Des apôtres, des anges et des démons

Transcription

Des apôtres, des anges et des démons
Serge ULESKI
Des apôtres, des anges
et des démons
Chapitre 2 Extrait
Copyright Serge ULESKI.
Du même auteur chez Amazon et TheBookEdition
-
Pièce à conviction
Des apôtres, des anges et des démons
Je me souviens
Confessions d’un ventriloque
Cinq ans, cinq nuits
La consolation
Paroles d’hommes
Les brèves de Serge ULESKI
Serge ULESKI en littérature - morceaux choisis
De l’art, de la littérature et autres considérations
Autour du marquis de Sade : complaisance et omissions
Transit (théâtre)
Cinéma… de salle en salle de film en film
Dieudonné : une résistance inespérée
Serge ULESKI en blogosphère - I
Serge ULESKI en blogosphère - II
Serge ULESKI en blogosphère – III
Ad hominen : politique et médias
La France et le fascisme
France et sionisme : domination et chantage
http://penseraupluriel.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/07/04/serge
-uleski-ouvrages-et-entretiens.html
2
Les mots se sont tus mais les bombes sont tombées ce matin. Le facteur
est donc bien passé : pas de courrier mais des bombes ! Des bombes jusqu'à ne plus
savoir où donner de la tête quand il nous en reste une... de tête, pour chercher un
abri et, des jambes aussi, pour courir se mettre au vert, en attendant des jours plus
sereins.
Des bombes ! Enfin des bombes ! Place au spectacle ! Spectacle hallucinant.
Pour un peu, on en viendrait presque à regretter que personne n’ait pensé à les faire
tomber plus tôt, toutes ces bombes.
Oui, vraiment ! Quel manque de jugeote et d’à-propos ! Pensez donc !
Toutes ces bombes, c’est pas rien ! Et puis, c'est quelque chose aussi ! C’est un
monde, tout un monde, cette technologie de pointe et de haut vol, tous ces
fragments de vie... maintenant sans vie ; corps fragmentés de mort qui ne
demandaient que ça : qu’on s’occupe d’eux et qu’on les bichonne !
A compter d’aujourd’hui, on ne se contentera plus de faits divers : il nous
faudra des bombes... et ce sera parti ! Plus personne ne pourra les arrêter toutes ces
bombes quand elles tomberont.
A compter d’aujourd’hui, une journée sans bombes sera une journée pour
rien, une journée gâchée, une journée perdue pour tout le monde…
Même et surtout pour Gabriel ! Un Gabriel démuni, sans visions et sans projets que
nous allons maintenant tenter d'apprivoiser.
"Allez donc voir dehors si j’y suis ! Non pas par-là, par ici ! Continuez tout droit sur la
gauche maintenant et puis, à droite pour finir. Et... voilà ! Vous y êtes et... moi aussi puisque je
ne vous ai pas quittés d’une semelle."
Ma dernière rencontre avec Gabriel qui vient de nous guider pas à pas et tout
du long jusqu’à sa tanière de reclus autiste, remonte à quand ? Et puis, où était-ce ?
Dans quel asile, dans quel foyer, dans quel laboratoire, dans quelle ville et... dans
quel monde ?
Tout comme Matthieu, voilà que je perds la mémoire. Ca vous joue des tours,
l'ethnographie ! A trop vouloir s'absenter de chez soi, on oublie d'où l'on vient et
pourquoi on en est parti puisque dans ce travail, on est le plus souvent chez les
autres, et ceux-là sont bien incapables de nous montrer le chemin du retour : en
effet, chez nous, ce n'est pas chez eux ; la route, ils ne la connaissent pas puisqu'ils
ne l'ont jamais empruntée. Et puis, qui va se soucier d'un lieu qui n'existe que dans
l'idée que s'en fait celui qui l'a quitté... ce lieu qui est aussi un repère, le seul repère
dont on dispose quand arrive le jour où il nous faut déguerpir au plus vite.
Alors, dans ces conditions, l'espoir d'un retour à la case départ s'amenuise au
fur et à mesure que l'absence de ce lieu se prolonge dans notre mémoire car, plus
on oublie d'où l'on vient et moins on a de chances d'y retourner un jour.
Cela dit, Gabriel a cet avantage : avec lui, on sait toujours où l'on est...
puisque c'est dans son lit que je l'ai trouvé la première fois que je l'ai rencontré - la
première fois et toutes les fois suivantes -, étendu de tout son long, immobile, les
yeux écarquillés, la bouche grande ouverte et figée ; une cavité immense, une
embouchure gigantesque, la bouche de Gabriel qui n'est plus là pour personne, et
surtout pas pour lui-même.
Gabriel autiste, voilà donc une affaire entendue car, choisir de ne rien dire
est tout aussi pertinent que de parler sans fin pour ne rien laisser paraître. Archange
déchu, Gabriel garde le silence comme on garde un coffre-fort sans toutefois
soupçonner un seul instant qu’il puisse être vide. Aujourd'hui, il n’a qu’un souhait
Gabriel : se faire oublier de tous ceux dont il est important de se faire oublier
lorsque l’on ne souhaite plus laisser de traces dans la mémoire et le souvenir de qui
que ce soit.
La médecine, la vraie, la Médecine en majuscule, celle qu'un Matthieu
n'aurait jamais pu pratiquer, s’est acharnée sur Gabriel comme des hyènes sur la
carcasse d’une sauterelle verte abandonnée par une horde de lions repus. Elle l'a
soigné aussi, à défaut de le guérir : en effet, tâche peu lucrative que la guérison car,
s’il est guéri, le client-patient ne revient pas.
La famille de Gabriel a jugé nécessaire de soutenir et d’encourager cet
acharnement ; caution morale oblige ; et puis, l’union ne fait-elle pas la force ?
