L`enlèvement des captives blanches : une dimension érotique de la

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L`enlèvement des captives blanches : une dimension érotique de la
ement des captives blanches : une dimension érotique de la barbarie dans les arts du Rio de la Plata du X
Extrait du Artelogie
http://cral.in2p3.fr/artelogie/spip.php?article339
Laura Malosetti Costa
L'enlèvement des captives
blanches : une dimension
érotique de la barbarie dans
les arts du Rio de la Plata du
XIX siècle.
Date de mise en ligne : mardi 24 juin 2014
- Numéro 5 - Actualisation du Numéro 5 -
Description :
Image de garde : Juan Manuel Blanes, La Cautiva, c. 1880
Artelogie
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ement des captives blanches : une dimension érotique de la barbarie dans les arts du Rio de la Plata du X
Traduction de l'espagnol vers le français de Silvana Adami.
ella, que se retuerce,
y forcejea y se ahoga,
en ese nudo de viviente hierro,
que hace crujir sus delicadas formas.
Lleva tan sólo, de su lecho aún tibio,
las desceñidas ropas ;
entre los brazos negros del charrúa,
se ven alas de un nido de palomas.
Juan Zorrilla de San Martín, Tabaré, 3, VII
Introduction
Une femme magnifique, blanche, est enlevée par un indien, au teint obscur et à l'aspect féroce. Il la conduit sur son
cheval semi-sauvage vers l'inconnu, au coeur d'un désert infini comme la mer et effroyable comme l'enfer, dans un
voyage sans retour. Dans l'imaginaire du Rio de la Plata, cette scène très présente dans la littérature et les arts
plastiques a acquis, au XIXe siècle, valeur de symbole, illustrant la question fondamentale du conflit entre Blancs et
Indiens, entre hommes « civilisés » et « barbares », entre « nous » et « les « autres ». Cette dynamique
d'identifications et antagonismes (dans laquelle l'indien, le gaucho, puis l'immigrant ont successivement occupés la
place de cet « autre ») a largement pesé dans la naissance d'une identité subjective en termes de nationalité.
Le corps de la femme enlevée a occupé la place centrale symbolique du dépouillement, en invertissant d'une façon
évidente ses termes : ce n'est pas l´homme Blanc qui dépouille l'Indien de ses terres, de sa liberté et de sa vie, mais
au contraire l'Indien qui prend possession de ce que le Blanc a de plus précieux. La violence exercée par l'Indien sur
la femme du Blanc justifierait en soi toute la violence déployée contre le ravisseur.
C'est dans le contexte de la longue guerre de frontières contre les indiens du « désert », ces étendues de terres
infinies et convoitées de la pampa argentine du sud de Buenos Aires, que cette image s'est développée et a acquis
toute sa dimension. Toutefois, l'inversion symbolique de l'histoire autour de la figure de la captive plonge ses racines
bien avant le XIXe siècle. Comme le souligne Cristina Iglesia [1], la captive a constitué dans la littérature un « mythe
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blanc de la conquête » dès le XVIIe siècle, à partir de la figure de Lucia Miranda. Le point de départ du mythe se
retrouve dans le Chant VII (Livre I) de la chronique La Argentina manuscrita de Ruy Diaz de Guzman [2]. L'épisode,
dont la véracité historique est plus que douteuse, renvoie à la destruction du fort de Sancti Spiritu aux mains des
timbúes provoquée par l'« amour désordonné » que l'espagnole, Lucia Miranda (épouse du capitaine Sebastian
Hurtado), éveille chez le cacique Mangoré. « Lorsqu'il exprime dans sa propre rhétorique que l'indien est ici celui qui
viole, tandis que le conquérant, son fort et sa femme, sont les abusés ; que l'espagnol est le propriétaire légitime des
terres américaines et l'indien un usurpateur, le mythe joue à plein comme justificateur du complexe système
idéologique de la conquête qui semble ainsi aller de soi. Le mythe de la captive blanche se développe et s'épanouit
aux dépens de l'accablante réalité de la captive indienne ». (Iglesia, 1992, p.563).
Les chroniques jésuites (Pedro Lozano, Guevara, Del Techo), dans un premier temps, puis à partir de la fin du XVIIIe
siècle, le théâtre (Manuel José de Lavardén (1798), Ambrosio Morante (1813), Bermúdez (1853), Ortega (1864)) [3],
ont perpétué l'image mythique de Lucia Miranda, certains mettant en avant le caractère démoniaque des appétits
charnels de l'indien et convertissant l'épisode en une exemplum religieux, d'autres mettant davantage l'accent sur la
dimension romantique et sentimentale de l'affaire. Dans tous les cas, Lucia donne l'image d'une héroïne chaste,
d'une martyre qui accepte de mourir brûlée plutôt que de céder aux « grossiers désirs » de Siripo. Mais ce qui définit
cette première captive et déchaîne la tragédie, c'est son corps de femme blanche, qui éveille chez l'indien une
passion irrésistible. L'image de la captive est, dès ses premières représentations, de nature érotique. Elle est l'objet
du désir de l'« autre ».
La légende de Lucia Miranda a ouvert la voie à celles d'autres captives, celles des malones du désert qui ont émergé
dans la littérature du Rio de la Plata dès les premières décennies du XVIIIe siècle. A cela a contribué une réalité qui
ne peut être exclue de l'analyse du topos, celle des fréquentes expéditions de pillage réalisées par les malones
indigènes, qui procédaient effectivement à l'enlèvement de femmes. Le processus de conquête de la pampa
argentine par les indiens Auracan a généralisé cette coutume, depuis déjà longtemps monnaie courante dans le sud
du Chili, et qui est à l'origine de ce qui a été qualifié de « métissage à l'envers » (fils d'indiens et de captive nés dans
les tolderías). Cette dimension du « réel » (que l'on retrouve par exemple dans les relations entretenues par les
captifs libérés ou dans les rapports militaires des expéditions dans le désert) [4], se confond et se superpose souvent
avec l' « imaginaire ». Il n'est, d'ailleurs, pas toujours évident de discerner, dans les sources écrites consultées, la
chronique et l'histoire de la fiction, ces sources constituant un vaste ensemble que l'on pourrait bien qualifier de «
littérature de frontière » [5].
S'il faut reconnaître que la mise en captivité de femmes criollas par les indiens ait été une coutume assez fréquente,
nous nous attachons ici non pas tant à démêler le vrai du faux, l'historique de la fiction, le vécu de l'imaginé ou
remémoré et déformé par la distance nous séparant d'avec les faits « réels », mais davantage à éclairer une « tâche
thématique » [6] dont l'axe est la figure de la captive autour de laquelle celle-ci émerge dans les arts plastiques et
l'imaginaire local.
Notons à ce propos, que les reformulations produites ces dernières années dans le champ de l'histoire des idées
vont également dans ce sens. Tant l'école des mentalités française ou l'histoire intellectuelle développée aux Etats
Unis par Robert Danton, entre autres [7], que les travaux de Carlo Ginzburg [8], ont élargi les sources historiques, en
intégrant les traditions populaires, la littérature de fiction et l'iconographie dans leurs recherches portant sur l'histoire
des modes de penser et de sentir. Il suffit, à ce propos, de citer par exemple les travaux de Michel Vovelle, Jean
Starobinsky ou Maurice Agulhon, en lien avec le corpus iconographique mis en oeuvre depuis la révolution française
[9]. Pour sa part, Bronislaw Baczko [10] considère qu'il est indispensable de prendre en compte le domaine du
symbolique, en interrogeant la tradition intellectuelle qui conduit à séparer clairement le « réel » de l'« imaginaire »
lorsqu'il s'agit d'aborder les phénomènes historiques. Selon cette approche, l'analyse iconographique acquiert une
signification plus ample, où ce qui importe n'est pas tant le rapport entre l'image et les faits qu'ils évoquent, mais sa
signification dans l'imaginaire créé autour du conflit.
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Rugendas, La cautiva, 1848
L'image de la captive surgit dans la plastique du Rio de la Plata au début du XIXe siècle, au point de rencontre de
certaines configurations iconographiques provenant de l'ancienne Europe (introduites par des peintres romantiques
voyageurs, tels Rugendas, Grashof ou Monvoisin), avec une figure mythique de la conquête de cette région et un
cadre et une réalité nouveaux et inquiétants, celui du désert, des malones, des captives faites de « chair et d'os »
desquelles on parlait et on écrivait en faisant « couler du sang » (Iglesia, 1987). Les deux courants - l'un
mythico-littéraire, l'autre iconographique - convergent dans la création d'une image qui « rend historique » un thème
érotique très présent dans la tradition artistique occidentale.
Pour reprendre une catégorie historiographique de Jan Bialostocki [11], particulièrement utile pour aborder la
question de l'adoption et du renouvellement de la signification des anciens topos iconographiques européens dans le
domaine américain [12], deux « thèmes de cadrage » sont à distinguer dans le corpus iconique créé autour de la
femme captive.
