Usines de pte papier sur le fleuve Uruguay

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Usines de pte papier sur le fleuve Uruguay
HAGUE JUSTICE JOURNAL I JOURNAL JUDICIAIRE DE LA HAYE
VOLUME/VOLUME 2 I NUMBER/ NUMÉRO 1 I 2007
Usines de pâte à papier sur le fleuve Uruguay
Malgosia Fitzmaurice 1
1. Demande en indication de mesures conservatoires
Le 4 mai 2006, l’Argentine avait déposé au Greffe de la Cour une requête introductive
d’instance contre l’Uruguay au sujet de prétendues violations par celui-ci de ses
obligations découlant du statut du fleuve Uruguay, signé entre les deux Etats le 26 février
1975 (ci-après «le statut de 1975») et entré en vigueur en 1976. Dans sa requête,
l’Argentine prétendait que cette violation résultait de «l’autorisation de construction, [de]
la construction et [de] l’éventuelle mise en service de deux usines de pâte à papier sur le
fleuve Uruguay » , en invoquant plus particulièrement les « effets desdites activités sur la
qualité des eaux du fleuve Uruguay et sa zone d’influence ». Le statut de 1975 fut adopté
conformément à l’article 7 du Traité de 1961 définissant la frontière entre l’Argentine et
l’Uruguay sur le fleuve Uruguay, qui prévoyait l’établissement d’un régime commun pour
l’utilisation du fleuve. L’objectif principal du statut de 1975 est d’établir les mécanismes
communs nécessaires à l’utilisation rationnelle et optimale du fleuve Uruguay pour la
partie du fleuve partagée par les deux Etats et constituant leur frontière commune. Il
poursuit en outre des objectifs de nature environnementale tels que « la conservation,
l’utilisation et l’exploitation d’autres ressources naturelles », et traite de la pollution et de
la responsabilité qui découle des dommages résultants de la pollution. Le statut a
également créé la “Commission administrative du fleuve Uruguay” (ci-après “CARU”),
ayant des fonctions réglementaires et de coordination. Selon l’Argentine, le statut prévoit
en outre une procédure obligatoire d’information et de consultation préalable par
l’intermédiaire de la CARU pour toute partie qui projette de réaliser des ouvrages
susceptibles d’affecter la navigation, le régime du fleuve ou la qualité de ses eaux.
L’Argentine proteste contre l’autorisation accordée unilatéralement par l’Uruguay à
l’entreprise espagnole ENCE de construire une usine de pâte à papier – le projet “Celulosa
de M’Bopicuá” (ci-après “CMB”) – et prétend que la procédure d’information et de
consultation n’a pas été respectée, malgré les demandes réitérées de l’Argentine transmises
au gouvernement de l’Uruguay et à la CARU. L’Argentine soutient que la situation a été
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Professor Malgosia Fitzmaurice, LLM PhD, Queen Mary, Université de Londres
HJJ © 2007
USINES DE PÂTE À PAPIER SUR LE FLEUVE URUGUAY
aggravée en 2005, après que l’Uruguay ait autorisé la compagnie finlandaise Oy MetsäBotnia AB (ci-après “Botnia”) à construire une deuxième usine de pâte à papier “l’usine
Orion”, située à proximité de l’emplacement de l’usine CMB et après qu’il ait été permis la
même année à Botnia d’ériger une installation portuaire liée à l’usage exclusif de l’usine
Orion sans suivre la procédure appropriée prévue par le statut de 1975. L’Argentine
demandait à la Cour, dans sa requête, que celle-ci déclare que, pour résumer, l’Uruguay
avait violé ses obligations découlant du statut de 1975, ainsi que d’autres règles de droit
international concernant les dispositions sur l’utilisation optimale et rationnelle du fleuve
Uruguay, relatives à l’obligation d’information préalable de la CARU et de l’Argentine, et
concernant la protection de la biodiversité et la prévention de la pollution.
2. Arguments des parties à l'audience
Les audiences ont eu lieu les 8 et 9 juin 2006. L’Argentine s’est basée sur ces arguments
précédents et a plaidé que l’Uruguay avait violé son obligation de « s’abstenir de polluer
l’environnement et de causer ce faisant un préjudice économique, par exemple au secteur
du tourisme », et avait autorisé des ouvrages contre lesquels l’Argentine avait des
objections. L’Argentine a également soutenu qu’un tel projet représenterait des
«dommages nés et actuels » et « un risque sérieux qu’il soit porté un préjudice irréparable
aux droits en litige ».
L’Uruguay avait déclaré qu’il ne contestait pas le fait que l’article 60 du statut de 1975
fondait la compétence prima facie de la Cour, mais uniquement pour ce qui concerne
l’indication de mesures conservatoires en lien avec la requête de l’Argentine concernant le
statut de 1975. L’Uruguay avait également soutenu que des différends tels que ceux
concernant « le tourisme, les valeurs immobilières urbaines et rurales », etc, « ainsi que
ceux portant sur d’autres aspects de la protection de l’environnement dans les relations
transfrontalières entre les deux Etats » ne relevaient pas de la compétence de la Cour.