Avis donc aux amateurs de la convalescence ! Il est désormais formellement
interdit de mourir avant l’heure en sachant que dans le cas qui nous occupe,
l’horloge censée indiquer en phase terminale et terminatoire l’heure critique et
fatidique, eh bien ce jour-là, cette horloge se trouvait entre les mains d’un
triumvirat infernal et fatal, à savoir : famille, médecine et horloger suisse (s’il en
reste !) :
« Dites-moi Madame, vous êtes sa mère ?
- Oui, docteur.
- Appelez-moi Professeur s’il vous plaît. Ce sera plus simple.
- Oui, Monsieur.
- Bon, c’est pas grave. Vous êtes sa mère donc. Alors, dans ce cas et... dans ce cas
seulement... je vous autorise à le reprendre votre Gabriel. On n’en a plus besoin. Et
puis, vous recollerez les morceaux. Nous, on n’a pas le temps.
- Quelle catastrophe docteur ! Je suis sa mère, alors, j’ai essayé à plusieurs reprises
d'user de mon influence. Je lui ai dit : "Gabriel, je suis ta mère ! Tu me reconnais ?
Gabriel, ne fais pas ta forte tête ! Laisse-les faire leur travail." Eh bien... rien, docteur. Il n’a
pas daigné me répondre. Vous savez... il n'a pas dit un mot depuis des années. Il est
comme... comment dire... ?
- Ne dites rien Madame.
- Mais... Docteur, vous entendez ? Gabriel ? Ô Gabriel ! Gabriel, c'est toi mon petit
? J'arrive Gabriel ! J'arrive ! Il est vivant ! Il est vivant Docteur ! Dieu soit loué !
C'est moi, ta mère ! Mais que dis-tu ? J'entends mal Gabriel ! Parle plus fort !
- Maman, fais-moi plaisir, tu veux. Dis au doc de fermer sa gueule ! »
Oh ! Shocking !
***
Gabriel rêvait d’une mise en terre ferme et étanche dans le sens de sa
hauteur. Gabriel souhaitait être enterré à la verticale. Gabriel désirait mourir...
debout. Pas très surprenant quand on y réfléchit un peu... et sérieusement, tout en y
regardant de plus près, puisque Gabriel a passé une bonne partie de sa vie... couché.
Le jour de son enterrement, si vous saisissez bien là toute l’importance de sa
requête, il faudra donc, non pas creuser une fosse mais... forer un puits.
Imaginez-vous ça : louer un engin de forage et de levage à des prix
exorbitants ! La famille de Gabriel a dit : “Niet ! Niet ! Niet !"
Autre exigence de Gabriel, alors qu'il agonisait : la présence d'un prêtre, de
jour comme de nuit. Matthieu, notre bon Matthieu qui était dans les parages
proposa ses services. La famille de Gabriel déclina l’offre car, on se méfie de
Matthieu, aujourd’hui plus qu’hier et demain, plus que jamais. Oui ! On se méfie de
Matthieu comme on se méfie de la peste quand on ne souhaite pas y succomber
même par jeu pour... et par exemple et pourquoi pas, tester la robustesse
d’anticorps que l‘on n‘a pas testés depuis des lustres.
Alors, notre système immunitaire sera-t-il à la hauteur de ce nouveau défi
lancé à la face de nos anticorps rouillés par manque d’exercices ? Oui ? Non ?
Dans le doute, mieux vaut ne pas s’y risquer car, on a beau le dire et on a
beau le savoir : en fait, on ne sait jamais !
Matthieu étant exclu, où trouver un prêtre puisque Gabriel tentait
manifestement de nous la jouer et de se la jouer : extrême onction. C’était d’un goût
onctueux certes, comme une crème de soins mais c’était d'un goût douteux, tout de
même. Malchance donc ! Pas de prêtre de disponible pour Gabriel. Ce jour-là, la
jonction de l’onction aussi extrême soit-elle, ne s’est pas faite ; jonction entre
Gabriel et un état de grâce supposé le préparer à franchir le cap de la bonne
espérance folle et gratuite de celui qui n’a plus rien à perdre ayant déjà tout perdu...
tout ou presque.
Le père de Gabriel était le plus virulent : “Non, non, non et non ! Pas de curé ici !”
Matthieu qui s’était porté volontaire fit la tête. La mère de Gabriel aussi car elle était
pieuse ; et puis, les dernières volontés d‘un fils, c’est pas rien tout de même ! Quant
à moi, j’ai détourné mon regard vitreux pour le porter dans le parc qui gisait devant
moi et là, derrière la baie vitrée, à l’intérieur d’une nuit noire et glacée comme les
vitraux d’une église aux portes de l’enfer condamnées, j’ai vu un index se dresser
très haut dans le ciel et j'ai entendu la voix onctueuse et pâteuse de Gabriel qui
s’élevait et résonnait comme une dernière prière : “Mais quand est-ce qu'ils vont me
lâcher, tous ces cons ! Merde alors !“
Quelques mois plus tard et... à la demande générale, on transféra Gabriel
dans la cave, à cause de l'odeur.
Dernièrement, j’ai pu glaner quelques informations sur Gabriel. J'ai attendu
la fin de la moisson ; le champ étant désert, j’ai pu sans peine faire mon marché en
qualité de Monsieur je sais tout car rien ne m'échappe, sous l’œil vigilant et hostile des
corbeaux.
Voici donc les informations que j’ai recueillies.
L'histoire de Gabriel est assez invraisemblable. Et pourtant, cette histoire est
aussi vraie que toutes les histoires qu'on a pu nous raconter depuis des lustres et
même et surtout... lorsqu'elles étaient fausses. N'empêche, nous y avons crues à
toutes ces histoires ! Nous y avons crues sans doute pour ne pas avoir à prouver à
tous ces conteurs de boniments de chants de foires, eh bien, qu'ils nous mentaient
belle et bien, et même si c'était... laid et mal.