L'un d'entre eux est la scène de l'enlèvement. L'autre est l'image de la femme prisonnière, soumise aux desseins de
l'homme qui la possède. Le premier est marqué par la violence et l'action, tandis que le deuxième par l'abandon et la
vulnérabilité. Deux personnages archétypes incarnent dans la littérature les deux aspects de la question : Maria, « la
captive » d'Esteban Echeverria, et Magdalena, la mère de Tabaré, dans le poème homonyme de Juan Zorrilla de
San Martín.
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Les sources littéraires
Pour aborder cette thématique, les artistes plastiques se sont souvent nourris de ces sources et autres sources
littéraires, ainsi que de chroniques et nouvelles journalistiques. Le lien étroit entre les arts plastiques et la littérature
est un élément fondamental à prendre en compte pour aborder la peinture du XIXe siècle, et en particulier pour
comprendre la façon dont les idées et les sentiments collectifs circulent et les symboles visuels sont créés ou
reformulés.
L'image de la femme captive se déploie dans la littérature sous diverses formes riches et variées. Si la parole a sans
aucun doute été le vecteur privilégié de la diffusion des idées dans notre milieu au XIXe siècle, certaines peintures
ont joué un rôle important et eu un impact considérable sur l'opinion publique, en offrant au spectateur une
expérience d'un genre nouveau, puissante et émouvante sur cette question. Le tableau qui illustre le mieux ce point
est La vuelta del malón peint en 1892 par Angel Della Valle.
Tout au long du XIXe siècle et jusqu'au début du XXe siècle, une très grande quantité d'histoires - réelles et
imaginaires - de malones, enlèvements, emprisonnements et supplices que les indiens ont fait subir aux femmes
blanches et chrétiennes, ont circulé dans le Rio de la Plata, dans les poèmes, les contes, les pièces de théâtre, y
compris dans les brèves chroniques de campagnes militaires. C'est dans le langage poétique où l'on retrouve (ce qui
semble logique) le plus de références aux images plastiques. La dimension érotique de l'enlèvement, le contraste
entre la « barbarie » de l'indien et la « pureté » de la captive, la « valeur » du soldat venu libérer la captive, etc.
apparaissent clairement et avec force dans la poésie du XIXe siècle. Depuis Juan Cruz Varela ( 1827) jusqu'à
Lugones (1938), en passant par Echeverria (1837), Ascasubi (1872) et José Hernandez (1879) en Argentine,
Magariño Cervantes (1845 et 1864) et Juan Zorrilla de San Martin (1886) en Uruguay, le thème est abordé aussi
bien par de longues narrations épiques en vers, que par des poèmes laudatifs ou nostalgiques.
Certaines de ces oeuvres, notamment La cautiva d'Esteban Echeverria, le Santos Vega d'Hilario Ascasubi et le
Martin Fierro de José Hernandez, ont joué un rôle déterminant et eu une influence décisive, non seulement parmi les
intellectuels de Buenos Aires, mais aussi au niveau populaire, où elles ont contribué à la construction d'un imaginaire
sur la guerre des frontières avec les indiens. L'iconographie relevée a été créée sous l'influence de ces oeuvres
poétiques.
En 1827, Juan Cruz Varela s'en prend aux indiens du désert avec une virulence sans nuances, ni hésitations. Il
procède dans un poème consacré à l'attaque, la persécution et la tuerie menée contre les indiens par Federico
Rauch, militaire allemand vétéran des guerres napoléoniennes recruté par Rivadavia en 1819 [13]. Varela donne une
image de l'indien totalement déshumanisée, qu'il va jusqu'à assimiler aux incontrôlables forces de la nature («
effroyable torrent », « ouragan »), et met l'accent sur son caractère cruel et sa rancoeur [14]. Le poème commence
par faire l'éloge de Rauch en insistant sur sa nationalité européenne et ses qualités de guerrier implacable, et conclu
par la célébration de l'extermination, sans laisser entrevoir la moindre compassion, ni l'ombre d'un doute :
Y de playa extranjera
Vino a las nuestras un guerrero experto,
A exterminar la raza carnicera
De los tigres feroces del desierto.
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La rigidité idéologique du poète est choquante. De fait, c'est cette même image que les auteurs de la campagne du
désert ont eu de l'indien et du militaire près de cinquante ans plus tard, bien que dissimulée sous un discours moins
éloquent et plus « civilisé ». A aucun moment, Barros, Roca, Zeballo et Villegas ne prennent la peine de se
demander s'il y avait quoi que ce soit de bon à sauver chez ces « monstres ». Et si quelque chose était attendue de
l'armée, c'était bien sa professionnalisation et son autonomie, pour être à même de se doter d'un appareil de
domination et d'extermination efficace (bien que l'extermination soit parfois posée en termes de dispersion et de
réduction à l'esclavage sans poursuivre jusqu'à la mort).
C'est dans ce poème de Juan Cruz Varela que la description du malón est, pour la première fois, entrée dans le
langage poétique :
Y el súbito alarido,
Y la hórrida algazara, interrumpían
El sueño fementido,
En que, fiados en la paz yacían
Del campo los tranquilos moradores.
Ese era el sueño precursor de muerte.
¡Era el último sueño ! Los amores
Tal vez de la consorte y las caricias
Al lecho humilde de la humilde choza
Le hicieron descender entre delicias.
¿Y el miserable esposo
Volverá de tan plácido reposo,
Al grito de la turba despiadada,
Para caer en brazos de su amada,
Exánime, sangriento, moribundo,
Verla insultar por un salvaje inmundo
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Con brutal osadía,
Y expirar en tan bárbara agonía ?
[…]
Y entretanto, del lecho inmaculado
Arrebata con brazo ensangrentado
A la intacta doncella
Otro bárbaro atroz y la destina
Para esdava de torpe concubina,
Sin apiadarse del llanto de la bella.
Il s'agit là d'une description remarquable du point de vue qui nous occupe. Le poète y fait par deux fois allusion à
l'enlèvement des femmes, dans une scène teintée à la fois d'érotisme et de perversion. Elle oppose, dans un premier
temps, la légitime et tranquille sexualité du Blanc à la lasciveté brutale de l'Indien, qui arrache la femme des bras du
mari agonisant et l'« insulte » devant ses yeux (terme qui semble faire allusion à un acte de violation) ; puis introduit
ensuite le jeu des oppositions à l'oeuvre dans le rapt de la jeune fille : lecho inmaculado / brazo ensangrentado
(couche immaculée / bras couvert de sang), intacta doncella / bárbaro atroz (demoiselle intacte / atroces barbares).
Dorénavant, le rapt des femmes blanches sera presque sans exception une constante dans les scènes de malones
décrites dans la poésie tout au long du XIXe siècle. De telles descriptions reflètent sans doute une réalité à l'oeuvre
au cours de ces incursions, mais force est de constater qu'elles introduisent dans le discours une dimension qui
fonctionne comme élément érotique puissant et provocateur.
Avec la publication en 1837, du poème La cautiva d'Esteban Echeverria, inclus dans son volume de Rimas, il se
produit un tournant décisif dans la trajectoire du mythe de la captive blanche centré jusque-là sur la figure de Lucia
Miranda.
Il s'agit sans doute d'un texte fondateur, tant sur le plan littéraire que politique, dans la mesure où la littérature fut
considérée comme une pièce centrale du programme libéral romantique de l'autoproclamée Nouvelle Génération
des élites lettrées de Buenos Aires conduites par Echeverria.
L'hégémonie exercée par les lettrés - tel que l'écrit Tulio Halperin Donghi - se justifie par la maîtrise d'un
ensemble d'idées et de solutions susceptibles d'orienter efficacement une société perçue par la Nouvelle
Génération comme essentiellement passive, comme la matière dans laquelle les lettrés ont la responsabilité
d'incarner ces idées dont la possession leur donne par-dessus tout le droit à la gouverner. [15]
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La Cautiva d'Echeverria pose, pour la première fois, la « question du désert » en termes poétiques. Il s'agit d'une
question centrale dans l'histoire de l'Argentine du XIXe siècle, et ce, non seulement dans la sphère de l'histoire des
idées, mais aussi dans les sphères politique, économique et militaire. [16] Citons, à ce propos, la théorie développée
par Sarmiento en ce qui concerne le conditionnement géographique : « Le mal qui assaille la République Argentine
est son extension : le désert l'entoure de toutes parts et s'insinue jusque dans ses entrailles [...] » [17], ou encore la
lettre envoyée en 1875 par le président Nicolás Avellaneda à Alvaro Barros, lui remerciant de lui avoir dédié son livre
Actualidad financiera de la Republica de la Argentina : « Vous avez intitulé votre nouvel ouvrage Cuestiones
económicas et il n'y en a, à vrai dire, aucune qui ne soit profondément touchée par la dilatation de la vie civilisée sur
les territoires déserts, ultime formule dans laquelle doit s'énoncer le problème des frontières [...]. Nous ne
supprimerons pas l'Indien sans supprimer le désert qui l'engendre » [18].
