L`écriture du Tigre - Galerie Rabouan Moussion

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L`écriture du Tigre - Galerie Rabouan Moussion
L’écriture du Tigre
« Que meure avec moi le mystère qui est écrit sur la peau des tigres. »
Jorge Luis Borges, « L’Écriture du dieu », in L’Aleph.
Jean-Yves Jouannais
Au fil des années, j’ai connu l’atelier de Dimitri Tsykalov dans différents états. Et l’artiste lui-même dans différents
états d’obsession dont je saisis aujourd’hui que, sous leurs formes multiples, ils esquissaient une seule et unique
préoccupation. La dernière fois que je lui ai rendu visite, son lieu de travail avait pris l’apparence d’un stock d’armes,
d’un empilement de boîtes de munitions montant jusqu’au plafond. Et je lui faisais la remarque que dans les guerres
modernes, où le métal prédomine, le bois demeurait réservé aux caisses d’obus et aux cercueils. Tant de récits
reviennent à la mémoire, de soldats débarquant dans des villages du front, leur phalange effrayée défilant entre des
monticules de boîtes de munitions et d’autres de bières fraîchement clouées. Il y en a toujours un parmi eux,
davantage fanfaron ou plus superstitieux que ses frères d’armes, pour apostropher le croque-mort : « Tu me
réserves la plus belle ! ».
À partir de ces boîtes, en provenance du monde entier — Allemagne, France, Angleterre, Russie, Etats-Unis, Chine,
etc. —, de toutes les couleurs, où les calibres, les composés de TNT, la chimie des explosifs s’écrivent dans tous les
alphabets, Dimitri Tsykalov, les découpant, les ajustant, confectionnent d’impressionnants trophées de chasse. Cela
s’appelle Skin. Des ours, des lions, des panthères, des tigres… Un zèbre aussi, mais essentiellement des prédateurs
carnassiers. Parce que ce qui, à l’évidence, obsède Dimitri Tsykalov — et cela s’impose depuis sa fameuse série
photographique Meat, où l’on voyait des hommes et des femmes harnachés, équipés d’uniformes et d’armes
réalisés à partir de morceaux de viandes rouges —, c’est le champ du carnage. Et par carnage, il faut entendre
précisément ce que le terme dit d’un temps — que ce soit celui de la guerre ou de la chasse —, où l’homme,
entre deux carêmes, s’autorise à abattre de la chair, pour s’en repaître ou simplement s’en réjouir. C’est cette
obsession qui rend les sculptures particulièrement inquiétantes, parce qu’elles pourraient se contenter d’être des
hommages aux sculptures collages de Schwitters, à des formes connues et répertoriées d’une marqueterie dadaïste
de type Merzbau. Or, l’on se rend vite compte que leur statut même d’œuvre d’art fonctionne comme un leurre.
Les motifs de leur pelage fonctionnant certes comme la restitution réaliste de la dépouille d’un animal véritable,
mais également comme un camouflage de l’objet d’art en tant que tel.
« Tyger, tyger, burning bright », le tigre maléfique de Blake est un incendie ; celui, angélique, de Chesterton, « un
emblème d’une terrible élégance. » Et celui que combattit un certain Marcel Bizien, chef de char de la 2ème division
blindée, que lui inspira-t-il ? Il s’agissait d’un tigre d’une espèce guerrière en chasse dans Paris le 25 août 1944. La
mort de Marcel Bizien est résumée sur une plaque de marbre, la dernière d’une série de dix qui ornent un mur du
jardin des Tuileries, à l’angle de la rue de Rivoli et de la place de la Concorde. Soldats, résistants, une infirmière,
sont tombés ici le même jour. L’adverbe « héroïquement » a été décerné à chacun. Mais les plaques
commémoratives usent de cette convention comme pour excuser leur laconisme. C’est pour cela que surprend
l’inscription consacrée à Marcel Bizien, qui nous apprend que ce soldat du général Leclerc est tombé face à « un
char Tigre allemand ». Tant de précision trouble l’épigraphiste. L’ambition d’une telle inscription n’a, en général, trait
qu’au souvenir, à la consécration de son idéal. Et cet idéal même s’interdit toute description, tout détail d’ordre
technique. On ne spécifie pas le calibre des obus, les types de bombardiers, les sortes de baïonnettes qui ont
fauché le combattant. La technique, si elle se trouve de plain-pied avec la stratégie, la tactique, n’est pas compatible
avec la célébration des victimes.