Comme on a pu le constater dans le chapitre précédent… si de Matthieu on
ne sait rien ou très peu de choses, en revanche, de Gabriel, on sait un peu près tout
ce qu'il faut savoir. D’aucuns diront même qu’on en sait un peu trop. Finalement ce
sont ceux qui en disent le moins qui suscitent, provoquent et déclenchent bien
malgré eux et en cascade, une avalanche de commentaires et de commérages :
volonté de discrétion et profil bas affichés et... vlan ! Une armée entière vous tombe
dessus.
Les langues se sont déliées avec la rapidité d’une écriture de plume. On
aurait juré qu’ils ne connaissaient que Gabriel ; ce qui nous en dit long sur les
capacités relationnelles de ces gens maintenant avides de me livrer des informations
dont la fiabilité et l’objectivité restent pour le moins sujettes à caution.
Mais... ne perdons pas de temps ! Avançons !
Si l'on en croit la rumeur, Gabriel aurait fréquenté tour à tour et dans l’ordre
et simultanément : le milieu de l’Art contemporain, le show-business, la publicité et
la littérature.
Multidisciplinaire Gabriel ! Cumulard Gabriel ! Un homme à tout faire. Un
homme de la Renaissance Gabriel, à n'en point douter !
L’Art contemporain, le show-business, la publicité et la littérature ?! Étrange
itinéraire tout de même ! Car, le plus souvent, nombreux sont ceux qui
commencent par la littérature, puis la faim au ventre et l’estomac dans les talons,
s’orientent vers la publicité, et parce qu’il faut bien mourir riches mais cons, tout
aussi nombreux sont ceux qui se jettent à corps perdu dans les bras du showbusiness pour justement ne pas mourir c... (Tant pis, c’est raté !).
Multirécidiviste, Gabriel a passé une bonne partie de sa vie à arpenter les allées
de la réussite en toutes circonstances et par tous les temps, suant, suintant, haletant
mais véloce, chaussant successivement et tour à tour et dans l’ordre chronologique
suivant : des espadrilles, des tennis, des mocassins, des chaussures vernis les soirs
de grand bal, des chaussures montantes dans les descentes, des bottes dans les
avenues marécageuses, des cuissardes en sombre échassier lorsque l’eau montait
jusqu’à sa ceinture, et pour finir, des palmes. Oui ! Des palmes lorsqu’il lui a fallu
plonger sous l'eau avec lunettes et chapeaux assortis.
Car, Gabriel croyait au progrès, aux efforts collectivement consentis et aux
beaux lendemains qui chantent à tue-tête. Gabriel croyait à l'esprit de Mai même si au
moment des événements, il était encore dans son berceau ; ou plutôt, dans son lit :
à 20h, fallait qu'il soit couché.
Gabriel a donc vécu cet esprit de Mai quinze ans après le mois de mai de
l'année en question même si, aujourd’hui encore, mais... trente ans plus tard, on sera
bien en peine de partager le ressac, les remous, les tourbillons et d’accompagner le
retour de tous ces enfants prodigues en commentaires de toutes sortes sur cette
époque ; il est vrai que l'on pourra toujours se reporter aux discours qui ont été
tenus et qui ont continué d'être débités ici et là durant les années qui ont suivi les
événements de mai ; on pourra aussi penser à ceux qui les faisaient et les dé-faisaient
tous ces discours, au gré des circonstances et de leurs humeurs.
Plus tard, ceux qui avaient tenu le haut du pavé, sont allés exercer leur talent
dans la publicité, à la radio, à la télé ou bien, dans des journaux qui n'étaient pas
toujours révolutionnaires, dans des gouvernements aussi ; des gouvernements de
centre-gauche ; et puis fatalement, des gouvernements de droite, les jours de vaches
maigres.
Comble de paradoxe, et parce que le ridicule ne tue plus, d'autres encore ont
fini chez les curés (ou les rabbins !) : "Après moi............ chacun pour soi et Dieu pour tous
!"
Certes la lettre tue et l'esprit vivifie... mais tout de même !
Sans doute, d'aucuns verront là une tentative de trouver son salut,
rédemption incluse, au terme d’un engagement illusoire, et/ou d'un fourvoiement
jugé, après coup, vraiment trop indigne.
Quoi qu'il en soit, tous ces convertis défroqués puis reconvertis, dirigeaient
des groupuscules dits d’extrême gauche (non, on ne ricane pas !). Je pense, en
particulier, à la fameuse nébuleuse appelée "Gauche prolétarienne", entre autres
groupuscules fameux et inconnus.
Après Mao........................... Dieu.
Soit !
Ah ! Ces gauchistes ! Toujours en quête d’absolu, toujours à la recherche
d’un chef, d‘un capitaine ou d‘une mère maquerelle à qui remettre la caisse et les
clefs en fin de journée !
A tous ces mercenaires, seul le pouvoir économique semble avoir échappé.
Rien de surprenant à cela : on ne badine pas avec les dilettantes et les cancres qui
n‘y ont pas leur place car, foin des discours et de la limonade, en économie, on ne
considère que les résultats : on vous jugera donc sur votre efficacité seule.
En mai de cette année-là, des carrières et des vies ont été brisées pour ceux
qui, en poste, ont pris quelques risques, dans le privé comme dans le public. Des
jeunesses ont été gâchées, d'autres perdues : on aura abandonné ses études pour
poursuivre le beau rêve de Mai et ses leaders charismatiques. Après ce mois de Mailà, on a fait un peu plus l’amour : les femmes notamment. On n’a plus fait la guerre.
C'est vrai ! D’autres s’en sont chargés, sous d’autres tropiques, ailleurs, loin.
Certes, on a mieux vécu après qu’avant : des salariés ont pu gagner un peu
plus en travaillant un peu moins. C’était toujours ça de pris ; même si leurs fils et
filles ne sont pas allés, pour autant à l’Université et dans les Grandes Ecoles ou
bien, dans des filières qui comptent vraiment, pour y réussir ; et d'autres enfants
encore, et leurs parents, pour une immigration de travail, d'indépendances et de fin
de conflits coloniaux : ce peuple alors invisible, a-t-il lui aussi partagé l'esprit de Mai
? L'a-t-il seulement touché, sinon effleuré ?
