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LE MUSICIEN HINDOUSTANI ET LES DEUX VOIES DE LA MUSIQUE :
ENTRE LA FIGURE DE L’HOMME SAINT ET CELLE DU MUSICIEN DE COUR
THE HINDUSTANI MUSICIAN AND THE TWO WAYS OF MUSIC: BETWEEN THE
FIGURE OF SAINT AND THE FIGURE OF COURT MUSICIAN
Ingrid Le Gargasson
EHESS
Thématique D : Créations artistiques et imaginaires
Theme D: Artistic and Imaginary Creations
Atelier D 05 : Entre images et imaginaires : réflexions autour des représentations de la
musique en Asie du Sud
Workshop D 05: Between images and imaginaries: Thoughts on South Asian representations
of music
4ème Congrès du Réseau Asie & Pacifique
4th Congress of the Asia & Pacific Network
14-16 sept. 2011, Paris, France
École nationale supérieure d'architecture de Paris-Belleville
Centre de conférences du Ministère des Affaires étrangères et européennes
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LE MUSICIEN HINDOUSTANI ET LES DEUX VOIES DE LA MUSIQUE : ENTRE LA FIGURE DE L’HOMME SAINT ET CELLE DU MUSICIEN DE COUR Ingrid Le Gargasson EHESS Voici quelques commentaires de musiciens, extraits d’interviews publiées dans lesquels ils abordent leur pratique de la musique hindoustanie (musique classique de l’Inde du Nord) : « Quand je suis sur scène, je ne pense pas au récital comme à une performance. J’y pense comme une prière. […] mon don à Dieu, qui est présent là, entre mon public et moi… écoutant ma musique »1 , « La musique est comme une prière ou un don au Tout‐puissant au‐dessus de nous. […] Chaque concert est une expérience qui vous donne une meilleure idée de l’esprit des auditeurs et qui vous aide à communiquer efficacement au travers de votre musique »2. « Entre moi et le public, il y a le rāga3, et mon seul but sur scène est de donner la vie au rāga. Pour faire cela, je dois éprouver le sentiment du rāga et je le présente et le chante en conséquence »4. À travers ces remarques qui illustrent la manière dont les musiciens présentent leur rôle aujourd’hui, deux idées communes du milieu de la musique classique indienne transparaissent : la première rapproche la performance musicale d’un acte de dévotion, la seconde privilégie le lien entre l’artiste et le public dans le cadre du concert qui a pour objectif le partage d’une émotion (bhāva) et l’avènement d’un plaisir esthétique chez l’auditeur (rasa). Par delà la multiplicité des représentations et des références qui peuvent être mobilisées par le musicien, ces extraits renvoient à deux univers musicaux et à deux figures du passé qui leurs sont attachés, figures au fort pouvoir évocateur. D’un côté, il s’agit de la figure du saint‐homme poète‐compositeur qui considère la musique comme une voie vers l’Absolu et de l’autre, celle du musicien de cour qui par la maîtrise de son art divertit et touche le cœur de son protecteur. Ces représentations jalonnent, sous une forme ou une autre, l’histoire orale et écrite de la musique hindoustanie, à travers par exemple de nombreuses anecdotes mettant en scène les musiciens du passé, mais aussi par une iconographie variée dont je présenterai quelques exemples. L’objet de cette communication n’est pas de retracer l’évolution et l’importance des deux figures au cours du temps mais d’analyser la manière dont elles fonctionnent à présent comme des modèles idéaux de conduite ou des modes de discours. Dans ce cadre, il conviendra de questionner des formules discursives courantes, relayées par des articles de journaux, des sites internet ou des brochures de concert, en tentant d’expliciter les références sous‐jacentes. Selon Daniel Neuman (1990), les deux modèles culturels ‐le modèle de la cour (darbār) et le modèle dévotionnel (bhakti)5‐ interfèrent dans la présentation sur scène en jouant le rôle de « modèles pour la performance » et renvoient à une tradition de représentations du passé comme exemples et justifications pour les acteurs des comportements présents (1990 : 221). Mais par‐delà un usage stratégique du passé n’y a‐t‐il pas en arrière plan des enjeux sociaux liés à l’identité et à l’héritage de la tradition musicale hindoustanie ? 1
Hariprasad Chaurasia : Roy (2004 : 80‐81) Rashid Khan, The Hindu, 22 septembre 2006. 3