Le poème d'Echeverria a connu un succès immédiat et a été largement diffusé, à Buenos Aires et ailleurs. Il a été
notamment envoyé en Espagne en 500 exemplaires qui se sont rapidement épuisés, et a été réimprimé quelques
mois plus tard. Malgré quelques erreurs et certaines rimes un peu forcées, la force descriptive de La cautiva est
indéniable. L'immensité de la pampa s'y trouve vivement évoquée. Son pouvoir évocateur s'est manifesté dans la
peinture. Le cas le mieux documenté est celui de Johann Moritz Rugendas [19]. Echeverria pose pour la première
fois sur la pampa un regard romantique byronien.
María, protagoniste du drame, est aussi une héroïne romantique, tragique et émouvante. Echeverria fait précéder
son poème d'un verset de Byron faisant l'éloge du généreux coeur des femmes 'whatsoever their nation' (quelle que
soit leur nation). Il n'est pas ici question du malón qui l'a enlevée. Le poème s'ouvre sur une longue description du
désert, où surgissent les indiens emportant les têtes coupées de leurs ennemis. Echeverria fait raconter par les
Indiens eux-mêmes le récit des événements. Puis, Maria explique à Brian le motif de son rapt :
Loncoy, el cacique altivo
cuya saña al atractivo
se rindió de estos mis ojos,
y quiso entre sus despojos
de Brian la querida ver,
después de haber mutilado
a su hijo tierno, […]
La lasciveté, la cruauté et la haine vengeresse apparaissent dans ce poème comme les principaux traits de
caractère des Indiens, même si Echeverria fait l'éloge de la bravoure et du courage guerrier de certains d'entre eux.
Le « festin » est comparé à un sabbat démoniaque, et les indiens sont dépeints comme des êtres diaboliques. A
l'inverse, s'enracinant dans la tradition chrétienne, Maria évoque à certains endroits son homonyme céleste : pure,
blanche et éthérée, n'existant qu'en vertu de l'amour porté à son fils sacrifié et son mari martyr.
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Maria n'est pas une captive quelconque. Les autres captives sont à peine mentionnées dans le poème et adoptent
une attitude passive. Elles ne font que s'adonner à la piété, tandis que Maria se caractérise par l'action. Son
apparition au beau milieu de la nuit, après la fête sauvage, est saisissante. L'activité que déploie Maria tout au long
du poème, mue par l'amour et le désespoir, les conduira pourtant, elle et son amant, vers une fin tragique. La scène
dans laquelle celle-ci le libère pour fuir avec lui dans le désert est intense, voire sensuelle. Mais elle s'interrompt par
une préoccupation qui pour Brian est essentielle au point de lui faire rejeter Maria et lui préférer la mort aux mains
des indiens.
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Y en labios de su querida
apura aliento de vida
y la estrecha cariñoso
y en éxtasis amoroso
ambos respiran así.
Mas súbito él la separa,
como si en su alma brotara
horrible idea, y la dice :
María, soy infelice,
ya no eres digna de mí.
Del salvaje la torpeza
habrá ajado la pureza
de tu honor, y mancillado
tu cuerpo santificado
por mi cariño y tu amor ;
ya no me es dado quererte
Ella le responde : Advierte,
que en este acero está escrito
mi pureza y mi delito,
mi ternura y mi valor.
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Rappelons que Lucia Miranda n'avait pas été « souillée » par l'Indien. Sans doute, la vision de leurs femmes violées
par des sauvages était insoutenable aux yeux de l'homme blanc. La femme était avant tout sa propriété, et du
moment qu'elle était possédée par un indien elle cessait de l'intéresser en tant que femme. L'idée apparaît de façon
sous-jacente dans de nombreux textes ultérieurs qui acceptent et parlent désormais de cet aspect de la captivité,
mais où l'on parvient à rendre coupable la femme qui choisit de partager sa vie avec les Indiens et préfère souvent
vivre dans la barbarie plutôt que d'abandonner ses enfants métis. Il a souvent été fait mention du fait que les femmes
préféraient ne pas retourner à la « civilisation » par peur et honte. De fait, leur réinsertion dans la société des Blancs
après leur concubinage avec les indiens était plus qu'improbable. Dans de très nombreux cas, les captives libérées
n'ont été ni réclamées, ni reconnues par leurs familles.
Cette problématique autour de la captive est également illustrée avec éloquence par les représentations plastiques.
Dans son tableau El rescate (peinture à l'huile inachevée, ca. 1848-19858, collection privée Buenos Aires),
Rugendas entoure la captive libérée d'une aura blanche qui semble indiquer qu'en ce lieu elle n'a pas perdu sa «
pureté ».
A partir des années 1970, l'indien cesse, dans la poésie gauchesque, d'être au coeur du problème et évoque, avec le
désert, les terribles difficultés auxquelles le gaucho est confronté dans la vie marginale et rurale qu'il mène. Le
drame a lieu au sein, ou plutôt à la périphérie de la société des Blancs, à la frontière.
Dans le Chant XIII, de son poème Santos Vega o los mellizos de la Flor [20], Hilaro Ascausubi présente la "indiada"
et le "malón". Ce texte fait largement allusion au caractère diabolique de l'indien et le compare aux bêtes féroces de
la pampa. [21]
Dans les cinq dernières strophes, Ascausubi aborde la question de l'enlèvement et la captivité des « chrétiennes » :
[…]
Sin dejar vieja con vida ;
pero de las cotorronas,*
mocitas y muchachonas
hacen completa barrida ;
y luego a la repartida
ningún cacique atropella ;
y a la más linda doncella
aparta y la sirve en todo,
hasta que luego, a su modo,
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también se casa con ella.
Y ¡desdichada mujer
la que después de casada
comete alguna falsiada
que el indio llegue a saber !,
poroue con ella ha de hacer
herejías, de manera
que a la hembra mejor le fuera
caer en las garras de un moro
o entre las aspas de un toro
que con un indio cualquiera.
En fin, a la retirada
nunca salen reunidos,
sino en trozos extendidos
por la campaña asolada ;
y, en toda la atravesada,
mamaos atrás van llorando
los que cautiva faltando,
es decir, los que no tienen
mujer, desgracia que vienen
con la tranca lamentando.
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Dans la strophe ci-dessus, un seul vers évoque le pillage des propriétés. Le rapt apparaît comme la principale et
exclusive motivation du malón. Et c'est la fin sexuelle qui passe aussi au premier plan dans le rapt.
Les deux dernières strophes narrent des « événements », des histoires de rencontres et de séparation, de drames
anonymes survenus à la frontière dont le problème central est le « métissage à l'envers ». Surgit, alors, la
problématique des fils de ces captives :
Y hay cautiva que ha vivido
quince años entre la indiada,
de donde al fin escapada
con un hijo se ha venido,
el cual, después de crecido,
de que era indio se acordó
y a los suyos se largó ;
y vino otra vez con ellos,
y en uno de esos degüellos
a su madre libertó.
Como ha habido desgraciada
que, escapada del disierto,
sus propios hijos la han muerto
después de una avanzada,
por hallarla avejentada
o haberla desconocido,
[...]
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La femme chrétienne faite prisonnière pendant de longues années et qui a eu des fils métis, se retrouve en définitive
condamnée. Une fois la frontière franchie, elle n'est plus ni d'un monde ni de l'autre. Elle restera prisonnière parmi
les indiens et passera sa vie à tenter d'échapper ou à attendre d'être libérée. Dans la société des Blancs, elle ne
trouvera pas non plus d'échappatoire. La captive n'est plus une héroïne chaste ayant réussi à maintenir sa « pureté »
malgré tout (Lucia Maria Miranda). Elle devient un personnage de la frontière, une femme sans identité (sans nom),
condamnée par sa transgression, peu importe que celle-ci ait été involontaire et forcée.