En mai, on a interdit d’interdire, avant de jeter le bébé avec l’eau du bain ; la
culture savante, dénoncée comme bourgeoise, a fini par raser les murs, tête baissée, et
le divertissement est arrivé, tête haute, triomphant sans conteste.
Questionnez donc Gabriel à ce sujet, et il vous fera le commentaire suivant :
« Une chose est certaine : les entrepreneurs de spectacles ne viendront pas nous vendre l’égalité des
chances, la liberté et la fraternité, ni nous parler de la réalité et de la vérité des faits, des choses et
des évènements de la condition humaine. Et pas d'utopie ni de théorie critique fumeuses non plus.
Nul doute : ces producteurs-là seront tous irréprochables parce que... intègres ; et intègres parce
que... sans projet pour les siècles des siècles. Mais alors ! A qui les générations qui nous
succéderont, demanderont-elles des comptes ? Et sur quoi ? »
Bien sûr, les événements de Mai ont permis de combler le retard accumulé
dans le domaine de la libération des mœurs, sans oublier les "usages" et les droits
en vigueur dans l’entreprise, dans les universités et dans la famille avec leur
abandon et/ou leur réforme. Mais ce mouvement d'essence individualiste,
hédoniste et matérialiste a révélé, chez ses acteurs, des penchants qui, à l’âge adulte,
exigent des revenus confortables. Ce qui expliquera bien des comportements
quelques années plus tard.
"Et dire que ça a fait 68 !" D'aucuns gardent en mémoire, aujourd'hui encore,
cette expression ironique, sinon tragique.
Revenons aux sujets qui nous occupent, à savoir : l’Art contemporain, le
show-business, la publicité et la littérature.
Commençons par la carrière artistique de Gabriel.
Révulsé par les mirages d‘une société de la réussite et de l‘argent, Gabriel se
voyait déjà faire des choix esthétiques radicaux. Gabriel comptait se ruer sur l‘Art
comme on se rue sur l‘or, sans un sou en poche, mais confiant, car ses intentions
étaient pures : à qui voulait bien l'entendre et y souscrire haut et fort, Gabriel
croyait en l'Homme « … comme quand on y croit parce qu'on ne le connaît pas » me
susurre-t-on à l'oreille, non sans ironie.
Produit d’une volonté et d’un combat à mener sans relâche, loin des modes
cyniques, tout comme Matthieu et sa tentative de putsch contre le journalisme de
complaisance, Gabriel pensait introduire un questionnement quasi métaphysique
sur le sens éternel de l’Art qui nourrissait l‘individu depuis que le monde est
monde.
Gabriel ? Une nouvelle race d’artistes, assurément ! Un engagement total
l’Art de Gabriel ! N’avait-il pas fait sienne la maxime suivante : «On est grand que
si l'on œuvre pour après soi.»
Un soldat, un résistant engagé sur tous les fronts ! Gabriel se devait d’être là
où il y avait de la bagarre, l’arme sur l’épaule pour arracher le droit de prendre la
parole, sans oublier de la rendre à ceux qui, culturellement démunis, en étaient
privés. Gabriel voyait un art de survie, une ascèse, un Art en forme de quête
d’identité, un contrat social aussi : contrat entre lui et ceux qui daigneraient un jour
signer ce contrat aux clauses bien insolites.
Au commencement était le Verbe, et le Verbe était Dieu. Alors, Gabriel serait
Dieu, le temps d’une performance et le temps d’une dédicace. En rupture de ban,
exclu des circuits culturels institutionnels, Gabriel voyait un Art qui
s’entrechoquerait, s’entrecroiserait et se démultiplierait. Gabriel se voulait autre et
tout autre, étranger à lui-même : un labyrinthe ! En un mot : post-moderne mais
néanmoins et tout à la fois, résolument contemporain l’Art de Gabriel ; un Gabriel
qui, continuant de tenir tête, aura couvert à lui tout seul... et seul, des superficies qui
se comptent en millions d’hectares, arpentant non seulement les allées mais les
contre-allées, les sentiers alambiqués sous les quolibets et la pluie battante, des
heures, des jours, des mois, des années durant, dans la sueur et l'épuisement, sans
relâche, comme un forcené déraisonné, intermittent de son propre spectacle, sous
les regards moqueurs et les humiliations de ceux qui occupent encore aujourd’hui
les immeubles qui surplombent ces mêmes allées et ces mêmes avenues.
Bateleur dans l’âme, Gabriel rêvait d’une liberté artistique totale au sein
d’une démarche politiquement efficiente. Toutes les cultures communautaires, et de
classes, toutes les frontières et toutes les lignes Maginot artistiques devaient donc
tomber et s‘effacer. Interventionniste, il comptait se ruer vers tous les désastres
environnants, tête baissée, dans la débandade, singulier, maudit même et de
préférence, avec pour seul objectif : sortir l’Art des voies de garage réservées aux
artistes affiliés et intégrés qui construisent une œuvre qui ne dérange personne
sinon les insomniaques que tout dérange parce que sans sommeil, pas de repos, et
sans repos, pas de tranquillité et sans tranquillité, eh bien, on devient irritable et
alors, tout vous irrite et même, la production d’artistes encartés.
Et à ce sujet… je vous propose la lecture d’un article rédigé par
Gabriel peu de temps avant qu’il ne quitte la scène par lui introuvable d’un Art
contemporain tout aussi inexistant, tout en prenant soin de retenir la porte derrière
lui pour ne réveiller personne ; cet article qui fit l’effet d’une bombe chez ceux qui
le lurent, et plus particulièrement dans le cercle restreint, mais toujours fidèle, de
ses admirateurs ; et même s’ils n’étaient pas nombreux, n’empêche !
Véritable pamphlet, la thèse présentée et défendue par Gabriel est la
suivante : l’Art contemporain est bel et bien le fossoyeur de l’Art moderne.
