Jean-Jacques ROUSSEAU Lettre à d`Alembert (La fête à
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Jean-Jacques ROUSSEAU Lettre à d`Alembert (La fête à
Jean-Jacques ROUSSEAU Lettre à d’Alembert (La fête à Saint-Gervais) Je me souviens d'avoir été frappé dans mon enfance d'un spectacle assez simple, et dont pourtant l'impression m'est toujours restée, malgré le temps et la diversité des objets. Le régiment de Saint-Gervais avait fait l'exercice, et, selon la coutume, on avait soupé par compagnies ; la plupart de ceux qui les composaient se rassemblèrent après le souper dans la place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les tambours, les fifres, et ceux qui portaient les flambeaux. Une danse de gens égayés par un long repas semblerait n'offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant, l'accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main, et formant une longue bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et retours, mille espèces d'évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient, le bruit des tambours, l'éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir, tout cela formait une sensation très vive qu'on ne pouvait supporter de sang-froid. Il était tard, les femmes étaient couchées, toutes se relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs ; elles ne purent tenir longtemps à leurs fenêtres, elles descendirent ; les maîtresses venaient voir leurs maris, les servantes apportaient du vin, les enfants même éveillés par le bruit accoururent demi-vêtus entre les pères et les mères. La danse fut suspendue ; ce ne furent qu'embrassements, ris1, santés, caresses. Il résulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurais peindre, mais que, dans l'allégresse universelle, on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon père, en m'embrassant, fut saisi d'un tressaillement que je crois sentir et partager encore. Jean-Jacques, me disait-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois ; ils sont tous amis, ils sont tous frères ; la joie et la concorde règne au milieu d'eux. Tu es Genevois : tu verras un jour d'autres peuples ; mais, quand tu voyagerais autant que ton père, tu ne trouveras jamais leur pareil. Jean-Jacques Rousseau, Note, Lettre à d'Alembert, 1758, Éd. Flammarion, coll. «GF», 1967, pp. 248-249, Freud Totem et tabou La mise en scène de la communauté dans un repas qui la revivifie est particulièrement remarquable dans les petites sociétés archaïques. Freud analyse ainsi la fonction du repas totémique au cours duquel se réalise, dans l'allégresse de la fête, la transgression collective d'un interdit qui pèse sur chacun dans la vie quotidienne. Dans une occasion solennelle, le clan tue cruellement son animal totémique et le consomme tout cru — chair, sang, os ; les membres du clan sont vêtus de façon à ressembler au totem dont ils imitent les sons et les mouvements, comme s'ils voulaient faire ressortir leur identité avec lui. On sait qu'on accomplit une action qui est interdite à chacun individuellement, mais qui est justifié dès l'instant où tous y prennent part ; personne n'a d'ailleurs le droit de s'y soustraire. L'action accomplie, l'animal tué est pleuré et regretté. Les plaintes que provoque cette mort sont dictées et imposées par la crainte d'un châtiment et ont surtout pour but, (…) de soustraire le clan à la responsabilité du meurtre accompli. Mais ce deuil est suivi de la fête la plus bruyante et la plus joyeuse, avec déchaînement de tous les instincts et acceptation de toutes les satisfactions. Et ici nous entrevoyons sans peine la nature, l'essence même de la fête. Une fête est un excès permis, voire ordonné, une violation solennelle d'un interdit. Ce n'est pas parce qu'ils se trouvent, en vertu d'une prescription, joyeusement disposés que les hommes commettent des excès : l'excès fait partie de la nature même de la fête ; la disposition joyeuse est produite par la permission de faire ce qui est défendu en temps normal. Sigmund Freud, Totem et tabou, Trad. Jankélévitch, Éd. Payot, 1970, pp. 161- 162. ARISTOTE Ethique à Nicomaque Ce qui fait la difficulté, c'est que l'équitable, tout en étant juste, n'est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu'il y a des cas d'espèces pour lesquels il n'est pas possible de poser un énoncé général qui s'y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d'ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n'en est pas moins sans reproche, car la faute n'est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l'ordre pratique revêt ce caractère d'irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l'omission et de se faire l'interprète