En raison de sa popularité et transcendance, le Martin Fierro de José Hernandez, peut être considéré comme le «
poème épique national » par excellence. Dans un article intitulé La fundación de la literatura argentina [22], Carlos
Altamirano analyse ce que ce poème a signifié pour les Générations du Centenaire. Le poème en question a alors
acquis un caractère fondateur, qui représentait la tradition, les « valeurs de la race », que l'élite intellectuelle se
sentait obligée de récupérer face au danger que représentait, pour la consolidation de la nationalité, l'invasion
migratoire menaçant de convertir Buenos Aires en une Babylone. David Vigne de son côté pose en termes très clairs
le sens de la Ida y la Vuelta, de Martin Fierro, textes écrits respectivement en 1872 et 1879 :
Deux enfers se côtoient dans le Martin Fierro de José Hernandez, celui de la frontière chrétienne et celui des
tolderías des indiens. Si à la fin de la première partie du poème, les attentes du protagoniste avant de «
traverser la frontière » le conduisent à idéaliser les indiens, au moment du passage d'un monde à l'autre,
celui-ci enrage à tel point à la vue d'un tel univers de toldos des indiens, que l'univers démoniaque des
Blancs apparaît comme la légitimité définitive pour le sauvetage dramatique du personnage et son
acceptation du projet historique libéral. Le rebelle, le marginal, le persécuté de 1872, se convertit, sept
années plus tard, en une figure prête pour l'intégration. [23]
L' « exorcisme » de Fierro, celui qui en définitive, le décide, après la mort de son ami Cruz, à fuir les tolderías des
indiens pour retourner à la frontière chrétienne, s'est précisément le ravage intérieur provoqué chez lui par l'extrême
cruauté dont un indien fait preuve envers une captive chrétienne. La scène qui se déroule entre les Chants VII et X
est absolument terrifiante. Elle commence tandis que Fierro écoute pleurer la captive punie et s'achève par une lutte
où celui-ci finit par tuer l'Indien et s'enfuit dans le désert avec la captive. Hernandez intercale le récit de cette
dernière sur les vexations subies en captivité, ce qui renforce la dimension pathétique de l'histoire. Au paragraphe
617, le narrateur (qui s'exprime toujours à la première personne) prend un moment ses distances par rapport au
combat qu'il décrit pour dépeindre, de façon synthétique et efficace, les personnages du drame :
Tres figuras imponentes
Formábamos aquel terno :
Ella en su dolor materno,
Yo con la lengua dejuera,
Y el salvaje como fiera
Disparada del infierno.
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La captive du Martin Fierro se définit par sa souffrance. Il ne s'agit pas d'un personnage actif, bien que celui-ci se
caractérise par sa piété et son amour maternel. Celle-ci n'a même pas de nom.
L'édition de Martin Fierro de 1879 contient des illustrations de Clerici. Celles qui correspondent à cette scène
représentent la captive dans une posture « déclamatoire, quasi lyrique », comme le souligne Francisco Corti [24].
Adolfo Belloq, dans son illustration de l'édition de 1972, présente en revanche la captive comme une femme
souffrante, qui se cache la figure avec ses mains encore liées, tandis le coeur de la scène est occupé par la lutte
entre Fierro et l'indien. Quelques années après la publication de la Vuelta de Martin Fierro, l'uruguayen Juan Zorrilla
de San Martin, écrira Tabaré, poème fondateur lui aussi de la littérature de l'autre rive du Rio de la Plata.
Dans l'Uruguay de 1880, appliquée à un processus de modernisation, où éclatait au sein de l'élite intellectuelle
uruguayenne d'intenses polémiques entre catholiques, rationalistes et le tout nouveau positivisme, Juan Zorrilla de
San Martin et Juan Manuel Blanes ont amplement contribué à créer des symboles de la nationalité, respectivement
dans le domaine des lettres et de la peinture. La question de la nationalité y avait été jusque-là très questionnée. Par
exemple, à l'occasion de l'inauguration du monument de l'indépendance nationale à Florida, en mai 1879, de
nombreuses voix s´étaient élevées en faveur de la reconstruction de l'unité du Rio de la Plata, et avaient exprimé de
sérieux doutes sur la viabilité de l'Uruguay en tant que pays indépendant [25]. La Leyenda Patria de San Martin et le
Juramento de los treinta y tres orientales de Blanes s'érigent comme symboles et sont reconnus comme tels par
l'opinion publique, ainsi que par la quasi-totalité des intellectuels. Il existait, en effet, un espace mythique et
iconographique vacant qui devait être occupé par celui qui serait en mesure d'incarner l'idée d'une nation légitimée
par son passé et au futur viable. Le Tabaré écrit en 1886 par Zorrilla de San Martin, tandis que celui-ci était exilé par
le gouvernement de Máximo Santos à Buenos Aires, a pu être considéré comme le poème national par excellence
de l'Uruguay. Celui-ci peut être interprété comme une longue élégie et une interrogation sans réponse sur la
destruction de la race charrúa. Nous devons tenir compte du fait que l'extermination quasi-totale des indigènes en
Uruguay est survenue bien avant, et qu'il n'y a pas eu de guerre de frontières comme en Argentine. Le massacre y
date des années 1870. Tel que le souligne David Viñas « l'extermination de cinq mil indiens en Uruguay dans les
années 1870 est comparable, toutes proportions gardées, à celle des près de cinquante mil indiens de la Patagonie
et du Chaco, dans une Argentine de près de deux millions d'habitants. » [26] Mais, il y a dans la négation
systématique de l'importance des Indiens en Uruguay de la part des classes dirigeantes une question économique
sous-jacente qui ne peut être ignorée lorsque l'on examine l'attitude adoptée envers les Indiens de part et d'autre du
Rio de la Plata : la présence indigène n'a pas détenu la progression de l'exploitation rurale et n'a été perçue ni
comme une menace ni comme un obstacle. Lorsque les propriétaires terriens ont fondé l'Association Rurale de
l'Uruguay en 1871, ils s'insurgeaient contre les guerres civiles tenues pour responsables d'enrôler leur manoeuvre et
décimer leur bétail. « Le fondement économique reposait sur l'ordre intérieur », souligne José Pedro Barrán [27].
C'est dans le cadre de l'impérieuse nécessité de créer une unité nationale, dans un processus de création de mythes
nationaux capables de rassembler, que l'on peut mieux saisir l'oeuvre de Zorrilla de San Martin et l'enthousiasme
avec lequel celle-ci a été reçue.
Tabaré est le fils de Magdalena, une femme abandonnée sur la plage par les premiers conquistadors vaincus par les
charrúas. Le cacique Carace la féconde et la capture. Avec elle il a un fils Tabaré. Mais Magdalena ne supporte pas
sa tristesse et meurt en captivité. Dans le deuxième paragraphe du Chant II, Zorrilla décrit une scène dans laquelle
Magdalena est contemplée par l'indien, inquisiteur et ignorant, tandis qu'elle pleure. L'iconographie de l'un des
tableaux de Juan Manuel Blanes [28] (fig.5), semble directement inspiré de ces vers :
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Siempre llorar la vieron los charrúas ;
siempre mirar al cielo,
y más allá… Miraba lo invisible,
con los ojos azules y serenos.
Hay luz en la mirada de la esdava,
luz que alumbra sus lágrimas de fuego,
y ahuyenta al indio, al derramar en ellas
ese blanco reflejo
de que se forma el nimbo de los mártires,
la diáfana sonrisa de los cielos.
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Magdalena représente une image féminine profondément chrétienne. Il s'agit d'un aspect auquel le poème fait
constamment allusion.
Zorrilla a défini son Tabaré comme « un indien intraitable aux yeux bleus ». Autrement dit, il s'agit d'un métis. Cela
semble intéressant que l'auteur le qualifie, lui-même, d'intraitable. En réalité il l'était. Zorrilla a doté son métis d'une
âme romantique malade d'amour à la façon d'un Werther, enfermé dans un corps d'Indien. La seule donnée
apparente, la seule clé extérieure de cette âme, ce sont ses immanquables yeux bleus, symbole par excellence de la
« pureté de l'esprit » et la « noblesse de l'âme », attribut de la race conquérante.
Tabaré meurt aux mains de Diego Orgaz, au moment où celui-ci tente de sauver Blanche (nom symbolique comme
celui de Madeleine, caractérisées l'une par les pleurs, l'autre par son appartenance au monde des Blancs) enlevée
par l'indien Yamandú.
La description du rapt de Blanche est profondément érotique. Certains vers ont été reproduits en épigraphe du
présent article. Plus loin dans le texte, l'auteur insiste sur la « Barbara lascivia (lasciveté barbare) » du ravisseur, qu'il
oppose à la vulnérabilité de la proie évanouie :
Con las negras pupilas luminosas
en lascivia empapadas,
vio el rostro abigarrado del salvaje,
que de su presa el despertar aguarda
Una estúpida risa lo contrae
con una mueca bárbara ;
la cabellera rígida y obscura
sobre el pintado rostro se derrama ;
el cuerpo tiembla, y el jadeante aliento,
al rozar la garganta,
forma un sonido, intermitente y áspero,
que se acelera, y al rugido alcanza.
(Libro 3o., 4, IV)
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Cette femme « transparente, immatérielle, sacrée » évoque en Tabaré le souvenir de sa mère. L' « indien intraitable
» meurt en définitive victime de l'incongruence entre son apparence extérieure et son âme romantique et
européenne. Les mondes de l'indien et du blanc sont clairement délimités : le premier est l'empire de la déraison et
la barbarie, le second est le légitime. Tabaré n'appartient à aucun des deux mondes. Il s'agit d'un être marginal qui
porte en lui la marque du dépouillement originel duquel il est le fruit. Il meurt en définitive en payant pour les fautes
de sa race, sans lui appartenir totalement.
