Williams, S. C., Parslow, D. M., Morgan, M. J., Morris, R. G., Bullmore, E. T., Baron-Cohen, S., & Gray, J. A. (2002). Functional magnetic resonance imaging of synesthesia: activation of V4/V8 by spoken words. Nature Neuroscience, 5, 371-5. Paulesu, E., Harrison, J. E., Baron-Cohen, S., Watson, J. D. G., Goldstein, L., Heather, J. (1995). The physiology of coloured hearing: A PET activation study of colour-word synaesthesia. Brain, 118, 661-676. Piazza, M., Pinel, P., & Dehaene, S. (2006). Objective correlates of an unusual subjective experience: A single-case study of numberform synaesthesia. Cognitive Neuropsychology, 23, 1162-1173. Piefke, M., Weiss, P. H., Zilles, K., Markowitsch, H. J., & Fink, G. R. (2003). Differential remoteness and emotional tone modulate the neural correlates of autobiographical memory. Brain, 126, 650-668. Price, M. C. (2009). Spatial forms and mental imagery. Cortex, 45, 1229-1245. Price, M. C., & Mentzoni, R. A. (2008). Where is January ? The month_SNARC effect in sequence-form synaesthetes. Cortex, 44, 890-907. Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky Ramachandran, V. S., & Hubbard, E. M. (2001). Psychophysical investigations into the neural basis of synaesthesia. Proceedings of the Royal Society of London, B, 268, 979-983. Rich, A. N., Bradshaw, J. L., & Mattingley, J. B. (2005). A systematic, large-scale study of synaesthesia: implications for the role of early experience in lexical-colour associations. Cognition, 98, 53-84. Rich, A. N., Williams, M. A., Puce, A., Syngeniotis, A., Howard, M. A., McGlone, F., & Mattingley, J. B. (2006). Neural correlates of imagined and synaesthetic colours. Neuropsychologia, 44, 2918-2925. Richard, T. C., Romero, S. G., Basso, G., Wharton, C., Flitman, S., & Grafman, J. (2000). The calculating brain: an fMRI study. Neuropsychologia, 38, 325-335. Ro, T., Farne, A., Johnson, R. M., Weeden, V., Chu, Z., Wang, Z. J., Hunter, J. V., & Beauchamp, M. S. (2007). Feeling sound after a thalamic lesion. Annals of Neurology, 62, 433-441. Robertson, L. C. (2003). Binding, spatial attention and perceptual awareness. Nature Review Neuroscience, 4, 93-102. Rogers, G. L. (1987). Four cases of pitchspecific chromesthesia in trained musicians with absolute pitch. Psychology of Music, 15, 198-207. Rothen, N., & Meier, B. (2010). Graphemecolour synaesthesia yields an ordinary rather than extraordinary memory advantage: Evidence from a group study. Memory, 18, 258-264. Rouw, R., & Scholte, H. S. (2007). Increased structural connectivity in grapheme-color synesthesia. Natural Neuroscience, 10, 792797. Rouw, R., & Scholte, H. S. (2010). Neural basis of individual differences in synesthetic experiences. Journal of Neuroscience, 30, 6205. Rouw, R., & Scholte, H. S. (2011). Brain areas involved in synaesthesia : A review. Journal of Neuropsychology, 5, 214-242. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 Revue d’un phénomène étrange : la synesthésie Sachs, G. T. L. (1812). Historiae naturalis duorum leucaetiopum: Auctoris ipsius et sororis eius. Solisbaci, Sumptibus Bibliopolii Seideliani. Sagiv, N., Simner, J., Collins, J., Butterworth, B., & Ward, J. (2006). What is the relationship between synaesthesia and visuo-spatial number forms ? Cognition, 101, 114-128. Simner, J. (2009). Synaesthetic visuo-spatial forms: Viewing sequences in space. Cortex, 45, 1138-1147. Simner, J. (2012). Defining synaesthesia. British Journal of Psychology, 103, 1-15. Simner, J., Harrold, J., Creed, H., Monro, L., & Foulkes, L. (2009a). Early detection of markers for synaesthesia in childhood populations. Brain, 132, 57-64. Simner, J., Mayo, N., & Spiller, M.-J. (2009b). A foundation for savantism? Visuo-spatial synaesthetes present with cognitive benefits. Cortex, 45, 1246-1260. Simner, J., Mulvenna, C., Sagiv, N., Tsakanikos, E., Witherby, S. A., Fraser, C., Scott, K., & Ward, J. (2006). Synaesthesia: The prevalence of atypical cross-modal experiences. Perception, 35, 1024-1033. Simner, J., Ward, J., Lanz, M., Jansari, A., Noonan, K., Glover, L., & Oakley, D. A. (2005). Non-random associations of graphemes to colours in synaesthetic and non-synaesthetic populations. Cognitive Neuropsychology, 22, 1069-1085. Sinke, C., Halperm, J. H., Zedler, M., Neufeld, J., Emrich, H. M., & Passie, T. (2012). Genuinre and drug-induced synesthesia : A comparison. Consciousness and Cognition, 21, 1419-34. Seron, X., Pesenti, M., Noël, M.