de ce qu'eût dit le législateur lui-même s'il avait été présent à ce moment, et de ce qu'il aurait porté dans la loi s'il avait connu le cas en question. De là vient que l'équitable est juste, et qu'il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l'erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l'équitable : c'est d'être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. En fait, la raison pour laquelle tout n'est pas défini par la loi, c'est qu'il y a des cas d'espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de telle sorte qu'un décret est indispensable. De ce qui est, en effet, indéterminé, la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les contours de la pierre et n'est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux faits. On voit ainsi ce qu'est l'équitable, que l'équitable est juste et qu'il est supérieur à une certaine sorte de juste. Aristote, Éthique à Nicomaque, V, 14, 1137 b 13 - 33, trad. Tricot, Éd. Vrin, 1990. MONTESQUIEU De l'esprit d'égalité extrême Autant que le ciel est éloigné de la terre, autant le véritable esprit d'égalité l'est-il de l'esprit d'égalité extrême. Le premier ne consiste point à faire en sorte que tout le monde commande, ou que personne ne soit commandé; mais à obéir et à commander à ses égaux. Il ne cherche pas à n'avoir point de maître, mais à n'avoir que ses égaux pour maîtres. Dans l'état de nature, les hommes naissent bien dans l'égalité; mais ils n'y sauraient rester. La société la leur fait perdre, et ils ne redeviennent égaux que par les lois. Telle est la différence entre la démocratie réglée et celle qui ne l'est pas, que, dans la première, on n'est égal que comme citoyen, et que, dans l'autre, on est encore égal comme magistrat, comme sénateur, comme juge, comme père, comme mari, comme maître. La place naturelle de la vertu est auprès de la liberté ; mais elle ne se trouve pas plus auprès de la liberté extrême qu'auprès de la servitude. Montesquieu, De l’Esprit des lois, Livre VIII, chap.3 Ed. Flammarion, Coll. « GF »,1979, Tome I, pp. 245-246 Jean-Jacques ROUSSEAU La nouvelle Héloïse Je reviens à nos vendanges…. Vous ne sauriez concevoir avec quel zèle, avec quelle gaieté tout cela se fait. On chante, on rit toute la journée, et le travail n’en va que mieux. Tout vit dans la plus grande familiarité ; tout le monde est égal, et personne ne s’oublie. Les Dames sont sans airs, les paysannes sont décentes, les hommes badins et non grossiers. C’est à qui trouvera les meilleures chansons, à qui fera les meilleurs contes, à qui dira les meilleurs traits. L’union même engendre les folâtres querelles, et l’on ne s’agace mutuellement que pour montrer combien on est sûr les uns des autres. On ne revient point ensuite faire chez soi les messieurs ; on passe aux vignes toute la journée : Julie y a fait une loge où l’on va se chauffer quand on a froid, et dans laquelle on se réfugie en cas de pluie. On dîne avec les paysans et à leur heure, aussi bien qu’on travaille avec eux. On mange avec appétit leur soupe un peu grossière, mais bonne, saine, et chargée d’excellents légumes. On ne ricane point orgueilleusement de leur air gauche et de leurs compliments rustauds ; pour les mettre à leur aise on s’y prête sans affectation. Ces complaisances ne leur échappent pas ; ils y sont sensibles, et voyant qu’on veut bien sortir pour eux de sa place, ils s’en tiennent d’autant plus volontiers dans la leur. A dîner, on amène les enfants, et ils passent le reste de la journée à la vigne. Avec quelle joie ces bons villageois les voient arriver ! O bienheureux enfants, disent-ils en les pressant dans leurs bras robustes, que le bon Dieu prolonge vos jours aux dépens des nôtres ! ressemblez à vos pères et mères, et soyez comme eux la bénédiction du pays ! … . Le soir on revient gaiement tous ensemble. On nourrit et loge les ouvriers tout le temps de la vendange et même le dimanche après le prêche du soir on se rassemble avec eux et l’on danse jusqu’au souper. Les autres jours on ne se sépare point non plus en rentrant au logis, hors le Baron qui ne soupe jamais et se couche de fort bonne heure, et Julie qui monte avec ses enfants chez lui jusqu’à ce qu’il s’aille coucher. A cela près, depuis le moment qu’on prend le métier de vendangeur jusqu’à celui qu’on le quitte, on ne mêle plus la vie citadine à la vie rustique. Ces saturnales sont bien plus agréables et plus sages que celles des Romains. Le renversement qu’ils affectaient était trop vain pour instruire le maître ni l’esclave : mais la douce égalité qui règne ici rétablit l’ordre de la nature, forme une instruction pour les uns, une consolation pour les autres et un lien d’amitié pour