L’Uruguay prétendait avoir rempli son obligation d’informer l’Argentine de l’existence des
projets d’usines de pâte à papier et que l’Argentine n’avait jamais «au cours des trente et
une années d’existence du statut [de 1975]» affirmé tenir de celui-ci un droit de nature
procédurale, et décidé d’empêcher l’Uruguay de lancer des projets au cours de la phase
procédurale. Il soutenait également que le différend entre l’Uruguay et l’Argentine au
sujet des usines de pâte à papier avait été réglé par un accord signé en 2004, qui stipulait
que l’usine pourrait être construite en accord avec le plan uruguayen. Selon cet accord,
l’Uruguay devait fournir à l’Argentine les informations relatives au contenu et au
fonctionnement de l’usine et la CARU contrôlerait la qualité des eaux du fleuve afin de
garantir le respect du statut une fois l’usine mise en service. En outre, selon l’Uruguay, il
n’existait pas de menace actuelle ou imminente à l’encontre d’un droit quelconque de
l’Argentine. L’Uruguay avait en outre assuré à la Cour qu’il faisait preuve de la plus
grande discipline pour observer les dispositions du statut de 1975.
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3. Raisonnement de la Cour
La Cour a observé que, ayant à traiter d’une demande en indication de mesures
conservatoires, elle n’était pas tenue de s’assurer qu’elle a compétence à juger du fond de
l’affaire. Cependant, la Cour a déclaré qu’elle ne pouvait indiquer ces mesures que si les
dispositions invoquées par le demandeur semblaient prima facie constituer une base sur
laquelle sa compétence pourrait être fondée.
La Cour a rappelé avoir eu, par le passé, l’occasion de souligner toute l’importance qu’elle
attache au respect de l’environnement, comme démontré dans son Avis consultatif sur la
Licéité de la menace ou de l’emploi d’armes nucléaires (1996) et dans son jugement rendu
en l’affaire du Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie) (1997). L’Argentine,
cependant, n’a pas convaincu la Cour que la construction des usines emporterait un
préjudice irréparable pour l’environnement, elle n’a pas davantage démontré que la
construction des usines présenterait un risque de préjudice économique et social irréparable
; et n’a en outre pas fourni la preuve que toute pollution résultant de l’activité des usines
serait de nature à causer des dommages irréparables au fleuve Uruguay. La Cour a conclu
que, au vu des éléments exposés ci-dessus, et de l’engagement permanent de l’Uruguay de
satisfaire aux exigences du statut de 1975, les circonstances de l’espèce n’étaient pas de
nature à exiger l’indication d’une mesure conservatoire enjoignant à l’Uruguay de
suspendre l’autorisation de construire les usines de pâte à papier ou de suspendre les
travaux de construction proprement dits.
4. Remarques sur l’affaire et l’ordonnance de la Cour
Il s’agit ici d’une affaire très intéressante qui combine des aspects de droit international de
l’eau et de droit international de l’environnement avec les besoins du développement
durable. Dans de nombreux aspects, cette affaire est similaire à l’affaire du Projet
Gabčíkovo-Nagymaros où ces aspects étaient également présents. 2
Au paragraphe 80 de son ordonnance, la Cour note que:
“…présente affaire met en évidence l’importance d’assurer la protection, sur le plan de
l’environnement, des ressources naturelles partagées tout en permettant un développement
économique durable ; qu’il convient notamment de garder à l’esprit la dépendance des
Parties vis-à-vis de la qualité des eaux du fleuve Uruguay en tant que celui-ci constitue
pour elles une source de revenus et de développement économique ; que, dans cette
perspective, il doit être tenu compte de la nécessité de garantir la protection continue de
2
Malgosia Fitzmaurice, “General Principles Governing the Cooperation between States in Relation to NonNavigational Uses of International Watercourses”, 14 Yearbook of International Environmental Law” (2003),
pp. 3-47.
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l’environnement du fleuve ainsi que le droit au développement économique des Etats
riverains ;…”.
Cette affaire est un très bon exemple d’application pratique de la Convention des Nations
Unies de 1997 relative aux utilisations des cours d’eaux internationaux à des fins autres
que la navigation. Cette convention contient à la fois des droits substantiels (tels que
l’utilisation équitable de cours d’eau internationaux) et des droits procéduraux (tel que le
droit d’être informé de mesures planifiées) dont disposent les Etats utilisant un cours d’eau
commun. Cette convention contient également des dispositions sur la protection de
l’environnement fluvial, un problème majeur dans l’affaire en cause. Dans l’affaire
d’arbitrage du Lac Lanoux (Espagne c. France) (1957), des droits procéduraux et
substantiels similaires avaient été abordés, tout comme l’extension de l’unilatéralisme
étatique dans l’adoption de décisions susceptibles d’affecter un autre Etat. Il ne fait aucun
doute que, lorsque cette affaire sera tranchée sur le fond, elle viendra enrichir le corps
grandissant du droit international de l’eau. Mais de nombreuses autres questions
intéressantes sont soulevées ici (certaines sont également abordées dans l’affaire du Projet
Gabčíkovo-Nagymaros, telles que des questions relatives à la gestion conjointe du fleuve,
ce qui, selon la Cour, constitue la meilleure méthode d’administration d’un cours d’eau
commun pour ses Etats riverains. Cette affaire contribuera également au développement du
droit international général, dans la mesure où elle aborde la question du droit des
ressources naturelles partagées et le droit de la responsabilité étatique.
On ne peut cependant qu’être d’accord avec la décision de la Cour de ne pas indiquer de
mesures conservatoires à ce moment donné, particulièrement au vu du fait que l’Argentine,
en 31 ans, n’a jamais affirmé détenir un droit de nature procédurale du statut de 1975, que
l’Uruguay s’est engagé de respecter pleinement.
Traduit de l'anglais par Marie Delbot
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