Je vous retrouve plus tard :
« … confrontés au raffut qui est fait autour de tout ce qui de près ou de loin
touche à l’Art contemporain, les artistes concernés par cette agitation auraient tort
de se cacher et de se priver ! Pensez donc ! Considération, célébrité, argent...
En revanche, comment trouver des excuses à nombre de professionnels de l'Art
contemporain - directeurs de musée et/ou de centres d'Art (financés et rémunérés
par des contribuables maintenus dans l’ignorance), critiques d'art, les DRAC et les
journalistes qui, à défaut d'être des passeurs de culture, se contentent d'être les
relais serviles d'agences de relations publiques, de créations d'événements, de
publicité, de marketing qui sont à la production artistique ce que le film publicitaire,
le clip, le design, Disneyland et le parc Astérix sont à l'Art, et qui ont pour mission
première, sinon unique, de fabriquer, d'entretenir et de promouvoir l'image de
camelots, de bonimenteurs, de montreurs de foires immatures, fumistes,
anecdotiques, infantiles... abusivement appelés artistes.
Comment ne pas voir en tous ces commissaires d'expositions les complices,
jour après jour, de la dé-culturation et de l'abrutissement des masses laissées sans
repères, et auprès desquelles on aura pour longtemps déconsidéré un art
contemporain fossoyeur de l’Art moderne avec des gesticulateurs puérils cotés à
plusieurs millions de dollars ; et à ce prix, ces mêmes commissaires pourront
difficilement repousser l’accusation portée contre eux, à savoir : confondre l'Art
avec l'industrie du divertissement... et du luxe, en l'occurrence.
On parlera de leur culot, quand sans honte et sans rire, ils nous affirment
qu'ils ont le devoir de nous faire connaître des productions reflets de notre
époque, alors qu'une époque est, tout comme son Art, beaucoup plus que ce que l'on
croit avoir compris d'elle, qui n'est, le plus souvent, que ce qu'on souhaite nous
donner à comprendre, ou bien, seulement ce que l'on est capable de saisir d'elle ; et
alors que ce qui nous est proposé ne reflète que l'aspect le moins pertinent parce
que... de toutes les époques, ce prosélytisme au service d'un esprit mercantile. Et
puis enfin, on ne manquera pas de garder à l'esprit qu'il se pourrait bien qu'ils aient
été les saboteurs et les avorteurs de jeunes ambitions intimidées ou bien
découragées - sinon dissuadées -, face à l'incurie des codes de la représentation et
de la communication dite artistique et de leur maîtrise, sans laquelle tout espoir
d'être, ne serait-ce que diffusé ou exposé, s'évanouit à jamais. »
Et Gabriel de poursuivre son exposé…
« … De l’Art, en veux-tu, en voilà ! Peluches, souffleries, petit lapin, homard
et cœur géants, sculptures qui n’ont le plus souvent qu’un seul mérite : celui d’être
monumentales (ce qui n'est pas une qualité en soi, bien évidemment) car, pour le
reste…
Rien de surprenant puisque tous ces artistes sont issus d’un cercle qui, il y a
longtemps déjà, a fait le choix de troquer nos sculpteurs contre des patrons de
casses-autos compresseurs.
Mille événements proposés par des commissaires bavards et suffisants dont
la mission semble consister à servir ou plutôt, à voler au secours d’un art
aujourd’hui indigent parce que.... sans mémoire et sans culture ; un art sans métier et
auquel il nous est demandé d'adhérer ou bien, de nous taire et de disparaître ; et
pour finir, un art intransmissible, car enfin... allez donc transmettre un art de sacs
poubelles, de sparadrap, de cartons ! Un art dont les concepts feraient hurler de rire
non seulement mon cheval mais... n'importe quel étudiant en 1ère année de
philosophie ; et même nos penseurs les plus pusillanimes et les plus indulgents ?!
Promotion d’artistes dont les «œuvres » sont à chercher sous la moquette épaisse
d’un salon cossu, ou sous les lattes étriquées d‘un parquet ciré. Aujourd’hui sans
vision, la production de ces poseurs que l’on nous impose ne dépasse guère le cadre
des toilettes et/ou celui d’une chambre à coucher aux murs tapissés de jeunes filles en
fleurs ; le nombril aussi, et plus bas encore mais... jamais plus haut.
Quand dans l’Art on ne cherche plus une valeur artistique quelle qu’elle soit
mais du jamais-vu et/ou du jamais-entendu, c’est un mur aveugle et stupide que l’on
dresse devant les artistes et leur public. A la trappe l’Universel ! Quid d’une
tentative de sortir de soi et de son
environnement immédiat : qu’il soit mental et/ou géographique.
Inutile de lire les papiers des journalistes dépêchés sur tous ces lieux ;
personne n'étant épargné par l'automatisme d'une approbation aussi irréfléchie
qu’injustifiée, leurs articles ne manquent jamais de mentionner une exposition
sulfureuse, futée et drôle avec ça, irrévérencieuse à souhait et tellement insolite et...
et... et...
Confronté à toutes ces figures d’une scène prétendument artistique, à quand
la pratique d’une critique et d’une histoire de l'Art qui relèverait de l’invective, de l’insulte
et du crachat, courage d'une main, désespoir et colère de l'autre, face à l'affront
(quand ce n'est pas l'outrage) qui nous est fait, saison après saison, exposition après
exposition, installation après installation, toutes plus indigentes les unes que les
autres, foutoirs indescriptibles dans lesquels l'infantilisme côtoie le plus souvent le
trivial qui côtoie le puéril qui à son tour embrasse l'anecdotique, le tout noyé dans
un océan d’intentions aussi immatures qu’incompétentes et/ou jean-foutres.