Dès cette époque, de ce côté de la rive, Leopoldo Lugones, avait créé un autre personnage indien aux yeux
également bleu ciel, le cacique Zarco, mais celui-ci n'errait plus malade d'amour . Il était le si redouté « super
guerrier », l'indien « amélioré » par le « métissage à l'envers ». [29]
Maria ou le topos érotique de l'enlèvement
L'enlèvement et le viol, c'est-à-dire le fait de prendre une femme par la force semble représenter une impulsion
primitive de l'érotisme masculin. D'après Lo Ducas [30], il « représente l'une des plus profondes manifestations de
libération du macho, du vir, dans des sociétés où la dignité virile est sacrifiée et humiliée tandis que l'homme doit
demander et la femme a le pouvoir d'accéder ou de refuser ». Sans aller jusqu'à analyser une telle affirmation, il est
certain que le déploiement de la force et de la violence de la part du mâle est une composante importante des
images érotiques.
Déjà dans la mythologie grecque, le rapt est souvent perçu comme ayant un arrière-goût de sauvagerie et
d'animalité. Nombreuse scènes mythiques d'enlèvement ont été réalisées par des êtres mi-homme, mi-cheval, les
centaures [31]. Le cheval représente la facette animale, « barbare » de l'homme, les instincts libérés par le vin.
Depuis le XVe siècle, l'enlèvement s'est installé comme topos érotique dans la plastique européenne. Dürer, Titien,
Rubens, Guido Reni, Véronèse, Claude Lorrain, Tiepolo, entre autres, ont peint des scènes inspirées des mythes
antiques, introduisant des reformulations pour les adapter à la sensibilité de chaque époque. Le centaure mythique a
progressivement laissé place au cavalier barbare conduisant sur sa croupe une femme qui crie et essaie d'échapper
à son étreinte. On peut voir une attitude ambivalente de fascination et rejet de la part de l'homme européen face à
cet autre homme « sauvage », qui exerce un pouvoir arbitraire sans freins et qui fait usage délibéré de la violence
pour dominer et posséder les femmes. Dans notre milieu, de telles images faisant référence à la guerre contre les
Indiens allaient provoquer un autre type d'émotion, et exacerber la haine envers ceux qui volaient les femmes
considérées comme leur propriété et mettaient en jeux leur masculinité.
Tel que cela a été souligné précédemment, cette longue tradition iconographique s'est installée dans le paysage
pictural du Rio de la Plata avec l'arrivée de peintres voyageurs de formation romantique, parmi lesquels il y a lieu de
distinguer le bavarois Johan Moritz Rugendas, pour qui le thème de la captive semble s'être converti en une véritable
obsession. Tout indique, cependant, que c'est au sud du Chili que l'inflexion s'est amorcée avec la « découverte »
des captives américaines par ces artistes européens. Dans le premier tome du livre d'Eduard Poeppig, Reise in
Chile, Peru und auf dem Amazonenstrome, wahrend der Jahre 1827-1832 (Liepzig, 1835), une peinture y représente
l'enlèvement d'une femme blanche (vraisemblablement Trinidad Salcedo) par les Indiens Pehuenches. Tel que
l'auteur le souligne, cette peinture s'appuie sur des notes qu'il a lui-même prises « selon lesquelles le
lieutenant-colonel en chef de l'armée saxonne, Herr Schubauer, a peint une peinture à l'huile » [32]. Cette peinture
(fig. 1) (qui fait actuellement partie d'une collection privée) signée et datée de 1833, marque le point de départ de la
série. On y voit la captive « poser » tranquillement sur les genoux de l'indien, dans une composition où le pittoresque
s'impose et dissimule la violence et le dramatisme de la scène évoquée. Au moins une peinture de Rugendas, El
malón (Col. Yrarrázaval, Chile) datée de 1835 [33], semble s'être inspirée du tableau de Schubauer.
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Rugendas a débarqué au Rio de la Plata pour la première fois en 1838 après avoir séjourné au Chili et s'est laissé
fortement impressionner par le poème La cautiva (publié l'année précédente par Esteban Echeverría) [34]. Il s'agit là,
sans doute, d'une autre importante source d'inspiration de la longue série de dessins au crayon et de peintures à
l'huile que le peintre a continué à réaliser sur le thème des enlèvements et des captives, y compris après son retour
en Allemagne, et ce jusqu'au dernier jour de sa vie. Certaines de ses oeuvres sont conservées dans des collections
privées argentines. Une version de 1845 (fig. 2) présente l'Indien fuyant dans une course avec une captive sur ses
genoux. Les habits déchirés de la femme laissent entrevoir un corps blanc et délicat. Le jeu de contrastes utilisé ici
comme recours érotique, tel que cela a déjà été souligné, est véritablement riche et complexe. La vulnérabilité de la
femme symbolisée par les mains liées, s'oppose à l'agressivité de l'Indien armé d'une très longue lance. D'autre part,
les regards des deux personnages empruntent des directions opposées : son regard à elle s'oriente vers le haut,
spiritualisé, et le sien vers le bas, semblant croiser le regard d'un chien noir, dont la fonction ne semble pas ici très
claire.
Dans un autre Malón, de Rugendas (Munich, 1843) (fig. 3), un jeu suggestif d'oppositions est de nouveau déployé
dans une scène confuse et violente au coeur de laquelle ressort la blancheur de la captive. Son regard y croise celui
de l'homme qui va à sa rescousse, établissant une orientation dans la scène, renforcée par la lance avec laquelle
l'indien ravisseur menace de les blesser. Il est très probable qu'il s'agisse là de Maria et Brian, et que la peinture ait
été inspirée par le poème d'Esteban Echeverria.
Une importante collection de dessins, conservés dans la Staatliche Graphische Sammlung de Munich, numérotés
par l'artiste et accompagnés pour certains d'entre eux de légendes écrites, constitue une série qui illustre les
différents aspects et moments d'un malón, l'enlèvement de captives et le retour de ces dernières à la civilisation suite
aux pourparlers sur l'échange de prisonniers. Il est possible que cette série se soit inspirée d'évènements vécus par
Rugendas lui-même lors de son séjour au sud du Chili. Plusieurs de ces dessins ont servi d'inspiration à de
nombreuses autres peintures. [35]
Les dimensions érotiques et idéologiques des oeuvres de Rugendas n'ont pas échappé au regard perspicace de
Sarmiento, qui dans une lettre adressée à Martin Piñeiro (1846) décrit la scène du rapt comme suit :
La pampa infinie se déployant sur fond de ciels vaporeux se fond en partie dans les nuages de poussière
soulevés par les chevaux semi dressés que monte le sauvage ; la chevelure hérissée flottant dans les airs, et
leurs bras cuivrés empoignant la blanche et pâle victime, se préparant à la lascivité. Habits flottants qui se
prêtent à toutes les exigences de l'art ; groupes de cavaliers et chevaux ; corps nus ; violentes passions,
contrastes de caractères dans les races, d'habits dans la civilisation de la victime et la barbarie du ravisseur,
tout a été saisi par Rugendas dans ce sujet de prédilection de son audacieux pinceau.
Deux tableaux de Juan Manuel Blanes, que l'on peut dater d'environ 1875, Rapto de una blanca [36] et El malón (fig.
4) (MNAV, Montevideo), représentent de façon quasi identique le retour d'un malón. Un indien porte sur la croupe de
son cheval une femme levant ses bras au ciel dans un geste classique de désespoir. Ces deux toiles ne diffèrent que
sur un point, la direction empruntée par l'indien dans sa fuite.
Il s'agit probablement, comme le souligne le biographe de Juan Manuel Blanes, Fernandez Saldaña, de ses deux
peintures inspirées par La cautiva d'Esteban Echeverria. [37] Le peintre y reproduit un classique de la configuration
iconographique, bien que - comme dans le poème d'Echeverria - l'immensité du désert y joue un rôle central. Par
son geste, la captive apparaît comme une Proserpine américaine conduite elle aussi vers un monde de ténèbres.
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La grande toile, La vuelta del malón, peinte par Angel Della Valle en 1892 (MNBA, Buenos Aires), constitue la
principale oeuvre de la série en termes de popularité et de répercussion dans notre milieu [38]. Le succès immédiat
remporté par ce tableau peut être largement attribué au choix fait par l'artiste d'une configuration de sens précise et
émouvante, qui a su combler les attentes du public. A cette époque les cercles intellectuels, et notamment l'Atheneo,
étaient traversés par d'intenses polémiques concernant l'existence et la singularité d'une littérature et d'un art
national à mi-chemin entre le criollisme ou nativisme et le cosmopolitisme. Polémiques auxquelles Raphael
Obligado, Calixto Oyuela et Eduardo Schiaffino, entre autres, ont largement participé.