tous. Le lieu d’assemblée est une Salle à l’antique avec une grande cheminée où l’on fait bon feu. La pièce est éclairée de trois lampes, auxquelles M. de Wolmar a seulement fait ajouter des capuchons de fer- blanc pour intercepter la fumée et réfléchir la lumière. Pour prévenir l’envie et les regrets, on tâche de ne rien étaler aux yeux de ces bonnes gens qu’ils ne puissent retrouver chez eux, de ne leur montrer d’autre opulence que le choix du bon dans les choses communes et un peu plus de largesse dans la distribution. Le souper est servi sur deux longues tables. Le luxe et l’appareil des festins n’y sont pas, mais l’abondance et la joie y sont. Tout le monde se met à table, maîtres, journaliers, domestiques, chacun se lève indifféremment pour servir, sans exclusion, sans préférence, et le service se fait toujours avec grâce et avec plaisir. On boit à discrétion, la liberté n’a point d’autres bornes que l’honnêteté. La présence de maîtres si respectés contient tout le monde et n’empêche pas qu’on ne soit à son aise et gai. Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la Nouvelle Héloïse, cinquième partie, lettre VII, Editions Gallimard, 1993, Collection Folio n° 2420 p.p. 236-239. Thomas More L’Utopie D'ici là, Cher Raphaël, j'aimerais entendre de vous pourquoi vous estimez qu'il ne faut pas punir le vol de la peine capitale et quelle autre peine vous proposez comme plus conforme à l'intérêt public. Car vous ne pensez évidemment pas qu'on puisse le tolérer. Or, si tant de gens ne pensent qu'à voler à présent qu'ils risquent la mort, quelle autorité, quelle terreur retiendra les malfaiteurs une fois qu'ils seront sûrs d'avoir la vie sauve ? N'interpréteront-ils pas l'adoucissement de la peine comme une récompense, une invitation à mal faire ? - Je crois simplement, mon révérend père, qu'il est de toute iniquité* d'enlever la vie à un homme parce qu'il a enlevé de l'argent. Car tous les biens que l'on peut posséder ne sauraient, mis ensemble, équivaloir à la vie humaine. Le supplice compense, dira t-on, non la somme dérobée, mais l'outrage fait à la justice, la violation des lois. N'est-ce pas là précisément ce « droit suprême » qui est une « suprême injustice » ? Il ne faut pas considérer comme de bonnes lois des mesures semblables à celles de Manlius, où l'épée est levée dès la plus minime infraction, ni davantage ces raffinements des stoïciens qui estiment toutes les fautes égales et ne font aucune différence entre celui qui a tué un homme et celui qui a volé un écu, fautes entre lesquelles il n'y a ni ressemblance ni parenté, si l'équité n'est pas un vain mot. Dieu a interdit de tuer, et nous hésitons si peu à tuer pour un peu d'argent dérobée! Si l'on interprète la loi divine en admettant que l'interdiction est suspendue lorsqu'une loi humaine parle en sens contraire, qu'est-ce qui empêchera les hommes, par un raisonnement tout semblable, de se mettre d'accord pour fixer les conditions où il sera permis de pratiquer la débauche, l'adultère, le parjure ? Alors que Dieu a retiré à l'homme tout droit sur la vie d'autrui et même sur la sienne propre, les hommes pourraient convenir entre eux des circonstances autorisant des mises à mort réciproques ? Exemptés de la loi divine, alors que Dieu n'y a prévu aucune exception, les contractants enverraient à la mort ceux qu'un jugement humain y aura condamnés ? Cela ne revient-il pas à affirmer que ce commandement de Dieu aura exactement la validité que lui laissera la justice humaine ? Que, d'après le même principe, les hommes peuvent décider à propos de toutes choses dans quelle mesure il convient d'observer les préceptes divins ? J'ajoute que la loi mosaïque, toute dure et impitoyable qu'elle est - conçue pour des esclaves, et pour des esclaves obstinés - punissait le vol d'une amende, non de la mort. N'allons pas nous imaginer que Dieu, dans sa nouvelle loi, loi de clémence édictée par un père pour ses fils, ait pu nous donner le droit d'être plus sévères. Voilà mes arguments contre la légitimité de la peine. Combien absurde, combien même dangereux il est pour l'Etat* d'infliger le même châtiment au voleur et au meurtrier, il n'est, je pense, personne qui l'ignore. Si le voleur en effet envisage d'être traité exactement de la même façon, qu'il soit convaincu de vol ou, par surcroît, d'assassinat, cette seule pensée l'induira à tuer celui qu'il avait d'abord simplement l'intention de dépouiller. Car, s'il est pris, il n'encourt pas un risque plus grand et, de plus, le meurtre lui donne plus de tranquillité et une chance supplémentaire de s'échapper, le témoin du délit ayant été supprimé. Et voilà comment, en nous attachant à terroriser les