-P, & Deloche, G. (1992). Images of numbers: or “When 98 is upper left and 6 sky blue”. Cognition, 44, 159-196. Skelton, R., Ludwig, C., & Mohr, C. (2009). A novel, illustrated questionnaire to distinguish projector and associator synaesthetes. Cortex, 45, 721-729. 665 Smilek, D., Dixon, M. J., Cudahy, C., & Merikle, P.M. (2002). Synesthetic color experiences influence memory. Psychological Science, 13, 548-552. Smilek, D., Callejas, A., Dixon, M. J., & Merikle, P. M. (2007). Ovals of time : Time-space associations in synaesthesia. Consciousness and Cognition, 16, 507-519. Specht, K. (2012). Synaesthesia: Cross activations, high interconnectivity and a parietal hub. Translational Neuroscience, 3, 15-21. Spector, F., & Maurer, D. (2008). The colour of os: Naturally-biased associations between shape and color. Perception, 37, 841-847. Spector, F., & Maurer, D. (2009). Synesthesia: A new approach to understanding the development of perception. Developmental Psychology, 45, 175-189. Spector, F., & Maurer, D. (2011). The colors of the alphabet: naturally-biased associations between shape and color. Journal of Experimental Psychology. Human Perception and Performance, 37, 484-95. Stroop, J. R. (1935). Studies of interference in serial verbal reactions. Journal of Experimental Psychology, 18, 643-662. Tang, J., Ward, J., & Butterworth, B. (2009). Number forms in the brain. Journal of Cognitive Neuroscience, 20, 1547-1556 Tomson, S. N., Avidan, N., Lee, K., Sarma, A. K., Tushe, R., Milewicz, D. M., Bray, M., Leal, S. M., & Eagleman, D. M. (2011). The genetics of colored sequence synesthesia: Suggestive evidence of linkage to 16q and genetic heterogeneity for the condition. Behavioural Brain Research, 223, 48-52. Ward, J. (2004). Emotionally mediated synaesthesia. Cognitive Neuropsychology, 21, 761-772. Ward, J., Li, R., Salih, S., & Sagiv, N. (2007). Varieties of grapheme-colour synaesthesia: A new theory of phenomenological and behavioural differences. Consciousness and Cognition, 16, 913-931. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666 666 Ward, J., & Simner, J. (2003). Lexicalgustatory synaesthesia: linguistic and conceptual factors. Cognition, 89, 237-261 Ward, J., & Simner, J. (2005). Is synaesthesia an X-linked trait with lethality in males? Perception, 34, 611-623. Ward, J., Huckstep, B., & Tsakanikos, E. (2006a). Sound-color synaesthesia: To what extend does it use cross-modal mechanisms common to us all. Cortex, 42, 264-280. Ward, J., Jonas, C., Dienes, Z., & Seth, A. (2010). Grapheme-colour synaesthesia improves detection of embedded shapes, but without pre-attentive ‘pop-out’ of synaesthetic colour. Proceedings of the Royal Society B-Biological Sciences, 277, 10211026. Ward, J., Sagiv, N., & Butterworth, B. (2009). The impact of visuo-spatial number forms on simple arithmetic. Cortex, 45, 1261-1265. Ward, J., Thompson-Lake, D., Ely, R., & Kaminski, F. (2008). Synaesthesia, creativity and art : What is the link ? British Journal of Psychology, 99, 127-141. Ward, J., Tsakanikos, E., & Bray, A. (2006b). Synaesthesia for reading and playing musical notes. Neurocase, 12, 27-34. Émilie A. Caspar r Régine Kolinsky Weiss, P. H., & Fink, G. R. (2009). Grapheme-colour synaesthetes show increased grey matter volumes of parietal and fusiform cortex. Brain, 132, 65-70. Weiss, P. H., Shah, N. J., Toni, I., Zilles, K., & Fink, G. R. (2001). Associating colours with people: a case of chromatic-lexical synaesthesia. Cortex, 37, 750-753 Weiss, P. H., Zilles, K., & Fink, G. R. (2005). When visual perception causes feeling: enhanced cross-modal processing in grapheme-color synesthesia. Neuroimage, 28, 859-68. Witthoft, N., & Winawer, J. (2006). Synesthetic colors determined by having colored refrigerator magnets. Cortex, 42, 175-183. Yaro, C., & Ward, J. (2007). Searching for Shereshevskii: What is superior about the memory of synaethtes? The Quarterly Journal of Experimental Psychology, 60, 681-695. Zeki, S, Watson, J. D., Lueck, C. J., Friston, K. J., Kennard, C., & Frackowiak, R. S. (1991). A direct demonstration of functional specialization in human visual cortex. Journal of Neuroscience, 11, 641-649. L’année psychologique/Topics in Cognitive Psychology, 2013, 113, 629-666