Le rāga est la structure mélodique du système musical indien. 4
Kishori Amonkar, Time out Mumbai, « Diva junction ». http://www.timeoutmumbai.net/music/music_details.asp?code=48&source=4 5
D. Neuman distingue également un troisième modèle : celui du salon de la courtisane qui mobilise à la fois le modèle de performance de la cour et celui de la dévotion. 2
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La figure du saint musicien : la musique comme voie vers le divin Commençons par rappeler que la musique hindoustanie n’appartient pas à la catégorie dite de musique dévotionnelle contrairement à d’autres genres musicaux tels que les bhajans ou kīrtans : elle est considérée, en effet, comme une musique « classique », de divertissement, jouée dans les salles de concert, les festivals ou dans le salon d’un mécène dans le cas de concerts privés. Pourtant comme le remarquait déjà le capitaine Augustus Willard en 1834 au travers de son Treatise on the Music of Hindoostan, l’un des premiers travaux détaillés en anglais sur la musique hindoustanie : « L’opinion commune en Inde est, que pour être un grand musicien, un homme doit vivre reclus du monde comme un yogi » (1990 : 29). Plusieurs raisons peuvent expliquer la persistance de cet imaginaire attaché en Inde6 à la figure du saint musicien. La première concerne les contextes socio‐musicaux passés : bien que cette partie de l’histoire musicale soit beaucoup moins documentée, le lien des musiciens aux temples hindous et jains ainsi qu’aux sanctuaires soufis est attesté, dans le cadre de traditions musicales dévotionnelles, en parallèle d’un patronage impérial et princier (Bor et Bruguière (dir.) 2003 ; Bor, Delvoye, Harvey et Nijenhuis (dir.) 2010 ; Trivedi 2010). En deuxième lieu, la musique classique indienne est liée à une littérature musicologique qu’illustrent les nombreux traités en sanskrit et autres langues indiennes qui nous sont parvenus (Nijenhuis 1977, Rowell 2000, Nijenhuis et Delvoye 2010,). Ces textes attestent d’une théorie esthétique très élaborée avec des concepts qui ont marqué l’histoire de la musicologie depuis le traité fondamental d’art dramatique attribué au sage et érudit Bharata, le Natya śāstra7 (entre le IIe s av J.C. et le IIe s après J.C). Parmi les concepts qui ont été repris et commentés dans les traités ultérieurs, on retrouve celui de nāda, le son originel, rattaché au brahman (l’univers) : le son est considéré comme une manifestation de l’absolu et s’assimile à l’essence divine. Les concepts de rasa, la saveur, et d’ānanda, la félicité sont également mis en avant : selon les prescriptions théoriques, l’auditeur doit goûter au plaisir esthétique et atteindre ainsi un état de béatitude qui s’approche de l’état mystique. En effet, « source de plaisir et moyen de connaissance, l’art est proclamé instaurateur d’une vérité ontologique » comme le commente Philippe Bruguière dans un article consacré au concept et à la théorie du rasa (1994 : 23). Même si la signification, les connotations et l’usage de ces notions esthétiques qui relèvent en partie de la philosophie indienne, ont varié au cours du temps, nombre d’entre elles ont survécu jusqu’au XXIe siècle8. Et bien qu’une majorité de musiciens n’ait pas connaissance des spéculations esthétiques développées au travers des traités, ils usent des terminologies et des concepts classiques, assumant et revendiquant cet héritage intellectuel. Dans ce cadre, le mouvement de la bhakti9 apparaît également comme un mouvement religieux important avec des conséquences dans le domaine artistique et social. Les saints‐poètes célèbres tels que Mirabai, Kabir ou Surdas (XV et XVIe siècle) chantent l’amour mystique au travers de poèmes lyriques adressés à Krishna ou à la puissance suprême dévolue de forme (nirgun). Ces poèmes lyriques font aujourd’hui partie d’un bagage culturel partagé par nombre d’Indiens et sont interprétés par des chanteurs appartenant à différentes traditions musicales. Du reste, le personnage du saint musicien itinérant, entièrement dévoué à son dieu d’élection, fait partie du paysage culturel et est à ce titre l’objet de nombreuses illustrations. Un grand nombre de poèmes lyriques chantés aujourd’hui en khayal et ṭhumrī ‐genres associés à la musique classique de l’Inde du Nord‐ composés 6
