Tirant d`O
Transcription
Tirant d`O
Chanson de baleinier . Anonyme Avez-vous vu dans Rotterdam La belle Annie qui fut ma femme Embraque le mou du garant, Ecoutez bien ce que je vais vous dire Et m’a damné par son sourire Car notre barque roule au vent Quand j’ai connu tous ses amants Je les ai plongés tout vivants Vire à nouveau, gars, maintenant Ecoutez bien ce que je vais vous dire Dans le grand chaudron du navire Pour mettre la pièce en dedans. Leurs anneaux d’or j’ai conservés Et avec leurs cheveux tressés Vire toujours tout doucement Ecoutez bien ce que je vais vous dire Durant tous les quarts du navire, Le lard vient bien tranquillement J’ai fabriqué un beau bijou Ecoutez bien ce que je vais vous dire Elle s’est arrêtée de sourire Arrache la couenne hardiment Et je l’ai rivé sur son cou, Au second tour,gars, maintenant Tyran d’O Les chansons de marins apeuraient les enfances, chansons du grand amour et d’infidélité. Navires, calant huit mètres, ayant accès au port même en mortes-eaux. Ah, ces cargos de fer, source de toute peur, et de toute allégresse. Sentinelles veillant aux portes de jeunesse. Ne pénétrait leur sphère, que le torse brûlant des hommes au crochet . Posé en bout d’Europe, grand utérus de l’Ouest, l’estuaire vomissait de sa corne d’abondance des chansons de marins apeurant les enfances. Chants de corne de brume portés par les noroîts, jusqu’aux volets fermés des bordels de Poyenne, des quais de Martinique, des cafés d’Aquitaine ! C’est ici qu’il rêva les indiens d’Amérique. Le long couteau de cuivre des pêcheurs Algonquins. Roulement sourd des fûts sur les pavés disjoints. Pâle cadavre nu. La cour de ciment gris. Flaque de raisiné à la couleur de lie. Une voix pleurnichait : " C’est bien fait pour ton père. " Une voix de femme jeune, peut-être celle de sa mère. Rixes et flonflons dans les tripots des cours. Cours du Médoc et de Balguerie- Stutenberg. On disait les barrières. Obscur comme un mystère de la place de Luze. D’un coté des maisons sombres comme des écluses, tristes comme des pontons, de l’autre terrains vagues où s’étreignaient des couples, trop jeunes pour l’amour, trop tendres pour la guerre. Terrains vagues s’ouvrant sur les quartiers sinistres, Ravezie, Baca lan, et marais du Tastas, et pourquoi pas plus loin, à la proue des navires labourant l’utérus, labourant l’estuaire, cette Afrique indolente, au franc rire vibrant, l’énergie des tropiques. Ou cette Terre-de-feu insondable d’où vient, le tango assassin, la musique de couteau langoureuse et morbide. Celle qui tue les hommes sur le bord des chemins, à cause de trop d’amour pour des femmes infidèles ou que l’on voudrait telles, tellement elles sont bien ! La puanteur des peaux envahissait les cales. On y sentait le soufre, le sexe, le couteau. Mort, mort, dis-leur, dis-nous… Où serait ta victoire? Qui danse encore entre hommes et tue pour un tango ? Les hommes au crochet, savaient-ils ces mystères, eux quand ils s’écroulaient ivres de mort, par terre, vomissant de frayeur comme s’ils avaient vu Dieu ? Ou encore la sombre Terre-Neuve , terre des Beothuks, les premiers vrais Peaux- Rouges. C’est d’eux que vient le nom à cause de cet ocre, dont ils couvraient leur corps. Les capitaines basques les firent pourchasser. On paya chaque scalp jusqu’à ce qu’ils disparaissent, comme on paya plus tard pour les pattes de pie et la queue des dauphins. Le progrès poursuivait sa marche triomphale. Ah, cette eau de boudin qu’on appelle justice. On paie les cheveux d’homme, les parures d’oiseaux et la queue des poissons ! Terre du bout du monde, terre du Labrador, terre du Canada, Barrens Grounds et Woodlands. Terres de nuit, terres de froid, terres de vigilance. Terre des indiens Siwags. La mystérieuse tribu dont on ignorait tout. Les mères de Virginie acceptaient les nomades les Creeks, les Navajos, et même aussi les Sioux. Oui tous, sauf les Siwags. De loin les plus cruels, de la plus sale espèce, de tous les mauvais coups; dont on ne savait rien. Jusqu’à qu’un ethnologue comprenne enfin un jour, que ces curieux Siwags, c’était le mot “sauvages” qu’employaient les français pour parler des Indiens. Siwag, Siwag, Siwag. C’était comme si Dieu n’aimait que cette engeance, que ces êtres perdus, ces exclus, ces bannis. Peut-être à cause de leur immense solitude les rapprochant de Lui. Et de cette façon qu’ils avaient de dormir la tête sur un caillou, dehors, sur le trottoir, la lune, le ciel, l’étoile, le givre pour couverture. Siwag, Siwag, Siwag… Eux ils n’aimaient plus Dieu, ils guettaient l’absolu. Huit mètres de tirant d’eau, huit mètres de torture. Les navires effrayaient les enfants que l’on tire à travers les rues droites comme des cierges ou pire comme les énervaient cette entrée des églises ou le marbre étriqué