En 1892 les malones avaient disparu de la pampa. La campagne militaire du général Roca en 1879 était parvenue à
conquérir définitivement le désert et venir pour ainsi dire à bout de ses habitants indigènes. Bien que les luttes se
soient poursuivies (surtout dans le Chaco), le combat contre l'indien semblait terminé, s'agissant celui-ci désormais
d'un ennemi vaincu. Le tableau de Della Valle ne présente pas les mêmes caractéristiques que les précédents : la
menace d'un danger encore présent n'y apparaît pas comme dans les autres tableaux, c'est davantage « la vie du
désert » d'avant 1879, celle d'une époque révolue, qui est évoquée. Cette même année, Blanes commença à
peindre (visiblement sur commande de Carlos Pellegrini) son immense tableau Los conquistadores del desierto, qu'il
achèverait en 1896. La marche triomphale de l'armée à travers la pampa avait été également représentée par
Alfredo Paris, dans sa toile A travers la pampa de 1889, qui lui valut une médaille de bronze à l'Exposition
universelle de 1900. La peinture de Della Valle vise, de mon point de vue, elle aussi à glorifier la campagne militaire
de Roca en montrant le revers de la médaille, c'est-à-dire tous les maux que l'armée victorieuse avait réussi à
extirper. Dans la pampa ravagée, enveloppée d'une lumière froide, les indiens y portent tous les attributs de leur «
barbarie » : les têtes coupés de leur victimes, les dépouilles d'une église profanée, le bétail volé, mais surtout,
élément qui ressort de l'ensemble, une captive. C'est cette même signification que revêtent la gravure de Manuel
Olascoaga, La pampa antes de 1879, où ce qui ressort avant tout est l'image de désolation et de mort de la carcasse
qui occupent le premier plan.
Dans le tableau de Della Valle, l'ensemble constitué par le cavalier et sa proie (repris plus tard par l'artiste sous
forme isolée) [39] revêt un caractère sensuel qui le distingue du reste de la composition du tableau : les contrastes
violents s'estompent, l'indien apparaît pour ainsi dire comme un galant bronzé et athlétique qui entoure de son bras
la femme assoupie, qui s'est abandonnée. Cet indien ne lève pas la tête pour clamer, comme le font les autres, sa
victoire, mais s'incline au contraire sur la captive avec un geste qui n'a rien d'agressif. Dans le même temps, la lance
brandie devant elle, marque la possession par la force, comme une visualisation du pouvoir viril.
Il est possible que ce tableau ait été inspiré par certains vers du poème Román de Rafael Obligado et Martin
Coronado (1878) [40] :
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En brazos de Epumer aprisionada,
Como una flor que a marchitarse empieza,
La virgen, con la noche en la mirada,
Reclinaba en el indio la cabeza.
Trocaba el negro potro en la llanura,
Orgullo y esplendor del patrio suelo
[…]
El sol iba a caer, todo el paisaje
Algo de melancólico y severo
Revelaba en su luz : ¡sello salvaje
De la tarde en la patria del pampero !
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De notables coïncidences semblent rapprocher ces deux images, bien que je n'aie trouvé aucune documentation qui
corrobore un tel rapprochement.
L'absence apparente de cohérence entre le ton de la scène et le reste de la composition a été perçu comme un
défaut de la peinture et durement critiqué, notamment par Eduardo Schiaffino [41], sans faire voir aux connaisseurs
le « coup d'effet ». Il est fort probable que le pouvoir de convocation de l'image réside précisément dans son
caractère dramatique. [42] Dix ans après la campagne du désert, Della Valle pouvait se permettre d'évoquer le
malón en introduisant, encore timidement, une touche sentimentale relativisant les contrastes.
Magdalena ou les prisonnières
Les peintures et sculptures européennes du XIXe siècle fourmillent de scènes érotiques qui s'articulent largement
autour de la domination et la soumission de la femme. Tel que l'a souligné Michel Foucault [43], un code basé sur
une « double morale » a pris forme dans la société bourgeoise, en vertu duquel les principes rigides d'essence
victorienne qui reléguaient la sexualité à la fonction reproductive et portaient à leur paroxysme les idéaux de
chasteté, de pudeur et de soumission de la femme, s'accompagnaient en contrepartie d'une foule de fantasmes
érotiques, tolérés, y compris dans les circuits officiels, à condition qu'ils respectent certaines normes de « décence ».
C'est ainsi que les salons se sont peuplés d'images de femmes soumises, attachées ou enchaînées, de
voluptueuses prisonnières offertes au désir masculin, et leur acceptation est allée de soi, du moment qu'il s'agissait
d'Angélique enchaînée à son rocher, de la princesse sauvée du dragon par San Jorge, d'Andromède libérée par
Perseo, ou simplement des esclaves érotiques. Richard Bentley [44] souligne à ce propos, qu'il y avait « une
véritable obsession pour les femmes prisonnières des harems d'Orient ». Le désir de la femme soumise semble
s'être sublimé également dans les images romantiques de puissants héros sauvant de belles femmes souffrantes et
enchaînées.
Cette thématique érotique introduite, tout d'abord, par des artistes étrangers et cultivés, puis reprise par la suite par
des peintres locaux qui partaient en Europe compléter leur formation, a été également acceptée dans les sociétés
américaines. L'une des versions de Rugendas (1836-1837) du rapt de Trinidad Salcedo s'inscrit clairement dans cet
esprit. Au Chili, cependant, le goût pour les esclaves orientales fut introduit par le peintre français Raymond Quinsac
Monvoisin qui, dès son arrivée, a emmené avec lui une grande toile Ali Pacha y la Vassiliki (1833), qui fut exhibée
comme oeuvre principale lors de l'exposition de 1843 et rencontra un vif succès auprès du public. [45] En ce sens, la
tenue en captivité de femmes blanches par les indiens sur ces terres offrait des attraits indéniables, auxquels
Monvoisin n'a pas été insensible. Un épisode survenu en 1849 au Sud du Chili, le naufrage du brigantin Joven
Daniel, avait suscité l'indignation à Santiago du Chili, et des versions circulaient représentant la supposée captivité
d'une dame de la haute société, Elisa Bravo, faite prisonnière des Indiens Araucanos. En 1859, de retour en France,
Monvoisin peint de nouveau deux scènes inspirées de cet épisode. Dans la première, Elisa Bravo en el naufragio,
celle-ci apparaît au bord de la mer, harcelée par les indiens, tandis qu'elle tente désespérément de sauver ses
enfants. Dans la deuxième, Elisa Bravo en el cautiverio, elle apparaît la poitrine découverte regardant sur le côté
dans un geste mélancolique et dénué d'espoir. Elle porte dans son giron deux petits enfants métisses qui semblent
la rejeter en une allusion évidente faite au « métissage à l'envers ». Une longue série de lithographies a été réalisée
l'année suivante, puis une autre peu de temps après, ce qui témoigne de sa rapide diffusion.
Juan Manuel Blanes a peint d'autres versions de cet épisode dans deux de ses oeuvres datant visiblement de
1870-1880 intitulées toutes deux La cautiva. L'une d'entre elles, exposée au Musée Blanes de Montevideo, montre
une femme au premier plan avec les habits un peu déchirés cachant son visage, suggérant le déshonneur aux mains
des indiens. La femme se trouve isolée dans un paysage avec en toile de fond une toldería. [46]
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L'autre tableau a déjà été mentionné à propos de ses liens avec l'un des passages du Tabaré de Zorrilla de San
Martin. Au premier plan, une femme nue est agenouillée dans un geste de douleur, tandis qu'un indien penché à ses
côtés l'observe. Au fond, on peut voir des toldos et un malón qui revient. Le traitement de ce nu ne semble pas
correspondre au traitement habituel de Blanes ce qui peut nous amener à penser l'intervention d'un autre peintre
(peut être son fils). A moins d'envisager une autre hypothèse : son extrême pâleur, ses rougeurs, ses rides confèrent
un caractère de honte. Plus qu'un nu, Blanes peut avoir eu l'intention ici de représenter un corps « dévêtu » souillé
par l'indien. [47]
La littérature du début du XIXe siècle, et notamment le théâtre, continue de faire référence à la campagne du désert
et la vie dans les fortins évoquées avec nostalgie, aux prouesses militaires d'antan contre les indiens et aux « récits
» de captives (rencontres et séparations miraculeuses, histoires d'amour tragiques). Ces références ont entretenu un
discours patriotique et nationaliste dans les secteurs les plus rétrogrades de la société, qui se sont chargés
d'incorporer ces faits à la valeur d'une tradition face à la « nouvelle barbarie » qui s'était, selon eux, installée dans la
ville par l'arrivée de migrants européens. L'image de la captive commence cependant à perdre de son sens dans le
domaine de l'art. Le thème est repris dans certaines oeuvres présentées dans les Salons nationaux de peinture et de
sculpture, mais il est pratiquement vidé de sa force dramatique et de son sens. Citons par exemple, les peintures
Victima del malón (1910) d'Adolfo Ferraguti et La cautiva (1941) de Roberto Ramauge ou les sculptures Cautiva
(1931) de Santiage Chierico et La vuelta del malón (1941) d'Osvaldo Lauersdorf. Si le motif érotique est encore
présent dans les oeuvres de Salon, les connotations idéologiques du XIXe siècle ont, en revanche, tendance à
disparaître. Par ailleurs, émerge pour la première fois dans la plastique argentine, la figure de la captive indienne
dans une sculpture bien connue de Lucio Correa Morales (1906). Il s'agit d'une image très émouvante, où la figure
vaincue de cette femme fixe son regard triste au loin et évoque une lamentation de la race qui s'éteint.