Aussi pourquoi Marcel Bizien n’est-il pas mort simplement « héroïquement », comme les autres, mais face à un
« char Tigre allemand » ? L’engin en question n’a rien d’anodin. Il figure à lui seul le péril que les nazis continuèrent
de faire peser sur l’Europe aux lendemains du débarquement, menace blindée qu’il fallut combattre jour après jour
jusqu’aux faubourgs de Berlin. Les premières recherches allemandes pour la conception d’un char surpuissant
avaient commencé dès 1937. La production est lancée en 1942. Ce sera le Panzer VI, un animal de 57 tonnes qui
s’impose comme un prédateur sans rival. Contrairement aux chars moyens, le Tigre n’était pas endivisionné et se
battit hors des corps d’armée. Ce fut la manifestation de cette « terrible élégance » en laquelle Chesterton devinait
l’attribut de la famille des tigres. Car s’il exista un emblème revendiqué du dandysme, ce fut assurément le Tigre de
Delacroix, aussi puissant qu’attaché à sa solitude.
Et surtout dont le pelage calligraphique, noir sur jaune, semble parler une langue inhumaine.
Jorge Luis Borges fut l’homme qui le plus continûment, avec la plus sincère croyance, a rêvé d’y déchiffrer le nom
du dieu. Si un dieu avait désiré glisser sa signature dans quelque pli de sa création, marquer de son sceau un
endroit du tableau, ce ne pouvait être qu’au travers du pelage cabalistique du tigre. Parmi ces taches
méticuleusement crayonnées à même la peau du félin borgésien, « quelques-unes figuraient des points, d’autres
formaient des raies transversales sur la face intérieure des pattes ; d’autres, annulaires, se répétaient. Peut-être étaitce un même son ou un même mot. » Et lorsque le mystère du nom de dieu est percé, la mort, ou la folie, vient
interdire qu’il soit divulgué. Ainsi de l’illumination fatale de Tzinacan : « Je vis le dieu sans visage qui est derrière les
dieux. Je vis des cheminements infinis qui formaient une seule béatitude et, comprenant tout, je parvins aussi à
comprendre l’écriture du tigre1. »
Que lut, quant à lui, Marcel Bizien, dans le camouflage du tigre qu’il affronta par un jour d’été qui devait voir
s’arrêter beaucoup d’événements, dont sa propre existence ? Qu’a-t-il pu y deviner de son destin, y décrypter de
voies impénétrables ? Les variations de marquage existent d’individu à individu chez les tigres, sur le cuir des félins
comme sur l’acier des blindés. Si les panzers des années 1939-41 sont uniformément d’un gris sombre mat, une
teinte beige soutenue vient en zébrer le blindage à partir de 1942. Les teintes bicolores apparaissent
essentiellement en 1943, brossées en lignes ondulatoires. Le camouflage complexe à trois teintes fait son apparition
en 1944 : beige, marron foncé, vert olive. Le flou des dégradés laisse alors place à des tracés plus nets, mieux
tranchés, comme un alphabet définitif. C’est ce qui a dû frapper en premier lieu Marcel Bizien lorsqu’il tenta de lire
ces lettres, lorsqu’il devina un nom anamorphosé dans les entrelacs du tigre allemand. C’est ce qui a dû le saisir, ce
texte soudain compréhensible, juste avant de mourir, ce nom comme un incendie d’une terrible élégance.
Je crois que Dimitri Tsykalov s’est posé des questions similaires en confectionnant ses trophées de guerre et de
chasse, tel un aruspice, avant une bataille, lisant l’avenir pour un consul en campagne, à même le pelage des
animaux morts, mais aussi, dans les entrailles d’un ours écorché. S’avouant, au final, que chacune de ses dépouilles
avait tout d’un stupéfiant autoportrait. Autoportrait d’un homme nécessairement, obligatoirement en guerre dans
un monde n’ayant vécu, depuis son premier souffle, que de la guerre, sous le joug des armes. Comment ne pas
évoquer ici les pages fameuses de Malaparte qui donnent son titre à son récit La Peau : « À Janpol, sur le Dniester,
en Ukraine, au mois de juillet 1941, il m’était arrivé de voir dans la poussière de la route, au beau milieu du village,
un tapis en peau humaine. C’était un homme écrasé par les chenilles d’un char. Le visage avait pris une forme
carrée, la poitrine et le ventre s’étaient élargis et mis de travers, en losange : les jambes écartées, et les bras un peu
détachés du tronc, ressemblaient aux pantalons et aux manches d’un costume fraîchement repassé. C’était un
homme mort, quelque chose de plus, ou de moins, qu’un chien ou un chat mort. Je ne saurais dire, maintenant, ce
qu’il y avait, dans cet homme mort, de plus ou de moins que ce qu’il y a dans un chien ou dans un chat mort. » Et
un paysan de décoller la mince pellicule de chair à l’aide d’une pelle et d’emporter au cimetière, « comme un
drapeau, à la pointe de sa bêche, cette peau humaine qui pendait et se balançait dans le vent comme un véritable
étendard2. »
Je crois en l’obsession, ne crois qu’en cela, au caractère obsidional de ces idées qui nous assiègent, et ne juge de la
hauteur des œuvres qu’à l’intensité de ces sièges spéculatifs, de ces blocus de l’âme. C’est par cela que j’ai toujours
su que Dimitri Tsykalov ne s’était jamais trompé, que par là même il ne nous avait jamais trompé, nous avait
entraîné à sa suite, sur la piste de ses guerres. Et cette piste, il nous faut remonter à Alexandre pour l’identifier
peut-être avec plus de clarté. Il a pu paraître à certains quelque peu déplacé de voir dans le fils de Philippe II tout
autant un zoologue qu’un guerrier. Il est pourtant vrai que sa conquête du monde, Alexandre l’entreprend non pas
au nom de l’ambition militaire d’un père désavoué, mais sous la tutelle intellectuelle et scientifique d’Aristote. Celuici avait d’ailleurs exhorté le conquérant à considérer et traiter les Barbares au même titre que les animaux ou les
plantes. Ce qu’il se refusa à faire, mais ce qui donne une indication précise quant au caractère de la première
impulsion, à l’esprit de la geste prétendument martiale en train de naître.