voleurs, nous les encourageons à tuer les braves gens. *DE TOUTE INIQUITE- More était un de ces « pauvres en esprit » qui peuvent user des biens sans s'y attacher. S'il refuse au juge, en équité l'autorisation de condamner le voleur à mort, c'est à partir d'une conviction profonde quant aux droits de l'homme sur homme. Elle a été précisée par la méditation du chapitre XXII de l’Exode où il est dit que le voleur sera condamné à restituer, parfois au double ; que s'il n'a rien, on le vendra pour ce qu'il a volé. Le législateur ajoute ; « Si le voleur est surpris la nuit faisant De Jaucourt Egalité naturelle (Encyclopédie) ÉGALITÉ NATURELLE (Droit nat.) est celle qui est entre tous les hommes par la constitution de leur nature seulement. Cette égalité est le principe et le fondement de la liberté. L'égalité naturelle ou morale est donc fondée sur la constitution de la nature humaine commune à tous les hommes, qui naissent, croissent, subsistent, et meurent de la même manière. Puisque la nature humaine se trouve la même dans tous les hommes, il est clair que, selon le droit naturel, chacun doit estimer et traiter les autres comme autant d'êtres qui lui sont naturellement égaux, c'est-à-dire, qui sont hommes aussi bien que lui. De ce principe de l'égalité naturelle des hommes, il résulte plusieurs conséquences. je parcourrai les principales. 1° Il résulte de ce principe, que tous les hommes sont naturellement libres, et que la raison n'a pu les rendre dépendants que pour leur bonheur. 2° Que, malgré toutes les inégalités produites dans le gouvernement politique par la différence des conditions, par la noblesse, la puissance, les richesses, etc., ceux qui sont les plus élevés au-dessus des autres, doivent traiter leurs inférieurs comme leur étant naturellement égaux, en évitant tout outrage, en n'exigeant rien au-delà de ce qu'on leur doit et en exigeant avec humanité ce qui leur est dû le plus incontestablement. 3° Que quiconque n'a pas acquis un droit particulier, en vertu duquel il puisse exiger quelque préférence, ne doit rien prétendre plus que les autres, mais au contraire les laisser jouir également des mêmes droits qu'il s'arroge à lui-même. 4° Qu'une chose qui est de droit commun, doit être ou commune en jouissance, ou possédée alternativement, ou divisée par égales portions entre ceux qui ont le même droit, ou par compensation équitable et réglée; ou qu'enfin si cela est impossible, on doit en remettre la décision au sort : expédient assez commode, qui ôte tout soupçon de mépris et de partialité, sans rien diminuer de l'estime des personnes auxquelles il ne se trouve pas favorable. Enfin pour dire plus, je fonde avec le judicieux Hooker, sur le principe incontestable de l'égalité naturelle, tous les devoirs de charité, d'humanité, et de justice, auxquels les hommes sont obligés les uns envers les autres; et il ne serait pas difficile de le démontrer. Le lecteur tirera d'autres conséquences, qui naissent du principe de l'égalité naturelle des hommes. Je remarquerai seulement que c'est la violation de ce principe, qui a établi l'esclavage politique et civil. Il est arrivé de là que dans les pays soumis au pouvoir arbitraire, les princes, les courtisans, les premiers ministres, ceux qui manient les finances, possèdent toutes les richesses de la nation, pendant que le reste des citoyens n'a que le nécessaire, et que la plus grande partie du peuple gémit dans la pauvreté. Cependant qu'on ne me fasse pas le tort de supposer que par un esprit de fanatisme, j'approuvasse dans un état cette chimère de l'égalité absolue, que peut à peine enfanter une république idéale ; je ne parle ici que de l'égalité naturelle des hommes ; je connais trop la nécessité des conditions différentes, des grades, des honneurs, des distinctions, des prérogatives, des subordinations, qui doivent régner dans tous les gouvernements ; et j'ajoute même que l'égalité naturelle ou morale n'y est point opposée. Alexis de Tocqueville Démocratie et société Je veux imaginer sous quels traits nouveaux le despotisme pourrait se produire dans le monde : je vois une foule innombrable d'hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d'eux, retiré à l'écart est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et ses amis particuliers forment pour lui toute l'espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et ne les sent point ; il n'existe qu'en lui-même et pour lui seul, et, s'il lui reste encore une famille, on peut dire du moins qu'il n'a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là, s'élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d'assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l'âge viril ; mais il