Bien qu’une partie des remarques soit également valable pour la musique classique de l’Inde du Sud, la musique carnatique, je me concentre ici sur l’analyse de la musique hindoustanie. 7
Pour une étude critique du Natya śāstra, cf. Lyne Bansat‐Boudon (1992) et Kapila Vatsyayan (2007). 8
Des auteurs ont tenté d’expliquer le concept de rasa développé au travers des traités d’art dramatique et de musicologie et se sont interrogés sur sa pertinence pour décrire la musique contemporaine : Jonathan Katz (1996), Lewis Rowell (1998), José Luis Martinez (2001). 9
Forme de l’hindouisme centrée sur la relation de dévotion entre le fidèle et la divinité. Atelier D 05 / Entre images et imaginaires :
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à partir du XVIIIe siècle, ont en outre pour thème la geste des différentes divinités hindoues (essentiellement Krishna) et des saints soufis. Des thèmes et métaphores appartenant au contexte littéraire krishnaïte et soufi ont inspiré le répertoire des poèmes lyriques des différents genres vocaux de la musique hindoustanie. Il faut préciser que dans le contexte soufi, un rôle important est également assigné à la musique : la parole chantée doit mener le disciple initié à l’extase mystique. Par conséquent, au sein d’un pan de la pensée hindoue et soufie, le musicien joue le rôle de medium entre le monde terrestre et le monde divin. Dans les miniatures au sujet musical, réalisées entre le XVIe et le XIXe siècle, un thème iconographique notable est d’ailleurs celui du lien entre musique et mysticisme à travers la reproduction d’ascètes, hindous ou musulmans, au côté de musiciens comme l’a analysé Amina Okada (2003). D’autre part, les artistes indiens considèrent toujours la pratique de la musique comme une sādhana, c’est à dire une discipline de vie qui peut conduire à la réalisation de soi, au travers d’une pratique très intense (riyāz) qui reflète la dévotion de l’artiste pour son art. Le terme de sādhana a des connotations spirituelles et même religieuses dans le cadre des pratiques développées dans l’hindouisme et peut expliquer le glissement fait entre dévotion à son art et à son guru qui est une dimension primordiale dans le contexte traditionnel de la musique hindoustanie vers une dévotion à l’Etre suprême. Dans les interviews éditées comme dans celles que j’ai pu réaliser avec des musiciens classiques d’âge et de formation variés (apprentissage traditionnel et/ou formation institutionnelle), les qualités morales du musicien sont encore présentées comme étant aussi importantes que les qualités musicales. Le rapprochement entre acte musical et acte dévotionnel, qui s’explique comme nous venons de le voir par plusieurs raisons, a pour conséquence de brouiller la ligne de partage entre le domaine du sacré et celui plus séculaire de la musique classique. La figure du musicien de cour : partager un plaisir esthétique L’autre aspect de la musique concerne son rôle de divertissement et son lien au pouvoir temporel. La musique classique de l’Inde du Nord s’est en effet épanouie à la cour des princes hindous et musulmans, de l’époque médiévale jusqu’à l’indépendance : des courtisanes et musiciens professionnels étaient au service de la cour et jouaient pour le plaisir du souverain et de ses partisans, comme l’illustre de nombreuses miniatures mogholes et rajput entre le XVIe et le XIXe siècle (Wade 1998, Bor et Bruguière 2003, Okada 2003). La cour apparaît comme le lieu d’expression d’une relation privilégiée entre mécènes esthètes, rasikas (connaisseurs) par excellence, et musiciens. Le raffinement esthétique de certains sultans, princes et empereurs est d’ailleurs bien connu : de nombreux témoignages attestent ainsi de leurs goûts artistiques voire de leur talent comme praticiens (le sultan Ibrahim Adil Shah II (1556‐1627), l’empereur Muhammad Shah (1702‐