des cimetières cossus. — "Viens, viens" toujours traîné où les horreurs s’étirent. Chaleur et exotisme de ces nègres rieurs au dos bien découplé. Mais comment expliquer à ces jeunes cervelles l’ailleurs et ses attraits ? —" Tais-toi , c’est pas d’ton âge. Tu comprendras plus tard. Et ça sera trop tôt." Aussi longtemps, il crut, dans toute cette souillure où il faisait l’idiot que la partie noyée des grands bateaux de fer s’appelait : tyran d’O. Sur le port s’expédiaient, outre les vins précieux et la térébenthine, colophane et vernis que chantaient les violons. Et on y recevait l’abondante arachide et de ces cafés verts que des dockers marron grillaient à très bon compte sur des feux de fortune. Ah, l’odeur de café des vasistas qui fument. Ces graines torréfiées et leur parfum de vol. Odeur de sainteté dans les bourbiers du crime. Je te tue, tu me tues, je vole et monte au ciel. Je t’aime et je voudrais passer aux bois de justice avant que tu vieillisses, que les ans m’enlaidissent, et remplissent ma bouche, de chicots et de sel. Au port on déchargeait encore le cacao, le poivre, les vanilles, l’ananas, les rouis d’abaca qu’on appelait aussi le chanvre de Manille. Et les grues dépeçaient le ventre des cargos, arrachant au tillac les grumes d’acajou. Les palanquées volaient comme des rêves fous sur les têtes et les bras tendus dans la lumière, gais comme les mouettes encerclant les bateaux. — “Attention, à tes pieds. Les mets pas dans les rails. Le grutier de là-haut, il t’écrabouillera sans qu’on s’en rende compte.” Petit rire cruel. Odeur de caporal, guérite des douaniers, cette senteur surette d’amour et de latrines. Haïssable et tentante. Pourquoi ne pas mourir ? Dernière quinzaine de juin, l’esplanade est en fête, couverte de calicots. C’est la foire coloniale. Optimisme, dérision ! Navires en grand pavois. On s’amuse sur le pont. Les quais ouvrent leurs portes. Cuirassés gueules de fer. Et partout cette odeur de vomi et d’urine, de graisse, de sueur, de fraichin, de cantine. Marins de la Royale moins riches que la ligne. Enseignes, courant la dot. La pluie, le vent, le vide, rien sauf cette façon de préparer les rhums qu’avaient les filles des îles. Les métisses aux seins droits, les marins alcooliques, les rires, les plaisirs, les couteaux, le frisson. Fallait à tous les coups s’attendre à la baston . Rêver, rêver, rêver, rien ne valait la nuit. Juché sur une table, et l’alcool renversée collant à ses chaussures. Il chantait, chantait, chantait pour plaire à la maligne. Le blanc des yeux du nègre roulait dans les orbites, et reluquait la femme, bras tendus sur les cuisses regard montant en coin. — " Roucoule fausse colombe, fais-lui à la béguin". Le gros dos des dockers dans le fond de la salle. Ces voix de mélé-cass annonçant dix-de-der. Les enfants, on le sait, ignorent les choses sales. Il chantonnait sa voix vibrait sous la colère. Mais qui l’écouterait ? La main noire de l’homme cherchait au slip la fente. Etait-elle, mouillée, bien chaude, et consentante ? — “ Chante, chante encore. C’est gagné tu fais rire.” Et puis venait le pire : l’instant de l’abandon. Les mains le saisissaient dans le pli des aisselles. Envol jusqu’au plancher dans la boue des crachats. Au bas de l’escalier la voix qui interpelle : — Bah, fais pas cette tête, va, tu la reverras ! Chantonner, chantonner, renfrogné dans son coin, des chansons de marin toujours les plus cruelles. Parfois un des joueurs de cartes au gros dos se retourne et claquant la bretelle — " Viens , tiens, bois" . Une lampée de rhum, c’était leur seul argot. Il chantait en pensant à la proue des navires phosphorescente sur le sentier d’eau des pôles. Un jour il partirait en roulant des épaules. Un jour il serait fort. Un jour il casserait la gueule aux plus costauds. Un jour pour une femme saisissant dans sa poigne le couteau à morue , il viderait les tripes d’un mec en pleine rue. Un jour il poserait la tête à la lunette de la Veuve bien nette dans le petit matin. — "Chante petit gamin. Chante-nous la blessure, le dur métier de vivre, le grand métier d’être homme, le métier de mourir." Les chansons de marins apeuraient les enfances, chansons du grand amour et d ’infidélité. Elle est tombée à mes genoux Elle a reconnu les bijoux, Elle a éclaté d’un grand rire Vire à nouveau, gars, maintenant Ecoutez bien ce que je vais vous dire Car c’est le tour du lieutenant Depuis ce temps elle est démente Je n’ai plus grand chose à vous dire Tout à la fois morte et vivante Et sa folie éclate en rire Vla la baleine sur le flanc Tiens bon viré, gars, maintenant Et moi dans un rêve obsédant Sur les pirogues du navire, J’attends la chaudière à Satan Pour oublier son doux sourire Vous en auriez tous fait autant, Et c’est peut-être c’qui vous attend.