en temps de crise

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en temps de crise
LES EUROPEENS
ET LA CULTURE
EN TEMPS DE CRISE
Quelle place pour la culture en temps de crise ? Lorsqu’ils sont confrontés à des difficultés économiques,
les Européens ont-ils le temps, l’argent, voire tout simplement l’envie de se consacrer à des activités
culturelles ? La crise est-elle une période où la vie culturelle se fait plus discrète, ou est-ce au contraire
un moment particulièrement propice à la création artistique et culturelle ? Une enquête Eurobaromètre1
réalisée dans l’ensemble de l’Union européenne nous donne quelques éléments de réponse : elle montre
notamment que la participation des Européens à des activités culturelles a perdu du terrain depuis 2007.
Doit-on pour autant en déduire que la culture n’a plus sa place dans une société en crise ?
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Enquête conduite dans les 27 Etats membres de l’UE, et en Croatie, du 26 avril au 14 mai 2013 (soit avant l’accession de la Croatie
dans l’UE, le 1er juillet 2013). 26 563 personnes âgées de 15 ans et plus ont été interrogées en face-à-face dans leur langue
nationale, à leur domicile. Résultats complets : http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_399_en.pdf
La participation à toutes les activités culturelles testées est en baisse
Près des trois quarts des Européens déclarent avoir regardé ou écouté un programme culturel à la
télévision ou à la radio, au moins une fois par semaine (72%, -6 points par rapport à 2007). Comme
c’était le cas lors de l’enquête de 2007, c’est l’activité la plus pratiquée en Europe, et ce dans toutes les
catégories d’Européens (hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, diplômés et non diplômés, cadres et
chômeurs).
Au-delà du niveau de participation des Européens aux différentes activités culturelles, il est
particulièrement intéressant de mesurer l’évolution de cette participation depuis 20072. Les résultats sont
particulièrement frappants : la proportion d’Européens déclarant pratiquer « au moins une fois par
semaine » les différentes activités testées est en baisse pour sept activités sur les neuf testées.
Des variations importantes entre catégories d’Européens
Plus que le sexe et l’âge, ce sont le niveau d’éducation et la catégorie socioprofessionnelle qui créent le
plus de différences entre Européens. Les cadres, les personnes ayant étudié le plus longtemps (jusqu’à 20
ans et plus tard), mais également les jeunes Européens sont les plus nombreux à pratiquer la grande
majorité des activités testées.
Par ailleurs, l’analyse des réponses selon la difficulté à payer ses factures en fin de mois nous donne déjà
une première idée de l’importance de la variable financière dans la fréquence des pratiques culturelles :
près de la moitié des personnes ayant la plupart du temps des difficultés financières en fin de mois ont
un indice de pratique culturelle3 faible ou nul (48%), pour un peu plus d’un quart de ceux qui ne sont
pratiquement jamais confrontés à ce type de problèmes financiers (28%). Ces variations sont cependant
moins prononcées qu’entre les personnes au foyer (53%) et les cadres (14%).
Le manque d’intérêt et de temps, mais également le coût constituent les principaux obstacles à une
participation plus importante à la vie culturelle
Mais si la variable financière a bien un impact sur la baisse de la pratique culturelle depuis 2007, ce n’est
pas la raison principale déclarée : interrogés sur les principaux freins et obstacles à une pratique culturelle
plus importante, les Européens citent d’abord le manque d’intérêt (première réponse citée pour cinq des
neuf activités testées4) et le manque de temps (en tête pour les quatre autres5), devant le coût des
2
Special Eurobarometer 278 / Wave 67.1. European Cultural Values. http://ec.europa.eu/public_opinion/archives/ebs/ebs_278_en.pdf
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Indice de pratique culturelle construit en prenant en compte la fréquence de pratique des neuf activités testées. Les Européens ont
chacun un indice de pratique culturelle : faible ; moyen ; élevé ; très élevé.
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Aller à un ballet, un spectacle de danse ou un opéra ; Aller au théâtre ; Aller à un concert ; Aller dans une bibliothèque publique ;
Visiter un musée ou une galerie
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Aller au cinéma ; Visiter un monument ou site historique (palais, châteaux, églises, jardins, etc.) ; Regarder ou écouter à la
télévision ou à la radio un programme ou une émission culturelle ; Lire un livre
activités. Cette dernière raison n’est jamais la première avancée, même s’il est possible qu’il existe, pour
certains, une légère retenue à évoquer cet aspect financier.