Observations finales
Soulignons, avant tout, qu'il y a une grande cohérence entre les sources écrites et iconographiques relevées. Il
s'agit, à tous les niveaux, de discours de légitimation de la domination blanche sur des terres habitées et dominées
jusque-là par des Indiens. L'appellation de « désert » en dit, elle-même, long sur le fait que ces terres étaient
considérées comme « vides », comme un espace vacant pouvant et devant être conquis. [48] L'idée de base, selon
laquelle le Blanc avait le droit d'expulser et d'exterminer les Indiens, n'est à aucun moment remise en cause. L'image
de la captive fait figure de justification et légitimation de ce droit sur le plan symbolique.
La captive est, par ailleurs, une image érotique, tantôt objet et victime de l' « érotisme sauvage » de l'indien au beau
milieu de scènes de sang et de destruction, tantôt objet du désir « civilisé » des époux ou sauveurs, ou gage d'amour
du blanc. En ce sens, l'image visuelle contribuera largement à accentuer la dimension sensuelle des scènes de rapt.
La captive apparaît, aussi, comme symbole de la différence, celui de la frontière qui sépare l' « un » et l'« autre ». La
question raciale se mêle ici à la question de genre. La femme n'est valorisée que si elle appartient à la race blanche,
en témoigne l'accent mis sur les différences raciales qui la distingue. La littérature est peuplée de blondes aux yeux
bleus, que l'on pourrait considérer comme l'image de la « captive idéale ». Dans l'iconographie, sa blancheur est
souvent renforcée visuellement par la coloration de sa robe qui la fait ressortir nettement de l'ensemble du tableau.
La mise en valeur de la femme blanche va de pair avec l'idée de sa possession, en tant que propriété de l'homme
blanc. La captive se transforme en vertu de sa contamination par la « barbarie ». Au contact charnel avec l'indien,
elle est déclassée de son statut d'héroïne et occupe la place de « pauvre victime », de « femme frappée par le
malheur » dont le « déshonneur » subit compromet sérieusement sa réinsertion dans la société des blancs. Dans
tous les cas, qu'elle éveille l'admiration ou la pitié, la captive constitue la principale justification symbolique des
campagnes de conquêtes sur le plan sentimental. Elle est l'image qui réussit à émouvoir l'opinion publique, à faire
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pleurer les gens et à provoquer le désir de vengeance.
La captive se situe, ainsi, à la limite entre le monde « civilisé » et le monde « barbare », au point de jonction entre
deux cultures qui s'affrontent sur le terrain mouvant de la frontière avec l'indien. Mais, son image se trouve
également à la croisée d'une autre problématique, celle de genre, entendue comme forme primaire de relations de
pouvoir caractéristiques. [49] Autour de la captive, en effet, les différences et les relations entre les sexes se
problématisent, s'observent et se comparent. Le fond érotique sur lequel se déploient les scènes de captives
renferme des conceptions et jugements implicites sur la femme telle qu'elle est perçue dans cet imaginaire masculin
particulier (idéalisation, domination, culpabilisation), ainsi que sur l'indien et le militaire en tant que modèles viriles
antinomiques. Enfin, on peut souligner que dans des représentations où la captive symbolise la proie du conflit entre
hommes issus de deux cultures et de races différentes, la dichotomie civilisation-barbarie est ramenée sur le plan de
la relation entre les sexes, toujours du point de vue des hommes blancs, des vainqueurs.
[1] Cf. Cristina Iglesia et Julio Schvartzman, Cautivas y misioneros. Mitos blancos de la conquista. Buenos Aires, Ed. Catálogues, 1987. Cf.
également Cristina Iglesia, La mujer cautiva : cuerpo, mito y frontera, dans Georges Duby et Michelle Perrot, Historia de las mujeres en Occidente
. Tome 3 Del Renacimiento a la Edad Moderna, Madrid, Taurus, 1992.
[2] Historia del descubrimiento, conquista y población del Río de la Plata fut terminé par Ruy Díaz de Guzmán a Charcas, en 1612. Le texte est
resté inédit jusqu'au rassemblement de sources par Pedro de Angdis en 1836. Toutefois, le texte a circulé avant cette date sous le nom La
Argentina manuscrita. Ruy Díaz fut un métis américain qui a écrit son histoire du point de vue du conquistador, pour un public européen.
[3] Jorge M. Furt, dans sa 'note préliminaire' au drame Lucía de Miranda de Miguel Ortega, Buenos Aires, Imprenta de la Universidad, 1926,
signale l'existences de deux tragédies antérieures à celle de Lavardén, inspirée de l'épisode de Lucía Miranda, Mangora, de Moore de 1718 et
Lucía de Miranda, de Lassala de 1784.
[4] Cfr. Sergio Villalobos et autres, Relaciones fronterizas de la Araucania, Santiago, Ediciones Universidad Católica du Chili, 1982. Egalement,
Alberto M. Salas, 'El mestizaje en la conquista de América'', dans Georges Duby et Michelle Perrot, op. cit.
[5] Cf. Delfín L Gansa, 'Una literatura de frontera', dans Logos. Revue de la Faculté de Philosophie et lettres, no. 15. Université de Buenos Aires,
1979.
[6] Reprise de la terminologie de David Viñas. Cf. I). Viñas, Literatura argentina y realidad política. De Sarmiento a Cortázar, Buenos Aires, Siglo
XX, 1971.
[7] Cf. par ejemple, Robert Darnton, La gran matanza de gatos y otros episodios en la historia de la cultura francesa, Mexico, FCE, 1987. Voir
aussi Stefan Collini, Michad Biddiss et autres, '¿Qué es la historia intelectual ?', dans la revue Débats (Institució valenciana d'estudis i
investigació) no. 16, junio 1986, pp. 32-41.
[8] Cf. Aldo Gargani, Carlo Ginzburg et autres, Crisis de la razón. Nuevos modelos en la relación entre saber y actividad humana, Mexico, Siglo
XXI, 1983. Cf. aussi Ginzburg, Pesquisa sobre Piero, Barcelona. Muchnik, 1984.
[9] Cf. Maurice Agulhon, Marianne au combat. L'imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1808, Paris, Flammarion, 1979. Jean
Starobinski, 1789. Les emblèmes de la raison, Paris, Flammarion, 1979. Michel Vovelle, Histoires figurales, París, Usher, 1989.
[10] Bronislaw Baczko, Los imaginarios sociales, Buenos Aires, Nueva Visión, 1990.
[11] Cf. Jan Bialostocki, Estilo e iconografia. Contribución a una ciencia de las artes, Barcelone, Barra', 1973.
[12] Cf. Laura Malosetti Costa, 'Temas de encuadre en la pintura argentina y latinoamericana de los siglos XIX y XX', dans Actas de las Primeras
Jornadas de Becarios de Filosofía y Letras, Buenos Aires, Secretaría de Ciencia y Técnica, U.B.A., 1989.
[13] Juan Cruz Varela, En el regreso de la expedición contra los indios bárbaros, mandada por el coronel d. Federico Rauch, 1827). L'édition
consultée se trouve dans : Juan Cruz Varela, Poésies. Réédition complète dans un volume avec un prologue de Vincente D. Sierra, Buenos Aires,
Talleres Gráficos L.J. Rosso, 1943, pp. 231-236.
[14] Cf. Martha Penhos, 'Indios del siglo XIX. Nominación y representación'', dans Las artes en el debate del Quinto Centenario. IV Jornadas de
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ement des captives blanches : une dimension érotique de la barbarie dans les arts du Rio de la Plata du X
Teoría e Historia de las Artes. Buenos Aires, CAIA- Faculté de Philosophie et Lettres, 1992.
[15] Tulio Halperin Donghi, Una nación para el desierto argentino. Buenos Aires.
[16] Cf. Laura Malosetti y Marta Penhos, 'Imágenes para el desierto argentino. Apuntes para una iconografía de la pampa', dans Campo-ciudad
en las artes en Argentina y Latinoamérica, Buenos Aires, CAIA-Coedigraf, 1991.
[17] Domingo F. Sarmiento, Facundo. Civilización y barbarie (1845). Version consultée : Buenos Aires, Hyspamerica, 1982.
[18] Cf. Alvaro Barros, Indios, fronteras y seguridad interior, Buenos Aires. Solar/Hachette, 1975, pp. 137-138.
[19] Nous savons, par une lettre, de Mariquita Sánchez de Mendcville adressée à Echeverría en 1845, que Rugendas s'était laissé fortement
impressionner par les Rimas publiées par ce dernier en 1837, et qu'il avait peint deux tableaux inspirés par celles-ci. Cf. Bonifado del Carril,
Catálogo de la Exposición Retrospectiva de M. Rugendas en el Museo Nacional de Bellas Artes, Buenos Aires, 1966.