C’est pour cela que sa guerre de conquête se pare souvent des caractères d’une mission zoologique, botanique,
climatologique. Et si Aristote n’est pas présent en personne, son neveu, Callisthène, autre esprit scientifique, le
représente en quelque sorte au sein de l’état-major d’Alexandre. L’ambiguïté est telle qu’en bien des occasions le
soldat disparaît totalement derrière le chercheur. En témoigne la célèbre et très longue dissertation adressée par
Alexandre à Aristote et qui s’efforce, avec tout autant d’objectivité que de passion, de faire la synthèse des
découvertes scientifiques faites au cours du périple indien. La guerre, l’effroi des combats et le souci de l’histoire
s’effacent afin que soit relatée l’histoire naturelle seule (theôria phusikôn), une théorie des espèces et de la création
où s’abolit cette religion de la destinée que l’on tend parfois à estimer exclusive chez le personnage d’Alexandre.
Pline a été de ceux qui ont forgé le portrait du guerrier naturaliste, défiant les terrae incognitae parce qu’affamé de
conquêtes tout autant que de découvertes.
Alexandre priait les habitants des nouvelles régions conquises de lui faire part des aspects les plus merveilleux de
leurs pays, de se faire raconter, décrire les créatures et les phénomènes extraordinaires. Mais cette soif de
fantastique n’était, dans son cas, jamais étanchée par les fables et les mensonges. Ces derniers n’étaient pas
contraires à son plaisir, mais seules la connaissance directe, la collection, l’étude étaient à même de satisfaire sa
passion.
« Le roi Alexandre le Grand, brûlant de connaître les natures des animaux, confia le soin de cette étude à l’homme
1
2
Jorge Luis Borges, « L’Écriture du dieu », in L’Aleph, Pléiade, p. 634.
Curzio Malaparte, La Peau, Éd. Denoël, Paris, 1949, coll. Folio, pp. 383-384.
le plus savant en toute science, Aristote. Et il soumit à ses ordres, sur toute l’étendue de l’Asie et de la Grèce,
plusieurs milliers d’hommes qui tous vivaient de la chasse, de l’oisellerie, de la pêche, ou qui entretenaient des
viviers, des troupeaux, des ruchers, des piscines, des volières, afin qu’aucune créature n’échappât à sa
connaissance3. »
Avec Alexandre, comme en compagnie d’Ernst Jünger, il faut oser ne plus envisager la guerre comme une activité
première, laquelle permettrait à sa périphérie la pratique d’un certain nombre de passions subsidiaires, allant du
sport au dandysme, du goût pour le voyage à l’amour des armes, de la science à la littérature. À l’inverse, voir en la
guerre un prétexte, un moyen ne visant aucunement des buts militaires mais, ici, strictement scientifiques et
naturalistes. Sortir de l’Histoire par la guerre en quoi l’on s’évertue à voir l’axe majeur de toute Histoire. Mais sortir
de l’Histoire pour intégrer et participer à l’établissement d’une autre histoire qui est celle de la nature, voilà bien,
me semble-t-il, ce que nous raconte, depuis longtemps, avec une rare puissance, l’œuvre de Dimitri Tsykalov. Et
c’est ce à quoi nous invitent les trophées de Skin — qui sont immanquablement, aussi, des totems —, comme nous
y invitaient les Vanités impitoyables de Meat —, à nous approcher au plus près de l’esprit de la guerre, à savoir
s’aventurer à faire parler l’animal en nous.
3
Pline, Historia Naturalis, VIII, 44.