Oui ! L’insulte et le crachat avant d’en revenir à une critique qui s’adresse à
des œuvres pour mieux les atteindre en leur sommet car, les œuvres d'Art ne sont
pas condamnées à la solitude ; mille yeux les contemplent, les scrutent, les envient
; et comme dans un miroir, elles peuvent aussi refléter celui qui les regarde. L’œuvre
d’art provoque, germe et donne naissance à d'autres œuvres et à d'autres artistes qui
viendront s'y frotter, s'y méprendre, s'y égarer, s'y perdre, lui rendre hommage aussi
– et qui sait ? -, la ridiculiser, la bousculer, la contredire...
Un jeu, un cirque infernal, cette œuvre maintenant plongée dans
l'effervescence des réactions de rejet ou dans le bouillonnement de l'appropriation
qu'elle aura déclenchée à dessein ou bien malgré elle. Tenez ! A elle seule, elle écrit
déjà une autre page de l'Histoire de l'Art... apportant une nouvelle clarté sur le
destin de notre humanité : là d'où nous venons et là où nous allons.
Certes ! Chez celui qui la contemple, l'œuvre d'art aura besoin d'y trouver un
cœur, de l'instinct et un peu de compassion mais... mettez-y aussi de l'intelligence,
de la connaissance, de la clairvoyance, et pourquoi pas, du génie - les qualités
mêmes de son créateur -, et vous serez quasi assurés de ne jamais rater un chef
d'œuvre ! »
(Pour peu qu'il soit possible de réunir chez une seule et même personne toutes ces qualités
et tous ces attributs ! Et ça mon dieu, ça ! - ndlr)
Gabriel , toujours et encore…
« … Querelle des Anciens contre les Modernes ? Grande bataille des idées
neuves contres des idées anciennes ? Encore faut-il qu’il en soit question car, pour
ma part, je n’ai pas vu d’idées dans toute cette production d’Art contemporain dans
laquelle on cherchera en vain un savoir-faire au service de quelle que valeur
esthétique et artistique que ce soit : efforts et travail dispensés pour une finalité
bouleversante et incontestable dans sa maîtrise et son inspiration, témoin
indiscutable d‘années de recherche et d’apprentissage solitaires et têtus.
Mais alors, cet art sans idée, sans art ni artiste sert quel Art ?
Avec l’Art moderne, on a eu l’audace, le courage, une radicalité assumée et
salutaire, le flair du prophète, mais aussi : l’hilarité et le scandale. Il n’y a pas si
longtemps encore, l’Art nourrissait spirituellement et intellectuellement l’homme ;
alors qu’aujourd’hui, non content d’avoir perdu sa majuscule, l’art n’a qu’un souci :
affaiblir l’homme jusqu’à l’avachissement. »
Merci Gabriel pour cet exposé courageux.
***
Lassé de tirer le diable par la queue avec ces fins de mois qui n’en finissent
pas et qui vous reviennent à chaque début de semaine, abandonnant son credo «on est
grand que si l'on œuvre pour après soi », dans une dernière tentative de coup d’éclat…
Pour se faire, et d’aucuns ajouteront… pour mal faire, Gabriel choisit en
dernier lieu, après avoir définitivement tirer le rideau d’une scène contemporaine
sans art ni artiste, d’infiltrer le monde du business-show ; monde pour lequel il ne
saurait y avoir de show s‘il n‘y a pas de business à faire, et pour lequel l’Art sera
toujours, au pire, un accident, au mieux, une exception ; un monde étrange et
insolite où l’activité dite artistique est à l’art et à la culture ce que les soupes
populaires sont à la justice sociale et le suffrage universel... à la démocratie : un
service minimum, un mal nécessaire entretenu dans le mépris d’une
condescendance cynique et inavouable, par des donneurs d'ordres qui se gardent
bien de manger ce qu‘ils servent, d‘écouter ce qu‘ils produisent et d’honorer leurs
engagements.
Gabriel rêvait encore d’une osmose magique, une sorte de communion quasi
religieuse entre son œuvre et son public qu’il imaginait très nombreux. Il voulait
inventer une nouvelle respiration des mots et des sons. Cette respiration aiderait le
monde à reprendre son souffle après de longues et de cruelles injustices, pensait-il.
D’une générosité à toute épreuve, et pour un peu, pour un rien aussi et... pour peu
qu’on le lui demande, Gabriel comptait investir les lieux les plus insolites : la rue,
les prisons, les bidonvilles, les friches industrielles, les hangars désaffectés, les zoos,
les cantines scolaires, les usines, les bordels, les maisons de retraire, les hôpitaux, les
abattoirs, les chambres froides et funéraires, les ghettos, tous les ghettos, même
riches et prospères. Il se rendrait chez les sourds, chez les aveugles et les muets.
Gabriel participerait à des concerts dédiés aux droits bafoués de la femme et de
l’homme, sans publicité mais sans oublier toutefois de le faire savoir car, plus ça se
sait et plus nombreux sont ceux qui le savent et il est très important, quand on est
un artiste des droits de la femme et de l’homme, que l‘on sache que vous l’êtes.
Pionnier de l’insertion verticale et horizontale aux bouleversements sociaux
multiples et sismiques, Gabriel souhaitait décloisonner, déshabiller, mettre à nu
tous les préjugés, tous les racismes culturels et ethniques, toutes les attitudes de
repli vers soi. Un beau remue-ménage, l’art de Gabriel ! Une usine à rêves,
iconoclaste dans sa pratique et dans son expression.
Novateur, Gabriel prônerait auprès des élites avachies, un rapprochement
entre lui et le peuple des laissé-pour-compte d’une expression artistique qui se
voulait salvatrice, loin de la complaisance stérile des danseurs de la Saint-Guy et des
saltimbanques épileptiques, jongleurs à la petite semaine, à qui des escrocs
promettent une réussite payée en retour mais... à la Saint-glinglin.
Mais... foin de l‘étouffement et du renoncement ! Foin des bocks et de la
musique qui se vend comme de la limonade, l‘esthétique de Gabriel célébrerait la
beauté, le volontarisme et le passage sans entraves de l‘air libre et ravigotant.