[20] Hilario Ascasubi, Santos Vega o los mellizos de la Flor (1872). Version consultée : Buenos Aires. La Cultura Argentina, 1919. Le titre de
l'ouvrage s'accompagne de cette précision : « Traits dramatiques de la vie du gaucho dans les campagnes et les prairies de la République
Argentine (1778 à 1808) ». Le texte est précédé par la dédicace d'Ascasubi a son ami, Jorge Acucha, paladin du progrès civilisateur : 'A vous, qui
avez tant contribué à embellir la ville de Buenos Aires, en y érigeant de splendides édifices, et à peupler de vastes établissements de campagne
nos étendues de pampas, vous posant en généreux défenseur des paysans qui cultivent leurs terres et font paître leurs nombreux troupeaux'.
[21] Marta Penhos a développé la question de la comparaison de l'indien avec les animaux sauvages dans la littérature et la plastique argentines
du siècle dernier. Cf. Marta Penhos, op. cit.,1992.
* Femmes âgées entre trente et quarante ans.
[22] Carlos Altamirano, 'La fundación de la literatura argentina', dans Punto de Vista, Buenos Aires, année 2, no. 7, novembre 1979. Cet article
est inclus dans C. Altamirano et B. Sado, Ensayos argentinos. De Sarmiento a la vanguardia, Buenos Aires, Centro Editor de América Latina,
1983.
[23] David Viñas, Indios, ejército y frontera, Buenos Aires, Siglo XXI, 1982, p. 159.
[24] Francisco Corti, Vida y obra de Adolfo Bellocq, Florida, Tiempo de Cultura, 1977, p. 59.
[25] Parmi eux on peut citer Juan Carlos Gómez, Pedro Bustamante et Ángd Floro Costa. Cf. Alberto Zum Felde, Proceso intelectual del Uruguay
, Montevideo, Imprenta Nacional Uruguaya, 1930.
[26] David Villas, op. cit. (1982), pp. 40-41.
[27] José Pedro Barrón, Historia uruguaya, Tome 4 : Apogeo y crisis del Uruguay pastoril y caudillesco (1839-1875), Montevideo, Ed. Banda
Oriental, 1990, pp. 116-117.
[28] Cette oeuvre, qui appartenait à une collection privée de Buenos Aires avant d'être vendue aux enchères en 1993 au Sotheby, a été attribuée
à Juan Manuel Blanes. Cette paternité de l'oeuvre est douteuse (surtout en raison du traitement du nu). Il pourrait s'agir d'une oeuvre de son fils,
Juan Luis Blanes, ou de l'ébauche d'une oeuvre de plus grande envergure.
[29] Leopoldo Lugones, 'El cacique zarco'. Du livre de poèmes Los romances del Río Seco. Version consultée : Buenos Aires, Centurión, 1948.
Avec des dessins d'Alberto Güiraldes. Edición annotée par Leopoldo Lugones (fils). (Bibl. Congreso 66029/2a.)
[30] Lo Duca, Historia del erotismo, Buenos Aires, Siglo Veinte, 1970.
[31] Souls, les centaures font irruption au beau milieu du festin de noces du Roi des lapitas Pirítoo, essayant de violenter les femmes. Cette
scène est représentée dans les pédiments du temple de Zeus à Olympie. Le centaure Nesso prétend enlever Deyanira, épouse d'Héraclès, au
moment où ils traversaient un fleuve. Selon une autre légende, le centaure Eurityon a essayé de violer Mnésimaca, également promise
d'Héraclès. Et se furent les deux centaures Hileo et Reco qui ont tenté de forcer la vierge Atlanta. Cf. Pierre Grimal, Diccionario de mitología
griega y romana, Buenos Aires, Paidós.
[32] Cf.. Rolf G. Foerster, 'Rugendas o la estética del rapto', dans Pablo Diener Ojeda et autres, Rugendas. América de punta a cabo. Catalogue
de l'exposition réalisée à Santiago du Chili, octobre 1992.
[33] Le catalogue cité plus haut, évoque la possibilité que cette oeuvre ait été peinte par Rugendas seulement en 1836, après son séjour au sud
du Chili, et que l'artiste aurait antidaté l'oeuvre, ce qui visiblement était fréquent chez lui. Cf.. no. 63, p. 165.
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ement des captives blanches : une dimension érotique de la barbarie dans les arts du Rio de la Plata du X
[34] Tel que le souligne Mariquita Sánchez de Mendeville, dans une lettre adressée au poète en 1845. Reproduite dans le Catalogue de
l'exposition Rugendas, Museo Nacional de Bellas Artes, Buenos Aires, 1966.
[35] Vingt-cinq de ces dessins ont été reproduits par Bonifacio del Carril pour illustrer l'édition de La cautiva d'Esteban Echeverría de Emecé,
Buenos Aires, en 1966.
[36] Juan Manuel Blanes, Rapto de una blanca. Peinture à l'huile sur toile. 40 x 70 cm. Exposée lors de la rétrospective de Blanes a Montevideo,
1941. no. 134 del catálogo. Reproducido en la p. 133 del 2o. tomo. Dc la sucesión Félix Ortiz de Taranco.
[37] José M. Fernández Saldaña, Juan Manuel Blanes, Montevideo, 1931.
[38] L'oeuvre fut exposée en 1892, dans l'atelier de peinture Nocceti y Repetto. L'année suivante elle fut récompensée lors de l'exposition
internationale de Chicago et en1894, de retour à Buenos Aires au salon annuel de l'Athénée.
[39] La cautiva. 1894. Peinture à l'huile sur toile, 63 x 45 cm. Colection privée, Buenos Aires.
[40] Ce poème s'est perdu, excepté en ce qui concerne les chants XIII et XIV. Ceux-ci ont été publiés dans l'anthologie Poetas que cantaron al
indio en América (introduction, sélection et notes de Héctor Pedro Blomberg), Buenos Aires, Estrada, 1950. Dans le chant XIII, le cacique Epumer
enlève Sira, la bien aimée de Román. Se tient entre les deux (dans une course folle à cheval) un très long et improbable dialogue, où Epumer lui
déclare sa flamme.
[41] Cf. par exemple Eduardo Schiaffino, La pintura y la escultura en la Argentina, Buenos Aires, Ed. del Autor, 1933, p. 264
[42] Cela faisait plus de dix ans que le général Roca avait terminé sa campagne avec succès et l'on pouvait évoquer le malón en introduisant,
quoiqu'encore timidement, des éléments relativisant les contrastes.
[43] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, Mexique, Siglo XXI, 1978.
[44] Richard Bentley, L'érotisme dans l'art occidental, Paris, Chene,1983.
[45] Cf. David James, Monvoisin, Buenos Aires, Emecé, 1979 : « L'érotisme voluptueux de l' « Ali Baja » n'a pas tardé à faire fureur à Santiago du
Chili. En témoigne le succès rencontré par le roman sous forme de bulletin du même nom inspiré par le tableau et publié dans la revue El
progreso [...] ».
[46] Juan Manuel Blanes, La cautiva, peinture à l'huile sur toile, 102 x 77.5 cm. Musée municipal Juan Manuel Blanes, Montevideo (1 2295).
Cette oeuvre fait partie de la collection Assuncao et fut donnée au Musée en 1961. Dans le catalogue de l'exposition rétrospective de Blanes
réalisée en 1941, figure une autre oeuvre très similaire à celle-ci (huile sur toile, 400 x 705 mm. Reproduite dans le catalogue, p 129) comme
appartenant à la Col. Maria Echeverria de Pons. Comme la plupart des oeuvres de Blanes, celles-ci ne sont pas datées. Il s'agit probablement de
deux versions (ce qui était habituel chez le peintre) d'un tableau mentionné par Fernandez Saldaña (op. cit p.162) comme faisant partie de son
activité de 1880 : « Parmi les tableaux peints, il convient d'en distinguer un tout particulièrement, La cautiva, qui représente une jeune Blanche
prisonnière des Indiens dans les malones introduits dans les peuplements argentins ».
[47] Cf. Kenneth Clark, El desnudo, Madrid, Alianza, 1981. L'auteur souligne la distinction que la langue anglaise établit entre « nacked » et «
nude »).
[48] Nous avons abordé cette question avec Marta Penhos dans un travail sur l'iconographie de la pampa. Cf. Laura Malosetti et Marta Penhos,
'Imágenes para el desierto argentino. Apuntes para una iconografía de la pampa', dans Campo-ciudad en las artes en Argentina y Latinoamérica,
Buenos Aires, CAIA-Coedigraf, 1991.
[49] Cf. Joan Scott 'El género : una categoría útil para el análisis histórico', dans James S. Amclang y Mary Nash (comp.), Historia y género : las
mujeres en la Europa moderna y contemporánea, Valencia, Edicions Alfons d Magnanim, 1990.
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