Le coût est toutefois cité par entre un quart et un cinquième des Européens pour trois activités : aller à
un concert (25%, deuxième raison avancée), aller au cinéma (22%) et aller au théâtre (20%).
Une analyse détaillée des obstacles au fait d’aller plus souvent écouter des concerts démontre que le
coût est le principal obstacle déclaré par les catégories les plus précarisées, notamment : les
personnes qui ont du mal à terminer les fins de mois (41%), les foyers d’une personne seule avec enfants
(34%), les personnes
qui s’auto-positionnent dans le bas de l’échelle sociale (33%), ainsi que les
personnes séparées ou divorcées (32%).
La culture a (le plus souvent) un coût, et dans cette période de difficultés économiques, ce facteur freine
parfois les velléités culturelles des Européens. Il est d’ailleurs probable que les autres obstacles mis en
avant par les répondants résultent eux aussi, au moins partiellement, des difficultés économiques
auxquelles ils sont confrontés depuis plusieurs années : quand on a perdu son emploi, ou qu’on se bat
pour ne pas le perdre, on n’aura pas forcément le temps ou l’envie d’aller voir un ballet ou de visiter un
musée.
La pratique personnelle d’une activité culturelle ou artistique également en baisse
La fréquentation culturelle a donc diminué depuis 2007. Plus préoccupant encore, c’est également le cas
de l’implication personnelle des Européens dans des activités culturelles ou artistiques : en d’autres
termes, les Européens ont moins dansé, chanté, créé, peint ou dessiné, écrit, joué (etc.) qu’en 2007. Si les
questions posées étaient légèrement différentes, ce qui ne nous permet pas de mesurer des évolutions
au sens strict du terme, on peut cependant comparer les résultats d’une enquête à l’autre. Ainsi, si 27%
des Européens déclaraient avoir réalisé un film ou fait des photos en 2007, cette proportion tombe à 12%
en 20136 ; même baisse pour le fait d’avoir dansé (de 19% à 13%), ou chanté (de 15% à 11%).
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Cette baisse est particulièrement surprenante, eu égard au nombre croissant d’Européens utilisant des smartphones permettant de
prendre des photos ou de faire des petits films : il est probable que les Européens ne considèrent pas que prendre des photos avec
leur téléphone portable consiste à « faire de la photo ».
Une explication sociologique : la théorie d’Inglehart
Les résultats de cette enquête vont dans le sens de la théorie défendue par R. Inglehart7 : dans les
périodes de croissance et de prospérité économique, les personnes s’arrachent de plus en plus de leurs
préoccupations matérialistes, pour tendre vers des satisfactions d’ordre intellectuel. A l’inverse, dans une
période de grande morosité économique, comme celle que l’Union européenne traverse, les Européens
consacrent moins de temps aux activités culturelles et artistiques, que ce soit en tant que spectateur,
mais aussi en tant qu’acteur direct.
Pas de place pour la culture en temps de crise ? Bien sûr que si !
Faut-il alors considérer qu’en période de crise, la culture est reléguée au deuxième, voire au troisième
plan ? Non, sans doute pas. En tout cas, cela ne semble pas être le souhait des citoyens. Les habitants de
Detroit se sont ainsi, récemment, fermement opposés au sacrifice de la culture sur l’autel de l’économie,
en refusant à une très grande majorité (78%) de céder les trésors de leur musée municipal pour combler
le déficit abyssal de leur ville8. En réalité, il semble que la culture et l’art changent de nature en période
de crise : ils deviennent plus radicaux, plus extrêmes. Comme le dit Jean-Jacques Aillagon9, ancien
Ministre de la culture en France : « Les temps de crise, on le voit aujourd’hui encore, ne sont pas des
époques de tarissement de la culture, mais souvent les moments où l’art devient un cri plus puissant que
jamais ».
7
R. Inglehart : La transition culturelle dans les sociétés industrielles avancées. Paris, Economica, 1993.
8
http://www.wxyz.com/dpp/news/political/exclusive-poll-detroiters-overwhelmingly-oppose-selling-dia-artwork-and-cuts-to-city-
pensions
9
Jean-Jacques Aillagon, « En temps de crise, à quoi sert la culture ? » http://www.marianne.net/En-temps-de-crise-a-quoi-sert-la-
culture-Par-Jean-Jacques-Aillagon_a226163.html