1740), le nawab Wajid Ali Shah (1822‐1887) pour en nommer quelques‐uns). F. ‘N.’ Delvoye (1997) expose par exemple le goût artistique de l’empereur moghol Akbar (1542‐1605) qui appréciait notamment les chants dhrupad10 de son célèbre musicien de cour, Tansen, un des joyaux de son royaume. Une bande dessinée appartenant à la célèbre collection Amar Chitra Katha adapte l’histoire populaire de Tansen et met ce point en lumière. La BD ‐qui existe à présent en version téléchargeable pour téléphone portable‐ insiste sur la proximité entre les deux hommes et sur l’effet que produit la musique de Tansen sur Akbar. Ainsi, ce dernier est dépeint se rendant au domicile du musicien et lui offrant son propre collier de diamants en signe d’appréciation. De manière générale, le thème de la relation privilégiée entre mécène et musicien apparaît comme un élément récurrent de la légende de Tansen et constitue un point marquant des histoires portées par la tradition orale entourant bien d’autres musiciens de renom d’époques plus récentes. 10
Le dhrupad est un genre et une forme musicale qui date du XVe siècle. Atelier D 05 / Entre images et imaginaires :
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Dans une attitude nostalgique et suivant une présentation idéalisée portée aujourd’hui par la tradition orale, le patronage royal ou princier qui assurait aux musiciens un revenu « confortable »11 et la reconnaissance de leur talent artistique, est loué comme un « âge d’or » et régulièrement regretté par une partie des musiciens contemporains. Ainsi, le chanteur Jasraj commente : « A une époque, les musiciens de notre pays étaient très respectés et encouragés par les dirigeants, le gouvernement. Jusqu’au temps d’Akbar, c’était ainsi. Akbar soutenait complètement Tansen et la musique indienne était à son apogée. Après ça, on ne sait pas où cet égard pour la musique s’est envolé en Inde »12. Dans le même esprit, des biographies de musiciens en exercice à la fin du XIXe ou au début du XXe siècle relatent des anecdotes qui mettent en évidence l’estime et les largesses accordés par les mécènes à leurs artistes favoris (Dipali Nag sur Ustad Faiyaz Hussain Khan 1985 : 19‐
21 ; Aziduddin Khan sur Alladiya Khan 2000), devenant un thème central des biographies d’artistes. Le contexte d’exécution musicale de la cour est valorisé car il rendait possible un échange privilégié entre les musiciens et leurs patrons.13 Depuis l’Indépendance, l’État a pris le relais par le biais de la radio, des institutions culturelles gouvernementales, des écoles ou des départements de musique à l’Université et coexiste avec un mécénat privé dynamique. Par ailleurs, le public de la musique classique indienne s’est élargi pour se constituer essentiellement des classes moyennes et de l’élite, groupe social hétérogène, à la connaissance musicale variable. Comme la citation présentée en introduction le laisse entendre, la communication sensible entre le musicien et le public est un élément essentiel d’un récital de qualité. Par conséquent, l’auditoire hétérogène, aujourd’hui la norme dans les concerts, constitue un défi pour le musicien. C’est pourquoi, les mehfils ou baithaks, rassemblant un public limité et en général plus connaisseur qui marque son appréciation par des interjections verbales ou par des gestes bien codifiés (mouvements de tête ou de la main) constitue des contextes de production musicale plus appréciés par les musiciens, rappelant les contextes de jeu à la cour. Une mise en perspective des deux images C’est surtout dans la mise en perspective voire dans l’opposition des deux images du musicien que celles‐ci prennent tout leur sens, notamment dans les représentations peintes ou filmées. Ainsi, le film Basant Bahar (1956) s’appuie dès les premières minutes sur l’opposition entre le héros, doué de dons musicaux et de qualités morales, le jeune Gopal Joshi, fils de l’astrologue royal, qui souhaite devenir musicien malgré l’opposition de sa famille, et le fils du musicien de cour, peu compétent mais qui souhaite ardemment succéder à son père, poussé par l’appât du gain et du prestige. Au cours d’une scène au ton dramatique illustrant une compétition à la cour, les deux protagonistes s’affrontent sur un poème lyrique dans le rāga Basant Bahar. Ébloui par la beauté de son chant, le souverain proclame Gopal vainqueur et lui offre la récompense. Mû par son éthique, ses croyances et le respect de son maître, Gopal refuse les 5000 pièces d’or mais accepte l’idole de la déesse Saraswati14. La scène renvoie encore une fois au motif de la musique comme art sacré. La compétition musicale opposant un musicien dévot, porteur d’une énergie et d’un don extranaturels, 11