Dorénavant, les courants d’air, les pin-up et l’agit-prop occuperaient toute sa vie.
A peine installé dans un monde sans art digne de ce nom, celui du businessshow, Gabriel tenta dans une percée timide en surface mais courageuse dans le
fond, de pénétrer et de conquérir le marché anglo-saxon. Il faut dire que Gabriel
aimait les défis insurmontables et puis... pourquoi faire simple quand mille
complications vous tendent les bras et qu‘il suffit d'avancer pour trébucher ?
A son arrivée dans le hall de l’aéroport d'un pays anglo-saxon déjà bien
développé, le patron d'une Major majoritairement connue et quasi monopolistique,
l'interpella (ou était-ce la douane et son service d’immigration ? Je ne sais plus très
bien) : « Fais voir ça ! C'est quoi ces textes et cette musique ? Hein ? Non mais... on croit rêver
là ! Allez, casse-toi ! Casse-toi Maurice ! (notez que pour les
anglo-saxons tous les non anglo-saxons s’appellent Maurice). Dehors ! Traîne-misère !
T’es pas chez toi ici ! »
Gabriel était parti en avion mais il est rentré en bateau, suivi comme son
ombre par un câble garde du corps, massif mais respectable : câble signifie... black en
verlan et dans les milieux branchés et débranchés des vieilles branches mortes.
Black signifie noir en français et en français signifie qu’il s’agit de la langue française
et la langue française signifie french language en anglais. (Je sais ! Je sais ! C’est
affreusement compliqué mais... beaucoup moins que ça en a l’air ! Et puis, si vous
n'avez pas compris, vous pouvez toujours faire le chemin à l'envers !)
Pour être tout à fait objectif, ce voyage dans les airs avec retour forcé sur la
mer, sans jamais toucher terre, eh bien, ce voyage s'est révélé être une sorte de
parcours initiatique ; voyage ambigu et énigmatique, à l'image de Gabriel ; image
d'une vie bourrée d'initiatives vaines, stériles et irréalistes ; une vie de naufragé par
avance condamné et qui l'ignore. Mais pour combien de temps encore ?
Gabriel est donc rentré en bateau. Vingt
jours de mer, une punition auto-infligée pour un Gabriel malade comme il est
permis de l’être dans
de telles circonstances. De nos jours, faut bien dire que les traversées en mer
provoquent des allergies qui ont pour symptômes des haut-le-cœur fréquents ;
lesquels symptômes ont pour origine... allez, un petit effort ! Il suffit de penser à ce
qu’on y déverse dans cette mer. Demandez donc à la marine marchande et flottante
qui n'est jamais la dernière à prendre pour cible et à couler le moindre déchet qui se
présente à l’horizon profilé et quelque peu réduit de leurs cales, soutes et ponts…
Eh oui ! Eh oui !
Après ce revers de fortune, le premier de la liste, Gabriel s’est rabattu - parce
qu’il fallait bien en rabattre -, sur le marché non anglo-saxon, celui de la chanson
dite française ; chanson aujourd’hui prise en otage par des recalés du chant, de la
rime et de la mélodie qui a sombré, langue et musique, dans une mélasse aussi
indigeste qu’indigente… corps et biens...
Naufrage à la racine duquel on trouvera des pousseurs de chansonnette qui
ont, semble-t-il, la faiblesse de penser que c’est la rime qui fait la poésie, deux
accords de guitare une chanson, et un vocabulaire du niveau du Brevet des collèges
en guise de texte pour une production de pré-pubères qui n’auraient jamais dû
quitter les chambres à coucher et les posters qui les ont vus naître.
Et c’est alors… après une traversée de l’Atlantique mouvementée…
qu’arrive le Rap,
bitume et béton, miroir de toutes les discriminations et de toutes les souffrances
d'une naissance... dans certains cas... pour rien ou pour si peu...
Oui ! Le Rap ! Boomerang et vitrine d’un environnement urbanisé mais... ras
la gueule…
Le Rap ! Qu'il soit underground ou commercial… avec sa dénonciation
stéréotypée et automatique de la police et du racisme dans le contexte de « quartiers
déshérités » sans laquelle un rappeur n'est pas un rappeur...
Le Rap ! Diffamatoire et boycotté… mais salle comble avec... ce que
d’aucuns se plaisent à qualifier… "sa gestuelle de primates et facéties de clowns… ", bras
ballants, mains inutiles privées d’instruments de musique...
Le Rap... même décadent dans sa version gangsta rap pour lequel la réussite
porte les noms de : voitures, bijoux et putes de luxe ! Et la transgression : racket,
trafic, agression, viol et meurtre !
Le Rap, cette vérité d'une réalité en pleine face...
Le Rap même inaudible et ses figures tutélaires vieillissantes en éducateurs de
centre aéré donneurs de leçons...
Le Rap et La Rumeur qui aime se faire peur et nous rappeler au bon souvenir...
et nous cracher au visage le Vel d'Iv, Charonne, la guerre d'Algérie, les noyés de la
Seine, les pendus de la forêt de Fontainebleau, Sétif et Guelma…
Alors oui ! Le Rap, cette grande gifle de ceux qui avaient toutes les raisons au
monde de détester la langue française, et qui, contre toute attente, la sauveront du
naufrage d’une production musicale aux protagonistes sans histoire… week-end et
vacances à Deauville, les planches, le sable avec pour seule ligne d'horizon... leur
nombril.
Après son échec outre-atlantique, Gabriel s’était donc rabattu sur le marché
non anglo-saxon. Mais là aussi, une Major un peu moins majoritairement connue et
reconnue (rien d'étonnant en soi ! Elle était francophone) lui dit :
« Monsieur, ça... on fait pas ! C’est interdit. Rangez vos affaires ! L'audition est
terminée ! Non mais... j'y crois pas ! Venir chez nous, comme ça, sans y être invité !