ne cherche, au contraire, qu'à les fixer irrévocablement dans l'enfance ; il aime que les citoyens se réjouissent, pourvu qu'ils ne songent qu'à se réjouir. Il travaille volontiers à leur bonheur ; mais il veut en être l'unique agent et le seul arbitre ; il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? C'est ainsi que tous les jours il rend moins utile et plus rare l'emploi du libre arbitre ; qu'il renferme l'action de la volonté dans un plus petit espace, et dérobe peu à peu à chaque citoyen jusqu'à l'usage de lui-même. L'égalité a préparé les hommes à toutes ces choses : elle les a disposés à les souffrir et souvent même à les regarder comme un bienfait. Après avoir pris ainsi tour à tour dans ses puissantes mains chaque individu, et l'avoir pétri à sa guise, le souverain étend ses bras sur la société tout entière ; il en couvre la surface d'un réseau de petites règles compliquées, minutieuses et uniformes, à travers lesquelles les esprits les plus originaux et les âmes les plus vigoureuses ne sauraient se faire jour pour dépasser la foule ; il ne brise pas les volontés, mais il les amollit, les plie et les dirige ; il force rarement d'agir, mais il s'oppose sans cesse à ce qu'on agisse ; il ne détruit point, il empêche de naître ; il ne tyrannise point, il gêne, il comprime, il énerve, il éteint, il hébète, et il réduit enfin chaque nation à n'être plus qu'un troupeau d'animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger. J'ai toujours cru que cette sorte de servitude, réglée, douce et paisible, dont je viens de faire le tableau, pourrait se combiner mieux qu'on ne l'imagine avec quelques-unes des formes extérieures de la liberté, et qu'il ne lui serait pas impossible de s'établir à l'ombre même de la souveraineté du peuple. A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique (1835), Paris, 1963. Alexis de Tocqueville Goût des jouissances matérielles Il y a en effet, un passage très périlleux dans la vie des peuples démocratiques. Lorsque le goût des jouissances matérielles se développe chez un de ces peuples plus rapidement que les lumières et que les habitudes de la liberté, il vient un moment où les hommes sont emportés et comme hors d'eux-mêmes, à la vue de ces biens nouveaux qu'ils sont prêts à saisir. Préoccupés du seul soin de faire fortune, ils n'aperçoivent plus le lien étroit qui unit la fortune particulière de chacun d'eux à la prospérité de tous. Il n'est pas besoin d'arracher à de tels citoyens les droits qu'ils possèdent ; ils les laissent volontiers échapper eux-mêmes. L'exercice de leurs devoirs politiques leur paraît un contretemps fâcheux qui les distrait de leur industrie. S'agit-il de choisir leurs représentants, de prêter main-forte à l'autorité, de traiter en commun la chose commune, le temps leur manque ; ils ne sauraient dissiper ce temps si précieux en travaux inutiles. Ce sont là jeux d'oisifs qui ne conviennent point à des hommes graves et occupés des intérêts sérieux de la vie. Ces gens-là croient suivre la doctrine de l'intérêt, mais ils ne s'en font qu'une idée grossière, et, pour mieux veiller à ce qu'ils nomment leurs affaires, ils négligent la principale qui est de rester maîtres d'eux-mêmes. Les citoyens qui travaillent ne voulant pas songer à la chose publique, et la classe qui pourrait se charger de ce soin pour remplir ses loisirs n'existant plus, la place du gouvernement est comme vide. Si, à ce moment critique, un ambitieux habile vient à s'emparer du pouvoir, il trouve que la voie à toutes les usurpations est ouverte. Qu'il veille quelque temps à ce que tous les intérêts matériels prospèrent, on le tiendra aisément quitte du reste. Qu'il garantisse surtout le bon ordre. Les hommes qui ont la passion des jouissances matérielles découvrent d'ordinaire comment les agitations de la liberté troublent le bien-être, avant que d'apercevoir comment la liberté sert à se le procurer ; et, au moindre bruit des passions publiques qui pénètrent au milieu des petites jouissances de leur vie privée, ils s'éveillent et s'inquiètent ; pendant longtemps la peur de l'anarchie les tient sans cesse en suspens et toujours prêts à se jeter hors de la liberté au premier désordre. Je conviendrai sans peine que la paix publique est un grand bien ; mais je ne veux pas oublier cependant que c'est à travers le bon ordre que tous les peuples sont arrivés à la tyrannie. Il ne s'ensuit pas assurément que les peuples doivent mépriser la paix publique ; mais il ne faut pas qu'elle leur suffise. Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l'ordre est déjà esclave au fond du coeur ; elle est esclave de son bien-être, et l'homme qui doit l'enchaîner peut paraître.