Loin de cette image d’opulence, des études concernant le patronage musical des cours princières et le fonctionnement des « départements de musique » au cours du XIXe et du XXe siècle ont montré que les musiciens attachés à leur service étaient soumis à de nombreuses règles et bénéficiaient d’un salaire variable en fonction de la catégorie à laquelle ils appartenaient : cf. Erdman (1985) sur la cour de Jaipur au Rajasthan et Bakhle (2006) sur celle de Baroda. 12
Pandit Jasraj, « The Sun of music”, Août 2009 : www.khabar.com/magazine/profile/The_Sun_of_Music.aspx 13
Du moins, pour ce qui concerne les musiciens hindoustanis solistes. De nombreuses autres catégories de musiciens étaient également au service de la cour, certains jouaient par exemple dans les orchestres naubat à l’occasion de cérémonies officielles ou de rituels. 14
Saraswati est la déesse de la connaissance, de la sagesse et des arts. Atelier D 05 / Entre images et imaginaires :
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et un musicien professionnel souvent décrit comme frivole et amoral, est aussi un élément récurrent des films musicaux. L’antagonisme entre ces deux univers se retranscrit également au travers de couples de musiciens illustrant l’un et l’autre aspect de la musique. On pense notamment au ‘tandem’ formé par Tansen et Swami Haridas. Tansen, poète‐chanteur‐compositeur du XVIe siècle, déjà mentionné, très populaire aujourd’hui en Inde du Nord, est présenté comme le disciple du saint Swami Haridas, un ascète qui cultive son don musical à Brindavan, loin des futilités du monde de la cour. Des festivals musicaux organisés dans plusieurs grandes villes indiennes célèbrent actuellement ces deux personnalités, le festival de « Swami Haridas‐Tansen Sangeet‐Nritya Mahotsava » (Festival de musique et de danse Swami Haridas‐Tansen) qui se tient à Delhi commémore ainsi conjointement les deux personnages légendaires. Certains musiciens n’hésitent d’ailleurs pas à se rattacher aux lignages des deux poètes‐compositeurs afin d’asseoir leur légitimité : ainsi, l’instrumentiste Vishwa Mohan Bhatt affirme qu’il « appartient à ce corps d’élite des musiciens qui tracent leur origine au musicien de cour de l’empereur Akbar, Tansen et à son maître de musique, le mystique hindou Swami Haridas »15. Les histoires mettant en scène les deux personnages et d’autres musiciens légendaires sont bien connues du grand public et font l’objet de représentations filmées. Dans Baiju Bawra, film de 1952 qui relate l’histoire d’un musicien de légende Baiju Nath surnommé Bawra, « le fou », la trame de l’histoire se focalise sur un évènement inventé : la quête du jeune Baiju pour venger la mort de son père qui a été tué accidentellement par les gardes de Tansen. Cette vengeance se matérialise des années plus tard par un duel chanté entre Baiju et le même Tansen. Le vainqueur sera celui qui réussira par la beauté de sa musique à faire fondre une plaque de marbre posée dans un récipient rempli d’eau. Plus que l’opposition entre deux musiciens, la scène résume l’opposition entre les deux philosophies : la musique considérée comme une activité sacrée, expression d’une dévotion ici clairement identifiée comme hindoue, conception figurée par Baiju d’un côté. De l’autre, la musique comme activité de divertissement et comme profession dont Tansen est le représentant idéal en tant que musicien de cour. Dans cet exemple, la représentation cinématographique s’inspire librement des légendes de Baiju Bawra et de Tansen et participe de sa transmission en la réactualisant aux yeux du public. Les deux figures du musicien : entre valorisation et manipulation Il s’agit à présent de s’interroger sur l’usage des ces images qui perdurent et sont toujours productrices de sens. Je considère les remarques sur la musique comme pratique dévotionnelle comme le premier niveau du discours des musiciens, discours le plus courant, produit pour un large public, repris également par les programmateurs et les agents de distribution. Ce discours tendrait à rester à un