Quel culot ! Qu'est-ce que vous voulez nous prouver ? Vous voulez nous donner
une leçon ? C'est ça ? Mais... Dieu merci, il y a dans notre métier, des lois qui nous
protègent des gens de votre espèce : des artistes puant l’artiste et pire encore...
injure suprême... des artistes engagés et fauchés ! Sachez Monsieur que les pauvres
nous donnent la nausée et quand ils s’engagent, ce n’est pas la moutarde qui nous
monte au nez mais... la haine. Oui, Monsieur ! La haine ! Nous haïssons les artistes
pauvres quand ils s’engagent. La politique c’est un métier et ce métier n’est ni le
vôtre et ni le mien. Et puis, ici, nous nous occupons exclusivement des artistes nonengagés et des artistes friqués mais vraiment... vraiment friqués... des artistes pleins
aux as et désengagés, si vous voyez ce que je veux dire ! Vous voyez ? Non, vous ne
voyez pas ? C'est normal puisque vous n'avez pas un sou. Tant pis ! Alors, quand
vous serez riche et désengagé, revenez nous voir. Car si vous êtes riche c’est que
vous avez du succès... et nous le succès... ça nous intéresse. On aime ça. On en
redemande : succès d’un jour, et d’une nuit et... de nuit de préférence, succès d’une
semaine, d’un été... aussi. Pour le reste, vraiment, on n’a pas le temps et... nos
clients non plus. Ils consomment nos produits comme ils ingurgitent leur bouffe. Il
faut qu’ils soient servis tout de suite et... il faut que ce soit bon dès la première
minute… Que dis-je ! Dès la première seconde... dès la première bouchée, sinon ils
recrachent et ils nous zappent ! Et nous, on ne peut pas se le permettre. Ils ne
doivent en aucun cas zapper sans notre permission. Alors vous comprenez ? Le
malheur avec vous, c’est qu’ils n’allumeront même pas leur poste ! Et si d’aventure,
ils l’allument, eh bien, ils l’éteindront tout de suite. C’est vous dire ! Alors, c’est clair
non ! Puisque je vous dis que... ça... on fait pas ! N’insistez pas ! Et puis... vous êtes
qui ? Vous êtes qui pour avoir du talent ? Hein ? Vous êtes le fils de quelqu'un au
moins ? Comment ça ? Le fils de personne ? En plus !!!! Allez ! Dehors ! Essayez
donc la rue et ses trottoirs. Il y passe tellement de monde au moment des soldes et
des fêtes de fin d’année. Engagez-vous donc dans cette voie puisque l‘engagement
semble être votre vocation première et... dernière ! Allez ! Ouste ! »
La rue ! Les trottoirs ! Les soldes ! Les fêtes de fin d’année ! Et puis quoi
encore ? Pourquoi pas l’arbre de Noël des enfants de la crèche du quartier ?
Trop fier Gabriel ! Beaucoup trop fier pour descendre dans l’arène urbaine
car, Gabriel n’était pas gladiateur ni torero ; il a toujours détesté les armes, les
taureaux et le sang quand il est habilement versé en expert de l’effusion et au péril
d'une vie périlleuse et crânement bombée du côté du torse. L'immense sensibilité à
fleur de peau de l’artiste quand il est éconduit, a eu raison de Gabriel qui a donc
rangé ses textes sulfureux et acides, ses musiques cuivrées d’une violence rare avant
de plier soigneusement son costume de scène vierge et immaculé à la conception
avant-gardiste et futuriste, le tout dans un coffre-fort, en attendant des jours
meilleurs et quasi insurrectionnels, disait-il à ceux qui voulaient bien encore l'écouter et
l’entendre.
Silencieusement, comme un amant adultère abandonne lâchement sa
maîtresse au petit jour sur la pointe de ses pieds nus, pour ne pas réveiller le mari
qui dort sous le lit, sans image de marque, sans agence de communication pour
communiquer l’invraisemblable et sans publicitaires pour vendre l’invendable,
plongé dans un monde sans repères et sans langage intelligible, Gabriel a donc
quitté l’industrie du show sans y être entré et sans y faire de business sur la
recommandation express, chaleureuse, désintéressée à souhait et experte des
experts de la profession : « Non vraiment, là, je crois que vous pouvez y aller. On ne vous
retient pas. Adieu et bonne route ! Non, non vraiment, sans façon ! »
Pour conclure, on dira que Gabriel a tout simplement et très certainement
oublié que les marchands qui occupent aujourd'hui tous les fauteuils des premiers
rangs, placent la rentabilité au-dessus de toute considération artistique : pas de
profits, pas de production ! Pas de production, pas de diffusion ! Pas de diffusion,
pas de distribution et pas de distribution, pas d'existence.
Ah si ! J’oubliais ! Pour les plus têtus qui ne craignent pas la chaleur, le sable,
la solitude et les nuits froides du Sahara, il leur reste la non-diffusion de l'autoproduction onaniste (là aussi, on n'a toujours pas avancé d'un pouce ; j'en ai bien
peur).
Quant à se serrer les coudes entre aspirants : a-t-on jamais vu un perdant
souhaiter que son voisin réussisse là où il a échoué ? Pourquoi faire ? Pour qu'il se
sente encore plus seul ?
Si la réussite appelle la réussite - du moins, aussi longtemps que votre
réussite ne menace celle de votre voisin -, l'échec, lui, appelle de ses vœux la... déconfiture, à cor et à cri, impatient et boulimique jusqu'à l'obésité.
Il y a une erreur à ne jamais commettre : penser que l'on est bon sous
prétexte que l'on se sait bien meilleur que ceux qui réussissent. Car, pour certains
d'entre eux, ce qu'il leur faut être, ce n'est pas... bons, mais... très, très, très, très, très,
très..............
Pouf ! Dans une autre vie, alors !? Parce que là, ils n'auront jamais le temps !
__________________
Chapitre 2 Extrait
Copyright Serge ULESKI.