niveau symbolique. En revanche, les commentaires mettant en avant l’appréciation de l’auditoire et le plaisir donné lors d’un concert constitueraient un deuxième niveau de discours, plus pragmatique, directement expérimenté par les musiciens et à destination d’auditeurs plus mélomanes. Celui‐ci correspond au mode de discours développé par les musiciens entre eux et envers des interlocuteurs familiers de la musique hindoustanie où la musique est à la fois approchée sous son angle technique et par l’effet qu’elle produit. En fonction du contexte et de son interlocuteur, un musicien peut mobiliser les deux images, tour à tour, comme la citation du chanteur Rashid Khan le laissait entendre en introduction. Le choix du mode de discours participe des stratégies socio‐musicales que le musicien met en œuvre pour se démarquer d’une concurrence grandissante et atteste de sa capacité à s’adapter face à un public changeant. En mobilisant des références culturelles partagées et connotées positivement, au travers d’un discours stéréotypé, le musicien satisfait un public sensible à ce type de réclamations. L’artiste se donne par ailleurs une identité socio‐musicale reconnue et valorisée : il retire du prestige à mobiliser l’image du saint, d’autant plus si celle‐ci est en adéquation avec ses propres convictions 15
Extrait du site internet officiel du joueur de mohan vina, Vishwa Mohan Bhatt. Atelier D 05 / Entre images et imaginaires :
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religieuses. La réactivation des imaginaires attachés à l’ascète musicien et au musicien de cour permet en outre de s’inscrire dans une continuité historique, une tradition qui valorise le savoir dont les musiciens sont aujourd’hui les représentants. Comme nous l’avons vu, les références historiques se superposent et s’entrecroisent, dissoutes derrière chaque image qui cache un continuum complexe de références. La question du rôle du musicien dans la société actuelle se pose également. La musique classique ne se satisfait pas d’un rôle de distraction et le musicien du rôle de simple interprète : elle préfère se présenter comme un emblème de la culture de l’Inde du Nord et le musicien comme son ambassadeur. Mais de quelle culture ? En renvoyant à l’image de l’homme‐saint et en assimilant la pratique musicale à une pratique spirituelle et dévotionnelle, les musiciens se positionnent par rapport à un passé glorieux plutôt hindou de la musique et à l’esthétique qui y est attachée, par contraste avec une culture indo‐
persane représentée par la figure du musicien de cour. Il faut préciser ici que depuis la fin du XIXe siècle, dans le contexte du nationalisme et du mouvement de renaissance de la musique classique (Bakhle 2005), il y a eu une essentialisation de l’appartenance religieuse des musiciens et des tensions autour de l’identité historique de la musique hindoustanie sont apparues. La musique hindoustanie actuelle est‐elle l’héritière de la musique développée par les pandits hindous au travers des traités théoriques et esthétiques jusqu’au XVIIe siècle ou est‐elle le résultat de la culture indo‐
persane et du savoir‐faire pratique des familles de musiciens professionnels musulmans qui ont été ses interprètes principaux depuis ces derniers siècles ? La question des origines est sous‐jacente à de nombreux débats concernant l’histoire de la musique hindoustanie : il s’agit pour certains de déclarer une origine indigène à la tradition musicale hindoustanie et de dénier, consciemment ou non, l’influence étrangère. Dans le contexte actuel, on note par conséquent une certaine tendance à valoriser le caractère hindou voire brahmanique de certaines pratiques culturelles et croyances. En analysant de nombreux films musicaux, l’ethnomusicologue Gregory Booth, a ainsi noté le caractère politisé de la représentation cinématographique des films tels que Baiju Bawra et de Tansen. Il dénonce la manipulation des identités des personnages et l’opposition faite entre d’un côté l’image du musicien hindou et de l’autre le musicien musulman dans le contexte indien de post‐indépendance. L’auteur affirme que « la trame narrative opère (intentionnellement ou non) pour privilégier une vision particulière et spécifiquement hindoue de la musique classique dans le cinéma hindi » (2005 : 63), il va plus loin en affirmant que « ces images de la musique classique du XVIe siècle soutiennent à la fois les agendas du nationalisme indien et hindou dans l’identification et les revendications pour le contrôle de la musique classique ‘indienne’ » (2005 : 75). La réalisation de films à caractère historique soulève d’emblée la question de l’instrumentalisation des personnages du passé et renvoie par conséquent à des enjeux sociaux et historiques importants. Comme l’énonçait d’ailleurs D. Neuman (1990), on pourrait croire que le modèle du musicien de cour serait mobilisé par les musiciens héréditaires, alors que le modèle du « dévot » serait de préférence utilisé par les musiciens non héréditaires et souvent de confession hindoue. Mais une analyse de nombreuses interviews montre que le modèle dévotionnel est aussi appliqué par les musiciens musulmans, non pas en se référant au contexte soufi mais bien au contexte hindou. Selon l’historienne Lakshmi Subramaniam (2006) qui s’est penchée sur la position des ustads16 (maîtres musulmans) dans le contexte des pratiques culturelles de l’Inde contemporaine, il est même de bon ton pour les musiciens musulmans de mettre en avant des pratiques considérées comme hindoues telle que la vénération de la déesse Saraswati. Il s’agit ainsi, pour certains musiciens, de projeter une image de syncrétisme en phase avec les discours dominants portés par une élite essentiellement 16
Le terme Pandit est utilisé comme titre honorifique et terme d’adresse reconnaissant un haut niveau de savoir dans différents domaines, notamment religieux. Ce titre est utilisé pour les musiciens hindous. De la même manière, Ustad est un titre honorifique et terme d’adresse qui est utilisé pour les musiciens musulmans.
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hindoue. Un deuxième niveau d’analyse, lié au contexte politique actuel, se détache donc pour interpréter l’usage des figures musicales passées. En résumé, l’analyse des représentations développées par les acteurs investis dans le milieu de la musique hindoustanie met en évidence l’importance des références historiques ainsi que les processus de réinvestissement dont elles font l’objet. Dans ce cadre, la production et la circulation des iconographies mettant en scène les musiciens participent à la transmission des figures du musicien. Références : Bakhle, Janaki (2006), Two Men and Music. Nationalism in the Making of an Indian Classical Tradition, New Delhi : Permanent Black [1st edition : Oxford University Press, 2005]. Bansat‐Boudon, Lyne, (1992), Poétique du théâtre indien. Lectures du Nāţyaśāstra, Paris: Publications de l’Ecole française d’Extrême Orient. Bharata (1967), The Nāţyaśāstra, 2 vols., 2nd ed., trans. by Manomohan Ghosh, Calcutta: Manisha Granthalaya. Booth, Gregory (2005), “Pandits in the Movies: Contesting the Identity of Hindustani Classical Music and Musicians in the Hindi Popular Cinema”, Asian Music, p. 60‐86. Bor Joep et Bruguière, Philippe (dir.) (2003), Gloire des Princes, Louange des Dieux. Patrimoine musical de l’Hindustan du XIVe au XXe Siècle, Paris : Catalogue de l’exposition, Musée de la Musique. Bor, Joep, Delvoye F. ‘N’, Harvey J., Nijenhuis E. te (eds) (2010), Hindustani Music: Thirteenth to Twentieth Centuries, Delhi: Manohar and Codarts Research. Bruguière, Philippe (1994), "La délectation du Rasa. La tradition esthétique de l’Inde", Cahiers de Musiques Traditionnelles, 7, pp. 3‐25. Delvoye, Françoise ‘Nalini’ (1997), « The Image of Akbar as a Patron of Music in Indo‐Persian and Vernacular Sources » in Irfan Habib Akbar and his India, Delhi : Oxford University Press, p. 188‐214. Erdman, Joan L. (1985), Patrons and Performers in Rajasthan. The Subtle Tradition, Delhi : Chanakya Publications. Katz, Jonathan (1996), « Music and Aesthetics: An Early Indian Perspective », Early Music, vol. 24, n° 3, pp. 407‐
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Le musicien hindoustani et les deux voies de la musique :
entre la figure de l’homme saint et celle du musicien de cour / Ingrid Le Gargasson / 8
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